Gary Lachman
Méditations sur Valentin Tomberg

Traduction libre 06/11/2023 Le philosophe ésotérique du XXe siècle Valentin Tomberg est né en 1900 à Saint-Pétersbourg d’un père russe et d’une mère estonienne. On sait peu de choses sur ses débuts ; en effet, Tomberg semble avoir fait tout son possible pour attirer le moins d’attention possible sur sa vie. Comme l’a fait remarquer son éditeur […]

Traduction libre

06/11/2023

Le philosophe ésotérique du XXe siècle Valentin Tomberg est né en 1900 à Saint-Pétersbourg d’un père russe et d’une mère estonienne. On sait peu de choses sur ses débuts ; en effet, Tomberg semble avoir fait tout son possible pour attirer le moins d’attention possible sur sa vie. Comme l’a fait remarquer son éditeur et traducteur Robert Powell, Tomberg lui-même « n’attachait aucune importance aux détails biographiques le concernant » [1]. En fait, la principale raison pour laquelle il est connu aujourd’hui est qu’il est reconnu comme l’auteur d’un livre remarquable, Méditations sur les 22 arcanes majeures du tarot, qui a été et est toujours publié de manière anonyme. Ironiquement, les mesures prises par Tomberg pour obscurcir son identité ont suscité beaucoup d’intérêt.

Ce que nous savons de lui, c’est qu’à la fin de son adolescence, il s’était profondément intéressé à la théosophie et à la philosophie spirituelle de Vladimir Soloviev, ainsi qu’aux aspects les plus mystiques de l’Église orthodoxe russe.

La Russie du début du vingtième siècle était une époque remarquable pour un jeune homme ayant des intérêts spirituels. Soloviev, le premier philosophe russe, qui a trouvé un nouveau lecteur en la personne de Vladimir Poutine, était l’une des principales figures philosophiques et religieuses d’une période de l’histoire russe connue sous le nom d’« âge d’argent ». Cette période s’étend d’environ 1890 à 1917, année de la révolution bolchevique, une éruption historique qui a dévasté la famille de Tomberg, comme beaucoup d’autres.

Comme je le montre dans mon livre The Return of Holy Russia (Le retour de la Sainte Russie), l’âge d’argent a été une période d’intérêt profond, voire d’obsession, pour la religion, la spiritualité, le mysticisme et l’occultisme, et il a donné lieu à un puissant élan de créativité dans les domaines de la littérature, de la musique, de la philosophie et de l’art. Pour un jeune homme de la trempe de Tomberg, l’éveil spirituel qu’il a connu à cette époque l’a sans doute marqué pour le reste de sa vie.

Une nouvelle ère culturelle

Bien que Madame Blavatsky, l’une des fondatrices de la Société théosophique, soit russe, son intérêt pour les sources de sagesse orientales, poursuivi par ses successeurs, a aliéné de nombreux Russes, qui étaient profondément chrétiens. Tomberg était l’un d’entre eux et, peu après avoir rejoint la Société théosophique, il l’a quittée pour se tourner vers les travaux de Rudolf Steiner.

Steiner était immensément populaire en Russie dans les années précédant la révolution, sa version hautement christianisée de la théosophie — qu’il allait bientôt rebaptiser Anthroposophie — attrayante à la génération des « chercheurs de Dieu » qui caractérisait l’âge d’argent. Comme je le montre dans mon livre, Steiner et les chercheurs de Dieu espéraient tous deux qu’une nouvelle « époque culturelle » émergerait de la Russie à cette époque. Pour Steiner et d’autres, dont Soloviev, la Russie avait pour mission d’unir les connaissances scientifiques de l’Ouest et l’intuition mystique de l’Est, leur intégration donnant naissance, espérait-on, à une nouvelle conscience créatrice qui transcenderait les limites de ses parents.

Malheureusement, ce mariage entre l’Est et l’Ouest a été empêché par la révolution et, comme nous le savons, quelque chose de radicalement différent a émergé de la Russie. L’idéologie résolument anti-spirituelle de Lénine a mis fin à toute idée d’une nouvelle « époque culturelle », et le chaos de la révolution a coûté cher à Tomberg. La fortune de sa famille est perdue, ainsi que son père — qui occupait un poste dans le gouvernement du tsar —, sa mère et son frère. On raconte que pendant le chaos, la mère de Tomberg s’est aventurée dans les rues. Elle n’est jamais revenue et Tomberg l’a retrouvée plus tard avec leur chien, tous deux tués par balle et attachés à un arbre. Comme beaucoup de ceux qui ont échappé à la terreur, Tomberg est resté anticommuniste jusqu’à la fin de sa vie.

