Mort et renaissance, entretien avec Stanislas Grof

[…] la possibilité de revivre sa naissance m’était complètement étrangère. Je savais bien que Freud lui-même avait envisagé à un certain moment que l’angoisse puisse remonter à la naissance mais il n’avait pas développé cette idée. Quand son disciple Otto Rank en arriva à la conclusion que la naissance était très importante et qu’il créa une toute nouvelle psychologie à partir de là, il fut excommunié du mouvement psychanalyste. J’étais aussi « programmé » par l’école médicale. Quand vous étudiez la neurophysiologie, on vous dit qu’il n’est en aucun cas possible de se souvenir de sa naissance sous prétexte que le cortex cérébral n’est pas assez mûr. Je n’étais donc pas du tout préparé pour cette expérience de naissance…

(Revue CoÉvolution. No 12. Printemps 1983)

Du LSD à la psychologie transpersonnelle

Médecin et psychiatre d’origine tchèque, établi en Californie, Stanislas Grof a concentré pendant dix-sept ans sa recherche clinique sur la psychothérapie utilisant le LSD ou d’autres substances psychédéliques. A la suite des restrictions légales sur l’usage du LSD aux États-Unis, il fut contraint d’abandonner la thérapie psychédélique et d’élaborer des techniques thérapeutiques induisant des états semblables sans le recours aux drogues. En même temps, il participait au développement de la psychologie transpersonnelle, qui s’intéresse aux expériences et aux états de conscience dépassant les limites individuelles. Cette approche tend actuellement à dépasser le cadre étroit de la psychologie clinique et à s’étendre dans de nombreux autres domaines.

A partir de ses travaux et de ses observations, Stanislas Grof a bâti une cartographie de l’inconscient, une carte des phénomènes mentaux qui comprend trois domaines principaux d’expériences : psychodynamique (associé aux événements de la vie passée et présente de l’individu, les seuls auxquels s’intéresse la psychanalyse classique), périnatal et transpersonnel. Un des aspects les plus frappants du domaine périnatal est la relation étroite existant entre les expériences de naissance et de mort. Pour Stan Grof « la naissance et la mort semblent être l’alpha et l’oméga de l’existence humaine et tout système psychologique qui ne les incorpore pas est condamné à demeurer superficiel et incomplet ».

— G.B. —

G.B. Quel fut le contexte de vos premières expériences avec des patients qui revécurent leur naissance sous l’influence du LSD ou d’autres drogues ?

Stanislas Grof : Le fait que quelqu’un puisse revivre sa naissance fut une grande surprise pour moi, car j’ai eu une formation freudienne classique et pour les freudiens la vie humaine, sur le plan psychologique, commence après la naissance. Pour Freud, un nouveau-né était une tabula rasa, c’est-à-dire une plaque vierge sur laquelle la vie commence à écrire son histoire.

Ainsi, la possibilité de revivre sa naissance m’était complètement étrangère. Je savais bien que Freud lui-même avait envisagé à un certain moment que l’angoisse puisse remonter à la naissance mais il n’avait pas développé cette idée. Quand son disciple Otto Rank en arriva à la conclusion que la naissance était très importante et qu’il créa une toute nouvelle psychologie à partir de là, il fut excommunié du mouvement psychanalyste. J’étais aussi « programmé » par l’école médicale. Quand vous étudiez la neurophysiologie, on vous dit qu’il n’est en aucun cas possible de se souvenir de sa naissance sous prétexte que le cortex cérébral n’est pas assez mûr.

Je n’étais donc pas du tout préparé pour cette expérience de naissance. En fait, j’ai commencé le travail avec le LSD en pensant qu’il s’agirait d’une psychanalyse assistée par la drogue, qui serait plus rapide et plus efficace que la psychanalyse classique tout en restant dans son contexte. Très peu de gens, en fait, en restèrent au domaine biographique tel que Freud l’envisageait. A plus ou moins brève échéance tous ceux que je vis au cours de ces séances psychédéliques ressentirent cette expérience de la naissance. Il semble qu’en venant au monde, nous avons déjà goûté à la mort. Pendant des siècles beaucoup d’enfants sont morts durant le processus de la naissance, beaucoup de femmes sont mortes en couches, etc… Ainsi il existe une certaine logique à cette association et il est très probable que beaucoup d’entre nous aient touché la mort de près.

