Erich Fromm
Prophètes et prêtres

Texte de 1967. Le danger nucléaire mentionné dans ce texte peut facilement être remplacé par le mondialisme et ses nombreuses facettes. Lire, par exemple, sur le blog, les textes de James Corbett et de Jessica Rose. On peut dire sans exagérer que jamais la connaissance des grandes idées produites par la race humaine n’a été […]

Texte de 1967. Le danger nucléaire mentionné dans ce texte peut facilement être remplacé par le mondialisme et ses nombreuses facettes. Lire, par exemple, sur le blog, les textes de James Corbett et de Jessica Rose.

On peut dire sans exagérer que jamais la connaissance des grandes idées produites par la race humaine n’a été aussi répandue que de nos jours, et que jamais ces idées n’ont été aussi peu efficaces qu’aujourd’hui. Les idées de Platon et d’Aristote, des prophètes et du Christ, de Spinoza et de Kant sont connues de millions de personnes dans les classes cultivées d’Europe et d’Amérique. Elles sont enseignées dans des milliers d’institutions de haut niveau, et certaines d’entre elles sont prêchées à travers le monde dans les églises de toutes les obédiences. Et tout cela dans un monde qui obéit au principe de l’égoïsme absolu, qui engendre des nationalismes hystériques et qui se prépare à un massacre démentiel à l’échelle du globe. Comment expliquer cette antinomie ?

Les idées n’influencent pas profondément l’homme quand elles ne sont enseignées que comme des idées, des pensées. En général, lorsqu’elles sont présentées de cette façon, elles modifient d’autres idées ; de nouvelles pensées prennent la place des anciennes ; de nouveaux mots remplacent les anciens. Mais il ne s’est rien passé d’autre qu’un changement de concepts et de mots. Pourquoi en serait-il autrement ? Il est extrêmement difficile pour un homme d’être remué par une idée et de saisir une vérité. Pour cela, il lui faut surmonter à la fois une force d’inertie profondément enracinée, et la peur de se tromper ou de s’écarter du troupeau. Le seul fait de connaître d’autres idées ne suffit pas, même si ces idées sont justes et puissantes. Mais les idées peuvent produire un effet sur un individu si elles sont vécues par celui qui les enseigne ; si, personnifiées par le maître, les idées se font chair. Si une personne exprime l’idée de l’humilité tout en étant humble elle-même, ses auditeurs comprendront ce qu’est l’humilité. Non seulement ils le comprendront, mais ils croiront qu’il parle d’une réalité, au lieu de se contenter de formuler des mots. C’est également vrai pour toutes les idées qu’un philosophe ou un religieux essaie de transmettre.

Ceux qui énoncent des idées – et pas nécessairement des idées neuves – et qui, en même temps, les vivent, nous pouvons les appeler prophètes. C’est exactement ce que faisaient les prophètes de l’Ancien Testament : ils proclamaient l’idée que l’homme doit trouver une réponse au problème de son existence, et que cette réponse est le développement de sa raison, de son amour ; et ils enseignaient que l’humilité et la justice sont indissociables de l’amour et de la raison. Ils vivaient ce qu’ils prêchaient. Bien loin de rechercher le pouvoir, ils l’évitaient ; pas même le pouvoir qu’ils auraient pu détenir en tant que prophètes. Ils n’étaient pas intimidés par les puissants, et disaient la vérité, même si elle devait les conduire à l’emprisonnement, à l’ostracisme ou à la mort. Ils n’étaient pas de ceux qui se mettent à l’écart pour attendre passivement les événements. Ils réagissaient à autrui, parce qu’ils se sentaient responsables. Ce qui arrivait aux autres leur arrivait à eux. L’humanité ne leur était pas extérieure : elle habitait en eux. Parce qu’ils voyaient la vérité, ils se faisaient un devoir de la dire ; ils ne menaçaient pas mais mettaient en évidence les choix qui s’offraient aux hommes. Le prophète, toutefois, ne désire pas en être un ; seuls les faux prophètes ont cette ambition. Il est simple de devenir prophète, car les choix qu’il distingue sont très simples. Le prophète Amos a exprimé cette idée sous une forme très succincte : « Le lion rugit : qui ne serait effrayé ? Le Seigneur, l’Éternel parle : qui ne prophétiserait ? » L’expression « Dieu parle » signifie simplement ici que le choix est clair. Il ne peut plus y avoir de doute. Impossible de s’échapper. L’homme qui se sent responsable n’a donc pas d’autre alternative que de devenir prophète, qu’il ait été berger ou vigneron, ou qu’il ait élaboré et enseigné des idées. Le rôle du prophète est de montrer la réalité, de montrer les choix et de protester ; son rôle est de parler haut et fort, pour réveiller l’homme de son demi-sommeil habituel. C’est la situation historique qui fait les prophètes et non pas le désir d’en être un.