Anthroposophe parvenu

En 1920, Tomberg se rend à Tallinn, en Estonie. De là, il écrit plusieurs lettres à Rudolf Steiner, lui demandant s’il peut devenir son élève. Ces lettres sont restées sans réponse ; on ne sait pas si Steiner les a lues ou s’il les a simplement ignorées. Le silence de Steiner n’a manifestement pas détourné Tomberg de l’anthroposophie. En 1925, année de la mort de Steiner, Tomberg rejoint la branche estonienne de la Société anthroposophique, dont il devient le secrétaire général. Mais des frictions apparurent rapidement entre Tomberg et la Société : il était trop individualiste pour rester un simple bon anthroposophe.

Tout au long des années 1930, il écrivit de nombreux articles pour des revues anthroposophiques, sur des sujets variés, dont beaucoup avaient trait à ce que Steiner appelait « le retour du Christ dans l’éthérique » et à la « mission » des différentes nationalités. Tomberg affirmait que ces articles avaient été informés par une expérience qu’il avait eue en 1931, lorsqu’il avait été mis en contact avec le « monde angélique ». Cette expérience l’a sans aucun doute éloigné de ses collègues, et il a finalement été invité à quitter la société. À cette époque, il avait également essayé de trouver une place au Goetheanum, le siège de la société en Suisse, mais la veuve de Steiner la lui avait refusée.

En 1938, Tomberg s’installa en Hollande ; après l’invasion nazie en 1940, il entra dans la résistance. Ses relations avec la Société anthroposophique en Hollande se heurtèrent aux mêmes problèmes qu’auparavant. Il semble que l’essentiel du problème venait du fait que l’ésotérisme de Tomberg était encore plus christocentrique que celui de Steiner ; si vous connaissez l’œuvre de Steiner, vous savez que ce n’est pas facile à réaliser. Après la guerre, Tomberg s’installe à Cologne, où il obtient un diplôme de jurisprudence et s’engage profondément dans le catholicisme. On ne sait pas s’il s’est réellement converti, mais il s’était éloigné de l’Église orthodoxe russe parce que ses dirigeants avaient semblé sympathiser avec Hitler.

En 1948, Tomberg déménage à nouveau, cette fois en Angleterre, où des amis lui trouvent un emploi à la BBC en tant que traducteur ; polyglotte, il surveillera plus tard les émissions soviétiques. En 1960, il prend sa retraite et se consacre à l’étude et à l’écriture. Il meurt en 1973 d’une crise cardiaque alors qu’il est en vacances avec sa femme et leur fils à Majorque. À l’exception de ses premiers essais, la quasi-totalité de son œuvre n’est parue qu’après sa mort, et un ouvrage en particulier a été conçu par Tomberg lui-même pour paraître précisément de cette manière.

L’ouvrage en question est le magnum opus de Tomberg, Meditations on the Tarot (Original fr. Méditations sur les 22 arcanes majeurs du Tarot), sous-titré « Voyage dans l’hermétisme chrétien ». Il a été publié pour la première fois en français — la langue dans laquelle il a été écrit — en 1980, sept ans après la mort de Tomberg et presque deux fois plus longtemps après l’achèvement de l’ouvrage, que Tomberg a noté comme étant le 21 mai 1967, la « Fête de la Sainte Trinité ». Des traductions allemandes et anglaises ont suivi peu après, mais ce n’est qu’en 2002 qu’une édition anglaise complète a été publiée par un grand éditeur américain, mettant l’œuvre de Tomberg à la portée d’un public plus large, bien qu’encore marginal, ayant un goût pour l’obscur et l’ésotérique. C’est également à ce moment-là que l’on a appris que Tomberg était l’auteur de cet ouvrage. Et bien que sa qualité d’auteur soit désormais bien connue, le livre est toujours publié de manière anonyme, comme le souhaitait Tomberg.

