Aimé Michel
Science et tolérance : théories « magnifiques »

(France Catholique – N° 2327 – 01 novembre 1991) Texte emprunté au site de France Catholique.  Mise à jour en 2020 par les excellentes notes de Jean-Pierre Rospars. Les chroniques cités dans ces notes se trouvent sur le même site. La trilogie de Roger Penrose sur l’esprit humain « À cette question, la science répond que… » Quand […]

(France Catholique – N° 2327 – 01 novembre 1991)

Texte emprunté au site de France CatholiqueMise à jour en 2020 par les excellentes notes de Jean-Pierre Rospars. Les chroniques cités dans ces notes se trouvent sur le même site.

La trilogie de Roger Penrose sur l’esprit humain

« À cette question, la science répond que… »

Quand on lit cette phrase tranchante, il est prudent de se comporter comme les savants eux-mêmes : premièrement, on vérifie le nom de l’auteur et la date à laquelle il a prononcé son verdict ; deuxièmement, on rectifie : « À telle date, tel auteur écrit que la science – c’est-à-dire une majorité de savants – croit que… »

Ce n’est pas suffisant, car l’auteur de la phrase peut attribuer à « une majorité de savants » son opinion préférée ; ou encore, peut-être, est-il mal renseigné. En réalité, les auteurs qui attribuent à « la science » des verdicts définitifs et absolus montrent surtout qu’ils n’ont pas réfléchi assez aux domaines de validité de chaque science.

Le mathématicien anglais Roger Penrose, actuellement professeur à l’Université d’Oxford, classe les théories scientifiques en trois catégories : les théories magnifiques (superb), les théories utiles (useful) et les théories d’essai (tentative) (R. Penrose : The Emperor’s New Mind. Oxford Univers. Press, Oxford, 1990.) [1].

Il qualifie de « magnifiques » les seules théories dont le domaine de validité est très étendu, et l’on n’est pas surpris de constater qu’elles sont en petit nombre. En voici quelques exemples, munis des chiffres mesurant leur domaine, donc leur « magnificence » : la géométrie d’Euclide. Celle que l’on apprend au lycée à partir de la 4ème, tellement proche de la réalité que pour la trouver physiquement erronée sur une longueur d’un mètre, il faut descendre dans la précision jusqu’au diamètre d’un atome d’hydrogène. Ou si l’on préfère, sur la distance Paris-Moscou, il faut considérer l’épaisseur d’un cheveu. Si l’on mesure la distance Paris-Moscou à l’épaisseur d’un cheveu près, on commence à s’apercevoir que le monde physique n’est pas « euclidien ». Mais vraiment, il l’est presque ! Et la géométrie d’Euclide, exposée il y a 23 siècles par le seul raisonnement (appuyé de quelques dessins tracés dans le sable, se rappeler les derniers moments d’Archimède) peut être sans exagération appelée « magnifique ».

Autre théorie « magnifique » selon les critères de Penrose : l’électromagnétisme de Maxwell, dont le champ d’application se mesure, dit-il (et prenons notre souffle), au rapport d’une partie sur plusieurs millions de millions de millions de millions de millions de millions, soit (comptons les millions) un million six fois multiplié par lui-même. Vraiment magnifique, n’est-il pas ? Comme dirait Penrose.

Avant de poursuivre, prenons la précaution recommandée aux premières lignes de cet article, qui est Penrose et à quelle date parle-t-il ainsi ?

J’ai dit que ce savant est professeur à Oxford, mais même en ce très distingué Haut-lieu de la pensée on trouve quelques messieurs tenus par l’ensemble de leurs collègues pour d’aimables rêveurs. On peut, semble-t-il (me semble-t-il au vu de ce que je lis), admettre cependant que Penrose est un des savants les plus fiables du moment. Il est entre autres choses, le créateur d’une théorie mathématique respectée qu’il classe lui-même dans la catégorie des Théories d’essai (la théorie des twisteurs) classement que Martin Gardner, l’un des savants les plus critiques de langue anglaise et fameux démystificateur, juge d’une injuste modestie [2]. Preuve matérielle que Penrose n’est pas un rêveur, il a inventé des systèmes de carrelages (l’art d’assembler des formes géométriques inédites dans une salle de bains) d’une diabolique ingéniosité, qui ont fait couler des flots d’encre et rapportent beaucoup d’argent [3]. Quant au livre dont je parle, il a été publié il y a moins de deux ans [4].