G.B. On peut dire qu’il n’existe pas seulement un parallèle entre le processus de naissance et la mort, mais un lien encore plus fort.

S.G. Les gens entrent en contact avec le niveau de leur inconscient où la naissance a été enregistrée. On ne peut pas très bien distinguer les deux processus, mort et naissance, car soit on en fait l’expérience simultanément, soit ils alternent et la connexion entre eux est donc très profonde.

G.B. Vos patients ont-ils eu eux-mêmes l’impression d’avoir revécu leur naissance ou bien est-ce votre conclusion d’après leurs compte-rendus ?

S.G. Je dirais que presque tout le monde, tôt ou tard, en arrivait à la conclusion qu’il avait revécu une expérience de naissance.

G.B. Vous ne leur avez pas induit ce sentiment ?

S.G. Comme je l’ai déjà dit, j’étais tout à fait fermé à cette idée. Alors, même lorsque les gens me disaient avoir revécu leur naissance, j’en doutais et je cherchais toutes sortes d’explications. Ce ne fut qu’après en avoir fait l’expérience moi-même que j’ai commencé à le prendre au sérieux.

Certaines personnes ne faisaient pas un lien très explicite entre ce qu’ils avaient vécu et la naissance, mais si vous les observiez, vous pouviez voir des manifestations physiques typiques de la naissance : impression d’étouffement, de souffrance, de lutte, contorsions, tremblements, etc… Leur teint changeait de couleur, leur pouls s’accélérait… Mais même ceux qui ne faisaient pas le lien avec la naissance manifestaient ces signes physiques très significatifs de la naissance biologique.

G.B. Ont-ils admis facilement avoir revécu leur naissance ou ont-ils eu des barrières culturelles comme vous en aviez eu vous-même ?

S.G. En fait, les gens qui avaient le plus de problèmes étaient ceux qui avaient eu une formation scientifique qui les avaient programmé dans la croyance que c’était impossible. Les autres acceptaient cette expérience sans difficulté intellectuelle.

G.B. Dans votre livre « La rencontre de l’homme avec la mort », vous présentez une large gamme de patients ayant des origines et des formations différentes. Ils ont tous eu des expériences très différentes et certains d’entre eux avaient du mal à les interpréter ou à les admettre…

S.G. D’habitude, les expériences sont très différentes quand on reste au niveau biographique, car les traumatismes sont très différents selon les personnes qui les vivent. Mais lorsqu’on aborde le niveau de la naissance, tout converge : le processus de la naissance est très semblable, non seulement pour différentes personnes, mais aussi pour des cultures et des temps éloignés. C’est une expérience universelle.

G.B. Vous dites qu’après cette expérience, la plupart d’entre eux ont exprimé des changements dans leur façon de voir le monde. Quelle fut la profondeur de ce changement ? S’est-il maintenu sans qu’ils reprennent du LSD, sans qu’ils revivent encore une fois leur naissance ? Avez-vous fait des expériences avec des personnes qui ont vécu assez longtemps après pour tirer des conclusions à long terme ?

S.G. Le livre dont vous avez parlé concerne spécifiquement le cas des mourants. Mais ce n’est qu’une des nombreuses études que nous avons faites. Nous avons travaillé avec toutes sortes de cas psychiatriques et aussi avec beaucoup de gens considérés comme « normaux », des psychiatres, des psychologues, des scientifiques, des infirmiers, des étudiants en médecine, etc…

Il semble que l’expérience de mort et renaissance ait un potentiel thérapeutique considérable. Ainsi vous pouvez voir des changements qui vont bien au-delà de ce qu’il est possible d’obtenir en travaillant seulement sur la biographie des gens, comme le fait la psychanalyse qui s’intéresse aux traumatismes de l’enfance, aux relations avec les parents, à l’éducation, à la propreté, etc… Nous avons constaté des changements étonnants dans des cas de claustrophobie, de tendances sadomasochistes, d’asthme, d’accoutumance à l’héroïne, d’alcoolisme, de migraines,… Remarquables aussi furent certains changements concernant l’attitude générale face à la vie, les échelles de valeurs.

