(Extrait de Roger Godel – Un compagnon de Socrate. dialogues sur l’expérience libératrice. Édition Les Belles Lettres 1956).
Précédent Suivant
CLAUDE. — Notre dialogue avec le physicien marque une étape importante dans le cours de mes recherches. Il m’a fait découvrir, à l’arrière-plan de l’univers visible et tangible, un substrat fondamental dont la nature est inaccessible à nos sens, inaccessible aux modes de penser dont l’homme fait usage dans sa vie de chaque jour. Ce réceptacle originel, d’où émergent et où retournent toutes choses, n’est ni solide, ni gazeux, ni liquide, ni substantiel, ni immatériel. On ne peut tenter d’en approcher qu’à travers l’atmosphère des pures mathématiques. Sans doute parce qu’un grand effort m’est imposé, j’arrive difficilement à me convaincre de la réalité du champ. Peut-on dire qu’il existe par lui-même ou bien est-ce le cerveau humain qui l’imagine, le crée et à tout instant le recrée en conformité avec ses découvertes ?
MENON. — Le savant cherche à assimiler par la connaissance les aspects innombrables du réel. Il s’efforce de rendre intelligibles les phénomènes soumis à son observation. En quoi cela consiste-t-il ? À saisir et à absorber simultanément dans un état de conscience un ensemble de relations significatives.
CLAUDE. — Que veulent dire les mots dont vous faites, tour à tour, les pivots de votre définition ? Assimiler, saisir, absorber ?
MENON. — Ils désignent une évidence intérieure, indéfinissable par nature. Absorber, assimiler une substance, c’est la rendre semblable à soi. Ainsi en est-il des aliments, lorsque nous les avons incorporés dans l’intimité de nos cellules. Ils s’intègrent dans notre structure.
CLAUDE. — Votre comparaison me paraît étrange. Comment l’intelligence s’y prend-elle pour « assimiler » un objet intelligible ?
MENON. — Observez donc le procédé tel qu’il s’accomplit en vous quand, par exemple, un théorème de géométrie vous est démontré. À mesure que les phases de la démonstration se déroulent, votre attention en éveil attire à elle l’argument, l’examine et l’absorbe ou le refuse — au moins provisoirement.
CLAUDE. — Ma question vous est soumise de nouveau. Elle exige impérieusement une réponse, car je présume que la clef de la connaissance est cachée derrière elle. Que se passe-t-il en nous lorsqu’un argument est absorbé et assimilé ? Est-il possible de définir la nature de cet étrange phénomène dont la simplicité nous déconcerte : la conscience d’avoir compris — conscience pure, semble-t-il, et sans forme ?
MENON. — A l’instant exact où s’éclaire la conscience d’avoir compris — donnez à ce fait le nom qui vous plaira : connaissance, intelligibilité — l’argument, avec sa forme, ses articulations, cesse de flotter devant nous. Qu’est-il devenu ? Serait-il, maintenant, en quelque sorte inhérent à notre nature au point d’être indissociable de nous-mêmes ? Aussitôt qu’une formulation logique s’est imposée comme vérité intelligible par la force de l’évidence qu’elle porte en elle, nous la faisons nôtre. Elle est incorporée, pour un temps, dans l’intimité de notre conviction. En conséquence, elle a disparu du champ objectif de la conscience — bien qu’elle puisse y reparaître sous une figure nouvelle pour être reconsidérée.
Assimiler un théorème, c’est l’introduire dans le plan d’une évidence intérieure où cessent les oppositions du sujet et de son objet.
CLAUDE. — Si l’univers nous devenait, un jour entièrement intelligible dans une formulation des lois qui l’ordonnent, comment nous apparaîtrait-il ?
MENON. — Transformé en connaissance l’univers cesse de nous apparaître, la loi dont il est l’expression significative se substituant aux phénomènes et aux formes. Et cette loi cosmique — si elle est correctement formulée — s’évanouit à son tour quand elle a fini de remplir sa fonction qui est d’éveiller la connaissance.
CLAUDE. — Mon cher Menon, vous défiez le sens commun. Je refuse de laisser le monde aller au néant. Un flot d’objections me monte à l’esprit.
MENON. — Présentez-les, je vous prie, une par une, dans l’ordre où elles apparaissent.
CLAUDE. — Le cosmos doit-il se volatiliser par le seul fait qu’il est devenu intelligible ? Quand bien même j’aurais inclus dans une loi compréhensive la totalité des relations possibles à l’intérieur de l’univers, mes yeux, mes mains continueraient de témoigner qu’il existe des phénomènes, des formes concrètes.
MENON. — Eh bien, accueillez leur témoignage. Les yeux, les mains, l’audition et les autres sens remplissent leurs rôles lorsqu’ils réfèrent à un informateur, en éveil derrière eux, les signes impliqués dans les formes. Je m’explique à l’aide d’un exemple. Une silhouette oblongue, aux tons verts et bruns, surgit contre la lumière d’un fond bleu dans le cadre de votre vision. Qui donc l’identifie et le reconnaît pour être un cyprès devant le ciel ? Est-ce la fonction visuelle brute ? Non pas, certainement. Le mérite en revient à un observateur sensible à la dynamique informative des formes, à un témoin prompt à connaître. Ainsi, toutes les activités sensorielles tendent vers la connaissance et atteignent en elle leur foyer. Elles la rejoignent pour s’y éteindre sur divers plans d’intégration.
Imaginez qu’un enquêteur veuille exploiter à fond les ressources de ses sens accrus par l’instrumentation scientifique pour atteindre une connaissance intégrale — dans ses structures et infrastructures — de l’univers. À mesure que la recherche progresse, les formes visibles et tangibles en usage dans la vie familière cèdent à des configurations abstraites que l’intelligence seule saisit. Les lois succèdent aux lois. La pensée investigatrice se fait impersonnelle et son acuité croît. Quand sera atteinte la source initiale d’intelligibilité l’univers aura été résolu, à la manière d’une énigme, dans sa pure réalité intelligible.
CLAUDE. — Sera-t-il, pour autant, amené à disparaître ?
MENON. — Lorsqu’un message secret, transmis dans la formule du code, a été déchiffré, qu’advient-il de la formulation ?
CLAUDE. — Elle reste bien visible en noir sur blanc.
MENON. — L’écriture est inséparable, dès après la lecture, de l’intelligibilité du message, car c’est du message que les caractères écrits détiennent leur valeur d’existence. Vous ne pouvez voir en eux, à la suite du déchiffrement, qu’un moyen de communication ; tel est leur sens, noir sur blanc.
CLAUDE. — Vous déclarez — sans en fournir aucune preuve — que l’univers est intelligible, qu’il se laissera un jour réduire entièrement en connaissance. Je suis loin de partager votre espoir. L’investigation scientifique nous conduit d’énigmes en énigmes jusqu’à un état de profond désarroi. Les modalités les plus hardies, les plus subtiles de la pensée sont impuissantes — vous l’avez vous-même reconnu — à nous faire dépasser un certain niveau d’intelligibilité. L’esprit d’investigation se débat sans fin entre l’analyse et la synthèse au milieu des formes qu’il a lui-même secrétées.
Il n’existe pas, et il n’existera jamais un système rationnel susceptible d’évoquer la somme totale des relations contenues dans l’univers.
MENON. — Je vous demande de rendre justice à nos entretiens précédents. Ils nous ont ouvert une voie au-dessus des frontières de la pensée investigatrice, vers la source d’intelligibilité, elle est en nous, source de vérité, à chaque instant présente et vérifiable par expérience. C’est donc dans l’abîme — ou semblablement à la cime — de notre être que se trouve la solution au problème de l’univers. L’univers, c’est nous.
