Ulrich Mohrhoff
Parlons du mot en « D »

Traduction libre 8 OCT. 2023 De la différence entre Dieu et le Dieu des fous Un récent article d’opinion paru dans le Washington Post, intitulé « L’Amérique n’a pas besoin de plus de Dieu, Elle a besoin de plus d’athées », m’a incité à écrire/compiler ce billet. La question évidente soulevée par ce titre est : quel Dieu ? Et […]

Traduction libre

8 OCT. 2023

De la différence entre Dieu et le Dieu des fous

Un récent article d’opinion paru dans le Washington Post, intitulé « L’Amérique n’a pas besoin de plus de Dieu, Elle a besoin de plus d’athées », m’a incité à écrire/compiler ce billet.

La question évidente soulevée par ce titre est : quel Dieu ? Et si « plus (ou moins) de Dieu » se traduit par « plus (ou moins) de croyants », alors la question se traduit par : croyants en quoi ?

L’auteur, Kate Cohen, présente des données inquiétantes : « Des études ont montré que de très nombreux Américains ne font pas confiance aux athées. Ils ne veulent pas voter pour des athées et ils ne veulent pas que leurs enfants épousent des athées ». De même qu’il existe différentes conceptions de Dieu — certaines fondamentalement différentes, d’autres seulement superficiellement —, il y a différentes sortes d’athées. Par conséquent, la question pourrait également être posée sous cette forme : quel type d’athées Cohen (ainsi que ces très nombreux Américains) a-t-il à l’esprit ?

Nous avons un premier aperçu de sa cible lorsqu’elle déclare, à juste titre je le crains, que « dans ce moment politique particulier, nous avons besoin que les Américains s’opposent aux nationalistes chrétiens qui utilisent leur pouvoir politique et judiciaire croissant pour nous priver de nos droits. Les athées peuvent le faire ».

Les athées en question sont donc, tout d’abord, ceux qui ne croient en aucun concept chrétien de Dieu ou, plus largement, en un Dieu vénéré par l’une des religions abrahamiques (judaïsme, christianisme, islam) ou leurs sectes. Cependant, Cohen vise non seulement les adorateurs d’un « être suprême conscient doté de pouvoirs d’intercession ou de création », mais aussi ceux qui, plutôt que de croire en un être surnaturel, appliquent le mot « D » à tout ce en quoi ils croient, ou même à tout ce qui leur fait froid dans le dos.

Les athées, y compris Cohen et selon elle, croient que « les gens ont organisé le monde tel qu’il est aujourd’hui, et que seuls les gens peuvent l’améliorer » :

Là où l’athéisme devient une position définie plutôt qu’un manque de direction, une croyance positive plutôt que négative, c’est dans notre compréhension du fait que, sans pouvoir supérieur, nous avons besoin du pouvoir humain pour changer le monde.

D’autre part, selon Cohen,

Il n’est pas nécessaire d’être athée pour vous comporter comme si [l’on comprenait que] les gens sont responsables du monde dans lequel ils vivent — il suffit d’agir comme un athée, en prenant les choses en main. C’est ce que font d’innombrables croyants. Mais il y a une chose qu’ils ne peuvent pas faire aussi bien que les athées, c’est s’opposer au pouvoir culturel et politique démesuré de la religion elle-même.

Après avoir fourni de nombreux exemples plutôt poignants — retirez cette atrocité, et vous trouverez la religion… — Cohen se tourne vers ceux qui croient en Dieu de manière métaphorique, « comme une puissance de la nature ou quelque chose comme ça » :

Cela ne rend service à personne — ni au pays, ni à vos voisins — de dire que vous croyez en Dieu de manière métaphorique alors qu’il y a beaucoup de gens qui croient littéralement que Dieu nous regarde du haut du ciel pour décider lequel d’entre nous doit être jeté en enfer. En fait, lorsque certains croyants détiennent suffisamment de pouvoir politique pour transformer les préférences présumées de leur Dieu en loi, je dirais qu’il est dangereux de prétendre croire en « Dieu » alors que ce en quoi vous croyez en réalité est l’admiration ou l’émerveillement.

