docteur Jacques Vigne
Psychologie de la violence dans notre société

La meilleure prévention contre une éventuelle manipulation de notre esprit reste de retourner à soi-même : savoir se désidentifier des circuits émotionnels tout faits qui viennent s’interposer entre nous et les autres, entre nous et la réalité. Savoir remettre en question ses croyances automatiques, ses préjugés, avant que d’autres viennent les remettre en question…

Jacques Vigne,  médecin psychiatre de formation, il a quitté une profession lucrative pour aller vivre en Inde et étudier les rapports subtils entre le corps, l’esprit et l’âme. Adepte de l’école hindou du vedanta, il expérimente les processus de méditation de la tradition hindoue et les confronte aux données de la science médicale. Il est l’auteur de nombreux ouvrages dont Soigner son âme, Éléments de psychologies spirituelle, La mystique du silence etc…

(Revue Itinérance. No 2. Novembre 1986)

De quoi a-t-on peur ? De ce qui nous fait violence. De l’accident banal à l’agression permanente, celle que l’on vit sans cesse dans nos têtes, dans les images et dans la dramatisation des événements, jusqu’aux malaises créés par les diverses formes d’insécurité. Toute notre structure sociale est imprégnée d’un climat de violence.

Parler de la violence devient banal de nos jours. On a pourtant parfois l’impression qu’il s’agit d’une notion démesurément enflée par les observateurs modernes. En effet, la violence ne fait-elle pas partie de notre vie ? le mot même violence ne vient-il pas du grec bia, qui est presque le même terme que bios, la vie ?

La violence a semblé devenir l’apanage du religieux au temps de Voltaire. Il a mis à la mode le mot fanatique, les fanatici étant à l’origine les fidèles du temple de Bel­lone qui se flagellaient et s’automutilaient pour satisfaire la divinité vengeresse. La Révolution française a malheureusement montré aussitôt après que le fanatisme n’était pas le seul fait de la religion. La violence est certainement très représentée bien ail­leurs que chez nous. Qu’il suffise de rappeler ici le décor de la Bhagavad-Gîtâ, en plein champ de bataille, juste avant une lutte fratricide. La dégradation violente de la jeunesse, si inquiétante de nos jours, n’est pas non plus un phénomène nouveau. On trouve par exemple sur une tablette d’argile babylonienne, qui remonte à plus de trois mille ans « La jeunesse d’aujourd’hui est pourrie jusqu’au tréfonds, mauvaise, irréligieuse et paresseuse. Elle ne sera jamais comme la jeunesse du passé et sera incapable de préserver notre civilisation. » (T. Snakkers, cité par J.-M. Pichery, Le Jeune adulte délinquant. Thèse de doctorat d’État, Montpellier, 1980)

On peut donc se demander si l’insistance actuelle de l’opinion sur la violence n’est pas due à un phénomène de bouc émissaire centré sur les minorités ou les margi­naux potentiellement violents, entretenu dans une finalité idéologique, politique ou simplement commerciale. Nous allons donc commencer par dégager les grandes lignes de ce qui nous semble être les facteurs propres de violence dans notre civilisation occidentale ou moderne devrait-on plutôt dire.

VIOLENCE ET CIVILISATION MODERNE

Violence de la conception de dualité, de séparation

Pour moi, qui dit dualité dit violence en germe. Comme l’a bien montré Girard (cf. notre article sur son œuvre), là où il y a doubles, jumeaux, miroirs, là aussi il y a violence potentielle, qu’il s’agisse de Caïn et d’Abel ou d’Etéocle et Polynice. Notre théologie, déjà, est dualiste. L’âme reste séparée de Dieu, les bons des méchants, même dans l’au-delà. Ce n’est pas notre rôle de discuter ces conceptions, nous ne faisons que les mentionner.

Notre logique scientifique est dualiste. Dès l’école, les enfants sont familiarisés avec une logique binaire, « 1 » c’est vrai, « 0 » c’est faux, et rien entre les deux. En tant qu’ancien mathématicien reconverti secondairement à la médecine et à la psychia­trie, tout ce que je peux dire, c’est que le psychisme ne répond vraiment pas à une logique binaire. Et que beaucoup de gens souffrent longtemps avant de bien com­prendre cela. La pensée scientifique courante nécessite de plus une stricte sépara­tion entre le sujet et l’objet, une stricte séparation entre l’homme et la nature. Je vois là une violence imposée à l’enfant qui, spontanément, sentirait peut-être bien autrement.