Le fractal

Parmi les autres théories « magnifiques » de Penrose, il en est une dont le lecteur aura sans doute entendu parler, c’est celle des fractals, très récente puisqu’elle s’est développée dans les années 80. Très spectaculaire aussi ; je regrette qu’il ne soit guère possible d’en publier des images dans un journal. Ses conséquences philosophiques sont peut-être inépuisables.

Un fractal est d’abord une fonction mathématique représentable sur un graphique, du moins dans ses premiers développements (Le fameux problème de la baignoire fournit un exemple de fonction : le temps mis pour la remplir est une fonction du débit du robinet (ici une fonction inverse, que l’on peut compliquer en réfléchissant). Quand on regarde le graphique, on voit donc une image qui peut ressembler (c’est un cas particulier de fractal) à une tache d’encre éclaboussée.

Munissons-nous d’une loupe et regardons une éclaboussure sur le bord de la tache. On découvre que l’éclaboussure est elle-même éclaboussée. Changeons la loupe contre un microscope et voyons à quoi ressemble l’éclaboussure de cette éclaboussure : étrange, on la voit aussi éclaboussée que les précédentes. Choisissons la plus petite de ces éclaboussures de troisième génération : on retombe sur de nouvelles éclaboussures ! Multiplions le grossissement par dix, cent, mille : toujours on retrouve la même lancinante étrangeté quel que soit le grossissement, et l’étude de la fonction montre qu’il en est ainsi à l’infini. Il est impossible d’atteindre un grossissement, même théorique et dépassant les possibilités de l’optique, où l’on trouve un bord de tache sans éclaboussure.

Plus on s’enfonce dans l’infiniment petit et plus se répètent les mêmes dessins, toujours parents et reconnaissables, quoique toujours différents. C’est comme un rêve, une féerie sans fin et sans fond, indéfiniment renouvelée et qu’on ne se lasse pas de contempler. C’est un tableau sans échelle de grandeur, en complète contradiction avec et que l’on voit dans la nature, du moins la nature des peintres et des physiciens.

Les « indécidables »

Maintenant on peut interroger la fonction et tenter de lui faire dire si tel point de la surface est dans la tache ou hors de la tache. On trouve alors des propriétés qui semblent en contradiction avec la logique commune : il y a bien des points dont la fonction peut nous dire (après des calculs plus ou moins laborieux) s’ils sont dans la tache ou en dehors, mais il y a toujours aussi une infinité de cas où il est impossible de répondre, car cela supposerait l’ordinateur arrivé au terme d’une infinité de calculs.

On reconnaît là un air de parenté avec le théorème le plus fameux du 20e siècle, découvert par l’Autrichien Kurt Gödel en 1931, à l’âge de 25 ans : quel que soit le système de raisonnement que l’on s’accorde, on peut toujours énoncer des propositions qui dans ce cadre-là ne sont ni vraie ni fausses (d’où le mot « indécidable »). Si l’on change de cadre, d’autres indécidables apparaissent [5].

Quand Mandelbrot, dont le nom est associé aux fractals, vit pour la première fois sortir de son ordinateur l’image (ou plutôt évidemment le commencement de l’image) dont j’ai esquissé plus haut l’insondable complication, il crut la machine détraquée. L’ordinateur avait été programmé pour pointer sur un graphique la représentation d’une fonction apparemment innocente (elle ne comporte que deux lettres, le chiffre 2 en exposant, et le signe →. Il est vrai que les lettres représentent des nombres dits « complexes », mais on apprend maintenant les nombres complexes, sauf erreur, dès la terminale C).

Mandelbrot ne découvrit pas vraiment les fractals par hasard, il soupçonnait quelque chose de pas banal dans sa fonction, mais ce qui en sortit dépassait toute attente. L’ordinateur n’était pas dérangé, il imprimait seulement pour la première fois les formes d’une image sans échelle de grandeur.

Quand Pascal nous effraie avec ses deux infinis, c’est par un raisonnement. Le microscope ne permet pas de retrouver dans l’infiniment petit l’image du monde ordinaire.