CLAUDE. — Un bien petit univers, un microcosme
MENON. — …sans petitesse, ni grandeur. Un monde de signes, irréductible aux paramètres d’espace-temps.
CLAUDE. — Vous faites évanouir le temps et l’espace en les niant, tout simplement. Ce n’est qu’un tour d’acrobatie verbale ! J’en appelle à l’autorité des astronomes. D’après leurs observations et leurs calculs, l’univers étend son rayon à des milliards d’années-lumière. Contesterez-vous cela aussi ?
MENON. — Je n’aurai pas cette impertinence. Si vous m’y autorisez, j’ajouterai d’autres dimensions aux paramètres en usage. L’univers en expansion, ai-je entendu, est une hypersphère, il faut lui accorder les nombreuses coordonnées qu’il exige. Cela ne me trouble aucunement. Je suis prêt à assimiler autant de créations mesurables qu’on en voudra invoquer. Je m’en remets pour cela au jugement des savants dont le credo se transforme et progresse d’année en année.
Cependant permettez-moi, à la fin d’une journée d’épreuve, d’aller retrouver, dans la connaissance de sa paix, le mesureur de l’incommensurable.
CLAUDE. — Qu’importent à celui-là les milliards d’années-lumière. Sont-elles faites réellement d’espace et de durée ou apparaissent-elles à son regard lucide comme une pensée éphémère, un signe évocateur de distances irréelles, inimaginables ?
MENON. — J’incline à croire que le suprême mesureur ignore les embarras de votre dilemme. La question dont vous faites votre souci — l’espace-temps — existe-t-il en réalité ou n’est-ce qu’une valeur abstraite applicable à la mesure du monde empirique ? Ce problème n’offre aucun sens pour lui.
CLAUDE. — Je renonce pour le moment à vous harceler de mes objections. Répondez à une seule demande : quand Socrate se laissait absorber dans cet état singulier dont la puissance l’immobilisait parfois d’une aube à l’aube suivante, l’univers lui apparaissait-il encore ? Ma question est peut-être insolite. A-t-il fait part de son expérience au cours des dialogues avec ses disciples ?
MENON. — Tous ses entretiens avec nous préparaient cette fin : éveiller en ses auditeurs l’expérience. Ses paroles, je ne sais comment, perçaient la brume du sommeil. Les regards devenaient clairs devant lui et la pupille s’élargissait.
CLAUDE. — Par l’ouverture de cette pupille, quel paysage de l’univers aperceviez-vous ?
MENON. — Un univers sans paysage ni couleurs [1].
CLAUDE. — Quelle triste vision, appauvrie et sans beauté !
MENON. — Ne consultez pas votre imagination, elle vous tromperait grossièrement. Sa fonction se déroule dans un monde de formes et l’incite à créer une diversité d’images et d’émotions. Incapable, par conséquent, d’accéder à l’altitude de l’expérience, elle bâtira pour vous satisfaire un décor de fantaisie, une mise en scène, une vision faussement mystique.
Or l’expérience refuse toute vision de forme, de substance, de couleur. Sa nature est indescriptible. Aucune parole ne la qualifie authentiquement. On la trahirait à vouloir la nommer Savoir, Harmonie, Beauté, Joie ou Amour. Leurs majuscules n’ajoutent rien à la petitesse des mots.
La réalité de l’expérience absorbe en elle et inclut le balbutiement enfantin de tant de vaines paroles. Elle établit aussi leur suprême consécration et les justifie.
LA JOIE EST UN FEU DIFFICILE À NOURRIR
CLAUDE. — J’ai assimilé, il me semble, la substance de nos entretiens sur le vrai savoir et la connaissance de soi. Je devrais donc être pleinement éveillé. Et cependant une multitude de questions m’assaillent encore. Il me reste à affronter d’insolubles problèmes. Le monde et mes contemporains sont une énigme pour moi ; je cherche à déchiffrer leur signification. Faute de l’avoir découverte, je trouve la vie humaine absurde, l’histoire de l’humanité m’apparaît tissée d’incohérences ; c’est un récit de ses aberrations, de ses précaires réussites et de ses échecs innombrables.
MENON. — Notre recherche en commun vous a donné l’éveil. Mais c’est à peine si vous en percevez la fine pointe, en veilleuse, vacillant sous le torrent des rêves. Votre situation est comparable à celle d’un dormeur à demi éveillé — à la fois lucide et léthargique — qui, voyant défiler ses songes les tient, en fait, pour une construction de l’esprit. Avez-vous expérimenté cette étrange position en porte-à-faux ? On se découvre spectateur du rêve sans pouvoir cependant se soustraire aux troubles et aux illusions que le spectacle comporte.
CLAUDE. — J’ai connu cette situation contradictoire où l’on vit simultanément sur deux niveaux de conscience. Le spectateur est détaché du psychodrame, bien que d’une certaine manière il continue d’y participer. Attribuez-vous ce curieux phénomène à la passivité de l’esprit ou à un extraordinaire effet de vigilance ?
MENON. — Les deux interprétations sont valables — l’une autant que l’autre.
CLAUDE. — Vous répondez par un paradoxe au lieu de fournir une explication. La passivité exclut la vigilance, et réciproquement.
MENON. — Ces deux attitudes, à mon avis, sont nécessaires l’une à l’autre. Elles collaborent, mais chacune opère sur un niveau qui lui est propre. Le corps exécute passivement, par l’entremise des mécanismes innés ou acquis dont il est constitué, les décisions dictées par l’état de vigilance.
Cependant, si l’intellect et le cœur ordonnent ensemble leurs démarches en parfaite conformité avec le principe de vigilance — ce « pilote » [2] que nous dénommons dans notre langue tantôt Nous, tantôt Epistémé — s’ils lui obéissent, l’entendent et restent toujours soumis à son contrôle, alors toute distinction entre passivité et vigilance disparaît. L’homme ainsi privilégié est indécomposable — et il se connaît comme tel. En lui triomphe l’indivisible unité de la conscience, partout reconnue sous les termes divers de vigilance, de pensée, d’émotion, d’action qu’aucune coupure réelle ne sépare.
CLAUDE. — Cet homme est sans pensée, sans volonté propre. Son obéissance au « pilote » fait de lui un simple automate.
MENON. — Il revêt l’apparence d’un automate aux yeux d’un homme dont le regard s’arrête à la forme des corps. Mais un observateur doué de discernement découvre derrière la machine une source authentique d’action : connaissance simple, pure sagesse.
Revenons à notre rêveur en éveil dans son rêve. Des événements lui apparaissent, auxquels est mêlé un être qui lui est à la fois étranger et intime : sa personne. Le drame l’affecte sans entraîner sa complète adhésion. C’est un jeu, une fiction dont il fournit la substance changeante. Lui, en spectateur, impersonnellement, occupe une position de retrait. Il sait de quelle nature est le songe — une expression éphémère de lui-même devant lui-même — passivité et vigilance.
CLAUDE. — Je me souviens d’avoir eu un rêve de ce genre peu de temps après notre second entretien. Me sachant bien endormi, je me suis vu mêlé à la foule d’une rue de Paris. L’état vigile était en moi si clair qu’il m’inspira le désir de procéder à des expériences et à des vérifications dans la sphère de mon rêve. Je touchai de la main les arcades de la rue de Rivoli pour en éprouver la consistance. Elles résistaient à la poussée de mon poing. Le décor du rêve était solide, on ne passait pas à travers sa compacité. L’idée me vint de regarder le ciel, car le soir était venu. Je vis les mêmes constellations dans ce ciel de rêve que dans le ciel de mes veilles.