Habituellement, lorsqu’une session de « mort-renaissance » est bien intégrée, on peut observer une augmentation dans la capacité de jouir de la vie, par exemple, apprécier grandement d’être en vie, d’être conscient et de participer au processus de vie, être plus intéressé aux autres, à la nature, à ce que l’on mange, apprécier plus la sexualité, la musique, etc… C’est comme si les canaux de perception avaient été purifiés. Et cela reste évident pendant des semaines après la session, nous l’appelions le « psychedelic overglow », « l’enthousiasme psychédélique ». Après, cet effet peut diminuer, mais l’impression générale subsiste.

G.B. Une accoutumance au LSD n’est-elle pas nécessaire pour approfondir cette expérience ?

S.G. Ce qui semble nécessaire, c’est de travailler sur ce qui en ressort pour l’intégrer dans sa vie. Je crois que les effets diminuent parce que le monde nous attire dans nos vieux schémas. L’environnement, en quelque sorte, n’approuve pas votre nouvelle manière d’être. Ainsi beaucoup de gens se sont créés un nouveau cadre de vie. En restant dans leur ancien cadre de vie, ils étaient soumis à des stress qui les obligeaient à refaire l’expérience.

G.B. N’est-ce pas le cas pour toute thérapie et pas spécifique à l’expérience de naissance ?

S.G. Il est bien connu par exemple qu’une famille fonctionne comme un système : lorsqu’un des membres qui est névrosé commence à changer grâce à une psychothérapie, d’autres personnes peuvent être influencées négativement, la mère pourra faire une dépression parce que son fils devient plus indépendant, etc…

Pour en revenir aux transformations individuelles après l’expérience de naissance, nous avons remarqué que beaucoup de personnes changent l’orientation de leur vie. Jusqu’alors leur vie était tournée vers un but ; c’était une agitation perpétuelle, ils couraient en permanence vers quelque chose qui ne les satisfaisait jamais. Une fois qu’ils eurent revécu leur naissance cette attitude se transforme en une plus grande appréciation du processus de vie lui-même : vivre ici et maintenant, sans renoncer nécessairement à un projet ou un but personnel. Par exemple, pour ma part, si j’avais cru que ma vie allait changer magiquement lorsque j’aurais mon diplôme de médecin et si j’avais détesté les études elles-mêmes, je n’aurais pas pu apprécier ma réussite, car je n’aurais pas eu cette faculté d’apprécier la vie.

En ce qui concerne la société, c’est pareil. Nous imaginons que la qualité de la vie augmentera avec le PNB, ce qui est absurde car le critère est la qualité des expériences vécues, qui au-delà d’un certain stade n’a rien à voir avec les possessions matérielles. Vous pouvez être immensément riche et pourtant malheureux, alcoolique…

G.B. Comment expliquez-vous que l’expérience de renaissance conduise à ces transformations ?

S.G. C’est très logique. La remontée à la surface du souvenir de la lutte menée pour naître influence notre perception de nous-mêmes et du monde. C’est presque comme si vous expérimentiez votre réalité quotidienne à travers le prisme de ce souvenir, comme si vous étiez bloqué dans le canal de la naissance. Bien sûr, l’individu qui est coincé dans le canal ne peut pas se réjouir de ce qui lui arrive. Celui qui n’a pas complété la gestalt de la naissance est encore sur une trajectoire linéaire, il essaie tout le temps d’aller ailleurs pour être mieux, au lieu d’apprécier ce qui se trouve là où il est.

