Hazrat Inayat Khan
Musique et son

Hazrat Inayat Khan (5 juillet 1882 – 5 février 1927) était un professeur indien de musicologie, chanteur, exposant de la saraswati vina, poète, philosophe, et pionnier de la transmission du soufisme en Occident. *** Pourquoi la musique est-elle appelée l’art divin, et pourquoi les autres arts ne sont-ils pas appelés ainsi ? Nous pouvons certainement voir […]

Hazrat Inayat Khan (5 juillet 1882 – 5 février 1927) était un professeur indien de musicologie, chanteur, exposant de la saraswati vina, poète, philosophe, et pionnier de la transmission du soufisme en Occident.

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Pourquoi la musique est-elle appelée l’art divin, et pourquoi les autres arts ne sont-ils pas appelés ainsi ? Nous pouvons certainement voir Dieu dans tous les arts et toutes les sciences, mais dans la musique seule nous voyons Dieu libre de toute forme et toute pensée. Dans tous les autres arts, il y a de l’idolâtrie. Chaque pensée, chaque mot ont leur forme. Le son seul est libre de forme. Chaque mot d’une poésie forme une image dans notre esprit. Seul le son ne fait apparaître aucun objet devant nous.

Le monde fut créé par le son. Dans le Vedânta on l’appela Nada-Brahmâ, le Son Dieu.

Un poète persan dit, « Ils disent que les anges chantèrent pour l’âme afin qu’elle devint homme, mais en réalité l’âme était son ». Les poètes ont dit que par leur chant les anges amenèrent l’âme à entrer dans le corps humain. L’âme qui a toujours été libre n’est pas désireuse d’entrer dans le corps. À vrai dire, avant son incarnation l’âme est son. C’est pour cette raison que nous aimons le son.

Les religions ont toutes incorporé la musique à leur adoration. Le Soufi en particulier aime la musique. Il l’appelle Ghiza-i-ruh, nourriture de l’âme.

La Musique élève l’Âme

Dans le monde, beaucoup prennent la musique comme une source de distraction, comme un passe-temps ; pour beaucoup, la musique est un art, et le musicien un amuseur. Pourtant personne n’a vécu en ce monde, n’a pensé et senti, sans avoir considéré la musique comme le plus sacré de tous les arts. Car le fait est : ce que l’art de peindre ne peut pas clairement suggérer, la poésie l’explique en mots, mais ce que même un poète trouve difficile à exprimer en poésie est exprimé en musique.

Par cela, je ne dis pas seulement que la musique est supérieure à la peinture et à la poésie : en fait la musique surpasse la religion, car la musique élève l’âme de l’homme même plus haut que la prétendue forme extérieure de la religion. Mais il ne faut pas comprendre que la musique puisse prendre la place de la religion, car toutes les âmes ne sont pas nécessairement accordées à cette hauteur où elles peuvent vraiment bénéficier de la musique ; également toute musique n’est pas nécessairement élevée qu’elle exaltera une personne qui l’entend, mieux que la religion ne le ferait. Cependant, pour ceux qui suivent la voie du culte intérieur, la musique est des plus essentielles pour leur développement spirituel. La raison est que l’âme qui cherche la vérité est en quête du Dieu sans forme. L’art [1], sans aucun doute, élève beaucoup, mais il contient une forme ; la poésie a des mots, des noms évocateurs de formes, c’est seulement la musique qui a la beauté, la puissance et le charme, et qui, en même temps, peut élever l’âme au-delà de la forme.

C’est pourquoi, dans les temps anciens, les plus grands prophètes étaient de grands musiciens. Par exemple, dans les vies des prophètes hindous, on trouve Narada, le plus grand prophète, qui était en même temps un grand musicien, et Shiva, un divin prophète, qui était l’inventeur de la vîna sacrée. Krishna est toujours représenté avec une flûte.

Il y a une légende bien connue de la vie de Moïse qui raconte comment Moïse entendit un ordre divin sur le Mont Sinaï dans ces termes : « Musa ke ! » — Moïse entend ou Moïse médite — et la révélation qui lui vint ainsi était celle du son et du rythme. Il l’appela du même nom : musake. Des mots comme « music » ou « musik » sont venus de ce mot [2].

David, dont le chant et dont la voix ont été connus depuis des siècles, donna son message au monde sous forme de musique. Orphée des légendes grecques, celui qui connaissait le mystère du son et du rythme, grâce à cette connaissance, avait pouvoir sur les forces cachées de la nature. La déesse hindoue du savoir et de la connaissance, dont le nom est Sarasvatî, est toujours représentée avec la vîna. Qu’est-ce que cela suggère ? Cela suggère que tout savoir a son essence dans la musique.

Outre le charme naturel que la musique possède, elle a un pouvoir magique, un pouvoir qui peut être éprouvé même maintenant. Il semble que la race humaine ait beaucoup perdu de l’ancienne science de la magie, mais s’il reste quelque magie, c’est la musique.

La musique, en plus du pouvoir, est ivresse. Quand elle enivre ceux qui l’entendent, comme elle doit enivrer bien plus ceux qui jouent ou chantent eux-mêmes ! Et comme elle enivre bien plus encore ceux qui ont touché la perfection de la musique, et ceux qui ont médité sur elle pendant des années et des années ! Cela leur donne une joie et une exaltation même plus grandes que celles qu’un roi ressent assis sur son trône.