En traversant la rue, je fus bousculé rudement par une voiture. D’un geste naturel, je portai les mains vers mon buste, afin de m’assurer qu’il n’avait subi aucun dommage ; elles ne rencontrèrent rien et rejoignirent le corps disparu. Le décor entier s’était évanoui à mon insu et je me trouvai sans avoir aucune personnalité apparente pour me représenter, dialoguant en soliloque.
MENON. — Un instant, mon ami Claude ! Avant d’aller plus loin, éclaircissez le dernier détail de votre récit. L’univers, votre corps, et votre personnalité, dites-vous, avaient disparu du rêve ? À ce moment, étiez-vous conscient de leur absence ?
CLAUDE. — Il ne pouvait entrer alors dans mon esprit ni un souvenir de l’existence passée, ni l’idée d’un actuel néant. Aucun vestige n’en subsistait, pas la moindre trace mentale. Des pensées que je reconnaissais pour être miennes tournaient devant moi dans un champ sans dimension.
MENON. — Vous faites usage des mots « moi », « miennes », quel sens leur accordez-vous ?
CLAUDE. — Il est impossible à un homme discourant en état de veille d’évoquer cette expérience si différente et singulière d’un rêve dont le rêveur réalise son immersion en lui-même. Le « moi » particulier à ce songe était une source constante d’émission, se recueillant dans son propre regard.
MENON. — Que pouvait-elle émettre qui ne fût de sa substance ?
CLAUDE. — Rien d’autre n’en émanait que sa féconde réalité rayonnant dans l’abondance. Elle se rénovait dans une pluralité de formes, multipliait la conscience d’elle-même sans jamais s’aliéner de sa nature unique.
MENON. — Vous me donnez un commentaire de votre rêve ; je souhaiterais plutôt que vous m’introduisiez à l’intérieur de sa plus intime cellule.
CLAUDE. — Pourrais-je vous y inviter si moi-même en suis sorti pour vous parler ? Autre chose est de vivre par expérience au cœur d’un rêve, autre chose d’en évoquer le souvenir alors qu’on est tombé de son cadre et qu’il apparaît de l’extérieur comme un objet d’examen. L’observateur, parce qu’il a changé de position entre le sommeil et le réveil ne voit plus s’ouvrir devant lui les mêmes perspectives. Au surplus, des lois très différentes régissent le cours du rêve et la pensée dans l’état de veille. Ces deux provinces sont en conséquence impénétrables, inintelligibles l’une pour l’autre. Un rêve ne revient jamais en mémoire, il est reconstruit.
MENON. — Eh bien, renoncez à interroger la mémoire, elle vous fabriquerait, comme vous le dites, un songe à sa manière. Le rêve vous a instruit en vous invitant à une exploration des profondeurs. Il vous est toujours loisible d’y pénétrer par une percée directe. Que nous importe le contenu mental du rêve ? Ses fantaisies subtiles ne méritent pas de nous retenir. En fin de compte, que voulons-nous savoir à son sujet ? Je voudrais ressaisir ce qu’il vous a enseigné de valable. C’est le seul motif dont s’inspire l’intérêt que nous lui portons.
CLAUDE. — Ce qu’il m’a enseigné d’essentiel est ceci : le rêve instruit celui qui sait. L’ignorant s’y promène au hasard. L’homme dont le regard s’est ouvert rêve son aventure dans un miroir. Il demeure immobile à la source de l’action. À son retour dans l’état de veille, il garde le fruit de l’enseignement. Le miroir où il se voit à présent lui impose une autre optique. Le changement n’altère pas son identité.
Ce pays lui est familier autant que la contrée à côté ; il lui offre les mêmes invariants, même substance impalpable du fond ; seule l’ordonnance du jeu est différente. Les personnages, les décors, les émotions sont aussi insaisissables dans ce monde que dans l’autre ; mais leur inconsistance pourrait échapper au regard ; elle se voile sous des formes dont la stabilité nous semble plus grande parce que nos yeux et le sens du toucher leur accordent une fausse permanence. Les lois régnant sur l’état de veille nous contraignent de croire à la « réalité substantielle » des objets. Portons notre attention sur les personnages en scène, hommes et femmes. À nos yeux — qui les confondent avec leurs formes à peine changeantes — ils revêtent un semblant de permanence.
Et pourtant nous savons que sous le mince verni de la peau dont la surface arrête notre regard, un tourbillon de forces en interaction construit et détruit jusqu’à la moindre cellule. La vie et la mort, inséparablement conjointes, entrelacent leur fil ; elles tissent et défont un ample réseau de rythmes aux modulations entrecroisées. De leur œuvre d’amitié mutuelle résulte une forme fugitive : un vivant.
Depuis le matin où j’eus le rêve étrange dont je vous ai fait part, la Nature revêt un aspect nouveau. La dureté des contours et des volumes s’est effacée pour laisser paraître, à la place des choses, un échange d’énergies en action et rétroaction. L’homme cesse d’être une masse compacte, un corps en mouvement ou au repos. Sous le masque de ses personnalités aux traits mobiles, interchangeables, je découvre un champ d’inter-relations où s’entrecroisent, se heurtent, s’ordonnent des courants issus de tous les horizons à travers l’espace et le temps.
MENON. — La découverte de ce jeu subtil vous a-t-elle fait perdre la vision de l’homme ?
CLAUDE. — Elle persiste, à peine distincte. D’ailleurs, que faut-il entendre par un homme ? Une idée, une image pourraient-elles définir sa nature ? Depuis peu, je suis tourmenté par une question peut-être saugrenue : sous quel aspect le Sage perçoit-il ses disciples ? Présentent-ils à ses yeux une physionomie distincte ? Sous quels traits de leur caractère se manifestent-ils à sa conscience ? J’aurais souhaité connaître l’intime témoignage de Socrate sur ce point. Quelle réponse feriez-vous à ma demande, Menon, si je vous l’adressais ?
MENON. — Je dirais que Socrate ne se connaissait pas de disciples, au sens strict de ce terme ; il refusa toujours d’assumer le rôle de maître à l’égard de ceux qui l’approchaient. Plutôt que des disciples, il eut des compagnons dans l’émerveillement. Beaucoup d’entre eux le fréquentaient avec enthousiasme et passaient le meilleur de leur temps en sa compagnie. Son influence bénéfique, lorsqu’ils l’accueillaient, transformait la médiocrité de leur vie en une flambée, sourde ou éclatante de joie. Auprès de lui on apprenait à être un homme heureux. Merveilleuse découverte ! C’est une science difficile à acquérir en tous temps ; mais combien plus à Athènes durant cette terrible époque où les guerres, les intrigues et la haine de partisans, les attaques de la peste, les révolutions, la tyrannie accablaient la cité.
CLAUDE. — Comment avez-vous pu vouloir de ce bonheur égoïste au milieu de l’atroce misère ! Le rôle de Socrate fut-il d’instruire dans l’art de bien vivre, à l’abri des calamités ordinaires, un petit groupe de privilégiés ?