Il s’agit là d’un faux dilemme, car vous pouvez avoir une opinion un peu plus élevée du Dieu que vous adorez, que ce soit au sens propre ou au sens figuré. Vous pouvez croire en un Dieu qui ne fait pas des choses comme regarder du ciel pour décider lequel d’entre nous doit être jeté en enfer. Vous pouvez croire en un Dieu qui à la fois est et transcende tout, un Dieu qui jouit de tout et souffre de tout, et cette croyance peut être fondée sur un terrain bien plus solide que les simples écritures ou la tradition sacrée — voir ci-dessous.

Entre cette dernière version de Dieu et celle de Cohen, on peut faire la même distinction qu’entre l’or et la pyrite, que l’on appelle aussi « l’or des fous ».

Il y a Dieu, et il y a le Dieu des fous.

Dieu selon Mère

Je n’emploie pas volontiers le mot Dieu, parce que les religions en ont fait le nom d’un être tout-puissant autre que sa création, en dehors d’elle. [1]

N’est-ce pas, toute mon enfance et toute ma jeunesse, tout le commencement de mon yoga, j’avais une sorte de refus de mon être à employer le mot « Dieu », à cause de tout le mensonge qui était derrière (Sri Aurobindo m’a enlevé ça, comme il a enlevé toutes les limitations — il m’a enlevé celle-là aussi). Mais ce mot-là ne vient pas spontanément. — L’Agenda de Mère, 31 mai 1962

Une bonne façon de clarifier la différence entre Dieu et le Dieu des fous est de se tourner vers les écrits de Sri Aurobindo et les conversations de la Mère (je ferai d’autres commentaires sur l’article de Cohen à la fin de ce billet). Commençons par l’une des réminiscences de la Mère :

Entre onze et treize ans, une série d’expériences psychiques et spirituelles m’ont révélé non seulement l’existence de Dieu, mais aussi la possibilité pour l’homme de s’unir à Lui, de Le réaliser intégralement dans la conscience et l’action, de Le manifester sur terre dans une vie divine [2].

Dans sa biographie de la Mère, Georges Van Vrekhem écrit [3] :

Si la Mère a souligné une chose sur cette période de sa vie, c’est le fait qu’elle était une athée invétérée, positiviste et matérialiste, tout comme ses parents. Elle n’acceptait que ce qu’elle pouvait toucher et voir, et ne cherchait jamais d’explications ailleurs que sur une base matérielle. Cela n’a pas empêché les expériences intérieures de se produire ni de ressentir cette « Présence » intérieure pour laquelle elle n’avait pas de nom et dont elle ne pouvait parler à personne. Elle ne l’aurait certainement pas appelé Dieu.

Dans son Agenda, daté du 7 juin 1967, la Mère rappelle le sentiment qu’elle a toujours eu que Dieu « n’est qu’un mot, et un mot derrière lequel les gens mettent beaucoup de choses très indésirables » :

C’est cette idée du dieu qui se veut « unique » …. Ça, c’est la chose qui m’avait rendue complètement athée, si l’on peut dire, dans mon enfance ; je n’admettais pas un être qui se déclarait unique et tout-puissant, QUEL QU’IL SOIT

Pendant douze ans, de 1958 à 1970, la Mère a commenté les Pensées et aphorismes de Sri Aurobindo [4], écrit vers 1913, au début de son séjour à Pondichéry. Le 24 mars 1970, elle répond à une question sur l’aphorisme suivant :

418 — Ton âme n’a pas goûté à l’entier délice de Dieu si elle n’a jamais eu la joie d’être Son ennemie, de lutter contre Ses desseins et d’être engagée dans un mortel combat contre Lui.

Q : Que veut dire Sri Aurobindo par « la joie d’être Son ennemie » ?