Selon les penseurs orientaux, il y a quatre différentes ivresses : l’ivresse de la beauté, de la jeunesse et de la force, ensuite l’ivresse de la richesse, la troisième ivresse est celle du pouvoir, du commandement, du pouvoir de décision, et la quatrième est l’ivresse du savoir, de la connaissance. Mais ces quatre ivresses disparaissent toutes comme des étoiles devant le soleil en présence de l’ivresse de la musique. La raison est qu’elle touche la partie la plus profonde de l’être de l’homme. La musique touche plus loin que n’importe quelle autre impression du monde extérieur ne peut toucher. La beauté de la musique est telle qu’elle est la source de la création et le moyen de l’absorber. En d’autres termes, par la musique le monde a été créé, et c’est encore par la musique que le monde se retire dans la source qui l’a créé.

Pour appuyer ces propos, vous pouvez lire dans la Bible que d’abord était le Verbe, et que le Verbe était Dieu. Ce Verbe signifie son, et du son vous pouvez saisir l’idée de musique. Il y a une légende orientale qui est venue à travers les siècles : quand Dieu fit l’homme à partir de l’argile et demanda à l’âme d’entrer, l’âme refusa d’entrer dans sa maison-prison. Ensuite, Dieu commanda aux anges de chanter, et comme les anges chantaient, l’âme entra, enivrée par le chant.

En ce monde scientifique et matérialiste, nous pouvons aussi voir un exemple de ce type. Avant qu’une machine — un mécanisme — puisse marcher, elle doit d’abord faire du bruit. D’abord elle devient audible, et ensuite elle montre sa vie. Nous pouvons le voir dans un bateau, dans un avion, dans une automobile. Cette idée appartient au mysticisme du son.

Avant qu’un bébé ne soit capable d’admirer une couleur ou une forme, il se réjouit du son. S’il y a un art qui peut charger la jeunesse en vie et enthousiasme, en émotion et passion, c’est la musique. S’il y a un art dans lequel une personne peut exprimer pleinement ses sentiments, son émotion, c’est la musique qui est la plus adéquate pour cela. En même temps, elle est ce qui donne à l’homme cette force et ce pouvoir d’agir qui fait marcher les soldats aux battements du tambour et au son de la trompette.

Dans les traditions du passé, il était dit qu’au Dernier Jour sonnera la trompette avant la fin du monde. Cela montre que la musique est reliée avec le commencement de la création, avec sa continuité, et avec sa fin.

Les mystiques de toutes les époques ont beaucoup aimé la musique. Dans presque tous les cercles de culte intérieur, quelle que soit la partie du monde où ils sont, la musique semble être le centre de leur culte, ou cérémonie, ou rituel. Ceux qui atteignent cette paix parfaite qui est appelée nirvana, ou dans la langue des hindous Samâdhi, le font plus facilement à travers la musique. Ainsi les soufis, particulièrement ceux de l’école Chishtia, ont pris la musique comme source de leur méditation. Et en méditant ainsi, ils en tirent plus de bénéfice que ceux qui méditent sans l’aide de la musique.

L’effet qu’ils expérimentent est le dévoilement de l’âme, l’ouverture de leurs facultés d’intuition. Leur cœur, pour ainsi dire, s’ouvre à toute la beauté qui est intérieure et extérieure, les élevant et, en même temps, leur apportant cette perfection à quoi toute âme aspire.

Le Mysticisme de la Couleur et du Son

L’attraction que l’on trouve dans la couleur et dans le son fait que l’on se demande s’il y a un mystère caché derrière eux, s’il y a un langage de la couleur et du son que l’on puisse apprendre. On répondra que le langage de la couleur et du son est le langage de l’âme et que c’est notre langage extérieur qui nous rend confus le sens de ce langage intérieur. La couleur et le son sont le langage de la vie. La vie s’exprime dans tous les différents plans de l’existence sous forme de couleur et de son. Mais les manifestations extérieures de la vie sont si rigides et si denses que le secret de leur nature et de leur caractère y est enseveli.

Pourquoi les mystiques disent-ils que le monde est une illusion ? Parce que la nature de la manifestation est faite ainsi qu’elle enveloppe son propre secret en elle-même. Et elle se présente au-dehors sous une forme si rigide que la finesse, la beauté et le mystère de son caractère sont cachés en elle. C’est pourquoi ceux qui recherchent la vérité de la vie, ceux qui étudient la vie, empruntent deux chemins opposés. L’un désire apprendre des apparences extérieures de la vie, l’autre veut trouver le secret caché derrière elles. Celui qui apprend de l’extérieur obtient la connaissance de l’extérieur, que nous appelons la science. Celui qui découvre par l’intérieur ce qui est caché au-dedans de cette manifestation est le mystique. La connaissance qu’il gagne est le mysticisme.

La première question qui se présente à l’esprit de l’être intelligent est celle-ci : qu’est-ce qui en appelle à l’homme dans la couleur et le son ? C’est le ton et le rythme de la couleur comme du son qui ont une influence sur le ton et le rythme de notre être. Notre être est notre capacité pour la résonance du ton et du rythme qui vient du son et de la couleur. Cette capacité nous met à même d’être influencés par le son et la couleur. Ainsi les uns ont une préférence pour une certaine couleur, d’autres pour une couleur différente. Dans le domaine du son, certains sont attirés vers une certaine sorte de son. Dans l’étendue de la voix, les uns sont attirés vers la voix de baryton ou de basse, d’autres par le ténor et le soprano. Il y a certains êtres qui sont séduits par le son grave du violoncelle et d’autres qui sont intéressés par le son du violon. Certains peuvent jouir même du son fort du cor et du trombone, d’autres jouissent de la flûte. Qu’est-ce que cela montre ? Qu’il y a une certaine capacité en nos cœurs, en nos êtres, et la sorte de son qui en appelle à nous dépend de cette capacité particulière.