Lettres d’outre-tombe

Meditations on the Tarot consiste en vingt-deux « lettres à l’ami inconnu », envoyées « d’outre-tombe », c’est-à-dire bien après la mort de Tomberg. La raison de ces communications tardives est que Tomberg souhaitait mettre en sourdine tout élément personnel, afin que le lecteur de ces lettres se concentre sur leur message, et non sur le messager. Tomberg lui-même insiste sur le fait qu’il en a « dit plus sur lui-même » dans ces lettres qu’il n’aurait pu le faire d’une autre manière ». [2] L’ami inconnu à qui Tomberg écrit est le lecteur et les lettres sont de longs essais discursifs, profondément réfléchis et parfois sinueux sur les vingt-deux arcanes du Tarot, rempli de références à Steiner, Teilhard de Chardin, Bergson, Nietzsche, Gurdjieff, au Corpus Hermeticum, au dogme catholique et à de nombreux autres écrivains, philosophes, mystiques et saints. (Je dois préciser que les Méditations comptent plus de 600 pages).

Les lettres de Tomberg n’abordent pas le caractère divinatoire du Tarot. Il ne relie pas non plus les arcanes aux correspondances astrologiques ou cabalistiques habituelles, comme le font la plupart des livres sur le Tarot, bien que la cabale et l’astrologie fassent toutes deux leur apparition [3]. Les Méditations sont plutôt des excursions éclairantes, perspicaces et souvent déroutantes sur la signification des symboles présentés dans les arcanes, dont Tomberg dit à ses amis inconnus qu’il s’agit d’arcanes.

Arcanes

Les arcanes, nous dit Tomberg, sont plus que des secrets, qui sont simplement des faits qui nous sont cachés, ou des allégories, qui sont des représentations figuratives d’idées abstraites. Les arcanes sont des « symboles authentiques », des « opérations magiques, mentales, psychiques et morales » qui peuvent éveiller « de nouvelles notions, idées, sentiments et aspirations » et qui exigent plus qu’une compréhension intellectuelle pour que leur pouvoir soit ressenti [4].

Une façon de reconnaître les symboles authentiques, et de les différencier des simples allégories, nous dit Tomberg, est qu’ils ont le pouvoir de « cacher et révéler à la fois leur sens au fur et à mesure de la profondeur du recueillement de celui qui les médite » [5]. Une allégorie n’est rien d’autre qu’un indicateur de ce qu’elle pointe. Une flèche pointant vers une porte vous indique la sortie, mais elle ne participe pas à ce que vous la preniez. Un symbole participe à la réalité qu’il présente, et sa signification, lorsqu’elle est saisie, doit avoir un effet presque viscéral sur nous. C’est-à-dire qu’il doit nous toucher de telle manière qu’il provoque un changement dans notre conscience, notre prise de conscience, en ajoutant non seulement une connaissance intellectuelle, mais en offrant une rencontre existentielle avec des dimensions de l’être jusqu’alors inconnues. Il nous fait découvrir une partie de la réalité dont nous n’avions pas conscience.

Ce pouvoir « transformateur » des symboles conduit Tomberg à parler des arcanes comme des « enzymes » qui nous permettent d’être « féconds dans un domaine quelconque de la vie spirituelle ». Les arcanes sont des « ferments » qui stimulent les connaissances nécessaires à l’expérience spirituelle. C’est pourquoi Tomberg en parle comme étant des « exercices spirituels », dont le but est « d’éveiller du sommeil… des couches plus profondes de la conscience » [6]. Il s’agit de rencontres concrètes avec des réalités ésotériques, à travers lesquelles nous, les amis inconnus, sommes transformés.

Les arcanes s’apparentent ainsi à de grandes œuvres d’art. Selon Tomberg, les symboles du Tarot devraient avoir le même effet sur nous que le « torse archaïque d’Apollon » a eu sur le poète Rilke lorsqu’il l’a vu alors qu’il vivait à Paris. En sa présence, Rilke sut qu’il devait « changer de vie » [7]. Une véritable rencontre avec le symbolisme du Tarot, nous dit Tomberg, devrait nous faire ressentir la même chose. Son but est de nous amener à penser de manière hermétique, de permettre au riche symbolisme des arcanes d’atteindre notre imagination et de déclencher notre capacité à voir les liens entre les choses que nous ignorerions autrement. Pour Tomberg, l’essence de l’hermétisme est la capacité à percevoir « la totalité des choses », « l’Un, le Tout », comme l’appelaient les anciens alchimistes, l’unité profonde sous-jacente au cœur de la multiplicité de l’Être.