R : Ici aussi [5], je suis obligée de dire que je ne sais pas exactement, parce qu’il ne me l’a jamais dit. Mais je peux te parler de ma propre expérience. Jusqu’à l’âge de vingt-cinq ans environ, je ne connaissais que le Dieu des religions, le Dieu tel que les hommes l’ont fait, et je n’en voulais à aucun prix. Je niais son existence, mais avec la certitude que si un tel Dieu existait, je le détestais.

Vers vingt-cinq ans [en 1903], j’ai trouvé le Dieu intérieur et, en même temps, j’ai appris que le Dieu décrit par la plupart des religions d’Occident n’est nul autre que le Grand Adversaire. Quand je suis venue dans l’Inde, en 1914, et que j’ai connu l’enseignement de Sri Aurobindo, tout est devenu très clair.

Ailleurs dans son Agenda, le 29 novembre 1969, la Mère a fait la remarque suivante :

Je suis tout à fait sûre que si, maintenant, Sri Aurobindo écrivait ces Aphorismes, là où il a employé le mot Dieu (presque partout il a employé le mot Dieu), il ne mettrait pas ça. Il ne mettrait pas CE MOT-LÀ. Dieu, pour l’homme, c’est vraiment la religion… Je ne sais pas comment expliquer, c’est une espèce de sensibilité quelque part qui se rebelle — le mot est comme faux. II est presque devenu le symbole d’une incompréhension.

Plus tôt, le 25 octobre 1960, elle avait déclaré :

Il y a aussi cette vieille idée des religions d’origine chaldéenne et chrétienne, de ce Dieu-là devant lequel on est quelque chose qui ne peut pas avoir de vrai contact — un abîme entre les deux. Ça, c’est terrible.

Ça, il faut absolument que ça cesse.

Parce que JAMAIS la terre et les hommes ne pourront changer avec cette idée-là. C’est pour cela que j’ai dit bien souvent que cette idée-là était l’œuvre des Asouras ; c’est avec ça qu’ils ont dominé la Terre.

Tandis que quel que soit l’effort, quelle que soit la difficulté, quel que soit le temps qu’il faille y passer, quel que soit le nombre de vies, il faut savoir que tout cela n’a aucune importance : on SAIT qu’on EST le Maître, et que le Maître et soi-même c’est la même chose. Tout ce qu’il faut, c’est… le savoir INTÉGRALEMENT, que rien ne le démente. Ça, c’est la sortie.

Ceci date du 29 avril 1961 :

Je me souviens, quand j’avais dix-huit ans, à ce moment-là il y avait en moi un besoin si intense de SAVOIR… Parce que les expériences, je les avais — j’avais eu toutes sortes d’expériences —, mais à cause du milieu dans lequel je vivais, je n’avais eu aucune occasion de recevoir une connaissance intellectuelle qui m’aurait donné le sens de tout cela : je n’avais pas pu en parler. J’avais eu des expériences et des expériences… Pendant des années, la nuit, j’avais des expériences (mais je me gardais bien d’en parler !) toutes sortes de souvenirs de vies antérieures [6], toutes sortes de choses, mais sans base de connaissance intellectuelle du tout. (Naturellement, l’avantage, c’est que mes expériences n’étaient pas fabriquées mentalement, c’était tout à fait spontané.) Mais j’avais en moi un tel BESOIN de savoir !… Je me souviens, j’habitais dans une maison (de ces maisons où il y a des tas d’appartements) et il y avait dans l’appartement voisin des jeunes gens qui étaient très catholiques et qui avaient une foi très — ils étaient très convaincus. Et alors je voyais ça, et je me souviens qu’un jour, comme j’étais à ma toilette (j’étais en train de me coiffer), je me disais : « Ils en ont de la chance, les gens qui sont nés dans une religion et qui croient sans discuter ! Comme c’est facile ! il n’y a plus qu’à croire et puis c’est très simple. » Je sentais comme cela, et alors, quand je me suis aperçue que je pensais comme cela (riant), eh bien, je me suis donné une bonne raclée : « Tu es une paresseuse ! »