Cela dépend en même temps du degré d’évolution de l’homme, de son caractère, de sa nature — s’il est grossier ou fin — et aussi de son tempérament — s’il est d’une nature pratique ou s’il est rêveur, s’il aime le drame de la vie ou s’il est absorbé dans ses questions pratiques. La couleur et le son affectent l’homme suivant sa condition, son tempérament et son évolution. La preuve en est que la fantaisie de l’homme change si souvent pour les couleurs. Il y a une période où il recherche beaucoup le rouge, une autre où il aspire à voir le pourpre, un moment où il rêve du mauve. Puis vient un temps où il lui prend fantaisie de bleu, ou il désire ardemment du jaune, de l’orange. Il y a des gens qui aiment les couleurs profondes, d’autres des couleurs claires. Tout cela dépend de leur tempérament et de leur degré d’évolution.

La musique de toutes sortes en appelle toujours à l’un ou à l’autre. Que ce soit la meilleure ou la pire, il y a quelqu’un pour l’aimer. N’avez-vous pas vu combien les enfants peuvent s’amuser d’une petite casserole en métal et d’un bâton ? Le rythme a une part dans leur capacité de plaisir. La nature humaine est telle que, lorsque vous la regardez dans son ensemble, elle embrasse toutes choses, de la plus haute à la plus basse. Elle a une capacité tellement vaste que rien n’est laissé dehors. Tout a sa place et tout est assimilé par la nature humaine.

Mais, en même temps, il y a action et réaction. Ce n’est pas seulement le degré d’évolution qui fait changer la fantaisie de l’homme vis-à-vis des différentes couleurs et des sons, mais les couleurs et les sons différents l’aident aussi dans son évolution et ils changent la rapidité de son évolution.

L’homme donne très souvent une grande importance à la couleur et au ton — tellement qu’il en oublie ce qui se trouve à l’arrière-plan, et cela le conduit à beaucoup de superstitions, de fantaisies et d’imaginations. Beaucoup d’individus ont berné des gens simples en leur disant quelle couleur appartenait à leur âme ou quelle note à leur vie. L’homme est tellement prêt à répondre à n’importe quoi qui peut le rendre perplexe et lui donner de la confusion d’esprit ! Il est tellement heureux d’être dupé. Cela le réjouit tellement si quelqu’un lui dit que sa couleur est le jaune ou le vert, ou sa note le do ou le ré ou le fa du piano. Il ne se préoccupe pas de trouver pourquoi. C’est comme dire à quelqu’un : « Le mercredi est votre jour et le mardi celui d’une autre personne ».

En fait, tous les jours sont nôtres, toutes les couleurs sont nôtres. C’est l’homme qui est le maître de toute la manifestation. Il appartient à l’homme d’utiliser toutes les couleurs et tous les sons. Ils sont à sa disposition. C’est à lui de les utiliser et d’en faire pour le mieux. Ce serait grande pitié si nous étions sujets à une couleur ou un ton. Il n’y aurait pas de vie en cela ; ce serait une forme de mort. L’escalier est fait pour nous ; il est fait pour monter et non pour continuer à piétiner sur une marche. Chaque marche est notre marche, si seulement nous la prenons.

Pour en venir au point de vue mystique, le premier aspect qui rend l’Intelligence consciente de la manifestation est le son. L’aspect suivant est la lumière ou la couleur. À toutes les périodes de l’histoire, en parlant de la formation de la création, tous les mystiques, les prophètes et les grands penseurs du monde ont donné la première place au son. Les savants d’aujourd’hui disent la même chose. Ils appellent cela radium, atome, électron. Et après être passés par tous les différents atomes de substance, ils arrivent à la substance qu’ils nomment « mouvement ». Le mouvement est vibration. C’est seulement l’effet du mouvement que nous nommons son. Le mouvement parle, et la parole nous l’appelons « son » parce qu’elle est audible. Quand elle n’est pas audible, c’est parce qu’il n’y a pas là de capacité suffisante pour la rendre audible. Mais la cause du son est mouvement, et le mouvement est toujours là. Cela signifie que l’existence du mouvement ne dépend pas de la capacité.

La couleur aussi est mouvement, et sa capacité rend la couleur concrète à notre vision. En même temps, quoique nous puissions dire : « ceci est vert ou rouge ou jaune », chaque couleur est différente pour chacun. Les gens ne voient pas les subtiles nuances des couleurs de la même manière, parce que la capacité est différente en chacun d’eux. Le ton est en rapport avec la capacité. En d’autres termes, ce n’est pas le ton ou la couleur qui diffèrent de valeur : ils deviennent différents lorsque nous en avons la sensation, quand nous les sentons. C’est par rapport à nous qu’ils sont différents.

La conception des cinq éléments qu’ont eue les mystiques de tous les temps ne peut s’expliquer en termes scientifiques parce qu’ils y attachent leur sens particulier. Bien qu’on puisse nommer les éléments eau, feu, air, terre, ils ne doivent pas être pris comme tels. Suivant les mystiques, leur sens est différent. Mais comme nous n’avons pas suffisamment de mots, on ne peut en donner de différents à ces éléments, bien qu’en Sanskrit nous en ayons d’autres pour les désigner. Ainsi « éther » n’est pas l’éther au sens où l’entendent les hommes de science — c’est capacité. « Eau » n’est pas l’eau telle que nous la comprenons dans notre langage journalier — c’est liquidité. « Feu » se comprend autrement — cela veut dire ardeur ou chaleur, ou sécheresse ou rayonnement, tout ce qui est vivant. Tous ces mots suggèrent quelque chose de plus que ce que nous entendons par terre, feu, eau, etc.

Le jeu de ces cinq éléments se distingue par différentes couleurs, différents sons. Les cinq éléments sont représentés par les sons. Dans l’Inde et en Chine, parmi les gammes musicales appelées ragas, la raga de cinq notes est considérée comme celle qui en appelle le plus. J’ai moi-même expérimenté que la gamme de cinq notes est bien plus émouvante que celle de sept notes. La gamme de sept notes manque d’une certaine influence vitale que possède la gamme de cinq notes. Dans les temps anciens, les gammes par lesquelles étaient accomplis des miracles étaient la plupart du temps les gammes de cinq notes.