L’aspiration à l’unité n’est pas une aspiration régressive : elle est surtout progressive. Elle doit donc être respectée et encouragée, car c’est elle qui peut s’attaquer vrai­ment à la racine de la violence.

Un autre aspect de cette conception de séparation qui porte à la violence est le cloisonnement social : tout le monde est spécialisé, les différentes générations sont chacune dans leur coin, les nouveaux moyens dits « de communication » renforcent un isolement de fait. Il y a cloisonnement entre le sacré et le laïc, entre l’Église et l’État, cloisonnement entre les différentes rubriques de l’information écrite ou audiovisuelle. Ce qui entraîne une dispersion, un éclatement et de la violence, pour essayer, à travers une crise, de retrouver un semblant d’unité momentanée. Cette dispersion de l’esprit moderne est, d’après un penseur comme Max Picard, un des grands fac­teurs favorisant le fanatisme (cf. son ouvrage sur l’hitlérisme : L’Homme du néant, Les cahiers du Rhône, éd. de la Baconnière, 1946).

Violence de notre conception linéaire du temps

Dans le temps cyclique, le temps liturgique par exemple, l’homme traditionnel peut se retrouver lui-même d’année en année, de saison en saison. Dans le temps linéaire, l’homme moderne ne le peut plus. Sa mémoire, qui aime bien se retourner sur elle-même, est obligée de le faire comme en fraude, en court-circuitant en quelque sorte l’évolution sans retour du temps.

Les rituels ne viennent plus ponctuer les grandes étapes de la vie, ne viennent plus aider tout le travail psychologique exigé par ces grands changements : on se marie beaucoup moins, les baptêmes se raréfient, l’aspect esthétique d’un bel enterrement est remplacé par l’asepsie presque honteuse des petites portes de sortie arrière d’un grand hôpital. Tout changement est une violence : le rite n’est plus là pour atténuer, pour sacraliser.

Le temps linéaire et monotone entraîne le besoin que « ça bouge », que « ça éclate », que la violence se canalise dans une fête : peut-être que les manifestations politiques ou les exodes des vacances en sont des ersatz, moins efficaces me semble-t-il que la fête traditionnelle.

Violence et famille

La frustration et l’insécurité entraînées par un mariage — ou une vie de couple stable — seulement tardif favorise les phénomènes d’agressivité. Il n’y a pas que par l’imita­tion directe des parents qu’un enfant peut devenir violent. Une manipulation d’un des parents qui joue le dépressif, ou a une communication contradictoire, paradoxale avec l’enfant, peut mettre ce dernier si mal à l’aise qu’il réagit par la violence.

Violence et société

D’un point de vue psychologique, le lien entre les deux est évident, surtout lorsqu’il s’agit d’une société de compétition et de libre concurrence. On n’imagine pas un self made man parfaitement paisible et tranquille. On le verrait plutôt avec un colt à la main. C’est ce qui est bien illustré par une histoire du Moyen-Orient :« Un jour, Nasrudin arrive au marché et vend un âne à un prix défiant toute concurrence. Une semaine plus tard, il recommence, et ainsi de suite. Son voisin vient lui dire : Comment arrives-tu à casser les prix ainsi ? Moi, je fais brouter mon âne sur le champ d’un voisin sans lui dire, je nourris à peine l’esclave qui s’en occupe, quand l’âne était jeune je l’ai acheté à bas prix à une veuve qui avait absolument besoin d’ar­gent, et pourtant je n’arrive pas à ton prix de revient. Comment fais-tu ? — C’est simple, dit Nasrudin en souriant. Toi, tu voles trois personnes pour élever ton âne, moi, je n’en vole qu’une seule en volant l’âne lui-même. »

Certains considèrent le travail comme un esclavage, donc une violence. D’autres disent que le chômage est comme un meurtre, le meurtre de la partie active de l’individu. Où est la société sans violence ? La délinquance semble cependant toucher plus les classes défavorisées des pays riches. Elle est très prononcée en Suède et aux États-Unis, et 40% des délinquants ont un niveau d’études inférieur au certificat d’études 1. Est-ce une question d’exacerbation d’un désir de consommation insatisfait ? La vio­lence des groupes marginaux n’est pas récupérée spirituellement, comme c’est par­fois le cas dans la société indienne. Les hippies tournent plus souvent au drogué ou au squatter qu’au grand saint, c’est du moins mon impression…