Savoir-savoir-SAVOIR !… N’est-ce pas, je ne savais rien-rien-rien, que les choses de la vie ordinaire : la connaissance extérieure. J’avais appris tout ce qu’il m’était donné d’apprendre : j’apprenais non seulement ce que l’on m’enseignait, mais ce que l’on enseignait à mon frère, les mathématiques supérieures et tout cela ! Et j’apprenais et j’apprenais et j’apprenais — et c’était RIEN. Rien ne m’expliquait rien — rien. Je ne pouvais rien comprendre ! Savoir !…

Ça m’est arrivé après, quand j’ai rencontré quelqu’un qui m’a parlé de l’enseignement de Théon [7] : deux ans après.

Quand on m’a dit que le Divin était dedans (l’enseignement de la Guîtâ, mais avec des mots que les Occidentaux peuvent comprendre), qu’il y avait la Présence intérieure, qu’on portait le Divin en soi, oh !… Ça a été une révélation ! N’est-ce pas, en quelques minutes, tout-tout, j’ai tout d’un coup tout compris. Tout compris. Ça a donné le contact instantanément.

Vers la fin de cette conversation, la mère récapitule :

J’ai eu les expériences les plus contradictoires ! Il n’y a qu’une chose qui a été continue depuis mon enfance (et plus je vois, plus je vois que c’était continu, comme ça) : c’était cette Présence divine, avec, EXTÉRIEUREMENT, quelqu’un qui aurait très bien dit : « Dieu ? Qu’est-ce que c’est cette ânerie ! Ça n’existe pas. » Voilà, tu comprends. Alors tu vois le tableau.

Ça, tu sais, c’est une grâce merveilleuse, merveilleuse, d’avoir eu cette expérience SI CONSTANTE, Si FORMIDABLE, comme ça, comme quelque chose qui résistait à tout-tout-tout : cette Présence. Avec, dans ma conscience extérieure, une négation totale de tout. Même plus tard, je disais : « Eh bien, si Dieu existe, c’est un vrai brigand ! c’est un misérable, je n’en veux pas de ce Dieu-là qui nous a créés… » Tu sais, l’idée du Dieu qui est assis tranquillement dans son ciel et puis qui fait le monde, et puis qui s’amuse à le regarder, et qui vous dit après : « Comme c’est bien fait ! » Oh ! j’ai dit : « Ce monstre-là, je n’en veux pas. »

Le 7 juillet 1961, la Mère a répondu à une question sur l’aphorisme suivant :

65 — Parce que Dieu est invinciblement grand, Il peut se permettre d’être faible ; parce qu’il est immuablement pur, Il peut impunément s’adonner au péché ; Il connaît éternellement toutes les félicités, c’est pourquoi Il goûte aussi la félicité de la douleur ; Il est inaliénablement sage, c’est pourquoi Il ne s’est pas interdit la folie.

Q : Est-ce qu’on peut dire qu’il arrive vraiment que Dieu soit faible ou que Dieu échoue ? Est-ce que cela arrive vraiment ? Ou est-ce simplement un jeu ?

A : Ce n’est pas comme cela, mon petit ! C’est justement cela, la déformation de l’attitude occidentale moderne par opposition à l’attitude ancienne — pas ancienne, mais l’attitude de la Guîta. Il est extrêmement difficile pour l’esprit occidental de comprendre d’une façon vivante et concrète que TOUT est le Divin. C’est tellement imprégné de l’esprit chrétien, n’est-ce pas, d’un « Dieu créateur » : la création d’un côté et Dieu de l’autre ! […]

Je l’ai observé en moi-même pendant TRÈS longtemps, et il a fallu… À cause de toute la formation subconsciente de l’enfance, à cause du milieu, de l’éducation, etc., il faut arriver à POUSSER au-dedans de ça (Mère touche son propre corps) cette conscience de l’Unité : de l’absolue, EXCLUSIVE, unité du Divin — exclusive en ce sens que rien n’existe que dans cette Unité, même les choses qui nous paraissent les plus repoussantes.