Nombreuses sont les nations qui ont eu leurs prophètes. Le Bouddha vivait son enseignement ; le Christ s’est fait chair ; Socrate est mort pour ne pas avoir renoncé à ses idées ; Spinoza les a vécues. Et tous ont profondément marqué de leur empreinte la race humaine parce que leurs idées se manifestaient dans leur chair.

Les prophètes n’apparaissent que de loin en loin dans l’histoire de l’humanité. Ils laissent derrière eux leur message en mourant. Le message est accepté par des millions d’hommes, et leur devient précieux. C’est pourquoi les idées peuvent être exploitées par d’autres, qui peuvent profiter de l’attachement des individus à ces idées, et cela dans leur propre intérêt : pour faire la loi et diriger. Appelons prêtres ces hommes qui se servent des idées enseignées par les prophètes. Ceux-ci vivent leurs idées. Les prêtres les administrent aux gens qui y sont attachés. L’idée a perdu sa vitalité. Elle est devenue une formule. Les prêtres affirment qu’il est très important que l’idée soit formulée ; naturellement, la formulation devient toujours importante une fois que l’expérience est morte ; autrement, comment pourrait-on contrôler des individus par l’intermédiaire de leurs pensées, s’il n’existait pas de formulation « correcte » ? Les prêtres utilisent les idées pour organiser les hommes, pour les contrôler en s’assurant que l’idée est convenablement exprimée ; et quand ils ont suffisamment anesthésié l’homme, ils le déclarent incapable d’être éveillé et de diriger lui-même sa vie, alors qu’eux, les prêtres, agissent par devoir, ou même par compassion en remplissant leur rôle : diriger les hommes qui, livrés à eux-mêmes, auraient peur de la liberté. Tous les prêtres, il est vrai, ne se sont pas comportés de cette façon ; mais, pour la plupart, ils l’ont fait, et en particulier ceux qui détenaient le pouvoir.

Il n’y a pas que dans la religion que l’on trouve des prêtres. Il y a des prêtres dans les domaines de la philosophie et de la politique. Toute école philosophique a ses prêtres. Ils sont souvent très cultivés. Leur affaire est de répandre l’idée du penseur originel, de la faire connaître, de l’interpréter, de la transformer en objet de musée, pour qu’elle ne se perde pas. Et il y a les prêtres politiques ; nous en avons vu beaucoup au cours des cent cinquante dernières années. Ils ont régi l’idée de liberté, pour protéger les intérêts économiques de leur classe sociale. Au XXe siècle, ils ont pris la relève de l’administration des idées du socialisme. Alors que ces idées avaient pour but la libération et l’indépendance de l’homme, les prêtres ont proclamé d’une façon ou d’une autre que l’homme n’était pas capable d’être libre, ou, du moins, qu’il en serait incapable pendant longtemps. En attendant, les prêtres étaient contraints d’assurer l’intérim, de décider de la formulation des idées et de distinguer les croyants fidèles de ceux qui ne l’étaient pas. Les prêtres décontenancent en général la masse, car ils se posent en successeurs du prophète, et prétendent vivre ce qu’ils professent. Pourtant, alors qu’un enfant pourrait voir qu’ils vivent exactement à l’opposé de ce qu’ils enseignent, l’immense majorité des gens subissent un lavage de cerveau, et finissent par croire que, si les prêtres vivent dans la splendeur, c’est par esprit de sacrifice, parce qu’ils personnifient la grande idée ; et que, s’ils tuent impitoyablement, c’est uniquement au nom de la foi révolutionnaire.

Aucune situation historique ne pourrait être plus favorable que la nôtre à l’apparition de prophètes. L’existence de la race humaine est menacée par la préparation démentielle de la guerre atomique. Une mentalité datant de l’âge de la pierre et l’aveuglement ont amené la race humaine à s’acheminer rapidement vers la fin tragique de son histoire, à l’instant même où elle approche de son apogée. C’est à ce stade de son histoire que l’humanité a besoin de prophètes, même s’il est douteux que leurs voix l’emportent sur celles des prêtres.

Parmi les rares hommes chez qui l’idée s’est faite chair et que la situation historique de l’humanité a transformés de professeurs en prophètes, il faut compter Bertrand Russell. C’est un grand penseur, mais cela n’ajoute rien d’essentiel à sa qualité de prophète. Avec Einstein et Schweitzer, il représente la réponse de l’humanité occidentale à la menace dirigée contre son existence, car ils ont tous les trois élevé la voix, lancé leurs avertissements et désigné les alternatives. Schweitzer, en travaillant à Lambaréné, a vécu dans l’esprit du christianisme. Einstein a vécu dans l’esprit de la raison et de l’humanisme en refusant de se joindre aux voix hystériques du nationalisme de l’intelligentsia, en 1914 et, par la suite, à différentes reprises. Bertrand Russel, dans ses livres, pendant plusieurs décennies, a exprimé ses idées sur la rationalité et l’humanisme ; puis il est monté en premières lignes pour montrer à tous les hommes que quand les lois d’un pays sont en contradiction avec les lois de l’humanité, un homme digne de ce nom se doit de choisir les lois de l’humanité.