Au contraire le fractal ne montre pas qu’à l’intelligence, mais bien aussi à l’imagination et à l’œil ce à quoi l’esprit se refuse. Plus on grossit et plus c’est la même chose, pas exactement toutefois, toujours avec de l’inattendu, mais familier quand même. Il n’y a rien de tel dans le monde où nous vivons, où tout est, au moins approximativement, commensurable. Il y a du plus petit, du plus grand, de l’égal. L’œil, l’imagination même, le rêve cherchent en vain du plus petit qui soit identique à du plus grand. Cependant feuilletez un album de fractals (Chapitre 3 du livre de Penrose. Ou encore : Peitgen et Saupe : The Science of Fractal Images, Springer-Verlag. Berlin, 1988), instantanément vous voyez et comprenez que les mots « plus grand » et « plus petit » peuvent n’avoir aucun sens [6].

Au-delà de la science

Suivre les auteurs actuels dans ces labyrinthes de la pensée n’est sans doute pas indispensable pour survivre dans ce monde ni pour accomplir sa destinée dans l’autre. Ce n’est qu’une activité bénéfique propre à nous mettre en garde contre le dogmatisme intellectuel, qui toujours finit en dogmatisme universel et en violence. Il paraît que nous entrons dans une ère nouvelle que personne encore n’a bien définie, mais qui déjà porte un nom : le nouvel ordre mondial. Il se traduit jusqu’ici surtout par du désordre, mais je doute qu’il se trouve quelqu’un pour regretter l’ordre antérieur – pas si ancien, deux ans ! – caractérisé d’abord par l’intolérance et la paix des barbelés. Nous ne savons pas où nous allons, mais l’incertitude n’est-elle pas préférable à l’embrigadement forcé ? A quoi sert la liberté promise par l’Écriture. « Vous connaîtrez la vérité et la vérité vous rendra libres », si elle reste le privilège du plus fort appuyé sur une foule d’esclaves ? [7]

Il n’est pas question ici de vouloir traduire la science (provisoire, changeante, progressive) en impératifs politiques et encore moins en morale. Cela, c’était l’ordre ancien, caractérisé d’abord, rappelez-vous, par le totalitarisme intellectuel. Eh bien, le totalitarisme intellectuel est une vieille lune, et il faut que cela se sache. Le physicien américain Wheeler, célèbre par le nombre d’esprits éminents qui ont été ses élèves et par le tour frappant qu’il donne à ses aphorismes, a notamment produit celui-ci, souvent cité, ne visant, rappelons-le, que la physique « Il n’y a pas de loi sauf qu’il n’y a pas de loi » (There is no law except that there is no law) [8].

Le terrorisme intellectuel qui a longtemps justifié les mains sales, les œufs cassés pour faire l’omelette, l’enfermement dans le poulailler sous prétexte du renard et autres beaux sophismes [9], est mort à sa source : la science. Non par la mort de la science, mais par ses extraordinaires progrès. La fin du XXe siècle a paradoxalement « donné raison » à la plus controversée des Pensées de Pascal : « Rien n’est plus conforme à la raison que le désaveu de la raison ». Pascal ne dit pas que l’irrationalisme, la superstition, l’obscurantisme, etc., dont ont voulu le noircir ses réfutateurs, sont le substitut adéquat de la raison, bien au contraire : il dit, et c’est cela que la science actuelle confirme, que l’exercice sans faille de la raison conduit à reconnaître que certaines choses essentielles à l’homme ne relèvent pas de la raison au sens strict. Ne le voyons-nous pas de nos yeux ? [10]

Entre la machine et Platon

Nous n’avons que jeté un bref coup d’œil sur quelques idées de Penrose. L’ensemble de son livre vise à démontrer (et me semble-t-il démontre avec clarté) que l’intelligence artificielle (I.A.) que veulent produire les informaticiens produira sûrement de surprenantes nouveautés, mais jamais la conscience, qui suppose un monde différent de celui de la physique. Étant mathématicien, il incline à penser que ce monde différent est celui des idées platoniciennes. Ces « idées », dit-il, forment l’« ensemble de ce qui est nécessairement vrai » [11]. La conscience, dit-il encore (je ne le cite pas littéralement) est le point de contact entre le monde que nous appelons physique et celui des idées, qui existe indépendamment.