Et c’est contre cela que Sri Aurobindo lutte parce que, lui aussi, il a eu cette éducation chrétienne, lui aussi a dû lutter. Et ces Aphorismes sont le résultat — comme l’épanouissement en fleur — de cette nécessité de lutter contre une formation subconsciente. Et c’est cela qui produit ces questions (Mère prend un ton scandalisé) : « Comment est-ce que Dieu peut être faible ? Comment est-ce que Dieu peut être sot ? Comment… »

Il n’y a pas autre chose que Lui ! C’est cela, n’est-ce pas, qu’il faudrait se répéter du matin au soir, du soir au matin parce qu’on l’oublie toutes les minutes. Il n’y a que Lui, il n’y a pas autre chose que Lui — rien n’existe que Lui, il n’y a pas d’existence sans Lui, il n’y a que Lui !

Dieu selon Sri Aurobindo

80 — Si l’on en croit certaines personnes dévotes, on pourrait s’imaginer que Dieu ne rit jamais ; Heine était plus près de la vérité quand il a découvert en Lui le divin Aristophane.

479 — Un Dieu qui ne peut pas sourire n’aurait pas pu créer cet univers plein d’humour.

Voyons maintenant quelques-unes des « définitions » de « Dieu » données par Sri Aurobindo, en commençant par cette phrase, la plus longue de La Vie divine, sinon de tout son corpus :

Qu’elles [les religions et philosophies humaines] voient confusément le monde comme le corps du Divin, ou la vie comme une grande pulsation du souffle de l’Existence divine, ou toutes les choses comme des pensées du Mental cosmique, ou qu’elles réalisent qu’il y a un Esprit qui leur est supérieur et qui, plus subtil et cependant plus merveilleux, est leur origine et leur créateur ; qu’elles trouvent Dieu dans le seul Inconscient ou considèrent qu’il est l’unique Conscient dans les choses inconscientes ou une Existence supraconsciente ineffable que nous ne pouvons atteindre qu’en abandonnant notre être terrestre et en abolissant le mental, la vie et le corps, ou encore, surmontant la division, en voyant qu’il est tout cela à la fois et en acceptant courageusement les vastes conséquences de cette vision ; qu’elles Lui vouent un culte universel en tant qu Être cosmique ou Le limitent, ainsi qu’elles-mêmes, à la seule humanité à l’instar du positiviste, ou qu’au contraire, emportées par la vision de l’Immuable intemporel et aussi devenu, elles Le rejettent dans la Nature et le Cosmos ; qu’elles L’adorent sous diverses formes, étranges ou belles ou magnifiées de l’ego humain, ou parce qu’il possède à la perfection les qualités auxquelles les hommes aspirent, Sa divinité se révélant à eux comme Pouvoir, Amour, Beauté, Vérité, Justice, Sagesse suprêmes ; qu’elles perçoivent en Lui ce Seigneur de la Nature, Père et Créateur, ou la Nature elle-même et la Mère universelle, qu’en Lui elles poursuivent l’Amant qui attire les âmes ou servent le Maître secret de toute œuvre, qu’elles s’inclinent devant le Dieu unique ou la Divinité multiple, devant l’Homme divin unique ou devant l’unique Divin en tous les hommes ou, avec plus d’ampleur, qu’elles découvrent l’Un dont la présence nous permet de nous unifier en conscience ou dans les œuvres ou dans la vie avec tous les êtres, de nous unifier avec toutes les choses dans le Temps et l’Espace, avec la Nature et ses influences et même avec ses forces inanimées — dans tous les cas, la vérité profonde est toujours et nécessairement la même, parce que tout est l’unique Infini Divin que toutes recherchent. [VD 727-28]

Voici un extrait du commentaire de Sri Aurobindo sur le verset 8 de l’Isha Upanishad.

Lui s’est diffusé, lumineux, incorporel, sans défaut, sans organes, pur, invulnérable au mal. Le Voyant, le Penseur, Celui qui devient tout [8], qui existe en soi, a ordonné les choses selon leur nature depuis les âges infinis.