G.B. Est-ce pour cela que les rites de passage des cultures anciennes étaient très parallèles à l’expérience de naissance ?

S.G. Oui. Je crois que nos observations au cours de sessions psychédéliques ou durant notre travail sans drogues qui combine la respiration, la musique et le travail corporel, sont très similaires aux rites de passage, ou agissent selon des rituels très puissants. Dans les cultures anciennes ces rites permettaient aux gens de se confronter à leurs pulsions inconscientes d’autodestruction dans un contexte socialement acceptable qui assurait une plus grande cohésion au groupe.

G.B. Les rites de passage étaient généralement collectifs. Ceci constitue-t-il une grande différence avec les sessions sous LSD ou les psychothérapies qui sont en général plus individuelles ?

S.G. Je pense qu’on peut utiliser les sessions psychédéliques de deux manières. Si vous utilisez une forte dose de LSD, je crois qu’il est préférable que ce soit en session individuelle, en position couchée, dans un environnement sécurisant. Mais l’utilisation collective que certaines cultures font du peyotl, des champignons sacrés, au cours de laquelle ils travaillent ensemble en s’aidant du chant et des percussions, présente un autre intérêt. Il s’agit plus d’unifier le groupe que de s’explorer individuellement en profondeur. Je crois que ces deux modes d’utilisation des drogues psychédéliques sont intéressants et légitimes.

G.B. Quels sont les équivalents de ces rites de passage dans la société occidentale moderne ? Les a-t-on perdus ? Ou sont-ils plus ou moins incorporés à notre vie quotidienne et difficiles à reconnaître quand on est en train de les vivre ?

S.G. J’ai été invité à une conférence organisée par Margaret Mead, l’anthropologue américaine, sur le thème « les rituels, la réconciliation et le changement ». L’idée de Margaret était la suivante : les rites de passage ou d’autres rituels ont pour fonction de fournir une trame socialement acceptable à l’intérieur de laquelle les individus peuvent confronter leurs énergies élémentaires avec leur inconscient et les dépasser d’une manière constructive. Les cultures occidentales ont toutes perdu ces rituels, à quelques exceptions près, comme le carnaval pendant lequel il est possible de se laisser aller réellement. Désormais, chez nous, ces forces s’échappent de notre subconscient, envahissent notre vie quotidienne et se traduisent en augmentation de la criminalité et d’autres troubles sociaux. Margaret se préoccupait beaucoup du retour de ces rituels dans notre vie et une partie de la conférence fut consacrée à l’examen des manières de réaliser ce retour. Beaucoup de participants avaient l’impression que les techniques psychédéliques et d’autres thérapies n’utilisant pas les drogues avaient ce potentiel et pourraient être intégrées dans le contexte d’un rituel moderne qui servirait à cette fin.

Le processus de renaissance a une autre fonction importante. Il semble que des séquences bien intégrées de mort / renaissance peuvent amener les gens à une plus grande conscience écologique. C’est très logique. Le fœtus et la mère vivent en symbiose ; pour le fœtus, la mère représente la totalité de son monde. Il vit deux expériences antagonistes. La première d’harmonie et de complémentarité est liée à la nourriture et à la protection qu’apporte la matrice à l’embryon. La seconde, effrayante et douloureuse, est celle de la naissance elle-même. Le souvenir de la lutte dans le canal de la naissance influence le psychisme de la personne et peut influencer son attitude envers le monde et la nature, qu’il faut alors contrôler ou dominer. Mais lorsque le souvenir de la matrice remonte à la surface, on se sent en communion avec la nature, on ne peut rien lui faire qu’on ne se fasse pas à soi-même. Il n’y a plus d’antagonisme : tout ce qui arrive à la nature nous arrive et vice-versa. Cette forme de conscience écologique émerge spontanément. Vous n’avez pas à l’apprendre, c’est une forme de leçon intérieure.