Cependant, dit-il encore, la conscience ne peut se réduire à ces deux mondes. Il y a dans l’activité de la conscience vivante des traits qui, nécessairement sont étrangers à la rigueur de la science et des idées « nécessairement vraies ». Il le montre dans la nature propre de branches entières des mathématiques qui ne sont pas, comme il le dit, « récursives », dont l’existence ne peut s’expliquer par un algorithme (c’est-à-dire dont on ne peut retrouver l’origine en faisant jouer à l’envers la loi qui les a produites). Ces branches impliquent l’activité volontaire, l’intuition finalisée du chercheur [12].

Admettons que ce sont là des idées difficiles à résumer correctement dans un petit article. Je souhaite que ce livre exceptionnellement profond et novateur du Pr Penrose soit bientôt traduit et qu’il enrichisse la bibliothèque de tous ceux qui s’interrogent sur la nature de l’homme, à côté des plus grands livres de philosophie. Comme Martin Gardner, « je crois qu’il prendra place parmi les classiques. » Émouvante en est la dédicace à « ma chère mère, qui n’a pas vécu tout à fait assez pour le lire ». Je ne crois pas que le chagrin d’un savant anglais soit jamais reproductible dans une machine.

Aimé MICHEL

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1 Parmi les théories superbes, Penrose compte la géométrie euclidienne en tant que description de l’espace physique, la mécanique de Newton, l’électromagnétisme de Maxwell, les relativités restreinte et générale d’Einstein, la mécanique quantique et l’électrodynamique quantique (qui combine les principes de la relativité restreinte et la mécanique quantique). Cette dernière théorie n’a pas l’élégance et la cohérence des six autres théories superbes mais elle atteint comme elles une précision qu’il qualifie de phénoménale.

Dans les théories utiles, Penrose range la chromodynamique quantique (fondée sur les quarks qui forment les particules à interaction forte des noyaux atomiques ou hadrons) et la théorie qui unit l’électromagnétisme et l’interaction faible (qui se manifeste dans la désintégration radioactive). Elles sont bien vérifiées par l’expérience mais tant leur élégance que leur précision laissent à désirer, si bien qu’elles sont loin d’atteindre la précision phénoménale attendue d’une théorie superbe. Une troisième théorie, d’un type différent, mérite selon lui d’entrer dans la catégorie des utiles : celle du modèle standard de l’origine de l’univers (Big Bang).

Toutes les autres théories sont à l’essai, comme la supersymétrie, les supercordes, le scénario de l’inflation (variante de la théorie du Big Bang). Elles le resteront tant qu’on n’aura pas de preuves expérimentales en leur faveur. Penrose pense d’ailleurs que certaines d’entre elles ne seront jamais confirmées, ce qui ouvre une quatrième catégorie, celle des théories maladroites (misguided), mais il a la prudence de ne pas dire lesquelles !

Seules des théories physiques sont superbes : serait-ce parce que Penrose est un théoricien de la physique ? Non assure-t-il : « Je ne connais aucune théorie fondamentale dans une autre science qui puisse proprement entrer dans cette catégorie. Peut-être la théorie de la sélection naturelle, telle que proposée par Darwin et Wallace, est-elle la plus proche, mais elle en est encore bien loin. »

2 Martin Gardner (1914-2010) s’est rendu célèbre par la chronique intitulée « Jeux mathématiques » du Scientific American (Pour la science en français) qu’il a tenu régulièrement de 1957 à 1981, et épisodiquement par la suite. Il s’y est révélé un brillant vulgarisateur des mathématiques et a été à l’origine de bien des vocations de mathématiciens et de physiciens. Pourtant, curieusement, M. Gardner n’a jamais suivi de cours de mathématiques au-delà du lycée et avouait en 2004 : « Je vais jusqu’au calcul différentiel et intégral, et au-delà, je ne comprends pas les documents qui sont écrits ».

Sa vocation « critique et démystificatrice », saluée par A. Michel, a également contribué à sa notoriété. Martin Gardner était l’un des champions de la dénonciation des pseudosciences et l’un des membres influents du « Comité pour l’investigation scientifique des revendications du paranormal » (CSICOP, où on entend non sans humour « flic des sciences » ou « flic scientifique »), avec au menu des cibles de choix comme l’ufologie et la parapsychologie. La plus grande part de ces critiques sont justifiées mais on se demande parfois si elles ne le conduisent pas à jeter le bébé avec l’eau du bain. Ironiquement, les critiques excessives font plus pour la défense de certaines idées et recherches que les plaidoyers en leur faveur ! En 2006, le CSICOP a changé de nom : il est devenu le CSI (Committee for Skeptical Inquiry) pour mieux signifier qu’il ne s’intéressait pas seulement au paranormal « scientifique » mais aussi aux conspirations et aux religions, et qu’il demeurait ancré dans la bonne vieille tradition rationaliste.