Dieu est Satchitânanda. Il est existence infinie (Sat), principe de la conscience absolue (Chit), principe de la plénitude de joie (Ananda). C’est cette plénitude elle-même, consciente de l’infinité des possibles de son existence qui, cherchant pour ainsi dire dans leur unité sa propre diversité, devient l’univers. Mais ce sont là des termes abstraits ; et les abstractions ne peuvent, par elles-mêmes, produire de concrètes réalités, ni les états impersonnels des activités personnelles, sans la personne, sans l’être conscient et constitutif.

Il faut donc aller plus loin et considérer la manifestation de Satchitânanda. Par elle la Plénitude de joie se change en Amour, la Conscience se fait à la fois Connaissance et Force, et l’Existence devient l’Être dans la personne et la substance. Mais l’amour n’est pas sans ce qui aime et ce qui est aimé, la connaissance sans ce qui connaît et ce qui est connu, la force sans ce qui est actif et ce qui subit l’action, ni la substance sans la personne, sans l’être conscient et constitutif.

Et ceci parce que les principes originels ne sont point eux-mêmes des abstractions pures et impersonnelles. Dans la joie de Brahman est le Bienheureux, dans la conscience de Brahman est le Conscient, dans l’existence de Brahman, l’Existant ; mais l’objet de la joie et de la conscience en Brahman, les fins et le fond, le terme et la trame de son existence ne sont point autres que Lui-même. Dans l’Être divin, la connaissance, ce qui connaît et ce qui est connu, et par suite, nécessairement, la plénitude de joie, ce qui la goûte et ce qui la donne, sont un.

Une autre définition tirée de La Vie Divine :

Nous sommes partis de l’affirmation que toute l’existence est un Être unique dont la nature essentielle est Conscience, une Conscience unique dont la nature active est Force ou Volonté ; et cet Être est Félicité, cette Conscience est Félicité, cette Force ou cette Volonté est Félicité. Éternelle et inaliénable Béatitude d’Existence, Béatitude de Conscience, Béatitude de Force ou de Volonté, qu’elle soit concentrée en elle-même et au repos, ou bien active et créatrice, tel est Dieu, et tels sommes-nous en notre être essentiel, notre être non phénoménal. Concentré en lui-même, il possède ou plutôt, il est la Béatitude essentielle, éternelle, inaliénable ; actif et créateur, il possède ou plutôt devient la félicité du jeu de l’existence, du jeu de la conscience, du jeu de la force et de la volonté. Ce jeu est l’univers, et cette félicité est la seule cause, le seul mobile et le seul objet de l’existence cosmique. La Conscience divine possède éternellement et inaliénablement ce jeu et cette félicité ; notre être essentiel, notre moi réel qui nous est caché par le faux moi ou ego mental, jouit lui aussi éternellement et inaliénablement de ce jeu et de cette félicité et ne peut en vérité faire autrement, puisqu’il est un en son être avec la Conscience divine. Dès lors, si nous aspirons à une vie divine, nous ne pouvons l’atteindre qu’en dévoilant ce moi voilé en nous, qu’en nous élevant de notre condition présente dans le faux moi ou ego mental à une condition supérieure dans le vrai moi, l’Âtman, qu’en pénétrant dans cette unité avec la Conscience divine, dont quelque chose de supraconscient en nous jouit toujours — autrement, nous ne pourrions exister —, mais qu’a renié notre mentalité consciente. [VD 152-53]

Au cœur de la conception de Dieu de Sri Aurobindo se trouve la distinction entre une conscience mentale et une conscience supramentale — le mental et le surmental — et l’évolution inévitable de cette dernière à partir de la première, consommant l’évolution de la vie et de l’esprit à partir de la matière. La conscience mentale est séparative et égocentrique, tandis que la conscience supramentale est intégrale : un Soi unique qui transcende l’univers, mais qui le constitue et le contient également, afin d’expérimenter et d’exprimer son plaisir inaliénable dans une variété infinie d’actions, de formes et de mouvements.