Bertrand Russell s’est rendu compte que l’idée, même incarnée par une personne, ne prend une signification sociale que si elle s’incarne dans un groupe. Quand Abraham a discuté avec Dieu du sort de Sodome, défiant la justice divine, il a demandé que la ville fût épargnée s’il s’y trouvait dix justes. S’il y en avait moins de dix, si l’idée de justice ne s’était pas incarnée dans ce groupe infime, alors, Abraham lui-même ne pouvait pas espérer sauver la ville. Bertrand Russell a essayé de prouver que les dix existent, qui peuvent sauver la cité. C’est pourquoi il a organisé les gens, a fait avec eux des marches et des « sit-in », a été emmené avec eux dans les fourgons de la police. Il prêchait dans le désert, mais sa voix n’était pas isolée. Il était le chef d’un chœur ; seule l’histoire des prochaines années dira s’il s’agissait du chœur d’une tragédie grecque, ou de celui de la Neuvième Symphonie de Beethoven.

Parmi toutes les idées incarnées par Bertrand Russell, la première à citer est sans doute celle du droit et du devoir de l’homme à la désobéissance.

Je ne veux pas parler de la désobéissance du « révolté sans cause », qui désobéit parce que son seul engagement dans la vie est de dire « non ». Ce genre de désobéissance révoltée est aussi aveugle et impuissante que son contraire, l’obéissance conformiste, qui est incapable de dire « non ». Je parle de l’homme qui peut dire « non » parce qu’il peut s’affirmer, et qui peut désobéir pour l’unique raison qu’il obéit à sa conscience et aux principes qu’il s’est choisis ; je parle du révolutionnaire et non pas du révolté.

Dans la plupart des systèmes sociaux, l’obéissance est la vertu suprême, et la désobéissance le pire des péchés. En fait, dans notre culture, quand des individus se sentent « coupables », le plus souvent, en réalité, ils ont peur, parce qu’ils ont désobéi. Ils ne sont pas vraiment troublés par un problème moral, contrairement à ce qu’ils pensent, mais par le fait d’avoir désobéi à un ordre. Cela n’a rien de surprenant ; après tout, la doctrine chrétienne a interprété la désobéissance d’Adam comme un acte qui l’a corrompu, lui et sa descendance, d’une façon si profonde que seule la grâce de Dieu peut sauver l’homme de sa flétrissure. Cette idée, bien sûr, était en harmonie avec la fonction sociale de l’Église qui renforçait le pouvoir des gouvernants en dénonçant le caractère criminel de la désobéissance. Seuls les hommes qui prenaient à la lettre les leçons bibliques d’humilité, de fraternité et de justice se révoltaient contre le pouvoir séculier ; il en découlait que l’Église, le plus souvent, les considérait comme des rebelles et les accusait d’avoir péché contre Dieu. Le protestantisme n’y changea rien. Au contraire, tandis que l’Église catholique continuait de faire la différence entre le pouvoir séculier et le pouvoir spirituel, le protestantisme s’allia avec le pouvoir séculier. Luther n’a fait qu’exprimer vigoureusement, et pour la première fois, cette tendance quand il a écrit, à propos de la révolte des paysans allemands, au XVIe siècle : « Devons-nous laisser agir ceux qui pillent, ceux qui tuent secrètement ou ouvertement ? N’oublions pas que rien n’est plus venimeux, plus nocif, plus diabolique qu’un rebelle. »

En dépit de la disparition de la terreur religieuse, les systèmes politiques autoritaires continuèrent de faire de l’obéissance la pierre angulaire de leur existence. Les grandes révolutions du XVIIe et du XVIIIe siècle combattirent le pouvoir monarchique, mais, bientôt, l’homme recommença à vouer obéissance aux successeurs du roi, quels qu’ils fussent. Où en est l’autorité aujourd’hui ? Dans les pays totalitaires, c’est l’autorité déclarée de l’État, appuyée par le renforcement du respect de l’autorité, dans les familles et dans les écoles. Les démocraties occidentales, d’autre part, se vantent d’avoir dépassé l’autoritarisme du XIXe siècle. Mais est-ce exact ? Ou le caractère de l’autorité, tout au moins, a-t-il vraiment changé ?