3 En 1974, Roger Penrose découvre un nouveau pavage du plan (ou tessellation) fondé sur deux tuiles dont l’une présente une symétrie d’ordre cinq, alors qu’un tel pavage était tenu jusque-là pour impossible. Ce pavage a la propriété fascinante d’être non périodique, c’est-à-dire de ne pas être obtenu par la répétition régulière d’un même motif (voir les figures sur https://images.math.cnrs.fr/Un-parquet-de-Penrose.html?id_forum=11284). Cependant, il est quasi-périodique parce que les divers motifs formés se répètent. Pourtant, Penrose n’a pas été le premier à découvrir ce pavage : en 2007, deux physiciens des universités Harvard et Princeton ont montré qu’il avait été découvert cinq siècles avant Penrose et utilisé dans une mosquée d’Ispahan (Iran) construite en 1453 (https://science.sciencemag.org/content/315/5815/1106.abstract).

Fait remarquable, on a retrouvé par la suite cet arrangement dans la nature : ce sont les quasi-cristaux découverts par l’Israélien Daniel Schechtman en 1982 dans un alliage d’aluminium et de manganèse, ce qui lui a valu le prix Nobel de chimie en 2011.

Ce n’est pas tout. Ce problème de la couverture du plan par des formes congruentes, qui ressemble à un jeu d’enfant, possède un autre secret ; il a été révélé par des mathématiciens dans les années 60 lorsqu’il se sont posé le problème suivant : existe-t-il un algorithme, c’est-à-dire une suite bien définie d’opérations (ce qu’en informatique on appelle aussi procédure ou programme), pour décider si un ensemble fini donné de formes polygonales différentes peut ou non paver le plan ? La réponse fournie à cette question en 1966 a été : non, un tel algorithme ne peut pas exister. La démonstration de ce théorème repose justement sur l’existence de pavages non-périodiques. Le premier découvert était fondé sur 20426 carreaux différents, nombre réduit progressivement par la suite, jusqu’à deux par Penrose (on ne sait pas encore si un pavage apériodique peut être obtenu avec un seul carreau). Le pavage du plan est un exemple parmi d’autres de mathématiques non-algorithmiques, dites encore non-récursives, dont l’importance va apparaître dans la suite de cette chronique et de ces notes.

4 Qui est Penrose, savant aujourd’hui célèbre et anobli ? Né en 1931 dans une famille de scientifiques et d’artistes, il fait des études en mathématiques à Londres et soutient une thèse en géométrie algébrique en 1958. Sous l’impulsion du cosmologiste Denis Sciama, il s’intéresse à l’astrophysique. En 1964, son article « Effondrement gravitationnel et singularités spatio-temporelles » est une contribution majeure aux mathématiques utilisées pour étudier les propriétés de l’espace-temps en relativité générale : il y présente une méthode nouvelle, fondée non sur les détails géométriques mais sur la topologie, qui permet d’aborder des cas plus généraux tels qu’on en trouve dans les étoiles mourantes. Toute sa vie, il poursuivra ces travaux en physique mathématique de la relativité générale, alternant les innovations méthodologiques (comme sa théorie des twisteurs en 1967) et les applications aux quasars, aux trous noirs et au Big Bang.

À côté de ces contributions très abstraites, il en est d’autres où ses mathématiques descendent de cieux éthérés inaccessibles au commun des mortels pour devenir immédiatement appréhensibles et empreintes tout à la fois de beauté et d’étrangeté. Cela commence dès 1954 quand il découvre, à Amsterdam, l’œuvre de M. C. Escher (1898-1972) à l’occasion d’une exposition. À son tour, il recherche des figures impossibles ; c’est ainsi qu’il redécouvre la tripoutre (ou triangle de Penrose, https://fr.wikipedia.org/wiki/Triangle_de_Penrose) puis l’escalier qui à la fois monte et descend, dont Escher s’inspirera pour ses deux chefs d’œuvre (Montée et Descente, 1960 et Chute d’Eau, 1961, pour lesquelles je ne peux malheureusement pas donner de liens car elles sont protégées).