Le Dieu des fous n’est qu’une caricature égocentrique de Dieu. C’est le genre de Dieu que la conscience mentale égocentrique crée à son image. C’est le Dieu qui crée le monde à partir de poussière sans valeur — tout vient de la poussière et retourne à la poussière, c’est ce que nous dit la Bible (Ecclésiaste 3:20) — et qui sait où il trouve sa poussière. Le Dieu intégral des Upanishads, en revanche, crée le monde à partir de son plaisir infini : « C’est de la Joie que naissent tous ces êtres, c’est par la joie qu’ils existent et grandissent, c’est vers la joie qu’ils retournent » (Taittiriya Upanishad III:6).

Sri Aurobindo a magnifiquement saisi la conception de Dieu par l’esprit — c’est-à-dire le Dieu des fous — dans ces lignes de son poème épique Savitri [p. 657] :

Telle est son offense à la raison humaine :
Connu pour être à jamais inconnaissable,
Être tout et pourtant transcender le tout mystique,
Absolu, et pourtant loger dans un monde de Temps relatif,
Éternel et connaissant tout, et pourtant subir la naissance,
Omnipotent, et jouer avec le Hasard et le Destin,
Esprit, et pourtant être la Matière et le Vide ;
Illimitable par-delà les formes ou noms
Habiter dans un corps, unique et suprême
Et être animal et homme et divin :
Une mer profonde et immobile, il rit dans les vagues qui déferlent :
Universel, il est tout — transcendant, personne.
Pour la vertu humaine, tel est son crime cosmique :
Demeurer tout-puissant par-delà le bien et le mal
Laissant les bons à leur destin dans un monde méchant
Et le mal régner dans cette énorme scène.
Un labeur sans but sauf un rare sens,
Tout semble opposition et lutte et chance
Pour les yeux qui voient un fragment et manquent le tout.

Pour en revenir à l’article de Mme Cohen, je suis tout à fait d’accord avec elle pour dire qu’en ce moment politique particulier, les Américains doivent s’opposer aux nationalistes chrétiens qui utilisent leur pouvoir politique et judiciaire croissant pour supprimer les droits de l’homme fondamentaux. Mais je refuse que l’on jette le bébé avec l’eau du bain. Je déplore que si peu de gens savent qu’il y ait en fait un bébé dans l’eau du bain. J’insiste sur la distinction entre Dieu et le Dieu des fous. Je suis aussi athée que Cohen en ce qui concerne le Dieu des fous. Je déteste le Dieu des religions autant que Mère. Mais je ne suis pas non plus d’accord avec la distinction implicite entre un « pouvoir supérieur » et un « pouvoir humain ». Il s’agit là aussi d’une fausse dichotomie.

La notion selon laquelle « les gens ont organisé le monde tel qu’il est aujourd’hui, et seuls les gens peuvent l’améliorer » est une illusion. En fin de compte, il n’y a qu’une seule puissance, la puissance de Dieu, et elle fonctionne d’une myriade de façons. Actuellement, le pouvoir humain est le mode ou l’aspect le plus important de son fonctionnement, même si la plupart d’entre nous ignorent le rôle largement instrumental que nous jouons. Plus nous nous élevons « de notre statut actuel dans le faux moi ou l’ego mental à un statut plus élevé dans le vrai soi », et plus nous entrons « dans cette unité avec la Conscience Divine dont quelque chose de superconscient en nous jouit toujours », plus le pouvoir de Dieu travaillant à travers nous sera efficace.

Pour conclure, je ne peux que proposer la triade d’aphorismes suivante :

274 — Tu penses que l’ascète dans sa cave ou sur le sommet de sa montagne est une pierre et un fainéant. Qu’en sais-tu ? Peut-être emplit-il le monde des puissants courants de sa volonté et le change-t-il par la pression de son état d’âme.

275 — Ce que le libéré voit en son âme sur le sommet de sa montagne, les héros et les prophètes viennent le proclamer et l’accomplir dans le monde matériel.