Il y a une réaction entre le son et la couleur. Lorsqu’il entend quelque chose, la première tendance de l’homme est d’ouvrir les yeux pour voir s’il peut en apercevoir la couleur. Cela n’est pas la manière dont on doit le voir. La couleur est un langage. La même vie qui est audible est visible aussi. Mais où ? Elle est visible dans le plan intérieur. L’erreur que fait l’homme est de regarder pour cela à l’extérieur. Quand il entend de la musique, il veut voir la couleur devant lui. Chaque activité du monde extérieur est une sorte de réaction ; en d’autres termes, une ombre de l’activité qui est derrière elle et que nous ne voyons pas. Il y a aussi une différence dans le temps. Une activité qui s’est passée douze heures auparavant est maintenant visible en couleur dans le plan extérieur. Il en est de même de l’effet des rêves sur la vie. L’effet de quelque chose que l’on a vu dans le rêve durant la nuit se montrera dans la matinée ou la semaine suivante. Cela montre qu’il y a certaine activité qui prend place derrière la scène et qui se reflète sur la vie extérieure, suivant la direction donnée aux activités de la vie extérieure.

C’est la raison pour laquelle un voyant ou un mystique est très souvent capable de voir à l’avance sa propre condition et celle des autres, ce qui est à venir ou ce qui est passé ou qui se passe à distance. Car il sait le langage du son et de la couleur. Et maintenant, sur quel plan connaît-il le langage du son et de la couleur ? De quelle façon se manifeste-t-il à lui ? On ne peut restreindre ce langage à une certaine loi, et, en même temps, il y a pourtant une certaine loi. Où le mystique le voit-il ? Il le voit dans son souffle.

Toute la culture du développement spirituel, par conséquent, est basée sur la science du souffle. Qu’est-ce qui fait que les Yogis, les mystiques, voient des événements du passé, du présent et de l’avenir ? Une certaine loi derrière la création, un certain jeu du mécanisme, d’un mécanisme plus subtil. Et comment peut-on le voir ? En ouvrant sa propre vision à soi-même.

Suivant les mystiques, il y a cinq capacités de notre être que l’on peut nommer cinq akashas. La seule capacité que tous connaissent, et dont ils sont conscients, est-ce que l’on peut appeler le réceptacle de la nourriture qui est le corps. Et l’autre, que l’on reconnaît plus ou moins, est le réceptacle de la sensibilité qui est dans les sens. La troisième capacité est nommée le réceptacle de la vie. Cette capacité est un monde en elle-même, où l’être est conscient des forces plus subtiles de la vie qui œuvrent en lui-même. Elles peuvent lui transmettre un sens du passé, du présent et de l’avenir pour la raison qu’elles sont claires à sa vision. Il les voit.

Mais vous pouvez demander comment l’homme découvre la condition d’un autre. Ce n’est pas parce qu’il peut savoir plus de ce qui concerne les autres, car il est surtout fait pour savoir ce qui le concerne. Mais beaucoup d’êtres sont inconscients du troisième réceptacle, celui de la vie. L’être qui est conscient de son réceptacle de vie est capable de vider la capacité qu’il possède et de donner à la vie d’une autre personne une chance de se refléter sur sa propre capacité. Il y parvient en se concentrant sur la vie d’un autre et par là il englobe le passé, le présent et l’avenir. Il n’a qu’à maintenir la caméra à la bonne place. C’est exactement comparable à la photographie. La plaque est là. Elle est claire parce que l’homme est capable de vider sa propre capacité. Et le drap noir que le photographe place sur l’appareil et sur sa tête est la concentration. Lorsque l’homme a maîtrisé la concentration, il devient photographe. Il peut concentrer toute la lumière sur un point. C’est tout à fait scientifique lorsque nous comprenons cela de cette façon. Cela devient une énigme quand on nous en fait un mystère. Tout est mystère quand nous ne comprenons pas. Lorsque nous le comprenons, tout est simple. Les vrais chercheurs de vérité sont des amants de la simplicité. La bonne route est simple, claire, distincte. Il n’y a rien de vague en ce qui la concerne.

Plus on suit ce chemin qui explore le mystère de la vie, plus la vie se révèle. La vie commence à exprimer son secret, sa nature. Ce qui est requis de l’homme est de suivre honnêtement la loi de la vie. Rien en ce monde n’est plus important que la connaissance de la nature humaine et l’étude de la vie humaine. Cette étude repose sur l’étude du soi, et c’est l’étude du soi qui est réellement l’étude de Dieu.

Le Mysticisme du Son et de la Couleur

Du point de vue du Soufi comme de celui de tous les mystiques, l’état originel de toute la création est vibration. Et la vibration se manifeste sous deux formes ou degrés. Dans sa condition originelle, la vibration est inaudible et invisible. Mais, dans sa première phase vers la manifestation, elle devient audible. Dans sa phase audible, elle est appelée « nada » en termes védantiques, un mot qui signifie « son », ou « Nada Brahma » qui représente le « Son Créateur », le « Son Esprit Créateur ».

La phase suivante se nomme « jatanada », ce qui veut dire « la lumière ». Ce sont les différents degrés de cette lumière, et la comparaison entre eux, qui donnent naissance aux différentes couleurs. Les couleurs ne sont que les différentes teintes de la lumière. Comparées l’une à l’autre, ce sont des couleurs, mais en réalité, la lumière constitue toutes les couleurs. La lumière du soleil le montre, qui, par elle-même, n’a pas de couleur particulière, mais la lumière que prennent les plantes se manifeste dans la couleur de leurs fleurs. Ces couleurs paraissent être celles des fleurs, des végétaux et des feuilles, tandis qu’en réalité ce sont les couleurs du soleil.