Le livre de Penrose qui fait l’objet de la présente chronique, publié en 1989, est le premier d’une série destinée aux non-spécialistes, bien que ce ne soit pas à proprement parler un ouvrage de vulgarisation. Tardivement traduit en français sous le titre L’esprit, l’ordinateur et les lois de la physique (InterEditions, 1998), c’est l’un de ces livres capables de soutenir une méditation quotidienne pendant deux mois de confinement et plus ! Il suscitera de nombreuses discussions et critiques auxquelles Penrose répondra dans un second livre en 1994 (Les ombres de l’esprit, InterEditions, 1995) puis un troisième, plus bref, en 1997 (Les deux infinis et l’esprit humain, Flammarion 1999). Je reparle de cette trilogie en note 12. Puis, il y aura The Road to Reality en 2007 (À la découverte des lois de l’univers, Odile Jacob, 2007), auquel j’ai déjà fait allusion (note 5 de n° 455, à propos d’un argument suggérant que l’univers dans lequel nous sommes est d’une formidable improbabilité) et Cycles of Time (Les Cycles du temps, Odile Jacob, 2013), où il défend l’idée d’un univers en évolution cyclique.

Dans le film Une brève histoire du temps, de 1991, en l’honneur de son ami Stephen Hawking, Penrose explique sa conception du monde : « Je pense que l’univers a un but, il n’est pas en quelque sorte juste là par hasard… certaines personnes, je pense, soutiennent que l’univers est juste là et qu’il va son chemin – c’est un peu comme s’il se contentait de faire des calculs, et que nous nous y trouvions par accident. Mais je ne pense pas que ce soit une façon très fructueuse ou utile de regarder l’univers, je pense qu’il y a quelque chose de beaucoup plus profond à son sujet. » Toutefois, en 2010, dans une interview à la BBC, il précise : « Je ne suis pas croyant moi-même. Je ne crois en aucune religion établie. Je dirais que je suis athée ». Il est donc à la croisée des chemins, pont entre deux mondes inégalement représentés chez les savants, le monde majoritaire des athées et l’autre, minoritaire, de ceux sensibles au profond mystère d’un univers ordonné, obéissant à des lois, orienté vers un but, et porteur d’êtres conscients. Il est donc un éminent représentant de cette attitude face à l’univers que l’on peut qualifier d’anti-Lucrèce et que j’ai tenté de caractériser dans la note n° 6 de n° 489. Il confirme s’il en était besoin que l’ouverture au mystère du monde et aux réalités habituellement qualifiées de spirituelles (conscience, idées platoniciennes, etc.) ne suffit pas pour accéder à la foi en Dieu. Penrose a reçu le prix Nobel de physique en 2020.

5 Sur les théorèmes de Gödel, on peut compléter ce bref résumé par l’autre « grossière traduction » (selon ses propres mots) qu’en donne A. Michel dans la chronique n° 160 : « En 1931 (il avait vingt-cinq ans à peine, l’âge des grandes découvertes mathématiques) Gödel montrait dans deux théorèmes célèbres que, quelque formulation que l’on puisse imaginer de la syntaxe arithmétique, celle-ci comporterait toujours des énoncés “indécidables”, c’est-à-dire dont on ne peut prouver qu’ils sont soit démontrables, soit réfutables. » Il en tire une conséquence de plus vaste portée : l’ambition ultime de la science étant « le projet pythagoricien de traduire toutes choses en une formulation arithmétique », il en résulte qu’« il ne peut exister d’explication scientifique ultime. La science ne peut aspirer, au plus, qu’à énoncer des lois partielles et limitées. Le mystère naturel existera donc toujours, quoi qu’on fasse ». Je renvoie à cette chronique pour l’explicitation de cette conséquence et quelques commentaires. Encore une fois, A. Michel exprime en deux ou trois paragraphes denses mais clairs ce que des livres fort savants ne parviennent à dégager qu’avec peine. Pour l’application aux théories de la conscience, se reporter à la note 12 ci-dessous.