276 — Les théosophes ont tort dans leur exposé, mais ils ont raison dans l’essentiel. La Révolution française a eu lieu parce qu’une âme sur les neiges de l’Inde a rêvé de Dieu comme liberté, fraternité et égalité.

Texte original : https://aurocafe.substack.com/p/lets-talk-about-the-g-word

___________________________________

1 La Mère, Entretiens 1950-1951 (Sri Aurobindo Ashram Pondichéry).

2 Nirodbaran, Sri Aurobindo for All Ages, 1889, URL

3 Georges Van Vrekhem, The Mother: The Story of Her Life, p. 37 (Rupa & Co. Kindle Edition 2014).

4 La Mère, Pensées et Aphorismes de Sri Aurobindo, pp. 385-86 (Sri Aurobindo Ashram).

5 Pourquoi « aussi » ? Tout à l’heure, la Mère a répondu à une question sur cet aphorisme : 228 — Celui qui ne tue pas quand Dieu le lui ordonne, sème dans le monde un ravage incalculable. La question était la suivante « Dans quelles sortes de circonstances Dieu donne-t-il l’ordre de tuer ? » À cette question, la Mère a donné cette réponse insaisissable des plus charmantes : « Voilà justement une question à laquelle je ne puis répondre parce que Dieu ne m’a jamais dit de tuer. ».

6 Lorsque la Mère parle de souvenirs de vies antérieures, il faut se souvenir de ce qu’elle a dit en 1957 (L’Agenda de Mère, Vol. 1, pp. 74-75) :

Ceux qui prétendent avoir été tel seigneur du Moyen Âge, ou tel personnage vivant à tel endroit, à telle époque, sont des fantaisistes ; ils sont simplement victimes de leur propre imagination mentale. Ce qui reste des vies antérieures, en effet, ce ne sont pas de belles images d’Épinal où vous vous voyez en grand seigneur dans un château, ou en général victorieux à la tête d’une armée — ça, c’est du roman. Ce qui reste, c’est le souvenir des INSTANTS où l’être psychique a émergé des profondeurs de votre être et s’est révélé à vous, c’est-à-dire le souvenir des instants où vous avez été pleinement conscient. Ce développement de la conscience se fait progressivement à travers l’évolution, et la mémoire des vies passées se limite généralement aux instants critiques de cette évolution, aux grands tournants décisifs qui ont marqué un progrès de votre conscience.

Au moment où l’on vit de telles minutes dans une vie, on ne se préoccupe pas du tout de se souvenir que l’on est Monsieur un tel, vivant à tel endroit et à telle époque — ce n’est pas le souvenir de votre état civil qui reste. Au contraire, on perd conscience de ces petites choses extérieures, accessoires, périssables, pour être tout entier dans le flamboiement de cette révélation de l’âme ou de ce contact divin. Quand on se souvient de ces minutes de nos vies passées, ce souvenir a une telle intensité qu’il semble encore tout proche, encore vivant, et bien plus vivant que la plupart des souvenirs ordinaires de notre vie présente… Alors il se peut que l’on garde le souvenir des circonstances qui ont entouré ces minutes de révélation ou d’inspiration, que l’on revoie un paysage, la couleur d’un vêtement que l’on portait, la couleur de sa propre peau, les choses qui vous entouraient à cette minute — tout cela est fixé d’une façon indélébile avec une intensité extraordinaire, parce que, alors, les choses de la vie ordinaire se révèlent aussi dans leur vraie intensité, leur vraie couleur. La conscience qui se révèle en vous, révèle en même temps la conscience qui est dans les choses. À l’aide de ces détails, on peut parfois reconstituer l’époque à laquelle on vivait ou l’action accomplie, deviner le pays où l’on se trouvait, mais il est très facile aussi de faire du roman et de prendre son imagination pour la réalité.

7 Voir cet article.

8 Chaque mot est significatif. « Le Voyant » signifie le Surmental. « Le Penseur » signifie le mental. « Celui qui devient tout » signifie l’univers matériel.