En ce qui concerne les âmes, nous pouvons nous rendre compte également que la manifestation d’une telle variété parmi elles est aussi une illusion. On oublie que tous les visages différents et les aspects innombrables des êtres humains appartiennent à un seul Esprit Unique. Quand on commence à comprendre la théorie de la couleur et du son, on peut commencer à comprendre cela aussi. Par exemple, qu’est-ce que le son ? Les différentes notes sont les degrés variés du souffle, du souffle humain, ou l’écho venant d’un vaisseau creux ou d’un instrument ou d’une cloche. Car cela aussi est souffle, le souffle des êtres humains aussi bien que le souffle des objets. Du souffle unique, beaucoup de sons se manifestent. L’on en revient ainsi à l’idée d’unité. Toute cette variété de couleurs, de formes et de sons procède d’une seule source.

Associé à cela est la question du mysticisme du nombre. C’est l’idée du rythme. Chaque mouvement doit avoir son rythme. Il ne peut y avoir de mouvement sans rythme. Grâce au rythme, nous imaginons les intervalles de temps comme l’heure ou la minute, ou en musique comme la noire, la croche, la ronde. Car tout cela vient de l’habitude que nous avons de diviser le temps en un rythme. Nous le faisons parce que notre vie elle-même dépend du rythme. Les battements du pouls, du cœur, de la tête, tout montre le rythme de la vie.

La science des nombres vient de la science du rythme. Un certain nombre en vient à dénoter une certaine durée du temps. Toute action, tout mouvement requiert un certain temps et a un effet correspondant. Chaque effet produit par la couleur, le son ou le nombre dépend de leur effet harmonieux ou inharmonieux. Si le son n’est pas harmonieux, il n’a pas sur nous un effet désirable. Si une couleur n’est pas harmonieuse, elle a également un effet indésirable. Cela montre que ce ne sont ni le nombre ni le son particulier qui donnent l’effet désirable : c’est l’harmonie. C’est pourquoi la connaissance de l’effet du son, de la couleur ou du nombre est insuffisante si l’on n’a pas développé en soi-même un sens de l’harmonie, de sorte que l’on puisse comprendre leur effet harmonieux.

Le mystique a vu cinq tatwas ou éléments œuvrant à la fois derrière le son et le rythme. Quoique les musiciens regardent sept notes dans une gamme, la gamme originelle reconnue par les mystiques en a cinq. Et parmi les peuples du passé, il y avait cinq sortes de gammes avec cinq classifications différentes de rythme.

Ils prenaient cinq couleurs pour représenter les cinq éléments. Les gens disent souvent que telle couleur porte chance et telle autre malchance, que tel nombre est faste et tel autre néfaste. Mais ce n’est pas la couleur ou le nombre particulier en eux-mêmes, c’est l’harmonie de la situation qui porte chance ou malchance. C’est la relation que cette couleur et ce nombre particuliers ont avec vous, les affaires de votre vie, votre propre constitution, votre phase d’évolution. S’ils sont en harmonie avec votre vie, ils sont alors harmonieux et favorables. Sinon, ils sont inharmonieux et malheureux. Mais cela ne veut pas dire que la couleur par elle-même soit harmonieuse ou non. C’est la façon dont elle se trouve dans votre vie qui en décide.

Il en est de même des sons. Mais le pouvoir du son est plus grand que le pouvoir de la couleur. Pourquoi ? C’est que le son s’élève de la profondeur de notre être et que le son peut aussi toucher la profondeur de notre être. Le mantrayoga des Hindous est basé sur ce principe. Le terme soufi pour cela est dhikr. Cela consiste à se servir de mots pour le déploiement de l’âme. Mais ce n’est pas seulement pour produire quelque résultat désiré que ces mots peuvent être employés dans dhikr. Les gens font souvent l’erreur de se servir du mot sans aucun idéal spirituel derrière lui, simplement pour atteindre quelque pouvoir magique. Les Soufis de toutes les époques ont averti contre cette erreur et ont constamment enseigné qu’il y a un seul objet digne de recherche, l’objet essentiel de la vie, à savoir Dieu. Ce n’est que lorsque l’on se sert de la science des mots pour atteindre la vérité, pour la réalisation de Dieu, qu’elle est utilisée de la bonne manière. S’en servir pour n’importe quel autre but est comparable à l’achat de cailloux que l’on paierait avec des perles.

Nous devons nous rappeler l’enseignement du Christ, quand il dit : « Rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu. » En d’autres termes, donnez au monde ce qui appartient au monde et à Dieu ce qui appartient à Dieu ; c’est-à-dire l’amour, l’adoration, la vénération, la dévotion, la confiance, la foi. Tout cela est dû à Dieu. Donc, donnez-le à Dieu. Ce qui appartient au monde, ce sont les richesses, l’argent, le service, la sympathie, la bienveillance, la tolérance, le pardon. Tout cela est dû au monde. Donnez-le donc au monde. Nous faisons seulement une erreur lorsque nous donnons au monde ce qui est pour Dieu, et quand nous donnons à Dieu ce qui appartient au monde. Par exemple, lorsqu’un homme en encense un autre, quand il dépend d’un être humain au lieu de dépendre de Dieu. Tout cela qui appartient à Dieu est dû à Dieu, et l’on manque à les Lui donner et on les donne à l’homme à la place.