6 Les pages que Penrose consacre aux mathématiques sont un enchantement, tant dans le chapitre 3 de L’esprit…, où il raconte l’histoire du dévoilement progressif des relations des mathématiques avec la réalité, que dans le chapitre 5 des Ombres de l’esprit où il raconte la vie de Jérôme Cardan, mathématicien et médecin italien du XVIe siècle à l’origine des nombres complexes et de la théorie des probabilités. Comme j’aurais aimé une telle introduction aux nombres réels et complexes dans mes années de lycée ! De Cardan à Mandelbrot il n’y a qu’un pas, mais il a fallu quatre siècles pour le franchir.

Un nombre complexe est la généralisation à deux dimensions (le plan) du nombre réel qui n’en a qu’une (la droite) : à chaque point du plan de coordonnées (x, y) correspond un nombre complexe (z = x + iy, où i est tel que i2 = –1). L’ensemble de Mandelbrot est l’ensemble des points du plan pour lesquels les nombres complexes de la suite définie par z ? z2 + c (lire z à l’étape présente donne z2 + c à l’étape suivante), demeurent à distance finie de l’origine (en pratique dans un cercle de rayon 2 centré sur l’origine). On démarre à z = 0, d’où la suite 0, c, c2 + c, etc. Ces calculs sont très simples à faire avec un ordinateur. On colore en noir les points c où la suite reste dans le cercle et en blanc ceux où elle en sort et on obtient la célèbre image de Mandelbrot (voir par ex. http://perso.numericable.fr/~haasjn/haasjn/Mandelbrot.html). Ce qui est extraordinaire dans cette figure, c’est son infinie complexité dans le détail qui contraste avec la simplicité de l’algorithme qui lui donne naissance. Comme l’écrit Ian Stewart (qui appelle cet ensemble « le bonhomme en pain d’épices » par sa ressemblance à un bonhomme et parce que Mandelbrot signifie « pain d’épices ») : « chaque niveau de détail nouveau révèle des structures nouvelles et toujours surprenantes. Des maelströms, des rouleaux, des hippocampes, des grumeaux, des bourgeons, des cactus bourgeonnants, des serpents minces, des serpentins, des taches qui ressemblent à des insectes, des éclairs en zigzag. Et de temps en temps, profondément enfouis à l’intérieur du bonhomme en pain d’épices, ayant peut-être un millionième de sa taille, vous pouvez trouver de minuscules bonshommes en pain d’épices. Il ne leur manque aucun détail, pas même leurs propres bonshommes en pain d’épices en miniature. » (Dieu joue-t-il aux dés ?, trad. Marianne Robert, Flammarion, Paris, 1992, p. 337). La belle animation du site https://www.dailymotion.com/video/xy3962 donne un aperçu vertigineux à ne pas manquer des richesses cachées de ce fascinant « bonhomme ».

Tout aussi remarquable est le lien que l’ensemble de Mandelbrot entretien avec d’autres domaines comme les théorèmes de Gödel et de Turing, les mathématiques non-récursives (non-algorithmiques, voir le résumé qu’en donne ici A. Michel) et la théorie du chaos (comment un mécanisme simple engendre des comportements complexes et imprévisibles). Ces interconnexions d’une part entre des domaines a priori sans lien et d’autre part avec des phénomènes aisément observables dans la nature (les tourbillons, le robinet qui goutte, les flocons de neige, la forme des nuages, la ligne des côtes, la taille des populations animales au cours du temps, etc.) contribuent à la fascination qu’exerce les mathématiques.

7 Ce nouvel ordre mondial (NOM) est appelé de ses vœux par George Bush père (1924-2018) dans un discours prononcé devant le Congrès des États-Unis le 11 septembre 1990, où il entend œuvrer à « une nouvelle ère, moins menacée par la terreur, plus forte dans la recherche de la justice et plus sûre dans la quête de la paix ». Le bloc communiste vient de s’effondrer, et en dépit de la crise dans le golfe persique, certains rêvent de la fin de l’Histoire et voient venir un monde de paix universelle. Au lieu de cela, onze ans plus tard, jour pour jour, le monde frappé de stupeur apprend l’effondrement des tours jumelles de New York…

Il est à nouveau question du NOM quelques années plus tard lors de la crise bancaire et économique commencée aux États-Unis en 2007 qui éclate à l’automne 2008 et atteint rapidement l’Europe et les autres pays, à quelques importantes exceptions près (Chine, Inde, Brésil). Les politiques d’austérité qui en résultent freinent l’endettement des États mais au prix d’un accroissement du chômage et des inégalités.