Nous vivons au siècle des bureaucraties hiérarchiquement organisées, qu’il s’agisse du gouvernement, des affaires, ou des syndicats. Ces bureaucraties administrent les choses et les hommes, comme s’il s’agissait d’une seule et unique affaire ; elles suivent certains principes, en particulier le principe économique du bilan équilibré, de la quantification, du rendement maximal et du profit, et elles fonctionnent pour l’essentiel comme le ferait un ordinateur programmé avec ces principes. L’individu devient un numéro matricule, se transforme en objet. Mais comme il n’y a pas d’autorité déclarée, comme il n’est pas « obligé » d’obéir, l’individu a l’illusion d’agir volontairement, et de n’obéir qu’à une autorité « rationnelle ». Qui pourrait désobéir à ce qui est « raisonnable » ? Qui pourrait désobéir à la bureaucratie-ordinateur ? Comment pourrait-on désobéir, alors qu’on n’a pas même conscience d’obéir ? Il en va de même de la famille et de l’éducation. La dépravation des théories de l’éducation progressiste a abouti à une méthode où on ne dit pas à l’enfant ce qu’il doit faire, où on ne lui donne pas d’ordres, et où, si on lui en donne, on ne le punit pas s’il s’abstient de les exécuter. L’enfant « s’exprime », c’est tout. Mais, dès les premiers temps de sa vie, et par la suite, il est imprégné d’un respect invraisemblable pour la conformité, de la peur d’être « différent », d’être mis à l’écart du troupeau. L’« homme de l’organisation », ainsi élevé dans sa famille et à l’école, et plus tard dans la grande organisation, a des opinions, mais pas de convictions ; il s’amuse, mais il est malheureux ; il est même prêt à sacrifier sa vie et celle de ses enfants en obéissant volontairement à des pouvoirs impersonnels et anonymes. Il accepte les calculs des morts éventuels, qui sont devenus à la mode entre gens qui discutent de la guerre thermonucléaire : l’anéantissement de la moitié de la population d’un pays… « tout à fait acceptable » ; les deux tiers détruits… « peut-être inacceptable » !

La question de la désobéissance revêt aujourd’hui une importance vitale. L’histoire humaine, selon la Bible, a commencé par une désobéissance (Adam et Ève) ; selon le mythe grec, la civilisation a débuté par la désobéissance de Prométhée ; il n’est pas invraisemblable que l’histoire humaine se termine par un acte d’obéissance ; par l’obéissance aux autorités, qui elles-mêmes obéissent aux fétiches archaïques de la « Souveraineté de l’État », l’« Honneur national », la « Victoire militaire », et qui donneront à ceux qui obéissent à ces autorités et à leurs fétiches l’ordre d’appuyer sur les boutons fatals.

La désobéissance, alors, dans le sens où nous l’exprimons ici, est un acte d’affirmation de la raison et de la volonté. Ce n’est pas essentiellement une attitude orientée contre quelque chose, mais pour quelque chose : pour la capacité de l’homme de voir, de dire ce qu’il voit, et de refuser de dire ce qu’il ne voit pas. Pour agir ainsi, il n’a pas à être agressif, ni rebelle ; il doit avoir les yeux ouverts, être pleinement éveillé, et désireux de prendre la responsabilité d’ouvrir les yeux de ceux qui risquent de mourir parce qu’ils sont à demi endormis.

Karl Marx a écrit que Prométhée, qui « préférait être enchaîné à son rocher plutôt que d’être l’esclave docile des dieux », est le patron de tous les philosophes. Cela revient à renouveler la fonction prométhéenne de la vie. L’idée de Marx désigne clairement le problème du rapport entre la philosophie et la désobéissance. La plupart des philosophes n’ont pas désobéi aux autorités de leur temps. Socrate a obéi en se donnant la mort ; Spinoza, plutôt que d’entrer en conflit avec le pouvoir, a renoncé au professorat ; Kant était un citoyen loyal ; Hegel, dans ses dernières années, a renié les attaches révolutionnaires de sa jeunesse pour célébrer l’État. Malgré tout, Prométhée était leur patron. À vrai dire, ils se cantonnaient dans leurs salles de cours et leur bureau, et n’affrontaient pas la place publique, et cela pour de nombreuses raisons dont je ne parlerai pas maintenant. Mais, en tant que philosophes, ils désobéissaient à l’autorité des pensées et des concepts traditionnels, et aux clichés qui étaient crus et enseignés. Ils apportaient la lumière, ils réveillaient les gens de leur demi-sommeil, ils « osaient savoir ».

Le philosophe désobéit aux clichés et à l’opinion publique parce qu’il obéit à la raison et à l’humanité. Parce que la raison est universelle et franchit toutes les frontières nationales, le philosophe qui obéit à la raison est citoyen du monde ; l’homme est son objet, et non pas telle ou telle personne, telle ou telle nation. Son pays est le monde, et non l’endroit où il est né.

Personne n’a exprimé plus brillamment que Bertrand Russell la nature révolutionnaire de la pensée. Dans Principles of Social Reconstruction (1916), il écrit :

« Rien ne fait plus peur aux hommes que la pensée, même la ruine, même la mort. La pensée est subversive et révolutionnaire, destructive et effrayante ; la pensée est impitoyable pour les privilèges, l’ordre établi et les habitudes confortables ; la pensée est anarchique et sans loi, indifférente à l’autorité, peu soucieuse de la sagesse éprouvée des nations. La pensée contemple le fond de l’enfer, et elle n’a pas peur. Elle voit l’homme, ce point infime, et s’avance avec orgueil, aussi impassible que si elle était maîtresse de l’univers. La pensée est grandiose, prompte, et libre ; elle est la lumière du monde, et le principal titre de gloire de l’homme.