Lorsque nous nous servons de tout ce que nous obtenons pour un but égoïste, nous sommes aussitôt confrontés à des difficultés, des troubles et des désappointements. C’est pourquoi l’on peut se servir de la même science mystique comme d’un objet d’atteindre Dieu, ou l’on peut en abuser en la changeant en une manière nommée magie noire. Ce n’est pas qu’il y ait quelque chose de spécial appelé magie noire ou quelque autre dénommé magie blanche : il y a une seule et même magie. C’est la façon dont nous nous en servons qui fait la différence. C’est l’usage que l’on en fait qui la rend juste ou injuste, bonne ou mauvaise.

On peut poser une question concernant le mysticisme de la couleur et du son : Pouvons-nous trouver notre couleur et notre note individuelles ? En premier lieu, ce n’est pas qu’une couleur déterminée soit bonne pour nous. Ce qui les rend bons ou non, c’est qu’un nombre ou une couleur soit ou non en harmonie avec nous. En second lieu, notre évolution change à chaque moment de notre vie. Celui qui hier était un voleur ne l’est plus aujourd’hui. Ainsi donc, un nombre ou une couleur nous appartient à un moment et ne nous appartient plus à un autre. Cela change à tout moment. C’est pourquoi se restreindre à un certain nombre ou une certaine couleur est comme s’enchaîner les pieds, de sorte que l’on ne puisse plus progresser. En troisième lieu, si nous nous fixons à un certain nombre ou à une certaine couleur, nous pouvons provoquer en notre nature une tendance à la superstition et nous devons toujours éviter cela. Si nous pensons sans cesse : « quel est le numéro de la maison où je dois aller vivre, quelle est la couleur de la chambre que je vais occuper, la couleur de mes vêtements » et ainsi de suite, que serait-ce alors si l’on était obligé de vivre dans telle maison particulière ou d’occuper telle chambre d’hôtel. Si le nombre en était inharmonieux, on penserait que tout devrait aller mal pendant qu’on doit y rester. Tandis qu’il est toujours bon d’apprendre tout ce qu’on peut, il ne l’est pas de céder à la superstition. Autrement, il vaudrait mieux n’avoir jamais connu du tout des choses de ce genre.

Le but entier du Soufi est d’atteindre à la réalité, et l’on doit éviter tout ce qui a la saveur de la superstition. Qu’est-ce que la couleur après tout ? C’est une illusion. Qu’est-ce que le nombre ? Une illusion. Qu’est-ce que les formes ? Des illusions aussi. Il est intéressant jusqu’à un certain point de connaître ce qui les concerne, et de les distinguer. Cela donne une certaine connaissance. Mais puisque toutes sont illusions, quelle valeur peut-il avoir de se donner à elles de manière absolue et de négliger ainsi le développement de soi ? En outre, on néglige ce faisant la recherche de la réalité, le seul but de l’âme. Toute autre connaissance et toute autre poursuite doivent être mises au second plan. Notre recherche principale doit être celle de la vérité, croyant, comme nous le faisons, qu’en la vérité se trouve Dieu.

La réalisation spirituelle avec l’aide de la musique

Avant de commencer ce sujet, je voudrais d’abord expliquer ce que veut dire le mot « spirituel ». Est-ce la bonté que l’on peut appeler spirituelle, ou bien est-ce accomplir des prodiges, pouvoir provoquer des miracles, ou une grande puissance intellectuelle ? La réponse est non. La vie entière en tous ses aspects est une seule musique, et s’accorder soi-même à l’harmonie de cette parfaite musique est la vraie réalisation spirituelle.

Vous pourriez demander : « Qu’est-ce qui retient l’homme d’arriver à la réalisation spirituelle ? L’on répondra que c’est la densité de cette existence matérielle, et le fait que l’homme est inconscient de son être spirituel — divisé qu’il est par des limitations. Cela empêche le libre écoulement et le libre mouvement qui sont la nature et le caractère de la vie.

Que veux-je dire par cette densité ? Voici un roc, et vous voulez en tirer un son. Il ne donne pas de résonance, il ne répond pas à votre désir de produire un son, mais la corde ou le fil répondront au ton que vous désirez. Vous les frappez et ils répondent. Il y a des objets qui donnent résonance au son. Vous désirez en tirer un son et ils résonnent ; ils rendent votre musique complète.

Ainsi en est-il de la nature humaine. Un individu est lourd et borné. Vous lui dites une chose, il ne peut comprendre ; vous lui parlez, il n’entend pas. Il ne répondra pas à la musique, à la beauté ou à l’art. Qu’est-ce que c’est ? C’est la densité. Il y a une autre personne qui est prête à apprécier et à comprendre la musique et la poésie, ou la beauté sous quelque forme que ce soit. Dans le caractère, dans les manières, en toute ses formes, la beauté est appréciée par une telle personne. C’est cela qui est l’éveil de l’âme, qui est la condition vivante du cœur, et c’est cela qui est la réalisation spirituelle réelle. La réalisation spirituelle consiste à rendre vivant l’esprit, à devenir conscient. Quand l’homme n’est pas conscient de l’âme et de l’esprit, quand il est seulement conscient de l’être matériel, il est dense, il est loin de l’esprit.

Vous pouvez demander : « Qu’est-ce que l’esprit et qu’est-ce que la matière ? » La différence entre l’esprit et la matière est semblable à la différence entre l’eau et la neige. L’eau gelée est de la neige, et la neige fondue est de l’eau. C’est l’esprit dans son état de densité que nous appelons matière, et c’est la matière sous son état subtil que nous appelons esprit. Un jour un matérialiste me dit : « Je ne crois pas en quelque esprit, âme ou au-delà que ce soit. Je crois à la matière éternelle ». Je lui dis : « Votre croyance n’est pas très différente de la mienne. Seulement, ce que vous appelez matière éternelle, je l’appelle esprit. C’est une différence dans les termes. Il n’y a pas lieu d’en discuter, car nous croyons tous deux en l’éternité. Tant que nous nous rencontrons dans l’éternité, quelle différence cela fait-il si l’un l’appelle matière et l’autre l’appelle esprit ? C’est une seule vie du commencement à la fin ».