UN FACTEUR DE VIOLENCE MODERNE : LES MASS MEDIA

La commission Chavannon sur le thème Violence et information signalait déjà au Con­seil des ministres en 1976 : « La violence est désormais un problème grave, non pas sans doute parce qu’elle s’est aggravée, mais parce que l’information, notamment l’audiovisuel, lui a donné un retentissement considérable. Ce retentissement, et lui seul, a créé entre la violence de jadis et celle d’aujourd’hui une différence de nature. » (J.-M. Ri­chery, op. cit. p. 657, note 1182). Un sujet moyen passe dans son enfance environ quinze mille heures en face du petit écran et voit en moyenne dix-huit mille meurtres (Ibid. p. 679, note 1249). Ce n’est pas bénin. D’un point de vue psychique, les images nous atteignent profondément. Ceci a été montré entre autres par une expérience faite en 1976 dans un internat, sur deux groupes d’adoles­cents, l’un assistant à une comédie musicale, l’autre à un film de violence. Les effets psychologiques et comportementaux, dans le sens qu’on peut deviner, ont été obser­vés après la projection des deux films, pendant deux semaines pleines (Ibid. p. 801, note 1552). On ne s’étonne pas après cela qu’une petite fille de douze ans ait été inculpée pour avoir enlevé comme otage un petit garçon de cinq ans en demandant comme rançon dix-sept dollars et une robe… (New York 10.11.77 ; Ibid. p. 760, note 1449)

On ne s’étonnera pas non plus de la statistique rapportée par Bernard et Trouvé 2 disant qu’à Détroit aux États-Unis, lors d’une grève de toute la presse — journaux, radio, télévision —, durant deux cent soixante jours, le pourcentage de suicides sur l’année a baissé de 50%.

Après avoir constaté que la violence agissait plus qu’on ne pensait à travers les mass media, on peut se poser la question du comment de son action.

  • Il y a évidemment la violence par exemple direct : l’imitation est un processus anthropologique de formation et d’éveil du désir des plus fondamentaux, comme l’ont bien montré Girard 3 et Jousse 4.

  • Il y a une autre violence importante, que nous avons déjà mentionnée ci-dessus : la dispersion, le cloisonnement, la succession de flashs d’information qui n’ont rien à voir les uns avec les autres.

  • Un aspect de violence est évident dans les mass media : qu’il s’agisse d’un homme politique, d’un criminel, d’une vedette ou des trois à la fois, le public, la masse a besoin de son bouc émissaire, de sa mise à mort quotidienne. On n’est pas si loin de l’Empire romain : « Du pain et des jeux » !

  • Un effet de l’excès d’information, en particulier audiovisuelle, est évident pour moi psychiatre. Les « intoxiqués » développent un contact schizoïde avec l’environnement, c’est-à-dire un contact légèrement dissocié, ou rien n’est vraiment réel, aucune émo­tion n’est vraiment là, vraiment vécue.

  • Il se crée une désensibilisation à la violence. Il paraît que certains gouvernements entraînent leurs hommes de main, leurs « barbouzes », en les faisant assister à des films de plus en plus sanglants tout en leur disant de se relaxer, et en contrôlant l’état de détente par l’enregistrement du réflexe galvanométrique cutané. On peut s’indi­gner contre ces pratiques, mais sont-elles si éloignées des actualités suivies dans le gros fauteuil avec les cacahuètes et le verre de pastis ?

Une violence plus subtile est la substitution à une communication intrafamiliale normale, de dimension humaine, d’un journal ou d’une télévision qui restent de toute façon un objet.

Enfin, la dernière violence à laquelle on pense peu et qui me semble pourtant être, d’un point de vue psychologique, la plus importante, c’est le gaspillage de temps. Le psychisme mange, se gave, sans s’arrêter, et n’a jamais un instant pour digérer, pour assimiler. Il ne peut y avoir d’unification de la personnalité sans temps libre, sans beaucoup de temps libre. Je crois qu’il y a là une prise de conscience, un choix de tous les jours à faire.

VIOLENCE ET MANIPULATION DE L’ESPRIT

Réflexions sur le processus de persuasion en psychothérapie ou dans les sectes. Quelques données de la psychologie expérimentale au sujet des violences sourdes à l’encontre du psychisme.

Il est fréquent d’entendre parler de nos jours de « lavage de cerveau » ou de « viol psychologique », en particulier à propos des sectes. Que penser de cela ? Le conditionnement de l’esprit est-il particulier aux groupuscules mystico-fanatiques, ou n’est-ce pas un processus bien plus large ? Pouvons-nous en prendre conscience, pour mieux nous en servir et mieux le dépasser ?