MENON. — La Sagesse de Socrate n’enseignait pas l’égoïsme, mais l’amour. Elle fut délivrée gratuite en abondance sur la place d’Athènes, obstinément, à tous ceux qui voulurent l’écouter — pauvres ou riches. On entendait sa voix dans les boutiques d’artisans, sur les marchés, à l’Assemblée du Peuple, dans les maisons d’aristocrates, même en colloque avec des tyrans. Elle ouvrait, pour chacun, une route royale à la recherche de l’essentiel. Est-il juste de reprocher à Socrate d’avoir dépassé les problèmes de son temps pour pointer la flèche sur l’immédiat ? Vous lui faites grief de nous avoir donné l’éveil par la joie de vivre. Est-ce la faute du Sage si l’amour, en se faisant connaître de l’homme, le transforme en source de joie [3] ?
CLAUDE. — L’histoire nous montre comment les hommes accueillent leur joie. Ils lui accordent une attention distraite ou la repoussent. Elle leur inspire de la méfiance, de l’hostilité, du mépris plutôt que du respect. On ne l’installe pas au foyer de sa vie. C’est que la joie est difficile à nourrir. Sa flamme dévore le souffle.
Lorsque Socrate s’offrit aux gens d’Athènes pour être leur convive quotidien au foyer du Prytanée, ils décidèrent sa condamnation.
MENON. — La joie dont le Sage communique le choc à ses compagnons — parfois même à des auditeurs de passage — fait naître d’intenses bouleversements. Si elle rompt avec une trop soudaine puissance la dure écorce du cœur, une fièvre s’allume, des transformations dramatiques en peuvent résulter. Quelquefois éclate, pour une durée variable, un désordre alarmant dans la conduite de la vie. Alcibiade connut ce destin. À l’âge où croissent les grandes ambitions, il fit rencontre de Socrate et en reçut la morsure de la Sagesse. Il tenta de poursuivre son chemin, de rejeter à l’oubli l’inoubliable. Pour avoir voulu résister à l’appel de sa propre joie dont l’ardeur l’avait brûlé, il subit le sort d’un aventurier sans repos.
CLAUDE. — Quelle singulière espèce de joie est-ce là qui sème de tels drames dans la biographie d’un homme ? Je me passerais bien d’en goûter l’amertume.
MENON. — Cette joie singulière est sans amertume.
CLAUDE. — Que me parlez-vous alors de fièvre, de désordres, de transformations dramatiques ? Je suppose que le déroulement de ces étranges phénomènes comporte quelques douleurs.
MENON. — Jugez-en par vous-même. Je vais vous conter l’histoire d’un homme qui a refusé de soumettre sa vie à la souveraineté de la Sagesse et de l’Amour.
Dès l’heure où il choisit de dire « non » à sa plus haute exigence, la puissance de négation s’empare de lui. Elle l’astreint à rendre toujours son témoignage en termes négatifs la violence, la trahison, une ambition sans frein révèlent son désir que rien ne peut satisfaire. Le feu dont l’étincelle l’a embrasé ne s’éteindra pas ; il consumera dans les ardeurs de la révolte ce tempérament d’aventurier qu’aucune mesure ne peut contenir.
Je rencontrai mon ami un soir d’hiver dans le château de la montagne, en Propontide, quelques mois avant qu’il ne s’enfonçât dans les brumes de la légende et pérît assassiné.
CLAUDE. — Je goûte peu les contes de revenants, mon cher Menon. Quelle est cette anecdote ? un événement historique ? un mythe ?
MENON. — Une étape dans l’histoire, peut-être. Mais, dans ma conscience, cette entrevue avec le grand proscrit gravite hors du temps, et mon témoignage la voit sur son orbe, toujours devant soi.
Des nécessités politiques m’avaient amené dans la petite péninsule [4] où se déroulaient depuis six mois des événements si graves que leur répercussion sur les nations d’Occident n’est pas éteinte encore aujourd’hui. Athènes allait succomber à la plus désastreuse défaite de son histoire. Sa flotte avec les équipages, son armée, ses dernières espérances détruites dans une absurde bataille !
En frappant à la porte de la petite forteresse que la blancheur des neiges, fraîchement tombées alentour, rendait plus sombre, je ressentis une peur inconnue de moi. Je savais qu’Alcibiade avait refusé une fois de plus de comparaître devant les juges d’Athènes. Avec raison, il se méfiait de la stupide justice de sa cité natale. Ce fortin de montagne était son refuge. Il pouvait s’y croire en sûreté, pour quelque temps à l’abri aussi des haines de Sparte victorieuse. Mais un procès autrement plus sérieux se tenait derrière ces murs. Je m’étais détourné de mon itinéraire jusqu’à ce lieu sans grâce pour connaître le jugement d’Alcibiade par lui-même.
CLAUDE. — Est-ce à un examen de conscience que vous espériez assister ?
MENON. — Il n’entrait aucune curiosité dans ma démarche. Une sympathie de nature me rapprochait de l’exilé. Dans ce moment de la vie où ses grands rêves d’ambition allaient se perdre dans le ciel d’hiver pour ne jamais revenir, je pensais pouvoir l’aider à s’interroger. La flamme de joie allumée en lui par le regard de Socrate achevait-elle de s’éteindre entre les clôtures de cette forteresse ?
Un mercenaire Thrace me fit passer sous les voûtes. Je crus avoir perdu la vue, les ténèbres du couloir succédaient à la clarté aveuglante de la neige. On me laissa attendre, seul, dans la cour centrale un long temps. Je regardai les quatre murs en gros blocs appareillés dont les surfaces, hautes et étroites, m’enfermaient au fond d’un puits. Un escalier de pierre montait en diagonale le long d’une façade vers le poste du guetteur, tout au sommet.
Pendant que j’étais absorbé dans les plaintes du vent, la silhouette d’un homme de grande stature atterrit tout à coup sur la dernière terrasse. D’où était-il tombé comme un faucon sur cette plate-forme ? Les pans de son manteau flottaient et claquaient à ses côtés. Cet oiseau de tempête s’accordait avec les nuées grises, en course derrière lui dans le ciel de Thrace. Un soldat le rejoignit, et je compris que les deux hommes avaient débouché sur leur socle là-haut par une porte invisible ouvrant sur la tour de guet.
Un appel plus fort que les gémissements de la rafale descendit sur moi :
«Viens. monte… »
Je gravis les marches de l’escalier. Elles étaient raides comme les barreaux d’une échelle.
Alcibiade rejeta en arrière les pans de son manteau ; comme sa tunique s’entrouvrait je vis, dans l’entrebâillement de l’étoffe, briller une cuirasse. — « Bonne précaution », lui dis-je.
Il se redressa, parce que nous venions de franchir la porte basse. D’un ton bref, il répondit : « Le temps est incertain. Je me garde… et le lieu n’est pas sûr. »
À l’intérieur de la tour carrée où il nous avait introduits, quatre flammes de lampes découpaient, aux encoignures, de médiocres plages d’une lumière jaunâtre. Le reste de la salle n’était qu’obscurité, odeur de salure, courants d’air.
Le soldat ressortit, mais il prit la garde à notre porte ; je l’entendais tousser. Je vais maintenant vous relater simplement l’entretien que Menon eut avec Alcibiade sur la tour de guet :
ALCIBIADE. — Viens-tu d’Athènes ? Que veux-tu de moi ? me ramener ?
MENON. — J’apporte un message.
ALCIBIADE. — On m’importune. Ma réponse est non ; elle est nette. Je ne retournerai pas. Regarde, je suis un fugitif. Dis-moi, de qui est ton message ?
MENON. — D’un ami.