La French Connection

Je dois souligner que Tomberg écrit selon la tradition française du Tarot — il base ses lettres sur le Tarot de Marseille — et que ce lien introduit le thème central du livre : montrer comment le catholicisme romain est un dépôt indubitable de sagesse hermétique. D’où le sous-titre : « Un voyage dans l’hermétisme chrétien ». On comprendra que cela puisse être une raison suffisante pour que certains amis inconnus renoncent à ce voyage. Pourtant, il n’est pas nécessaire d’accepter la thèse de Tomberg pour tirer profit de son livre.

Je peux respecter la haute estime que Tomberg a pour le catholicisme, sans être d’accord avec lui pour dire que « plus on avance sur le chemin de la libre recherche… plus on se rapproche de l’Église » [8]. Après une longue recherche spirituelle, l’auteur de ces méditations a trouvé un foyer dans l’Église catholique, mais cela ne signifie pas que pour apprendre de lui, nous devions y résider aussi. Ce qui me semble le plus important dans les Méditations, ce ne sont pas les arguments de Tomberg en faveur, par exemple, des Dix Commandements en tant qu’instructions de la philosophie hermétique, ni sa conviction que les vertus fondamentales de la foi chrétienne — l’obéissance, la pauvreté et la chasteté — sont la condition sine qua non de toute recherche ésotérique, aussi ingénieuses et stimulantes qu’elles soient. Nous pouvons accepter ces dictons, les prendre avec autant de grains de sel que nécessaire, ou simplement les rejeter. Ce qui me semble important dans les Méditations de Tomberg pour le lecteur non chrétien, c’est la façon dont Tomberg aborde le Tarot, sa compréhension de ce que l’on peut appeler un « mode de connaissance » hermétique.

Le Christ et Hermès

Cela dit, un regard sur l’histoire montre que le Christ et Hermès ne sont pas des compagnons de lit aussi étranges qu’on pourrait le croire. Pendant la Renaissance, Hermès Trismégiste, le fondateur légendaire de la tradition qui porte son nom, a été considéré comme une figure d’égale importance avec le Christ, et des tentatives vigoureuses ont été faites pour incorporer les enseignements hermétiques, trouvés dans le Corpus Hermeticum, dans le dogme catholique [9]. En France, il existe une longue tradition d’une sorte d’« occultisme catholique », qui remonte au mage français du XIXe siècle Eliphas Levi et qui se poursuit avec des personnages comme l’excentrique Saint-Yves d’Alveydre et son disciple Gérard Encausse, qui écrivait sous le pseudonyme de Papus ; tous trois apparaissent dans les Méditations. Il est également vrai qu’il existe une longue tradition de littérature sur le Tarot en français. C’est d’ailleurs Levi lui-même qui a eu l’idée de relier les vingt-deux arcanes aux vingt-deux « chemins » de l’Arbre de vie cabalistique, correspondance qui est au cœur de pratiquement toute la magie moderne.

Ce lien a été discrédité par la suite et la plupart des historiens modernes du Tarot reconnaissent qu’il n’y a pas de lien historique entre le Tarot et la Cabbale [10]. De même, il ne semble pas y en avoir un avec l’Égypte, que de nombreux occultistes considèrent comme la source du Tarot, le voyant comme le soi-disant « Livre de Thot », le dieu égyptien de la magie auquel Hermès Trismégiste est associé.

Pourtant, malgré toute son inexactitude historique, la bourde inspirée par Levi s’est avérée remarquablement efficace pour les nombreux occultistes qui ont travaillé avec ses idées. Il s’agit notamment des membres de l’Ordre hermétique de la Golden Dawn et de son associé le plus célèbre, Aleister Crowley, ainsi que de leurs nombreux épigones. Cela semble suggérer que les puristes, qui rejettent des notions aussi « romantiques » que celles de Levi et considèrent comme absurde tout ce qui a été accrété autour du Tarot, ignorent le caractère syncrétique et synthétisant de l’hermétisme. Ce caractère a été présent dès le début, il y a très longtemps, lorsque Thot a rencontré le dieu grec Hermès dans l’ancienne Alexandrie, et que leur fusion a donné naissance au « trois fois grand ». Cette approche syncrétique s’est poursuivie à la Renaissance, lorsque des personnages comme Pic de la Mirandole et d’autres ont développé la notion de « philosophie pérenne », qui a permis l’émergence d’une Cabbale chrétienne — « s’appropriant culturellement » une tradition radicalement juive — et, comme nous l’avons mentionné, même d’un hermétisme chrétien. Dans cette optique, Levi semble simplement avoir fait ce que les penseurs hermétiques faisaient depuis toujours.