G.B. Pensez-vous que l’expérience de re-naissance procure une vue plus systémique du monde, dans le contexte de cette prise de conscience écologique ?

S.G. Dans ces états psychédéliques, la prise de conscience peut se faire à deux niveaux. Le premier est biologique. On régresse dans les premiers souvenirs de sa connexion avec sa mère et cette expérience est alors projetée sur le monde. Dans l’autre niveau, que nous appelons transpersonnel, il est possible d’avoir une prise de conscience mystique tout à fait authentique et de reconnaître l’unité de la création. La conscience de l’unité issue des expériences symbiotiques de la prime enfance est à mon avis une forme plus concrète de cette prise de conscience mystique de l’unité fondamentale de l’univers.

G.B. Quelle est la relation entre le LSD et les thérapies sans drogues qui produisent une prise de conscience similaire ?

S.G. J’ai commencé avec le LSD, puis j’ai découvert qu’en fait je n’étudiais pas simplement les états qu’il produisait mais la conscience humaine par l’intermédiaire de cet outil particulier.

Je crois que la plupart des gens sont d’accord pour reconnaître maintenant que le LSD peut agir comme un catalyseur. Si vous prenez du LSD vous faites simplement un voyage dans votre esprit. La drogue ne produit rien mais libère simplement le contenu engrammé dans l’inconscient profond. De nombreuses techniques peuvent induire des expériences similaires : les anciennes techniques orientales, les différents systèmes de yoga, les exercices psychoénergétiques tibétains, la kabbale, l’alchimie, plusieurs nouvelles psychothérapies, le biofeedback, la dépravation sensorielle, etc…

G.B. Quelles sont les barrières qui nous empêchent de déclencher délibérément ces états altérés de conscience, libérés par ces techniques ?

S.G. Les barrières se situent à plusieurs niveaux. Tant que vous n’utilisez que des moyens superficiels d’exploration de soi, comme la libre association en psychanalyse, les résistances seront émotionnelles et comme Wilhelm Reich l’a montré, elles seront aussi physiques, inscrites dans notre système musculaire. Si vous utilisez des techniques qui peuvent mobiliser ces défenses émotionnelles et physiques, comme les approches néo-reichiennes ou les techniques que nous employons avec la musique ou les drogues, le prochain niveau de résistance sera culturel. Ceci signifie que vous commencerez à avoir des expériences qui ne sont pas acceptables par notre culture occidentale qui les considère comme relevant de la folie ou de la psychose.

Tout ce qui sort de l’ordinaire sera considéré comme pathologique. Ainsi jusqu’à une date très récente, même une expérience d’unité avec l’univers était prise pour de la schizophrénie. Ce fut justement la contribution majeure d’Abraham Maslow de montrer qu’il est possible d’avoir des expériences transcendantes (spontanées ou déclenchées par la méditation ou d’autres pratiques spirituelles) et de les considérer comme supranormales plutôt qu’anormales. Ces états peuvent devenir tellement forts que ceux qui les vivent aient besoin d’aide psychiatrique, mais ils seront taxés de psychotiques. Dans d’autres anciennes cultures non-occidentales, il existe des cartes très détaillées pour guider les individus à travers ces états très difficiles à vivre qui font partie d’un processus de transformation, de guérison psychosomatique, d’évolution de la conscience.

Nous essayons donc de créer un réseau international de personnes qui ont une autre compréhension de ces phénomènes et qui sont capables d’aider les personnes qui les vivent. A Big Sur, nous avons un ordinateur et un fichier d’environ 7000 adresses dans le monde entier, des personnes susceptibles d’aider, des psychothérapeutes ou des maîtres spirituels, et aussi des non-professionnels, qui ont eu ce genre d’expérience et qui sont prêts à offrir une écoute sympathisante, à partager leur expérience, à donner toutes sortes de soutien. Parmi ceux qui nous contactent certains veulent avoir affaire à un psychothérapeute professionnel et d’autres veulent n’importe qui sauf cela. L’ordinateur permet de préciser ces options et ce sera à la personne de choisir comment elle voudra utiliser l’information.