ALCIBIADE. — Tu veux rire ! Ai-je encore des amis à Athènes ?
MENON. — Des amis ? Je ne crois pas que tu en aies beaucoup… ni là ni ailleurs. T’ai-je dit que j’arrivais d’Athènes ?
ALCIBIADE. — Non, c’est vrai, tu ne me l’as pas dit, j’ignore d’où tu viens. Peut-être de la part du grand Roi ? Eh bien, garde ton message pour toi.
MENON. — Crois-tu que je sois à la solde de tes ennemis pour t’attirer dans un piège ?
ALCIBIADE. — Parle. Dis la vérité.
MENON. — Si tu refuses le message de ton ami, je n’ai rien d’autre à te dire. Je suis venu ici pour t’entendre. Réponds-moi : que te reste-t-il ?
ALCIBIADE. — Beaucoup d’or, des monceaux d’or, tu peux m’en croire.
MENON. — Par moments, Alcibiade, tu te tiens trop sur tes gardes, puis tout à coup tu oublies toute prudence. Tes paroles te perdront.
ALCIBIADE. — Tu m’as demandé : « Que te reste-t-il ? » J’ai dit : « De l’or en lingots », rien d’autre que de l’or, c’est peu pour un homme exigeant.
MENON. — Qu’attendais-tu de la vie ?
ALCIBIADE. — Ce que Socrate, un jour, m’avait laissé entrevoir : la toute-puissance. J’étais jeune. Vingt ans peut-être Il m’a promis ce jour-là un empire plus grand que l’Asie et l’Europe réunies. Je l’ai cru. Il a menti.
MENON. — Es-tu certain qu’il ait menti ?
ALCIBIADE. — Tu ne douterais pas que cet homme fût un imposteur si tu l’avais entendu me faire ces prédictions insensées. Rien en ce monde n’était à la mesure de ma taille. Mon âme était si grande que le roi de Perse risquait de s’y perdre.
Ses paroles faisaient brûler en moi une flamme de joie. Mon ambition grandissait sous son regard, couvrait l’Hellade, la Perse. Quand il eut senti que le désir de puissance m’étourdissait, il ajouta : « Sans moi, tu ne peux rien ; ni tuteur, ni parents, ni personne d’autre n’est en état de te faire acquérir la puissance que tu désires, personne excepté moi, avec l’aide du dieu, bien entendu. » Ah ! l’habile sophiste ! Sa force de persuasion me gonflait d’espoir. J’ai acquiescé à tout ce qu’il disait.
MENON. — Je me souviens…
ALCIBIADE. — De quoi prétends-tu te souvenir, toi qui n’as jamais rien vu, rien entendu de grand !
MENON. — J’étais là.
Alcibiade rejeta en se levant le tabouret qui lui servait de siège. Sa silhouette dans la pénombre marcha vers la porte. Je l’entendis interpeller le soldat de garde. L’homme toussa en réponse et descendit lentement les marches de l’escalier. Pendant que les pas de la sentinelle s’éloignaient, Alcibiade revint. Il m’amena devant la flamme d’une lampe, à l’abri du vent, et scruta mon visage.
ALCIBIADE. — Alors, tu es Menon de Larissa ?
MENON. — Tes souvenirs étaient-ils donc si vagues ?
ALCIBIADE. — Mes souvenirs ! Quand j’en appelle à Socrate, crois-tu que j’interroge des souvenirs ? Tu accuses ma mémoire d’être infidèle, mais dans cet instant ma mémoire est absente. Alcibiade est devant moi. Socrate l’effleure du regard ; l’éclat en est vite insoutenable et l’enfant détourne ses yeux d’où commencent à couler des larmes ; sa honte redouble. De la colère se mêle à une allégresse naissante. Pourquoi faut-il qu’il pleure devant cet homme ! Il goûte le sel de ses larmes.
Mon cher Menon, tu penses que je délire en réveillant le passé. Non, ce n’est pas une vision. Je regarde venir à moi le retour éternel d’un témoignage ; il monte du cœur vers les yeux.
Maintenant, la parole de Socrate s’élève : « Quel est donc l’espoir qui te fait vivre ? Je vais te le dire. C’est un désir de puissance, toujours insatisfait. Si tu devais continuer à végéter sans rien acquérir de plus, tu préférerais mourir sur l’heure. Mais sans moi tu ne peux rien. Je suis le seul à pouvoir te donner ce qui te manque. Vois-tu, Alcibiade, comme je suis précieux ?… »
La suite de la phrase s’éteint, puis la voix de l’enfant affirme : « Je ne voudrais pas de la vie si je devais être lâche ! »
Pendant l’entretien, le regard du Sage et celui de l’enfant s’entre-croisent. L’un cherche dans l’autre l’éclat des yeux.
Viens à mon secours, Menon. Tu étais présent à la rencontre, dis-moi ce que tu as vu.
MENON. — Un adolescent émerveillé.
ALCIBIADE. — Suis-je cela ?
MENON. — Interroge-toi.
ALCIBIADE. — Un homme flétri par la défaite, voilà ce que Socrate voit en moi. Un enfant vieux et si pauvre en courage qu’il n’a pu suivre le chemin ouvert devant lui.
MENON. — Maintenant, tu déraisonnes. La Sagesse de Socrate ne peut connaître deux Alcibiade. Il n’en existe qu’un seul à ses yeux : celui qui apparut à la rencontre de ton regard et du sien.
Sais-tu comment le dialogue se termina entre vous ?
-
Elles ne sont pas de moi les paroles que je vais prononcer; c’est à une autorité suprême en la matière que je fais remonter ce dire; s’il est en moi une science quelconque et quelle en est la nature, le dieu résidant à Delphes en portera témoignage pour nous.
Platon, Apologie de Socrate 20e.
ALCIBIADE. — La joie qui naissait de sa présence m’était intolérable. J’aurais voulu le voir mort. Des pleurs souillaient mes joues. Mais qui aurait pu dire d’où elles avaient jailli Je voulus les sécher sous l’ironie ; leur passage laissait des traces. Je t’affirme que je ne verse jamais une larme. Personne, hormis lui, ne m’a vu rougir. De quoi aurais-je honte ? Ma faute est d’être grand d’une exigence insatiable. Pourtant, je refusais de le suivre où il m’appelait. Le cœur me battait à l’entendre. Mais je frémissais d’une peur terrible devant cette tête extraordinaire. D’aussi loin que j’entendais sa voix, je me bouchais les oreilles ou je prenais la fuite. Mais comment aurais-je pu échapper à la divine mélodie de son incantation ? Il disait la vérité !
Veux-tu savoir comment finit notre dernier entretien ?
La percée de son regard me fit découvrir tout à coup ce que j’avais cherché. À l’instant, le souffle afflua avec une telle violence à mon cœur que je tombai à genoux. Aeschine de Sphettos en témoignerait. Il était présent. Ma tête vacilla, rejoignit la paume de mes mains ouvertes.
MENON. — Ne dis rien de plus. J’étais là. Emporte ton secret. Le visage d’Alcibiade reposait, avec ses mains pour l’accueillir, sur les genoux du Sage. Il pleurait ses dernières larmes.
ALCIBIADE. — Il n’y a point de secret entre Socrate et moi. Avant de le quitter avec la pensée de ne jamais le revoir, je lui posai une seule question : « Qui es-tu ? »
MENON. — Tu hésites, Alcibiade. Je ne reconnais plus ta voix si ferme. Parle donc !