Mais pour que la pensée devienne le bien du plus grand nombre, et non le privilège de quelques-uns, il faut en finir avec la peur. C’est la peur qui retient les hommes ; peur que leurs chères croyances ne soient finalement que des illusions, peur que les institutions qui leur permettent de vivre ne soient nocives, peur d’être eux-mêmes moins respectables qu’ils ne le pensent. “Le travailleur serait libre de réfléchir à la propriété ? Alors, quel serait notre sort, à nous, les riches ? Les jeunes, filles et garçons, penseraient librement au sexe ? Alors, que deviendrait la morale ? Les soldats seraient libres de penser à la guerre ? Que deviendrait alors la discipline des armées ? Que bannie soit la pensée ! Qu’elle retourne dans l’ombre des préjugés ! Sinon, la propriété, la morale et la guerre seraient en danger ! Mieux vaut des hommes stupides, paresseux, oppresseurs que la liberté de leur pensée. Car si leur pensée était libre, ils ne penseraient plus comme nous. Et ce désastre doit être évité à tout prix.” Ainsi parlent les adversaires de la pensée, dans les profondeurs inconscientes de leur esprit. Et ainsi agissent-ils dans leurs églises, leurs écoles, leurs universités. »

La capacité de Bertrand Russell à la désobéissance est enracinée non pas dans quelque principe abstrait, mais dans l’expérience la plus réelle qui soit : l’amour de la vie. Cet amour de la vie illumine tous ses écrits et le personnage lui-même. C’est une qualité rare de nos jours, particulièrement dans les pays où les hommes vivent au sein de l’abondance. Beaucoup confondent plaisir et joie, excitation et intérêt, consommer et être. Le slogan nécrophile : « Vive la mort », qui ne fut consciemment utilisé que par les fascistes, emplit le cœur d’un grand nombre d’individus vivant dans l’abondance, bien qu’ils n’en aient pas eux-mêmes conscience. C’est dans ce fait, semble-t-il, que réside l’une des raisons expliquant pourquoi la majorité des individus se résignent à accepter la guerre atomique, et, par conséquent, la destruction de la civilisation, et pourquoi on prend si peu de mesures pour empêcher la catastrophe. Bertrand Russell, au contraire, lutte contre le massacre menaçant, non parce qu’il est un pacifiste, ou au nom de quelque principe abstrait, mais précisément parce qu’il est un homme qui aime la vie.

Pour la même raison, il n’a que faire des gens qui se plaisent à insister sur la méchanceté humaine, ce qui revient en fait à parler beaucoup plus d’eux-mêmes et de leur humeur sombre que des hommes en général. Non pas que Bertrand Russell ait été un romantique sentimental. Il avait la tête solide, un esprit mordant, critique, réaliste ; il était conscient de la profondeur du mal et de la stupidité que l’on trouve au cœur de l’homme, mais il ne confondait pas ce fait avec une prétendue corruption innée servant à rationaliser le point de vue de ceux qui sont trop pessimistes pour croire l’homme capable de créer un monde où il pourrait se sentir chez lui. Voici ce qu’écrivait Bertrand Russell dans Mysticism and Logic : A Free Man’s Worship (1903 ; tr fr Mysticisme et Logique) :

« Mis à part les rares esprits qui sont nés sans péché, il y a une caverne obscure à traverser avant de pouvoir pénétrer dans ce temple. La porte de la caverne est le désespoir et son sol est pavé des tombeaux des espoirs abandonnés. Là, l’égoïsme doit mourir ; là, l’impatience, l’avidité du désir indompté doivent être tuées, car c’est le seul moyen, pour l’âme, de se libérer de l’empire du Destin. Mais, à la sortie de la caverne, la Porte du Renoncement s’ouvre de nouveau sur la lumière de la sagesse dont le rayonnement permet à une nouvelle perception des choses, à une nouvelle joie, à une nouvelle tendresse de briller pour réjouir le cœur du pèlerin. »

Et plus tard, dans Philosophical Essays (1910) :

« Mais pour ceux qui sentent que la vie sur cette planète serait une vie de prison, s’il n’y avait les fenêtres donnant sur l’au-delà d’un monde plus étendu ; pour ceux qui estiment que croire à la toute-puissance de l’homme est prétentieux, qui aspirent à la liberté stoïque qui naît des passions maîtrisées, plutôt qu’à la domination napoléonienne qui voit les royaumes de ce monde à ses pieds ; en un mot, pour les hommes qui ne considèrent pas l’homme comme un objet digne de leur adoration, le monde du pragmatiste semblera étroit et mesquin, voué à dépouiller la vie de tout ce qui lui donne de la valeur, et à amoindrir l’homme lui-même en privant l’univers qu’il contemple de toute sa splendeur. »