La beauté est née de l’harmonie. Qu’est l’harmonie ? L’harmonie est juste proportion, en d’autres termes, juste rythme. Et qu’est la vie ? La vie est le produit de l’harmonie. À l’arrière-plan de toute la création, il y a l’harmonie, et le secret entier de la création est l’harmonie. L’intelligence languit d’atteindre la perfection de l’harmonie. Ce que l’homme appelle le bonheur et le bien-être, ou le profit et le gain — tout ce à quoi il souhaite atteindre — est harmonie. À un degré plus ou moins grand, il languit pour l’harmonie ; même en atteignant des choses tout à fait terrestres il souhaite toujours l’harmonie. Mais souvent il n’adopte pas les bonnes méthodes. Souvent ses méthodes sont mauvaises. L’objet atteint par les bonnes et les mauvaises méthodes est le même, mais la manière grâce à laquelle on essaye de l’atteindre transforme l’objet en bon ou en mauvais. Ce n’est pas l’objet qui est mauvais, c’est la manière que l’on adopte pour l’atteindre. Personne, quelle que soit sa situation dans la vie, ne désire la disharmonie, car toute souffrance, douleur et malheur est disharmonie.

Atteindre à la spiritualité est réaliser que l’univers entier est une seule symphonie dans laquelle chaque individu est une note. Son bonheur consiste à parvenir à une parfaite harmonie avec la symphonie de l’univers. Ce n’est pas de suivre une certaine religion qui rend quelqu’un spirituel, ni d’avoir une certaine croyance, ni d’être fanatiquement attaché à une idée unique, ni de devenir trop bon pour vivre en ce monde. Il y a bien des personnes bonnes qui ne comprennent même pas ce que la spiritualité veut dire. Elles sont très bonnes, mais elles ne connaissent pas encore ce qu’est le bien ultime. Le bien ultime est l’harmonie même. Par exemple tous les principes différents et toutes les différentes croyances des religions de ce monde enseignés et proclamés par les prêtres et les instructeurs — mais que les hommes ne sont pas toujours capables de suivre et d’appliquer — viennent naturellement du cœur d’un homme qui s’accorde au rythme de l’univers. Chacune de ses actions, chaque mot qu’il prononce, tout ce qu’il ressent, chaque sentiment qu’il exprime, tout cela est harmonie, tout cela est vertu, tout cela est religion. Ce n’est pas de suivre une religion, c’est de vivre une religion, de faire de sa vie une religion, qui est nécessaire.

La musique est la miniature de la totale harmonie de l’univers, car l’harmonie de l’univers est par elle-même musique, et l’homme, étant la miniature de l’univers, doit montrer la même harmonie. Dans sa pulsation, dans les battements de son cœur et dans sa vibration il montre le rythme et le ton, des accords harmonieux ou inharmonieux. Sa santé ou sa maladie, sa joie ou son mal-être, tout montre la musique ou le manque de musique dans sa vie.

Qu’est-ce que la musique nous enseigne ? La musique nous aide à nous entraîner d’une manière ou d’une autre à l’harmonie, et c’est cela qui est la magie, ou le secret à l’arrière-plan de la musique. Quand vous entendez une musique que vous aimez, elle vous accorde et vous met en harmonie avec la vie. Par conséquent, l’homme a besoin de la musique ; il désire la musique. Il y en a beaucoup qui disent qu’ils ne se soucient pas de musique, mais ceux-là n’ont pas entendu la musique. Quand ils entendront réellement la musique, elle touchera leur âme, et alors ils ne pourront certainement pas s’empêcher de l’aimer. Si cela n’est pas, cela signifie seulement qu’ils n’ont pas assez entendu de musique, et qu’ils n’ont pas rendu leur cœur calme et tranquille afin de l’entendre, de l’aimer et de l’apprécier. Par ailleurs, la musique développe cette faculté grâce à laquelle l’on apprend à apprécier tout ce qui est bon et beau. Sous la forme de l’art ou de la science, sous la forme de la musique ou de la poésie, sous toute forme de beauté l’on peut alors l’apprécier. Ce qui prive l’homme de toute la beauté qui l’entoure est la pesanteur de son corps, ou la pesanteur de son cœur. Il est précipité sur la terre, et par cela toute chose devient limitée. Quand il secoue cette pesanteur et se sent joyeux, il se sent léger. Toutes les bonnes tendances, comme l’amabilité et la tolérance, le pardon, l’amour et l’appréciation — toutes ces belles qualités — viennent en étant léger, léger dans le mental, l’âme et le corps.

D’où vient la musique ? D’où vient la danse ? Elles viennent de la vie spirituelle naturelle qui est au-dedans. Quand cette vie spirituelle se manifeste, elle allège tous les fardeaux de l’homme. Elle rend sa vie agréable, flottant sur l’océan de la vie. La faculté d’appréciation rend quelqu’un léger. La vie est tout à fait comme l’océan. Quand il n’y a aucune appréciation, aucune réceptivité, l’homme coule comme un morceau de fer au fond de la mer. Il ne peut flotter comme le bateau qui est creux, qui est réceptif.

La difficulté dans le chemin spirituel est toujours ce qui vient de nous-mêmes. L’homme ne veut pas être un élève, il aime à être un maître. Si l’homme savait seulement que la grandeur et la perfection des grands êtres qui sont venus d’âge en âge vers ce monde, résidait dans leur faculté d’être des élèves, et non pas d’enseigner ! Plus grand était le maître, meilleur élève il était. Il apprenait de chacun, du grand et du petit, du sage et du sot, du vieux et du jeune. Il apprenait par leur vie, et étudiait la nature humaine dans tous ses aspects.