Analogie

Bien que Tomberg soit conscient de l’apparition historique du Tarot à la fin du Moyen-Âge — il défend cependant une sorte de lien « archétypal » avec une source égyptienne ; Jung fait de nombreuses apparitions tout au long du livre — une approche syncrétique similaire est adoptée dans ses Méditations. C’est tout à fait logique. Pour Tomberg, l’hermétisme lui-même est une synthèse de magie, de gnose, de mysticisme et de philosophie, et son but n’est pas de supplanter la science ou de découvrir de nouveaux faits, mais de percevoir les faits que nous possédons déjà d’un point de vue différent, et de leur insuffler une profondeur supplémentaire, le genre de profondeur que nous découvrons lors de notre rencontre avec les arcanes du Tarot.

Pour Tomberg, l’analogie est le mode fondamental d’acquisition de la connaissance dans la tradition hermétique, qui procède par un processus de synthèse du connu et de l’inconnu. La « parenté de toutes les choses et de tous les êtres reconnue franchement a engendré une méthode de connaissance qui lui correspond strictement », écrit-il [11] Cette méthode est l’analogie, par laquelle la « sympathie de toutes les choses » devient apparente, non pas comme un concept, une idée ou une croyance, mais par une perception « en action » pour ainsi dire, par l’effet « fermenteur » des « enzymes » symboliques produites par nos méditations sur les arcanes [12].

Cet effet transformateur est peut-être mieux perçu dans le Bateleur, l’arcane qui, selon Tomberg, est « la clef de tous les autres arcanes majeurs » [13]. En comprenant et en réalisant « l’exercice spirituel » que présente le Bateleur, Tomberg nous dit que nous serons capables de nous frayer un chemin vers la connaissance et l’expérience contenues dans les arcanes qui suivent. Comme je n’ai pas la place de faire plus qu’effleurer certaines des idées présentées par le Bateleur, j’espère que les amis inconnus qui liront cet article seront encouragés à accepter l’invitation de Tomberg à voyager avec lui et à effectuer eux-mêmes certains de ces exercices spirituels.

Concentration sans effort

L’exercice spirituel du Bateleur, nous dit Tomberg, vise à développer deux capacités essentielles, nécessaires à la réussite de tout travail hermétique. Il s’agit de la « concentration sans effort » et de la « transformation du travail en jeu » [14].

La « concentration sans effort » — qu’il appelle aussi « détente active » — est atteinte, nous dit Tomberg, lorsque nous pouvons diriger notre attention sur ce qui nous occupe, sans que le bavardage constant de l’ego, rongé par l’inquiétude, n’entraîne notre esprit ailleurs. Lorsque nous parvenons à atteindre un silence intérieur, sans les distractions de la pensée — la condition de base de tout travail intérieur — le type de concentration qui exigerait habituellement des efforts acharnés peut être atteint « sans effort ».

Tomberg propose comme exemple un danseur de corde — un choix symbolique tout à fait approprié. Il est certain qu’il se concentre sur ses actions ; s’il ne le faisait pas, il tomberait. Mais Tomberg pose la question suivante « Croyez-vous que son intellect et son imagination se préoccupent de ce qu’il fait ? » [15] Le danseur de corde ne « calcule » ni ne « planifie » son prochain pas, parce qu’il a déplacé sa conscience de sa tête — l’ego inquiet — vers ce que Tomberg appelle son « système rythmique », qui possède une intelligence propre, l’« intelligence du cœur » dont j’ai parlé ailleurs [16].