Russell a exprimé remarquablement ses idées sur la prétendue méchanceté de l’homme dans Unpopular Essays (1950) :

« Les enfants, après avoir été des suppôts de Satan dans la théologie traditionnelle, et des anges mystiquement radieux dans l’esprit des réformateurs de l’éducation, sont redevenus des petits démons… non pas des diables théologiques inspirés par le Malin, mais des abominations scientifiques freudiennes inspirées par l’inconscient. Ils sont, il faut le dire, beaucoup plus mauvais qu’ils ne l’étaient dans les diatribes des moines ; ils affichent, dans les manuels modernes, une ingéniosité et une insistance à imaginer le péché, auxquelles rien ne peut être comparé dans le passé, mis à part saint Antoine. Tenons-nous là, enfin, la vérité objective ? Ou s’agit-il simplement d’une compensation imaginaire de l’adulte, parce qu’il n’a plus le droit de fesser les petites pestes ? Laissons la réponse aux freudiens, chacun parlant au nom de tous. »

Une autre citation de ce penseur humaniste montrera combien il savait apprécier cette joie de vivre :

« L’amant, le poète et le mystique, écrivait-il dans The Scientific Outlook (1931), éprouvent une pleine satisfaction que celui qui recherche le pouvoir ne trouvera jamais, car ils peuvent retenir l’objet de leur amour, tandis que l’autre doit sans cesse s’engager dans quelque nouvelle manipulation pour ne pas souffrir d’un sentiment de vide. Quand je viendrai à mourir, je n’aurai pas l’impression d’avoir vécu en vain. J’ai vu la terre rougir au crépuscule, la rosée étinceler à l’aurore et la neige scintiller sous un soleil glacial ; j’ai senti l’odeur de la pluie après la sécheresse, et j’ai entendu l’Atlantique démonté battre le rivage de granit des Cornouailles. La science accorde ces joies, et bien d’autres, à une multitude de personnes qui, sans elle, ne les connaîtraient pas. Dans ce cas, la puissance de la science est sagement employée. Mais lorsqu’elle arrache à la vie des moments auxquels la vie doit sa valeur, la science, alors, ne mérite pas d’être admirée, malgré tout le soin, toute l’intelligence qu’elle consacre à mener les hommes sur le chemin du désespoir. »

Bertrand Russell est un intellectuel, un homme qui croit en la raison. Mais combien il est différent de tant d’hommes qui font profession d’intellectualisme ! Avec ces derniers, ce qui compte, c’est la compréhension intellectuelle du monde. Ils sont persuadés que leur intellect exalte la réalité et que rien d’important ne peut lui échapper. Ils adoptent une attitude sceptique vis-à-vis de tout ce qu’ils ne peuvent inclure dans une formule intellectuelle, mais ils sont naïvement crédules envers leur propre approche scientifique. Ils sont plus intéressés par le produit de leur pensée que par le cheminement de la lumière dans l’esprit du chercheur. Russell parlait de ce type de processus intellectuel à propos du pragmatisme, dans Philosophical Essays (1910) :

« Le pragmatisme, écrivait-il, fait appel à l’état d’esprit qui trouve à la surface de cette planète la totalité de son matériel imaginatif ; qui fait confiance au progrès, tout en étant inconscient des limites non humaines du pouvoir de l’homme ; qui aime se battre, avec tous les risques que cela comporte, parce qu’il ne doute pas de la victoire ; qui tient à la religion, comme il tient aux chemins de fer et à la lumière électrique, en tant que réconfort et secours dans les affaires de ce monde, et non pas en tant que moyen de procurer des objets non humains capables de satisfaire l’appétit de perfection et de ce qui peut être vénéré sans réserve. »

Pour Russell, contrairement au pragmatisme, la pensée rationnelle n’est pas une quête de certitude, mais une aventure, un acte d’autolibération et de courage, qui change le penseur en le rendant plus éveillé, plus vivant.

Bertrand Russell était un homme de foi ; il ne s’agit pas de la foi dans le sens théologique du terme, mais de la foi à l’égard du pouvoir de la raison, de la capacité de l’homme à créer son propre paradis, par ses propres efforts. Dans Man’s Peril from the Hydrogen Bomb (1954) il écrivait :

« Si on tient compte du temps géologique, l’Homme n’est apparu qu’à une époque très récente – il y a un million d’années au maximum. Ce qu’il a accompli, surtout au cours des six mille dernières années, est quelque chose de tout à fait nouveau dans l’histoire du cosmos, du moins dans la mesure où nous la connaissons. Depuis les temps les plus reculés, le soleil s’est levé et s’est couché, la lune a crû et décru, les étoiles ont brillé dans la nuit ; mais ce n’est qu’à partir de l’apparition de l’homme que tout cela a été compris. Dans l’univers immense de l’astronomie, et dans le monde minuscule de l’atome, l’Homme a dévoilé des secrets qu’on aurait pu croire insondables. Dans les domaines de l’art, de la littérature et de la religion, quelques hommes ont manifesté une sublimité de sentiments qui rend l’espèce digne d’être préservée. Tout cela devra-t-il finir dans l’horreur parce que seule une minorité est capable de penser à l’Homme et non pas à tel ou tel groupe d’hommes ? Notre race est-elle si dénuée de sagesse, si incapable d’amour impartial, si aveugle aux principes de l’autoconservation, que l’ultime preuve de son intelligence infirme serait l’extinction de toute vie sur notre planète ? Car les hommes ne seront pas seuls à périr : périront également les animaux et les plantes, que personne ne peut accuser de communisme ou d’anticommunisme.