G.B. Ce genre d’assistance manquait vraiment dans notre civilisation, alors que la plupart des anciennes cultures avaient des structures sociales pour accueillir les gens à ce moment crucial. Pensez-vous que cette sorte d’expérience transpersonnelle soit ce que les drogués recherchent plus ou moins consciemment, mars en se fourvoyant sur le procédé ?

S.G. Ce sujet est très complexe. Les drogués forment un groupe très hétérogène, leurs motivations varient beaucoup. Certains ont des motivations très superficielles et s’accoutument à la drogue, simplement parce que c’est défendu. Ce n’est pas dangereux en termes d’accoutumance (du moins pour le LSD), mais je considère que c’est un moyen très dangereux d’utiliser le psychédélisme, car très fréquemment ces gens-là conduisent sous l’influence du LSD, ou en prennent lors de soirées où ils risquent de tomber par la fenêtre, etc… De plus leur attention est extravertie et ils ne travaillent pas vraiment pour intégrer le matériel qui remonte de leur subconscient.

Un autre groupe de gens prennent du LSD vraiment à des fins thérapeutiques. Ce sont des personnes que la psychiatrie conventionnelle n’a pas beaucoup aidées et qui ont beaucoup de problèmes émotionnels. Ils découvrent avec la drogue une possibilité de s’explorer et de se guérir, et même s’ils sont parfois maladroits et immatures, ils ont vraiment l’intention de s’aider.

Un certain nombre d’individus ont aussi une motivation transcendantale. Ils se rendent compte que ces drogues les relient à un niveau transcendantal et transpersonnel, et pour eux, c’est quelque chose de très sérieux. De tous temps, des individus ont été prêts à donner leur vie pour avoir une expérience mystique. Je considère que ces forces sont bien plus puissantes que le sexe, et nous savons ce que celui-ci peut nous faire faire…

L’utilisation des drogues psychédéliques a des racines très profondes. Toute mesure administrative à leur égard doit les prendre en compte. Nous n’avons pas affaire seulement à une motivation superficielle, maie celle-ci peut aller jusqu’à la quête philosophique, spirituelle, qui peut être une force très puissante dans la vie !

Aussi, lorsqu’on nous a demandé nos recommandations pour stopper l’abus des drogues, nous avons suggéré de créer un réseau de centres soutenus par le gouvernement, dans lesquels ceux qui, malgré tout, veulent prendre des drogues puissent le faire avec une substance pure et sous la guidance de gens qualifiés, qui recueilleraient ainsi des observations permettant d’approfondir notre connaissance du sujet. Cela permettrait aussi de diminuer le nombre de drogués dont la seule motivation est de transgresser un interdit.

Le développement de techniques n’utilisant pas la drogue serait aussi un très bon antidote de l’usage abusif de drogues. Les gens pourraient en attendre le même résultat.

G.B. Votre proposition s’applique-t-elle seulement au LSD et autres drogues psychédéliques, ou aussi à d’autres drogues « dures », la cocaïne, l’héroïne ?

S.G. Je crois que la situation est très différente car le LSD n’est pas un narcotique et ne crée pas d’accoutumance. Celle-ci répond à des critères bien précis, tels que l’accroissement de la tolérance, l’apparition de symptômes physiques et émotionnels en cas de privation, etc… L’héroïne et l’alcool ne créent pas d’expérience transcendantale, mais seulement une sorte de caricature de celles-ci.

G.B. Pensez-vous que le problème soit fondamentalement un manque d’information ?

S.G. Il s’agit surtout d’un manque de compréhension de soi-même et du processus qui sous-tend la prise de drogue.