Du point de vue du psychologue, du point de vue même de l’honnête homme qui prend le temps de revenir sur lui-même, il est clair que nous sommes beaucoup plus manipulés que nous ne pensons. Et ce sont précisément ceux qui fuient cette idée qui sont le plus manipulables. Comme le dit Zimbardo, psychologue américain spé­cialiste du lavage de cerveau, « l’illusion d’invulnérabilité ne sert qu’à accroître la facilité avec laquelle on peut être mis sous contrôle ». Il est clair que nous, disons-le d’emblée, que les mécanismes d’action sur l’esprit décrits ci-dessous peuvent être utilisés avec une finalité plus ou moins bonne. Pour fixer les idées, la finalité la pire me semble être celle de la secte fanatique. Le changement dans l’esprit vient de l’extérieur de l’individu, du leader de la secte par exemple, et sert en retour un but extérieur à l’indi­vidu, trop souvent l’intérêt propre du mouvement.

Les données de la psychologie expérimentale

Il peut sembler étrange, dans un journal à vocation de synthèse spirituelle, de faire référence à ce domaine ; mais je pense que les quelques faits que je vais évoquer ci-dessous peuvent donner à méditer et que leur interprétation n’appartient pas seule­ment aux scientifiques qui ont conçu et réalisé les premiers ces expériences. Chacun peut, selon sa propre orientation, y trouver l’illustration de petites lois du comporte­ment qu’il importe de mieux connaître pour pouvoir mieux s’en servir.

Une question se pose de prime abord : il faut bien avoir des conditionnements. Si on ne les remet pas en question, est-ce qu’on y perd vraiment quelque chose ? Pour aider une réflexion sur ce sujet, il me semble utile de faire référence à l’histoire de l’aigle et de la vieille femme : « Un jour, une vieille femme qui n’était jamais sortie de son village voit un aigle se poser sur le balcon. Elle l’attrape, lui taille les ailes au carré, lui redresse le bec, lui rogne les serres et le relâche tout sanguinolant en disant, vraiment contente d’elle-même : Voilà comment un véritable oiseau doit être. » 5 Les expériences citées ci-dessous ont été extraites de l’excellent livre de Denise Winn 6. Je les ai sélectionnées pour essayer de montrer quels grands besoins psycho­logiques les sectes, les psychothérapies ou la spiritualité cherchent soit à flatter, soit à transformer en les intégrant à un meilleur développement personnel.

a) Le besoin d’autorité : Les expériences de Stanley Milgram

Datant déjà des années soixante, elles montrent bien l’aspect aveugle que peut prendre, chez des personnes ordinaires, l’obéissance à l’autorité. Milgram explique à des volontaires qu’ils vont participer à une expérience sur la résistance à la douleur. Ils devront infliger des chocs électriques s’étendant de 45 à 450 volts à d’autres volontaires situés derrière une vitre, au cas où ces derniers ne répondraient pas correctement aux ques­tions posées. Ce que l’on ne disait pas aux « enseignants », c’est que les « élèves » étaient de bons acteurs qui simulaient des douleurs de plus en plus fortes, des supplications de plus en plus pathétiques alors qu’ils ne recevaient en réalité aucun choc électrique. Une commission de psychiatres consultée à l’avance prévoyait moins de 10% de sujets capables d’administrer des décharges supérieures à 150 volts, ce qui correspondait à la proportion de personnalités ayant des traits sadiques prononcés. En fait, il y eut 60% de personnes qui allèrent jusqu’au maximum de 450 volts. Il ne s’agissait pas en réalité de l’extériorisation d’une pulsion sadique, mais bien d’une confiance aveugle en l’autorité. Quand le docteur expérimentateur était absent, les sujets limitaient spontanément les chocs. Par contre, quand il était là, ils allaient jusqu’au bout, bien qu’étant visiblement de plus en plus mal à l’aise devant la souffrance de « l’élève ». Deux variantes de cette expérience doivent nous faire réfléchir à propos de notre système social de plus en plus cloisonné : lorsque les sujets professeurs étaient dans une pièce à côté, ne faisant que donner des ordres oraux sans personnellement appuyer sur le bouton ni voir la souffrance du patient, ils menaient pratiquement tous (à 90%) l’expérience à terme. À l’inverse, si les « professeurs » devaient prendre la main de « l’élève » pour la poser là où il devait recevoir son choc électrique, ils devenaient bien plus accessibles à la souffrance de ce dernier, et arrêtaient rapidement l’expérience. Le cloisonnement favorise le fanatisme : Goebbels, qui était responsable dans l’orga­nisation du massacre de plusieurs millions de gens, s’était évanoui quand il avait essayé d’assister à une exécution capitale.

b) Le besoin de conformisme : L’expérience de Salomon Ash (Winn, op. cit., p. 96)

Le principe en est simple : on montre une feuille de papier blanc avec un trait noir dessus. Puis on montre une seconde feuille avec trois traits, l’un étant visiblement de même taille que sur la première feuille, un plus grand et un plus petit. On demande au sujet lequel est de la même taille que sur la première feuille. À ce point de l’expé­rience, il faut parler de l’astuce qui consiste à lui poser cette question simple seule­ment après avoir interrogé les neuf autres personnes du groupe qui, elles, étant « dans le coup » répondent tous en faveur du petit trait. Dans les trois quarts des cas, le sujet suit l’avis du groupe.