Je ne peux pas croire que telle sera la fin. Je voudrais que les hommes oublient pour quelque temps leurs querelles et réfléchissent à ceci : s’ils s’accordent la survie, il y a toute raison de croire que les accomplissements de l’avenir dépasseront incommensurablement ceux du passé. Nous avons devant nous, si nous le voulons, un progrès continu vers le bonheur, le savoir et la sagesse. Au lieu de cela, choisirons-nous la mort, parce que nous sommes incapables d’oublier nos querelles ? En tant qu’être humain, j’en appelle aux êtres humains : souvenez-vous de votre humanité, et oubliez le reste. Si vous pouvez agir ainsi, la voie s’ouvrira vers un nouveau paradis ; si vous ne le pouvez pas, rien d’autre ne vous attendra que la mort universelle. »

Cette foi de Russell est enracinée dans une qualité sans laquelle ni sa philosophie ni sa lutte ne pourraient être comprises : son amour de la vie.

Pour beaucoup de gens, cela ne signifie pas grand-chose ; ils croient que tout le monde aime la vie. Chacun, n’est-il pas vrai, s’accroche à la vie quand il est menacé, et tire de la vie le maximum d’amusement et de plaisir !

Tout d’abord, on ne s’accroche pas à la vie quand on est menacé ; autrement, comment pourrait-on expliquer la passivité des individus devant la menace du carnage nucléaire ? En outre, ils confondent plaisir et joie, amusement et amour de la vie. Ils sont « sans joie au sein de l’abondance ». Le fait est que les vertus tant vantées du capitalisme – l’initiative individuelle, le goût du risque, l’indépendance – ont disparu depuis longtemps de la société industrielle, et ne se trouvent guère que dans les westerns et chez les gangsters. Dans l’industrialisme bureaucratisé, centralisé, quelle que soit l’idéologie politique dominante, un nombre de plus en plus grand d’individus sont dégoûtés de la vie et aspirent à la mort pour surmonter leur ennui. Il y a ceux qui disent : « Plutôt être mort que rouge », mais, au fond, leur devise est : « Plutôt être mort que vivant ! » Comme je l’ai dit plus haut, la forme extrême de cette orientation se trouve chez les fascistes, qui avaient pour devise : « Vive la mort ! » Personne ne s’en est rendu compte plus clairement que Miguel de Unamuno, lorsqu’il prit la parole, pour la dernière fois de sa vie, à l’université de Salamanque, dont il était recteur au début de la guerre civile espagnole. C’était à l’occasion d’un discours du général Millan Astray qui avait pour devise « Viva la muerte ! » (Vive la mort) ; l’un de ses partisans la cria du fond de l’amphithéâtre. Quand le général eut terminé son discours, Unamuno se leva et dit :

« … Je viens d’entendre un cri nécrophile insensé : “Vive la mort !” Et moi qui ai passé ma vie à formuler des paradoxes qui ont soulevé la colère des autres, je dois vous dire, en vertu de mon autorité d’expert, que ce paradoxe incongru me répugne. Le général Millan Astray est un infirme, et je dis cela sans sous-entendu méprisant. C’est un invalide de guerre. Cervantès l’était aussi. Malheureusement, il y a trop d’invalides en Espagne en ce moment. Et bientôt il y en aura encore davantage si Dieu ne vient pas à notre secours. Il m’est pénible de penser que le général Millan Astray s’arroge le droit de fixer le modèle de la psychologie des masses. Un infirme qui est dépourvu de la grandeur d’âme d’un Cervantès risque de chercher un sinistre soulagement en provoquant des mutilations autour de lui. »

Sur ces paroles, Millan Astray fut incapable de se retenir plus longtemps. « Abajo la intelligencia ! » (À bas l’intelligence !) Les phalangistes répondirent à sa remarque par une clameur approbatrice. Mais Unamuno poursuivit :

« Nous sommes ici dans le temple de l’intelligence. Et je suis son grand prêtre. C’est vous qui profanez ces lieux sacrés. Vous vaincrez, parce que vous avez plus qu’il n’en faut de force brutale. Mais vous ne convaincrez pas. Car, pour convaincre, il vous faudrait persuader. Et pour persuader, il vous faudrait quelque chose que vous n’avez pas : la Raison et le Droit à l’appui de votre lutte. Je considère qu’il est vain de vous exhorter à penser à l’Espagne. Moi, je l’ai fait. »

Cependant, l’attrait de la mort, qu’Unamuno appelait « nécrophilie », n’est pas seulement un produit de la pensée fasciste. C’est un phénomène profondément enraciné dans une culture de plus en plus dominée par les organisations bureaucratiques des grandes sociétés, des gouvernements et des armées, et par le rôle central des objets, des gadgets et des machines fabriqués par l’homme. Cet industrialisme bureaucratique tend à faire des êtres humains des choses. Il tend à remplacer la nature par des dispositifs techniques, l’organique par l’inorganique.