G.B. Il n’est pas très facile de s’informer sur ces questions. De plus il n’existe rien de comparable dans nos sociétés à ces rituels au cours desquels la prise collective de drogue servait à renforcer la cohésion du groupe par une expérience transpersonnelle collective, comme chez certains indiens d’Amérique…

S.G. Il est connu que certains indiens d’Amérique devenus déprimés et alcooliques après la conquête de l’Ouest ont été guéris par des cérémonies de peyotl. William James, le psychologue américain, a écrit que « le meilleur traitement de l’alcoolisme est la « religiomanie » ». Ceux qui boivent, effectivement, arrêtent en général s’ils ont une conversion religieuse profonde. Le seul programme qui a du succès comme « les Alcooliques Anonymes », a un fondement spirituel.

G.B. Quand vous parlez de religion et de spiritualité, peut-être serait-il bon de faire une différence entre la religion telle qu’on la conçoit habituellement en Occident où elle a perdu beaucoup de sa couleur transpersonnelle et les religions orientales ?

S.G. Nous faisons une distinction très précise entre spiritualité et religion. Les religions ont souvent perdu leur connexion avec la spiritualité et ont dégénéré en une sorte de forme sociale où règnent le contrôle, le pouvoir, l’argent, une moralité imposée sur les individus. Un de nos amis qui fut professeur de religion a eu une expérience psychédélique récemment, et il se rendit compte alors de ce que représentait vraiment la religion. Cela lui rappelle les vaccinations : en allant à l’église, vous recevez quelque chose qui vous protège de la chose réelle, et ainsi vous n’avez rien à faire de plus, puisque vous êtes déjà spirituel et cela vous éloigne d’une quête spirituelle réelle. Jung disait aussi que la fonction principale de la religion est de vous protéger de l’expérience de Dieu ! Quand je parle de spiritualité je ne songe pas à l’Islam, mais à l’ordre soufi, pas au judaïsme mais à la Kabbale, pas à l’église chrétienne mais aux mystiques chrétiens comme Ste Thérèse ou St Jean de la Croix.

G.B. Quelle fut la réaction du gouvernement américain à votre proposition ?

S.G. Comme vous pouvez le constater, ils n’ont pas créé les centres que nous préconisions.

G.B. C’était-ce une question d’organisation ou de budget ou y avait-il une raison plus profonde ?

S.G. Les réactions face au LSD sont si émotionnelles que personne ne peut être rationnel à ce sujet et écouter des arguments évidents.

G.B. Une partie des expériences périnatales rencontrées au cours des séances LSD étaient particulièrement violentes ou traumatisantes. Cela est-il dû à la façon dont se sont passés (jusqu’à une date récente) les accouchements dans notre civilisation, ou bien y a-t-il une relation plus profonde, comme le montre par exemple l’utilisation d’un symbolisme de naissance dans les discours politiques bellicistes… ?

S.G. La présence du sang y est certainement pour quelque chose. Mais je crois que le rapport est plus profond.

Au premier stade de la naissance, l’utérus est fermé ; il se contracte, mais le cervix n’est pas ouvert. C’est un système fermé. Aussi les personnes qui revivent cela ont des images très fortes de prisons, de camps de concentration, etc… Quand ils expérimentent le second stade où le col de l’utérus est ouvert, ils ont des images de révolution, l’idée est que « maintenant, nous en avons assez de l’oppression, nous allons respirer librement de nouveau ». Lloyd de Moss, qui a fondé le mouvement de la « psychohistoire » aux Etats-Unis a été très intéressé par mon livre « Les royaumes de l’inconscient humain » car il venait d’étudier 17 cas historiques de situations pré-révolutionnaires. Elles avaient toutes un dénominateur commun : les dirigeants utilisaient toujours des métaphores ou des images s’apparentant à la naissance biologique, avec un vocabulaire très spécifique, tel que étouffement, promesse de guider la population hors de son état vers une nouvelle lumière… Cela explique pourquoi tant de gens sont prêts à suivre un leader car ils reconnaissent que celui-ci exprime leurs sentiments profonds. Ce sont des forces émotionnelles très puissantes qui sont impliquées dans ce processus.