Ce besoin de conformisme favorise évidemment la contagion de la violence. Certains l’expliquent par le fait que le grand moteur de l’apprentissage et de la socialisation, c’est précisément l’imitation, le fait de se conformer au modèle et au groupe.

c) Le besoin d’implication personnelle : L’expérience de Charles Kiesler

On demande à toutes les ménagères dans une rue si elles veulent bien placer un petit autocollant sur leur fenêtre, vantant les vertus de la colle Lapoisse. Quelques jours plus tard, on passe dans la même rue avec des énormes publicités pour la même colle, à disposer dans le jardin devant la maison. Une proportion des femmes accepte, alors que dans la rue d’à côté, où l’on a fait la même tentative mais sans le travail de préparation, personne n’accepte.

Qu’il s’agisse de la participation aux activités d’abord mineures du camp de concentra­tion chinois chez les prisonniers de la guerre de Corée, ou des petits services matériels rendus à la secte par le néophyte, l’implication est le début d’un processus qui peut aller très loin, ne serait-ce qu’à cause du fait que les gens n’aiment pas se contredire, et reconnaître qu’ils ont perdu leur temps ou leur argent. Dans un système coercitif, les gens se mettent à exagérer la coercition pour au fond soulager leurs tensions, ou faire semblant d’être un peu responsables de leur situation. C’est ainsi qu’on a pu voir des « bleus » au service militaire qui, le soir, se mettaient spontanément en groupe et se dirigeaient au pas vers les toilettes, faisant, en plus, le salut militaire à leurs collègues sur le chemin.

d) Le besoin de choix simples : L’expérience de Pavlov (Winn, op. cit., p. 58)

On conditionne un chien à saliver — dans l’attente de sa pâtée — lorsqu’il voit apparaître un cercle, ou bien à avoir peur d’un choc électrique imminent lorsqu’il voit apparaître une ellipse. Ensuite, on déforme progressivement l’ellipse jusqu’à ce qu’elle devienne un cercle. Lorsque le chien ne peut plus distinguer le « bon » message du mauvais, il devient furieux et présente tous les signes d’une névrose expérimentale.

Les manipulateurs d’esprit, qu’ils soient geôliers, leaders de secte ou preneurs d’ota­ges, induisent une confusion mentale chez leur victime en se présentant comme à la fois terrifiant, ayant droit de vie ou de mort, et puis de temps en temps gentil et ce de manière imprévisible. Les parents d’un futur schizophrène utilisent inconsciem­ment ce même mécanisme de communication paradoxale, où le bon et le mauvais peuvent s’inverser brutalement sans raison, créant des réactions de violence grave chez l’enfant ou l’adolescent.

e) Le besoin d’approbation : L’expérience de Greenspoon (Winn, op. cit., p. 76)

On demande à des sujets de dire n’importe quel nom pendant une heure. L’expérimentateur se contente de noter. Simplement, imperceptiblement et sans que le sujet s’en aperçoive, il marque une certaine satisfaction quand le sujet dit un nom au singulier, et une certaine moue quand le nom est au pluriel. Cela influe de manière statistiquement significative sur la proportion de noms au pluriel sur le total de l’heure.

Cette expérience tend à prouver que l’esprit peut être manipulé sans que le sujet s’en aperçoive. L’interrogateur, lui, peut utiliser ce phénomène consciemment, comme l’interrogateur de police qui cherche à faire revenir l’inculpé à parler de ce qui entoure le crime, ou bien inconsciemment, comme le psychothérapeute qui croit de bonne foi avoir eu un entretien non directif. Ce n’est pas seulement une boutade de dire que les analysés freudiens se mettent à faire des rêves freudiens, et les jungiens des rêves jungiens.

f) La « machine à conversions » : Les expériences de Jacques Vernon (Winn, op. cit., p. 136)