ALCIBIADE. — Ne sois pas impatient. Il répondit : « Je suis celui qui ne te quitte pas. Je demeure quand les autres s’éloignent. »
MENON. — Tu t’es contenté de ces paroles sans plus rien demander ?
ALCIBIADE. — Elles m’ont suffi… je ne désirai rien d’autre. Tout est superflu !
Pendant que nous échangions ces propos, notre pensée commune était si profondément absorbée que nous ne vîmes pas venir le soldat de garde. Il se pencha vers l’oreille d’Alcibiade.
On souffla les lampes et nous dûmes rester en silence un long moment dans l’obscurité. La neige entrait par rafales à travers les embrasures.
Les dernières paroles que je recueillis d’Alcibiade furent dites dans cette attente de l’état de siège : « Je ne voulais rien d’autre. »
Je repartis le même soir. Des cavaliers tournaient en éclaireurs autour du fort. Ils s’éloignèrent à mon approche.
Six mois plus tard, Alcibiade quitta son refuge. Sa tête était mise à prix. Il essaya d’atteindre la Perse. On le surprit une nuit par trahison.
Il affronta avec courage ses meurtriers. Je ne sais rien de certain sur les derniers moments de sa vie. La légende, plus équitable que l’histoire, lui a brodé un grand linceul.
L’AMOUR DU BEAU NE LAISSE PAS DE CENDRES EN BRÛLANT
MENON. — Lorsque vous avez voulu savoir comment le Sage perçoit ses disciples, votre demande m’a d’abord surpris. La question devait rester sans réponse ; puis j’ai cherché à vous satisfaire en partie sans trahir la vérité. Socrate nous laisse entendre clairement de quelle nature est cette vision à laquelle les yeux n’ont aucune part ; elle a sa source dans l’amour et la connaissance.
CLAUDE. — Ma question devait paraître absurde, je le reconnais. Pour voir les hommes et le monde comme le Sage les voit, il faudrait soi-même être établi dans la Sagesse ; et il n’y a point là de vision des yeux. Pourtant, Socrate voyait se mouvoir autour de lui des humains. Platon, Phèdre, Apollodore, Charmide, Alcibiade étaient-ils des silhouettes nébuleuses devant son regard ou des individualités aux caractères bien accusés et vivant dans l’histoire ?
MENON. — Platon, Phèdre, Alcibiade et les autres lui sont intelligibles, il connaît d’eux dans l’actualité de l’instant ce qu’eux-mêmes devront découvrir au-delà des contingences de leur histoire au cœur de l’être.
CLAUDE. — De quelle fonction fait-il usage pour les voir ainsi dans la réalité impérissable de leur nature ? Est-ce encore par la grâce du Nous?
MENON. — On méconnaîtrait le sens que Socrate accorde au mot Nous en l’assimilant à une fonction. Le principe d’intelligibilité c’est aussi l’intelligible, bien qu’en apparence il en dérive. Il ne se meut pas, il accueille ; en lui viennent se résoudre les errements de la pensée, du sentiment, des formes.
CLAUDE. — De même, je suppose, le Sage établi dans la connaissance, dans l’intelligible, le Nous, la pure conscience — choisissez l’épithète qui vous plaira, ou mieux, rejetez toute dénomination — le Sage transmue en repos les itinéraires de cette forme fantasque nommée Alcibiade par l’histoire !
MENON. — A vrai dire, le Sage, si vous le situez au cœur de l’intelligible, n’intervient pas. Il est impersonnel et les dimensions de temps et d’espace lui sont étrangères. Aucune action ne lui est attribuable. Indifférent à tout, inébranlable, il ne donne pas de conseil, ne prononce pas une parole, n’a point de volonté ni de sentiment. Et cependant son regard est sur vous, que voit-il ? Ce que vous-même, éveillé, êtes appelé à voir. Déjà, il est dans votre plus proche proximité. Vous le savez, et vous pressentez sa présence.
CLAUDE. — Votre Sage n’est pas mon ami. Sa sagesse de glace me donne le frisson. Laissez-le là où il est et montrez-moi un homme vrai, sage d’une sagesse accessible aux humains.
MENON. — L’homme que je veux introduire en compensation de cette terrible froidure sera-t-il mieux à votre convenance ? Sa figure déconcerte ceux dont il approche.
CLAUDE. — Me voici prévenu. Sans doute sa nature abonde-t-elle en paradoxes, je l’attends de pied ferme.
MENON. — Prenez garde, mon cher Claude, c’est de vous — et non point de sa nature — que jailliront, à l’approche de cet homme «vrai», les paradoxes, les contradictions, les révoltes, les perplexités. Atopos, dit-on de lui : déroutant. C’est ainsi qu’il apparaît, conduisant vers l’aventure sans vous montrer de chemin ! Ses auditeurs, en conséquence de leur désarroi, se le représentent sous les traits de l’homme qui déconcerte. C’est la confusion dont ils souffrent qui leur fait construire cette image où se reflètent leur perplexité et leur crainte d’errer.
CLAUDE. — J’admets qu’une confrontation avec la Sagesse nous déconcerte au suprême degré. La vérité, c’est l’inattendu. Sa parfaite simplicité la fait méconnaître. Elle est présente et nous échappe pendant que nous torturons en vain notre esprit à vouloir la chercher par d’ingénieux détours. J’accepte, en conséquence, que l’homme dont l’enseignement est vérité suscite en moi trouble et confusion — pour un temps du moins. C’est un prélude. Il délivre ainsi le fruit de la gaine dont les enveloppes doivent craquer.
MENON. — Les traits humains dont notre imagination revêt la Sagesse reflètent l’œuvre qui s’accomplit en nous durant le labeur de la délivrance. Si l’appel de la vérité nous a livré à l’angoisse, nous posons sur le Sage un masque troublant, peut-être réprobateur, énigmatique, mais en contrepartie, il semble aussi tourner vers nous un visage empreint d’aménité et d’humaine tendresse. Son regard nous délivre, à l’instant, du tourment de la recherche. Les compagnons de Socrate recueillent sur sa physionomie tout ce dont ils ont besoin pour leur itinéraire : la compassion, la droiture exemplaire, le courage, la justice, une intarissable abondance de joie, l’amour sans marchandages.
CLAUDE. — Les qualités que nous attribuons au Sage seraient-elles donc une création de notre fantaisie, de nos désirs, de nos besoins ?
MENON. — Elles sont une véridique expression de notre sensibilité à son égard. Ces physionomies diverses reflètent son image telle qu’elle se forme, quand, d’instant en instant, nous interrogeons la vérité.
CLAUDE. — Lorsque plusieurs disciples interrogent la vérité pour connaître Socrate, nous espérons bien qu’ils ramèneront de l’enquête son authentique figure. Une seule nous suffirait : la vraie. Mais c’est plutôt une galerie de portraits qu’on nous présente. La vérité se jouerait-elle d’eux et de nous au point de substituer le multiple à l’un, la diversité à l’invariance ? Je veux retenir seulement le prototype unique et fidèle. Quel Socrate parmi tant de Socrates dois-je adopter ? Le maître de Platon, le conseiller de Xénophon, le frère aîné d’Alcibiade, l’astrophysicien d’Aristophane ?
MENON. — Tous les compagnons de Socrate ont connu à son contact la même invariable vérité. Socrate est sans forme. Si, tout de même, on tire de lui de multiples images, c’est que chacun compose selon ses propres réactions en présence de la Sagesse, une physionomie particulière. Le disciple apprend à se connaître lui-même en contemplant les traits dont il a pourvu le Sage. Son attitude envers la vérité se révèle à lui dans cette confrontation ; il y découvre l’amour, l’émerveillement, la peur, la méfiance, la honte de soi, un sentiment de culpabilité, la révolte, le désespoir, la lassitude, l’allégresse.