Cette transposition de la tête au cœur, explique Tomberg, est symbolisée par la lemniscate, ou le 8 horizontal, que forme le chapeau du bateleur. C’est le symbole de l’infini, mais, nous dit Tomberg, c’est aussi le symbole du « rythme éternel », le « flot » naturel — comme l’appelle le psychologue Mihaly Csikszentmihalyi — que notre esprit toujours inquiet perturbe. Lorsque nous avons calmé notre monologue intérieur, nous pouvons entrer dans ce flot. Si nous pensons à la « concentration sans effort » que nous atteignons lorsque nous sommes profondément « dans » un livre que nous lisons, nous pouvons avoir une idée de ce que Tomberg veut dire. Notre concentration est telle que nous en oublions notre environnement. Pourtant, cela ne demande aucun effort ; en fait, nous y prenons plaisir.

C’est l’arcane de la « transformation du travail en jeu », qui est le résultat de la réalisation de ce type de concentration [17]. Lorsque nous entrons dans la « zone de silence perpétuel », nous pouvons non seulement concentrer notre conscience « sans effort », mais toute tâche que nous sommes obligés d’accomplir peut devenir une source de plaisir [18]. Parce que nous pouvons puiser dans une « respiration intime et secrète », celui « qui trouve le silence dans la solitude de la concentration sans effort, n’est jamais seul » [19].

Il ou elle n’est jamais seul(e), car le bateleur qui y est parvenu a « atteint l’harmonie et l’équilibre entre la spontanéité de l’inconscient… et l’action voulue du conscient », le « je » ou l’ego [20]. Le bateleur symbolise un état qui est la « synthèse du conscient et de l’inconscient », ou, comme je l’ai suggéré, entre notre cerveau gauche et notre cerveau droit [21]. Tomberg dit que cela équivaut à ce que Jung appelle « l’individuation », qui peut aboutir à ce que Marie-Louise von Franz appelle la « spontanéité consciente », un état paradoxal dans lequel on est « consciemment actif et toujours spontané », dans lequel le conscient et l’inconscient ont un même mot à dire [22].

Tulpas et Égrégores

Ce bref exposé de l’interprétation du bateleur par Tomberg devrait donner au lecteur une idée de ce qu’il pourra trouver s’il se plonge dans les Méditations. Mais il est un autre arcane qu’il faut au moins mentionner, c’est le Diable, thème de la Lettre XV. Cet arcane, nous dit Tomberg, nous introduit aux secrets et aux dangers de ce qu’il appelle la « contre-inspiration ». Il nous met en garde contre « l’ivresse » que nous éprouvons lorsque nous prenons conscience de notre propre pouvoir « de générer des démons » [23]. Le démon devant lequel l’homme et la femme se tiennent enchaînés, nous dit Tomberg, est un démon qu’ils ont eux-mêmes créé. Il est le résultat de leur mauvaise utilisation des pouvoirs de la volonté et de l’imagination, les outils du bateleur.

Les démons spécifiques dont parle Tomberg sont les tulpas et les égrégores. Les tulpas font partie de la psychologie ésotérique du bouddhisme tibétain. Ce sont des formes-pensées créées par un seul individu, grâce à des efforts prolongés de visualisation. Finalement, après un long travail mental, le tulpa peut prendre une vie propre, au grand désarroi de son créateur. Comme je le souligne dans mon livre Dark Star Rising : Magick and Power in the Age of Trump, la voyageuse Alexandra David-Neel et l’occultiste Dion Fortune ont toutes deux eu l’occasion de créer des tulpas, et tous deux racontent les difficultés qu’ils ont eues à en reprendre le contrôle et à les dissoudre [24].

Un égrégore — qui signifie « observateur » en grec ancien — est une forme-pensée créée par un groupe. Comme nous le dit Tomberg, il n’y a pas de « bons » égrégores, seulement des « mauvais » [25]. Ils peuvent être « engendrés par la volonté collective et l’imagination des nations », écrit Tomberg, mais les objectifs d’un égrégore sont toujours égoïstes, centrés exclusivement sur la conquête du pouvoir et le renforcement aux dépens de ses créateurs. Une fois créé, un égrégore est plus difficile à « dissoudre » qu’une tulpa, car il est l’œuvre d’un groupe. Il peut s’agir d’une cabale d’occultistes ou d’un parti politique — d’où leur inclusion dans Dark Star Rising, qui étudie la résurgence d’une sorte de « politique occulte » ces derniers temps. Ce phénomène semble s’être manifesté pendant la période précédant l’élection présidentielle américaine de 2016, et est resté sur le devant de la scène depuis. Elle est également à l’œuvre en Russie.