L’une des premières manifestations de cet amour de la destruction et des machines, et du mépris de la femme (la femme est pour l’homme une manifestation de la vie, comme l’homme l’est pour la femme), est le manifeste futuriste de Marinetti (1909), qui fut l’un des précurseurs intellectuels du fascisme italien. Il écrivait :

« … 4. Nous disons que la magnificence du monde a été enrichie d’une nouvelle splendeur : la splendeur de la vitesse. La voiture de course au capot orné de grandes tubulures semblables à des serpents au souffle explosif…, la voiture rugissante qui semble foncer comme la mitraille, est plus belle que la victoire de Samothrace.

5. Nous chanterons un hymne à la gloire de l’homme au volant qui projette la lance de son esprit d’un bout à l’autre de la terre, en suivant le cercle de son orbite.

8. Nous nous situons sur le promontoire le plus avancé des siècles ! Pourquoi regarderions-nous en arrière, alors que ce que nous voulons, c’est briser les portes mystérieuses de l’impossible ? Le temps et l’espace sont morts hier. Nous vivons déjà dans l’absolu, puisque nous avons créé la vitesse, éternelle et omniprésente.

9. Nous glorifierons la guerre – la seule hygiène du monde –, le militarisme, le patriotisme, la démarche destructive des pourvoyeurs de la liberté, les idées magnifiques qui méritent que l’on se sacrifie pour elles, et le mépris de la femme.

10. Nous détruirons les musées, les bibliothèques, les académies de toute sorte, nous combattrons le moralisme, le féminisme, toute lâcheté opportuniste ou utilitaire. »

Il n’existe pas parmi les êtres humains de plus grande distinction que celle qui sépare ceux qui aiment la vie de ceux qui aiment la mort. L’amour de la mort est une acquisition spécifiquement humaine. L’homme est le seul animal qui puisse s’ennuyer, le seul qui puisse aimer la mort. L’homme impuissant (je ne parle pas ici de l’impuissance sexuelle) ne peut créer la vie, mais il peut la détruire, et donc la transcender. L’amour de la mort, au sein de la vie, est l’ultime perversion. Certains, les vrais nécrophiles, célèbrent la guerre et l’encouragent, tout en étant pour la plupart inconscients de leur motivation, et ils rationalisent leur passion en prétendant se mettre au service de la vie, de l’honneur et de la liberté. Ils sont probablement une minorité ; mais il y a tous ceux qui n’ont jamais choisi entre la vie et la mort et qui, pour le cacher, se livrent à de vaines activités. Ils ne célèbrent pas la destruction, mais ne célèbrent pas non plus la vie. Il leur manque la joie de vivre qui leur serait nécessaire pour s’opposer vigoureusement à la guerre.

Goethe a dit un jour que la distinction la plus profonde, entre différentes périodes de l’histoire, est la croyance et la non-croyance ; et il ajoutait que toutes les époques dominées par la foi sont brillantes, exaltantes et enrichissantes, alors que les autres disparaissent, parce que personne n’a envie de se consacrer à des activités infructueuses. La « foi » dont parle Goethe est profondément enracinée dans l’amour de la vie. Les cultures qui créent les conditions permettant d’aimer la vie sont aussi des cultures de foi ; ceux qui ne peuvent créer cet amour sont également incapables de susciter la croyance.

Bertrand Russell est un homme de foi. À lire ses livres, et à observer ses activités en faveur de la paix, il me semble que l’amour de la vie soit le principal ressort de sa personnalité. Il met le monde en garde contre la catastrophe qui le menace, tout comme le faisaient les prophètes, car il aime la vie sous toutes ses formes, toutes ses manifestations. Comme les prophètes, également, il n’est pas un déterministe prétendant que l’avenir de l’histoire est déjà déterminé ; il est un « alternativiste » qui considère qu’il existe certaines alternatives limitées, mais identifiables, pour tout ce qui est déterminé. Nous avons le choix entre l’interruption de la course aux armements nucléaires et la destruction. La voix de ce prophète peut l’emporter sur les voix de la catastrophe et de la lassitude : tout dépend du degré de vitalité que le monde, et tout particulièrement les jeunes générations, ont conservé. Si nous sommes destinés à périr, nous ne pouvons pas dire que nous n’avons pas été avertis.