CLAUDE. — Selon vous, lorsque Platon fait le portrait du Sage, il peint spontanément ses propres traits tels qu’ils apparaissent dans l’éclairage de la pure conscience. Tandis qu’il croit voir Socrate — dont la nature véritable est irréductible à une vision des yeux comme aux catégories de l’esprit — c’est donc un reflet dans un miroir qu’il perçoit ?
MENON. — Toutefois, il veut réellement évoquer un Socrate vivant et humain dans l’inoubliable tableau qu’il compose de lui. On doit reconnaître que sa pensée s’accorde à la vérité. Car la figure platonicienne de Socrate a pris forme et a mûri en plein soleil, au seuil de la Sagesse. Elle appelle d’abord le regard du disciple sur elle, puis en reporte la vision un instant retenue dans le miroir du cœur — au-delà des formes — vers l’invisible. Moi seul peux te combler, dit Socrate au jeune Alcibiade : avec l’aide du dieu bien entendu.
CLAUDE. — Oseriez-vous pénétrer, les yeux ouverts, dans la matière vivante du Socrate platonique pour y découvrir l’attitude de Platon en face de la vérité ? Serait-ce trop s’aventurer que de tenter l’entreprise ? Voir Platon, selon ses propres paroles, « en face de la joute suprême », ce merveilleux achèvement de l’histoire !
MENON. — Il serait beau d’assumer les risques de l’aventure. Sur le point de prendre élan, je crains de franchir une frontière au dessin hasardeux, car « l’œil de la pensée, dit Socrate, ne commence d’avoir le regard pénétrant que si la vision des yeux renonce à son acuité ». Un tel spectacle me sera-t-il accordé quand même je persisterai à garder ouverts mes yeux ?
CLAUDE. — J’écoute le récit de votre voyage sur la frontière hasardeuse, à la naissance du grand rêve de Platon.
MENON. — Platon marche à quelques pas de distance derrière un homme aux cheveux en broussaille. Un souci unique l’absorbe : suivre sur le flot de la foule le flottement de cette tête extraordinaire. Il la sait prompte à disparaître. On ne la voit ni arriver, ni partir. Elle est là soudain ou cesse d’être.
Pour le moment, le regard du jeune Platon est sur elle ; il la surveille : elle danse sur des épaules de taureau à la surface d’un torrent d’hommes. La rue populeuse descend par des escaliers en pente rapide vers un ravin plein de maisons.
Platon essaye de bien assurer ses pieds sur le roc des marches sans perdre de vue un instant la tête visée. Elle s’arrête en face d’un atelier d’où sort un fracas de métal. Des hommes se rassemblent autour de la précieuse tête qui se laisse emporter. Mais avant de disparaître, avec les compagnons, dans l’atelier du fondeur de bronze, elle s’est retournée vers Platon. Ses yeux lui ont jeté l’éclair d’un appel, et une question : « Que veux-tu ? »
Le jeune homme suit la bande à l’intérieur. Il attend en silence dans la pénombre d’être interpellé. Mais le mugissement des soufflets de forge couvre les voix. Les conversations sont tombées. On observe les travailleurs du bronze. Ils martèlent à petits coups les pièces sorties des moules.
Un visage devant la fournaise où cuit le métal reçoit le flamboiement des feux sans qu’un seul de ses traits ne se meuve. Platon en scrute l’immobilité absolue, et s’entend dialoguer avec lui-même :
— Cette face est-elle laide, vraiment, comme il me semble, ou sa beauté me serait-elle impénétrable ?
Craignant de recevoir trop promptement une réponse sommaire à sa demande, il repousse la pensée près d’éclore et prolonge sa méditation. Des interlocuteurs sans nom ni personnalité font entendre en lui leurs voix. Ils se rencontrent entre-croisent leurs propos, composent entre eux un entretien.
— Quel motif as-tu de croire que cette figure est dépourvue de beauté ?
— Une certaine harmonie des proportions lui fait défaut. Ses gros yeux roulent à fleur de tête, le nez écrasé en sa racine relève ensuite sa pointe avec beaucoup d’impertinence, le front montre trop d’audace. Ce visage, au repos comme dans la chaleur de son action, me déroute. Il ne correspond pas à mon attente. Témoignerait-il d’une disharmonie intérieure ? Je ne peux me défendre de ressentir une sorte d’insécurité en sa présence. Son audace l’apparente à un silène, cet être moqueur, incertain, plein de malice et d’impétuosité animale.
— Tu serais plus rassuré, n’est-ce pas, s’il ressemblait à un dieu du Parthénon ?
— Je me sentirais plus à l’aise.
— Ta langue a menti, tu parles contre ta pensée. Examine mieux.
— Aucun doute. J’aime éprouver le contact de la beauté sous une forme humaine. Achille est beau, aussi héroïque qu’il est beau. Les dieux l’ont jugé digne de régner sur les Îles Fortunées.
— Et toi, te contenterais-tu d’un si pauvre royaume ? Si j’en crois ma plus certaine conviction, tu souhaites vivre dans une région plus haute que les Îles Fortunées, plus haute que la terre des dieux. Dans ce lieu élevé, aucune forme, ni belle ni laide, ne subsiste. La beauté n’y souffre pas d’être limitée par les contours d’un corps. On ne pénètre en elle qu’affranchi des préjugés qui la trahissent et l’affadissent.
— Quel enchanteur me déliera du charme qui m’asservit à la beauté humaine ?
— Un grand sorcier dont la beauté se cache sous la disgrâce de la forme.
— C’est de Socrate que tu parles ?
— En ce moment, le nom du personnage importe peu. Tu le connais par le prodigieux effet qu’il exerce sur toi, plutôt qu’à travers son apparence d’homme.
— C’est vrai, sa parole me captive, elle m’émeut d’une mystérieuse façon. Pour l’avoir entendu au cours d’une seule rencontre, je suis contraint de subir son pouvoir pour toujours.
— Parce que ni toi, ni personne, ne peut se soustraire au témoignage de la vérité. Je crois que cette voix vient de s’élever fort à propos dans ton destin. Ses accents font passer sur ton visage, pour la première fois dans ta vie, la lueur du réveil. N’est-ce pas cela que tu cherches ? Je te remets en mémoire les paroles d’un homme qui t’a précédé ici elles s’appliquent aussi à toi, tu le sais : « Jusqu’alors je vaguais de ci de là, à l’aventure. Je croyais être bon à quelque chose et j’étais plus misérable que personne… » Et toi, où errais-tu avant cette extraordinaire rencontre ?
— J’écrivis des poèmes, je composai des tragédies, on m’encouragea à peindre.
— Qu’as-tu appris ?
— À rejeter ce qui ne satisfait pas. C’est d’un savoir peu ordinaire que j’attendais la venue.
— Tu as toujours été difficile à contenter. Peut-être as-tu trouvé cette fois le médecin propre à guérir ton mal ?
— Il a le singulier pouvoir d’apaiser ma douleur ou de la réveiller, à son gré.
— Quel est ton mal ? Veux-tu que nous l’examinions ensemble ? Le connaissant mieux, tu apprendras à t’en délivrer tout seul.