Le professeur Vernon, de l’Université de Princeton, est un spécialiste de la privation sensorielle. Il propose, pour convertir par exemple quelqu’un d’un protestantisme de départ à une autre religion contre laquelle il a des préjugés, prenons l’Islam, de le mettre dans une chambre noire sans aucun événement sensoriel, avec deux boutons correspondant à deux écouteurs. L’un répète toujours le même discours assommant sur le protestantisme, l’autre débite des discours très variés sur l’Islam. Toute l’atten­tion, voire toute l’affectivité du sujet se reporte sur les discours qui changent, car l’esprit ne supporte pas la monotonie. Comme le sujet a appuyé lui-même sur le bouton, il y a implication personnelle. Il devient de plus en plus susceptible de défendre son choix, en s’appuyant sur des raisons autres que réelles, par exemple des raisons dogma­tiques. Si on ajoute à cela un renforcement de la dépendance à l’autorité qui donne la nourriture, la lumière et décide de la sortie (cf. a) expérience de Stranley Milgram) et une approbation implicite de tout ce qui touche à l’Islam (cf. e) expérience de Greenspoon) on obtiendra un musulman convaincu… pour deux ou trois jours seulement constate Vernon. Mais qu’adviendrait-il si la nouvelle norme du nouveau groupe au sortir de l’isolement était justement la nouvelle croyance ? D’après l’expérience de Ash b), nous savons que l’homme est plus conformiste qu’il ne semble. Les nouvel­les convictions ont des chances de se maintenir.

Les sept piliers de la manipulation mentale

L’exemple de la secte Moon

Les données expérimentales que nous venons de voir peuvent maintenant aider à mieux saisir les moyens de lavage de cerveau d’une secte comme celle de Moon par exemple (deux millions d’adeptes, principalement en Corée, au Japon et aux États-Unis, mille en France environ). L’expression « lavage de cerveau » elle-même vient du chinois Hsi-nao qui signifie « nettoyer l’esprit ». Elle a été utilisée lors de la guerre de Corée à propos des prisonniers américains (Winn, op. cit., p. 160). En élargissant un peu la description du professeur Margaret Singer (Université de Californie), on peut schématiser ces moyens d’endoctrinement chez Moon sous forme de sept « D » :

Dépendance – Les « rabatteurs » choisissent de préférence des sujets isolés. S’il y a famille, ils encouragent une rupture de plus en plus complète. La secte devient progressivement vitale : à un moment charnière, le sujet s’engage à plein temps et devient dépendant financièrement. Les mariages sont organisés par le Révérend Moon, entre membres de la secte s’entend, et le sujet devient encore plus dépendant affectivement.

Déstabilisation – L’absence de temps libre, la privation de sommeil, de contact avec l’extérieur, parfois des carences alimentaires amènent une déstabilisation de la personnalité. Le « craquage », la confusion mentale sont souvent encouragés, pour renaître à une vie nouvelle à l’intérieur de la secte. La notion d’autorité antérieure est niée. La confiance dans les autres est sapée par le système des dénonciations. « Une mau­vaise pensée est aussi grave qu’une mauvaise action. »

Déception – Par rapport aux promesses initiales, chaque déception est vite contre-balancée par de nouvelles promesses. La promotion interne, le succès du recrute­ment laissent rêver d’un avenir meilleur.

Désensibilisation – Les réactions de culpabilité habituelle, quand il s’agit de transgres­ser les règles de respect des autres, de fidélité ou simplement d’honnêteté, devien­nent nulles et non avenues lorsqu’il s’agit de l’intérêt de la secte.

Dévotion – Le leader prend la place d’un père tout-puissant, infaillible et jaloux. Son intervention n’est plus seulement spirituelle mais envahit toutes les zones de la vie privée.

Dissociation – Le monde est dissocié entre bien et mal, c’est-à-dire entre l’intérieur et l’extérieur de la secte. Comme dans le mythe primordial du prophète Mani, on a l’impression que la lumière et les ténèbres, le blanc et le noir sont depuis tous temps et à tout jamais dans un conflit éternel 7. Ce conflit peut atteindre des proportions apocalyptiques (par exemple le suicide collectif de la secte Guyana sur l’ordre de son fondateur Jim Jones, qui se sentait acculé par « les ennemis »). Les sectaires ne peu­vent aimer leur groupe qu’en haïssant le reste du monde.

Dépersonnalisation – La négation des identifications antérieures dans une ambiance parfois d’agressivité, les confessions répétées, la dénonciation des infidèles ou traî­tres à la secte, tout cela remue un fond de culpabilité auquel l’immense majorité des êtres humains est sensible.