Faut-il prendre au sérieux les tulpas et les égrégores ? C’est une bonne question. Tomberg l’a certainement fait, et comme il nous le dit, le Diable est un Trump [26] que nous devrions clairement garder à l’œil.

Texte original : https://www.gary-lachman.com/post/meditations-on-valentin-tomberg

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1 Robert Powell, introduction to Valentin Tomberg Lazarus Come Forth! (Great Barrington, VT: Inner Traditions, 2006) p. ix. NDT Ce Robert Powell n’est pas le même que celui qui écrit sur la non-dualité, Nisargadatta, etc.

2 Anonymous Meditations on the Tarot (New York : Tarcher/Penguin, 2002) p. ix.

3 La question de savoir où et avec qui Tomberg a étudié le Tarot est intéressante. Il parle d’un ouvrage, The Sacred Book of Thoth – The Major Arcana of the Tarot, d’un « ingénieur » nommé Schmakov, publié en 1916 et qui était « deux fois plus volumineux que le livre d’Oswald Wirth » sur le Tarot (p. 590). Il dit également avoir lu The Symbolism of the Tarot (1917) d’Ouspensky. Il raconte à ses amis inconnus qu’après la révolution bolchevique, et vraisemblablement avant de se rendre en Estonie, il s’est lié d’amitié avec les membres d’un groupe d’étudiants ésotériques dirigé par un professeur de mathématiques, Gregory Ottonovitch Mebes. Mebes est l’auteur d’un livre, The Course of Encyclopaedia of Occultism (Le cours de l’encyclopédie de l’occultisme), qui aurait influencé Tomberg. En 1926, Mebes est envoyé dans un goulag, où il meurt. Le groupe avait été dispersé par la révolution, mais les membres qu’il a rencontrés « ont transmis » à Tomberg « tout ce qu’ils savaient et raconté tout ce qui concernait le travail de leur groupe » (Ibid.). Le groupe semble avoir étudié le Tarot à la manière traditionnelle française, en le reliant à la Cabale, à la magie, à l’astrologie, etc. Tomberg affirme qu’au cours des « quarante-cinq années » de sa propre étude, il a « dépassé » ce qu’il a appris d’eux, et que tout au long des Lettres — à une exception près — il ne s’en inspire pas. Un autre penseur ésotérique qui a écrit sur le Tarot, Mouni Sadhu, aurait, comme Tomberg, été en contact avec des membres de ce groupe et aurait été influencé par le livre de Mebes. Certains ont vu des similitudes entre The Tarot (1962) de Sadhu et les Méditations, que le lien avec Mebes peut expliquer.

4 Ibid. p. 4.

5 Ibid.

6 Ibid. p. 91

8 Ibid. p. 283

9 Voir mon livre The Quest for Hermes Trismegistus (Edinburgh: Floris Books, 2011), pp. 154-56.

10 Robert M. Place The Tarot (New York: Tarcher/Penguin, 2005) p. 73.

11 Anonymous p. 12.

12 Ibid. p. 4.

13 Ibid. p. 3.

14 Ibid. p. 8.

15 Ibid. p. 9.

16 Gary Lachman Lost Knowledge of the Imagination (Edinburgh: Floris Books, 2017) pp. 52-53.

17 Anonymous p. 11. C’est un arcane manifestement connu de Mark Twain, qui en fait bon usage dans Tom Sawyer. Le rusé Tom y convainc ses amis de peindre une clôture parce qu’il fait semblant d’y prendre plaisir. En réalité, c’est Tom qui a été piégé, car ses amis s’amusaient vraiment ; ils ont transformé le travail en jeu, en se disant que c’est un jeu.

18 Voir mon article « Aller au-delà du robot »

19 Ibid.

20 Ibid. p. 20.

21 Gary Lachman The Secret Teachers of the Western World (New York: Tarcher/Penguin, 2015). Dans ce livre, je soutiens qu’une telle harmonie est au cœur de la tradition ésotérique occidentale.

22 Marie-Louise von Franz Alchemy (Toronto : Inner City Books, 1980) p. 238.

23 Anonymous p. 401.

24 Gary Lachman Dark Star Rising: Magick and Power in the Age of Trump (New York: Tarcher Perigee, 2018) pp. 90-92.

25 Ibid., pp. 419-20.

26 NDT Trump signifie arcane, atout ou falsifier en anglais.