— Il est difficile de décrire ce genre de souffrance. Mais une image nous est offerte : cette fournaise devant nous. Elle laisse s’écouler le métal fondu. Un filet de bronze filtre entre les scories, je ne sais quel destin le forgeron a fixé à cette coulée ardente ; elle va déjà où l’appelle sa loi. Je me sens semblable à ce liquide porté au feu rouge — et tel est mon tourment — il contient en puissance toutes les formes sans appartenir à aucune.
— Un instant, j’interromps ton récit. Vois, à côté de nous, dans l’éclat de la fournaise, sourire Socrate. Il semble s’amuser plus que nous deux de ton histoire. Pour lui, elle n’est pas si tragique.
— La distance est grande entre Socrate et moi.
— Son regard, mieux que le tien, résiste à la terrible brûlure de cette forge. Si toi, tu compares ta substance au métal fondu, lui se voit feu — inconsumable, car la flamme ne se dévore pas elle-même.
— Est-ce là qu’il propose de me conduire ?
— Il a éclairé en toi le feu de la forge. Le reste est ton affaire. Prends soin du brasier. Étends-le jusqu’à ce qu’il ait consumé jusqu’au dernier vestige de ta passion de beauté.
— Si mon amour du beau vient à s’éteindre dans les cendres, que deviendrai-je ?
— Joie. Pure joie, car l’amour du beau ne laisse pas de cendres en brûlant.
— Tu as si bien absorbé mon attention que j’en ai perdu de vue Socrate. Selon son habitude, il a soudainement disparu. À quelle magie a-t-il eu recours pour nous fausser compagnie ?
— Il a repris place au-dedans de toi.
— C’est donc moi-même désormais que j’interrogerai.
CLAUDE. — Parce que Platon avait les dons d’un incomparable poète, la poésie servant la vérité a pris en lui figure de Socrate, et depuis lors ce visage humain de la Sagesse éclaire le passage des siècles. Mais il y eut d’autres « compagnons socratiques » moins séduisants, moins bien doués peut-être, selon notre goût du moins, par la nature. Je pense à Xénophon, à Charmide, à Critias. Eux aussi ont apporté devant l’histoire le témoignage de leurs écrits ou celui de leurs actions. Tout comme Platon, ils approchèrent le Sage, l’entendirent, furent soumis par lui à l’habituelle interrogation. Ils passèrent par ses mains d’accoucheuse. Quelle sorte de fruit ont-ils livré ?
MENON. — Celui qu’ils portaient, évidemment. Xénophon vous a-t-il déçu ? Il nous livre un Socrate à la mesure de sa vision.
CLAUDE. — Un Sage rapetissé à la taille du bourgeois d’Athènes.
MENON. — Petitesse et grandeur sont termes inapplicables au Sage. Et c’est, en fait, une expression authentique de la Sagesse que Xénophon dépeint dans les Mémorables. Le portrait, pour médiocre qu’il soit, n’est nulle part infidèle.
CLAUDE. — Le Sage peut-il revêtir une apparence de médiocrité ?
MENON. — On aurait tort d’attribuer au Sage une apparence quelconque. Il n’en revêt aucune. C’est l’optique du spectateur qui crée la forme, médiocre ou étincelante. Confronté avec la Sagesse, Xénophon découvre et choisit, à travers le jeu de ses inclinations propres, les traits dont il pourvoit le Sage. L’image élaborée par lui avec amour n’est pas incorrecte. Je la tiens pour valable et fort précieuse. Elle expose le caractère particulier de son champ d’observation. Cette figure est conforme au modèle.
CLAUDE. — Si j’oublie pour un moment la prestigieuse beauté du Socrate platonicien, alors le bonhomme de Xénophon me tient, lui aussi, sous le charme d’une autre façon. J’apprécie en lui la richesse morale, très souple, d’un sens pratique associé au plus pur désintéressement. Les artisans d’Athènes le reçoivent chez eux et lui donnent la réplique. Il sait la haute valeur du travail bien fait. Dans les boutiques et les ateliers, la Sagesse parle la langue des métiers ; elle éclate en propos de bonne humeur, en drôleries. On s’attendrait à la voir danser. Sa joie s’assaisonne d’une saveur narquoise et d’une simplicité de manières que les cercles sophistiqués ne pourront jamais connaître. Le Sage, ici, a les pieds sur la terre ; et il y rencontre ses amis. La vérité n’y perd rien. L’homme du peuple a suivi l’enseignement du Sage aussi bien — peut-être plus profitablement — que l’intellectuel.
MENON. — Xénophon vient donc de trouver grâce devant vous. Son Socrate prend place parmi les enfants légitimes de la Sagesse.
CLAUDE. — Il remplit son rôle. Paix à Xénophon ! Je passe au problème suivant, ce n’est pas une petite affaire qui nous attend ; j’ai réservé pour la fin ma plus indiscrète question.
MENON. — Parlez.
CLAUDE. — On a fait un vif reproche à Socrate d’avoir accepté parmi ses disciples des gens indignes.
MENON. — Claude, mon ami, voilà un jugement sévère.
CLAUDE. — Oseriez-vous défendre la mémoire d’un Critias, d’un assassin ?
MENON. — Ajoutez à votre liste d’accusation Charmide, l’oncle de Platon ; l’histoire les a condamnés ensemble. Ils sont allés ensemble à la défaite et à la mort.
CLAUDE. — Ce sont des gens souillés de crimes. L’infamie de leur conduite a jeté le discrédit sur la réputation du Maître. N’est-il pas étrange qu’après avoir connu un homme véridique d’une telle puissance, ils aient persévéré dans le mal ?
MENON. — Ont-ils connu le Sage ?
CLAUDE. — Il fut un temps où ils recherchaient la compagnie de Socrate. Quel fruit la Sagesse a-t-elle fait mûrir en eux ?
MENON. — Un fruit d’excellente venue, mon cher Claude, savoureux, délectable.
CLAUDE. — Vous croyez me dérouter par un paradoxe.
MENON. — Aussitôt que la connaissance s’est éveillée dans un homme, aucun pouvoir ne peut la faire tomber dans l’oubli, ni l’étouffer. Elle croit, étend son règne. Sa force prévaut contre le destin. Qui veut lui résister devient l’ennemi de son propre cœur. Le fruit qu’il porte de mauvais gré mûrit à ses dépens et le dévore. On ne saurait mentir, contre l’évidence, à soi-même.
CLAUDE. — Au contraire, rien n’est plus courant que ce genre de mensonge.
MENON. — Seriez-vous dupe vous aussi de cette manœuvre ? La tromperie grossière reste à fleur de peau. Le véritable intéressé — celui dont on voudrait endormir la vigilance, gagner l’assentiment dans la profondeur — reste en éveil. Il sourit et se contente de nier la négation. L’homme en révolte contre la vérité du témoignage s’inflige ainsi le tourment d’une double dose de néant. Mais le fruit mûrit tout de même sous le soleil — transmué en noir — de la Sagesse.
CLAUDE. — Vos étranges propos m’invitent à croire que d’une certaine façon Charmide et Critias connurent la Sagesse.
MENON. — Disons plus justement que la Sagesse les connut.
Précédent Suivant
_______________________________________________________
1 Cf. PLATON, Phèdre : 247 c. d.
2 Phèdre 247 d. — « pilote de l’âme ».
3 Au sujet de l’attitude du Sage à l’égard des Problèmes Sociaux, le lecteur est prié de se reporter au Dialogue XI : Le Sage est-il indifférent à la misère du monde ?
4 La Péninsule des Dardanelles ou Propontide.