Avant l’analyse freudienne des symboles sexuels, il était très facile de manipuler les gens en utilisant des significations sexuelles cachées sans qu’ils s’en aperçoivent. Je pense que, de la même façon, on peut apprendre le langage périnatal de telle sorte que lorsque quelqu’un parle d’étouffement, etc…. à la télévision, on puisse se dire : « il a besoin de travailler sur lui », plutôt que de devenir excité et de le suivre !

G.B. Pensez-vous que les nations, dans leur ensemble, devraient « subir » une expérience de rebirth, de renaissance ?

S.G. Ce que je pourrais dire, c’est que la force de la motivation vient de l’attente d’une sorte de libération incroyable. Mais finalement, le monde ne l’offre pas, car il manque la perception de ce qui se passe vraiment et les moyens de l’intégrer. Ainsi vous pouvez avoir des sentiments sadomasochistes au cours d’un rebirth (douleur, agression…) mais ils peuvent être thérapeutiques car vous savez d’où ils viennent. Sinon, vous pouvez faire des rebirths toute votre vie sans changer quoi que ce soit dans votre existence. Ainsi, vous ne réaliserez pas l’utopie si la condition humaine ne change pas, si l’action extérieure ne s’accompagne pas d’une transformation intérieure. Tous ces programmes sociaux qui veulent changer le monde oublient qu’il faut aussi changer la condition humaine qui a créé le problème en premier lieu, sans quoi on ne fait que le perpétuer. Les marxistes croient que les individus changeraient automatiquement, seraient formidables, prêts à travailler sans égoïsme, à s’entraider, si l’on changeait la structure de classes, si l’on supprimait l’exploitation.

Ce n’est pas possible si on n’offre pas aussi des moyens de se transformer intérieurement.

G.B. Que suggéreriez-vous pour promouvoir cette transformation ?

S.G. Pratiquer la méditation, le yoga, l’exploration de soi, la psychothérapie combinée avec le travail corporel. Je pense qu’une bonne partie de cette transformation pourrait être « convoyée » à travers l’éducation. Il est très important d’être conscient de la manière dont on programme les enfants. Est-ce vers la coopération, la synergie ? Ou bien glorifie-t-on la compétition et les buts personnels ? On peut commencer à partir de tout le système scolaire, en récompensant les enfants pour leur coopération plutôt que pour la compétition. Il est aussi possible d’apprendre aux gens à appréhender leurs émotions et à ne pas appeler une ambulance dès que quelqu’un a une crise émotionnelle intense. Beaucoup de problèmes pourraient être pris en charge par les gens eux-mêmes de sorte que les professionnels ne s’occupent que de ceux pour qui ces techniques ne suffisent pas. Je ne crois pas que la plupart des problèmes psychiatriques soient des problèmes médicaux. Je pense que l’on devrait introduire un aspect de la logique de la législation britannique en psychiatrie : l’idée serait que l’on n’est pas considéré malade tant que la médecine n’a pas pu prouver de quoi vous souffrez, alors que jusqu’à présent l’on est considéré comme malade en dépit du fait que rien n’a été prouvé. Thomas Szaz suggère qu’en fait beaucoup de « malades » ont des problèmes de vie dans lesquels le médecin ne devrait pas avoir son mot à dire,..

G.B. Etes-vous optimiste pour l’avenir de la psychologie transpersonnelle que vous pratiquez et promouvez ?

S.G. J’ai habité à Esalen. Toute la communauté vit selon ces principes et les gens travaillent sur eux-mêmes à l’aide de différentes techniques émotionnelles, physiques ou spirituelles. J’espère que cet état d’esprit va s’étendre un peu partout. L’acceptation de la psychologie transpersonnelle aurait des conséquences importantes pour la psychiatrie. En reconnaissant que beaucoup de ces états considérés comme pathologiques sont en fait des potentialités pour se guérir et se transformer, on pourrait enfin mettre en place différentes stratégies pour s’occuper sérieusement de ces problèmes.

Propos recueillis par Gérard Blanc transcrits et traduits par Nushka Taï