Celui qui apprend à suivre le sentier spirituel doit devenir comme une coupe vide afin que le vin de la musique et de l’harmonie puisse être versé dans son cœur. Vous pourrez demander : « Comment devient-on une coupe vide ? » Je vous indiquerai comment les coupes se montrent pleines au lieu d’être vides. Quelqu’un vient souvent à moi en disant : « Me voici. Pouvez-vous m’aider spirituellement ? » Et je réponds oui. Mais il dit alors « Je veux avant tout savoir ce que vous pensez de la vie et de la mort, ou du commencement et de la fin » Ensuite de quoi je me demande quelle sera son attitude si ses opinions préconçues ne s’accordent pas avec les miennes. Il veut apprendre, pourtant il ne veut pas être vide. Ce qui revient à aller à un cours d’eau avec son récipient fermé : vouloir de l’eau et pourtant avec un récipient fermé, rempli d’idées préconçues. D’où viennent les idées préconçues ? Aucune idée ne peut être donnée comme étant la nôtre ! Toutes les idées ont été apprises d’une source ou d’une autre, mais avec le temps nous en venons à penser qu’elles nous appartiennent. Pour ces idées l’on discutera et l’on argumentera, bien qu’elles ne satisfassent pas pleinement. Pourtant elles sont notre champ de bataille, et sans cesse elles garderont la coupe fermée.

Les mystiques par conséquent ont adopté une manière différente. Ils ont pris une autre direction, et cette direction est l’effacement de soi ou, en d’autres termes, désapprendre ce que l’on a appris. On dit en Orient que la première chose que l’on apprend est de comprendre comment l’on devient un élève. Ils n’apprennent pas d’abord ce qu’est Dieu, ou ce qu’est la vie. On peut penser que de cette manière l’on perd son individualité. Mais qu’est-ce que l’individualité ? N’est-ce pas ce qui est emprunté ? Que sont nos idées et nos opinions ? Ce n’est que de la connaissance empruntée. Cela devrait être désappris.

Comment peut-on désapprendre ? Vous pourriez dire que le caractère du mental est tel que ce que l’on apprend est gravé sur lui, alors comment peut-on le désapprendre ? Désapprendre est complété la connaissance. Voir une personne et dire : « Cette personne est méchante », ceci est apprendre. Voir un peu plus loin et reconnaître quelque chose de bon dans cette personne, cela est désapprendre. Quand vous voyez la bonté dans une personne que vous avez appelée méchante, vous avez désappris. Vous avez dénoué ce nœud. Vous avez une fois dit : « Je déteste cette personne », ce qui est apprendre ; et puis vous dites « Mais non, je peux l’aimer, ou je peux avoir pitié d’elle ». Quand vous dites cela, vous avez vu avec deux yeux. D’abord vous apprenez en voyant avec un œil ; ensuite vous apprenez à voir avec deux yeux. Cela rend la vue complète.

Tout ce que nous avons appris en ce monde est connaissance partielle, et quand cela est déraciné par un autre point de vue, alors nous avons la connaissance sous sa forme complétée. L’on appelle cela mysticisme. Pourquoi l’appelle-t-on mysticisme ? Parce qu’on ne peut le mettre en paroles. Les mots nous en montreront un côté, mais l’autre côté est au-delà des mots.

La manifestation entière est dualité, la dualité qui nous rend intelligents, et derrière la dualité il y a l’unité. Si nous ne nous élevons pas au-dessus de la dualité pour aller vers l’unité, nous n’atteindrons pas la perfection que l’on appelle spiritualité.

Ceci ne veut pas dire que notre connaissance ne sert à rien. Elle est d’une grande utilité. Elle nous donne le pouvoir de discriminer et de discerner les différences. Cela rend l’intelligence aiguë et la vue pénétrante, de telle sorte que nous comprenons la valeur des choses et leur utilité. Tout cela fait partie de l’évolution humaine, et tout cela est utile. Ainsi nous devons d’abord apprendre et désapprendre ensuite. Vous ne regardez pas d’abord le ciel quand vous vous tenez sur la terre. Regardez d’abord la terre, et voyez ce qu’elle vous offre à apprendre et à observer, mais en même temps ne pensez pas que le but de votre vie soit rempli en regardant seulement la terre. L’accomplissement du but de la vie consiste à regarder le ciel.

Ce qui est merveilleux dans la musique et qu’elle aide l’homme à se concentrer ou à méditer indépendamment de la pensée. Par conséquent la musique semble être un pont sur le gouffre entre ce qui a forme et ce qui est sans-forme. S’il y a quelque chose d’intelligent, d’efficace, et en même temps de sans forme, c’est la musique. La poésie suggère la forme, la ligne et la couleur suggèrent la forme, mais la musique ne suggère aucune forme.

La musique produit aussi cette résonance qui vibre à travers l’être entier. Elle élève la pensée au-dessus de la densité de la matière ; elle transforme presque la matière en esprit, en sa condition originelle, par l’harmonie des vibrations qui touchent chaque atome de notre être entier.

La beauté de la ligne et de la couleur ne peuvent aller que jusqu’à un certain point et pas plus loin. La joie du parfum peut aller un peu plus loin. La musique touche notre être le plus profond, et de cette façon produit une nouvelle vie, une vie qui donne l’exaltation à l’être entier, l’élevant à cette perfection en laquelle réside l’accomplissement de la vie de l’homme.

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1 Hazrat Inayat Khan a utilisé souvent le mot « art » dans le sens restrictif de la peinture, du dessin et de la sculpture.

2 Cette histoire, qui fait partie de la tradition populaire indienne, ne doit pas être comprise comme une explication étymologique. Pour Hazrat Inayat Khan, le langage est une forme de musique, et ce qui l’intéressait était de découvrir la musique cachée dans les mots.