Certains leaders ou observateurs auraient tendance à excuser ce genre de manipula­tion, de prégnance de l’institution sur l’individu en évoquant le fait que l’état de base du psychisme ordinaire n’est pas brillant, et qu’on a besoin de moyens bien orches­trés pour élever un tant soit peu le niveau de ce psychisme, créer un conditionne­ment nouveau meilleur pour remplacer l’ancien. Je ne veux pas faire de sectarisme anti-secte, mais il me semble bon de revenir ici à la parole d’un sage de l’Inde, Rama­krishna : « Quand tu as une épine dans le pied, tu prends une autre épine pour la reti­rer et puis tu jettes les deux épines. »

La psychothérapie est-elle une violence déguisée envers le psychisme ?

J’ai rencontré un jour une dame d’âge mûr qui m’a vanté avec ferveur les qualités d’un professeur de psychiatrie dans une université de province. « Il m’a sauvé, il m’a révélé la Connaissance », me dit-elle. Intrigué, je lui posais quelques questions complé­mentaires. Quand elle allait mal, il lui suffisait d’aller devant chez lui pour aller mieux et elle n’omettait pas, ayant une teinte de culture religieuse orientale, de faire tourner des bâtons d’encens allumés devant sa photo déposée sur un autel. La patiente m’a semblé, d’après le reste de l’entretien, bien adaptée à la vie, anxieuse, un peu sug­gestible et pas le moins du monde folle, psychotique. Le professeur en question avait l’air d’avoir fait une psychothérapie d’inspiration psychanalytique tout à fait classique, comme on pouvait s’y attendre de la part d’un chef de service d’hôpital universitaire. À propos de cette histoire, je pense qu’il vaut la peine de préciser quelques-uns des rapports entre la psychothérapie et les manipulations de l’esprit, conscientes ou incons­cientes, telles que nous les avons évoquées ci-dessus. Sans aller jusqu’à ce que disait un yogi : « Tout conseil est un lavage de cerveau. » On peut cependant examiner cer­tains points :

  • Le spécialiste du psychisme est une figure d’autorité. La secte scientologique ne s’y est d’ailleurs pas trompée, elle qui accroche les clients en leur proposant.des tests psychologiques assortis de courbes nombreuses et variées.

  • Le client qui choisit de venir en thérapie n’est déjà pas bien dans sa peau, anxieux, affaibli, avec un sentiment de souffrance et de culpabilité parfois très diffus, et qui demande à être soulagé. C’est un bon terrain de fragilité, de réceptivité à une certaine manipulation.

  • Le silence fréquemment observé par le praticien crée une anxiété, une confusion, une suggestibilité et donc une dépendance. En finissant par céder au système de valeur implicite du thérapeute, le patient se sent immédiatement soulagé.

  • La « neutralité bienveillante » est souvent plus un pieux désir qu’une réalité (Cf. l’expérience de Greenspoon). Le sujet, à force de scruter les silences du soignant ou de se cultiver sur les principes de la psychothérapie qu’il est en train de suivre, finit par très bien sentir quelles sont les « bonnes » ou « mauvaises » remontées de l’inconscient à utiliser ou non dans la relation thérapeutique.

  • Le phénomène d’implication personnelle marche très bien. Les sujets investissent tellement de temps et d’argent dans une thérapie qu’ils s’en voudraient de l’aban­donner, au moins pas avant d’être devenus eux-mêmes thérapeutes.

  • Comme chez les leaders de sectes, on retrouve chez certains thérapeutes une manipulation directe, une intrusion non déguisée dans le domaine de la vie sexuelle et financière du sujet. Il s’agit d’une relation de pouvoir.

  • Le système se maintient de lui-même par un réseau d’interprétation autojustifica­tive imperméable à toute réelle remise en question. On se retrouve devant une logi­que de chapelle implacable, si bien décrite par Idries Shah dans l’histoire des deux lunes : « Un jour, un père de famille s’aperçoit que son jeune fils voit double, sans doute depuis sa naissance. Il veut lui faire comprendre cela :  « Tu vois double, mon fils, lui dit-il« . « Certainement pas, papa chéri, sinon là-haut dans le ciel, je ne verrai pas deux lunes, j’en verrai quatre ! »

CONCLUSION

J’espère que ces quelques réflexions pourront faire réfléchir certains lecteurs, et même peut-être leur permettre d’y voir plus clair dans leur recherche. Je pense qu’il n’y a rien de magique dans le lavage de cerveau. La peur qu’éveille ce mot dans le grand public vient peut-être d’une résurgence de la fascination exercée par les phénomè­nes d’automatisme mental, de dédoublement de la personnalité, d’hypnose, de magie ou de possession. Et peut-être à travers cela, la possibilité miraculeuse d’être délivré instantanément de ses tensions, de retrouver un semblant de cette unité intérieure dont nous avons tous besoin : l’abandon à une force toute-puissante vécue comme extérieure peut aider dans cette recherche.

La meilleure prévention contre une éventuelle manipulation de notre esprit reste de retourner à soi-même : savoir se désidentifier des circuits émotionnels tout faits qui viennent s’interposer entre nous et les autres, entre nous et la réalité. Savoir remettre en question ses croyances automatiques, ses préjugés, avant que d’autres viennent les remettre en question.

Être au clair avec ses propres motivations, sachant que l’homme n’est pas tant un animal rationnel qu’un animal qui rationalise : souvent d’ailleurs de travers et surtout après coup. Être au clair avec sa propre culpabilité, et ce n’est pas forcément facile ni rapide. Apprendre à sentir ce qui vient du plus profond de nous-même sans l’aide du groupe, des mass media, des livres et peut-être même parfois sans l’aide des livres sacrés.

Développer la faculté de concentration, de pensée positive. Un soldat turc, prisonnier des Chinois avec un groupe de compatriotes affirmait qu’ils devaient leur survie au fait de s’être réunis régulièrement chaque soir et de s’être raconté des récits sur les facultés évolutives de l’être humain, la destinée de notre espèce et des qualités telles que la générosité et l’amour. Ils utilisaient aussi l’humour. Humour et fanatisme ne vont pas bien ensemble. Le fanatique est essentiellement sérieux, ne pouvant se remettre en question. À chaque fois, il est désarmé par l’humour.

Je crois que l’homme peut arriver à un degré de développement personnel où il est libre, complètement non influençable. Il ne s’agit pas exactement d’un « renforcement du moi » au sens où l’entendent certaines thérapies américaines, qui mènent parfois à une recrudescence de conflit, de rupture ou de pouvoir égoïste sur les autres. Il s’agit plutôt d’un « renforcement du soi », c’est-à-dire de quelque chose de moins lié à la petite personnalité et aux hasards de ses conditionnements. Mais en cela, je suis peut-être trop influencé par mon séjour de l’an passé durant quatre mois auprès d’un yogi, au pied de l’Himalaya.

Un moyen d’aider quelqu’un dont l’esprit a été manipulé, dans une secte par exem­ple, est déjà de reconnaître qu’il a fait des expériences intérieures qui ont leur valeur. Cathy, une jeune adepte de Moon qui venait de passer trois heures en prière pour de nouveaux membres, déclare : « Lorsque je me relevai, je me sentis comme de l’air très subtil. C’était une brise qui soufflait à travers tout mon être… Je sentais cette énergie, qui ressemblait à une extase. Ça s’écoulait en moi comme une sorte de pico­tement. J’étais traversée par des chocs. Pour moi, cela représentait l’amour divin. » ((Winn, op. cit., p. 163). Une fois qu’on a gagné la sympathie de la personne en reconnaissant la réalité de son expérience, il faudrait pouvoir l’aider à aller plus loin, en insistant seulement sur le fait suivant : ces expériences lui appartiennent à elle, et non pas à l’individu ou au groupe qui se sont trouvés là quand elle les a ressenties. Un chirurgien ophtalmologi­que peut nous opérer d’une cataracte sans pour autant exiger de nous notre fortune ou une fidélité à vie. Le besoin d’unité, de modèle, ne sont pas des besoins inférieurs, ce sont des besoins supérieurs. Il faut les respecter, et une bonne manière de les res­pecter est de savoir les orienter au mieux.

Si la manipulation de l’esprit est un fait réel, son développement, son évolution dans l’homme est un autre fait encore plus réel. En effet, comme le dit Djelal-ud-Din Rumi, poète et soufi médiéval :« Il n’y aurait pas de faussaires si l’or véritable n’existait pas. »

Docteur Jacques Vigne

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1 Cf. la thèse de J.-M. Pichery (Prix de criminologie française) p. 778 : La Délinquance des jeunes adultes.

2 Sé­méiologie psychiatrique, coll. Abrégés, Masson

3 Cf. notre article sur Violence et sacré et sa bibliographie à la fin de Girard

4 Cf. L’Anthropologie du geste, coll. Voies ouvertes, Gallimard.

5 Idriès Shah, Les Histoires de Nasrudin, tome 1, Le Courrier du livre.

6 The Manipulated Mind, Octagen Press, London, England.

7 Cf. Mani et la tradition manichéenne, par F. Decret, coll. Maîtres spirituels, Le Seuil, 1974, p. 68