En ces temps de covid-19 le NOM est à nouveau à l’ordre du jour. Dans un monde divisé où chacun tire à hue et à dia en fonction de ce qu’il croit être son intérêt, une pandémie prend la plupart des États par surprise alors qu’elle avait été annoncée (par G. Bush fils en novembre 2005 : https://www.francetvinfo.fr/sante/maladie/coronavirus/video-quand-george-w-bush-presentait-son-grand-plan-anti-pandemie-en-2005_3909013.html ; par Jacques Attali en mai 2009 : http://www.attali.com/societe/changer-par-precaution/ ; par Bill Gates en avril 2015 : https://www.youtube.com/watch?v=6Af6b_wyiwI). Seulement voilà, les hommes ont la mémoire courte et ils ont tendance à ne croire que ce qu’ils voient. Ils rêvent de plus de sobriété, de moins d’agitation, d’une économie plus autonome, mais bien vite ils se laissent emporter la loi du moindre effort, du moindre coût immédiat. Seule les pressions conjuguées (mais injustes) de la peur et des prix semblent de nature à les faire durablement changer. Combien faudra-t-il de coups de semonce pour que la menace la plus grave à long-terme, le changement climatique, soit sérieusement prise en compte ? L’épreuve du covid-19 ne sera-t-elle qu’une nouvelle occasion de faire passer cette menace pressante au second plan pour revenir au plus tôt à la fuite en avant ?

8 La loi « il n’y a pas de loi » ne peut échapper à la « contradiction pratique » (ou « performative ») du paradoxe du menteur (cette histoire du Crétois qui prétend que tous les Crétois sont des menteurs, voir note 2 de n° 489) qu’en ajoutant une exception pour s’exempter elle-même de son application !

Pour autant que je sache, John Wheeler, qui fut un des physiciens les plus influents du XXe siècle, a avancé cet aphorisme pour interpréter une expérience fort surprenante de physique quantique, dite du « choix retardé ». Dans cette expérience, une décision prise maintenant par le physicien change le passé du système physique observé, passé qui peut être très lointain si les photons étudiés ont été émis par une étoile lointaine. Il avait généralisé cette interprétation en proposant que l’observateur change non seulement le passé mais la loi physique elle-même. Aussi parlait-il d’« univers participatif » (c’est-à-dire créé avec la participation de l’observateur) et de « it from bit », autre formule à succès par laquelle il voulait dire que la réalité indépendante (it) était engendrée par les informations contenues dans nos observations (bit) : « L’information peut n’être pas seulement ce que nous apprenons sur le monde mais ce qui fait le monde » (Wheeler, 1998). Un article de 2013 du physico-mathématicien Cristi Stoica, The Tao of It and Bit (https://arxiv.org/pdf/1311.0765.pdf) explicite cette vue et la complète.

Penrose, pour sa part, n’est guère convaincu de la pertinence de l’univers participatif de Wheeler : « C’est notre propre présence qui, selon cette vue, amène notre passé à l’existence. La circularité et le paradoxe qu’impliquent cette description sont attrayants pour certains, mais quant à moi je la trouve clairement inquiétante et, en fait, à peine crédible » (The Emperor’s…, op. cit., p. 295). Mais ce rejet ne signifie pas que Penrose ne voie aucun mystère dans le temps vécu, aussi O. Costa de Beauregard, qui a beaucoup réfléchi à cette question (voir par ex., n° 466), est-il l’un des rares physiciens français contemporains qu’il cite (voir note 4 de n° 328).

9 Ces sinistres sophismes relatifs aux mains sales, aux omelettes et aux renards avaient cours à l’ère du stalinisme triomphant, voir notamment la chronique n° 465.

10 A. Michel ne rate jamais une occasion de référer à Pascal ni de citer cette formule qu’il affectionne. S’il faut entendre par « raison au sens strict », la raison en tant qu’elle se fonde sur des algorithmes, elle laisse place à une raison au sens large, non-algorithmique, telle que l’explique la suite de la chronique et la note 12.

Toutefois, A. Michel interprète ailleurs la formule pascalienne d’une autre manière : celle d’un au-delà de la raison humaine (qu’elle soit algorithmique ou non), c’est-à-dire d’une pensée surhumaine susceptible de se manifester chez des successeurs de l’homme actuel ou d’autres êtres intelligents ailleurs dans l’univers (et pas seulement, comme on pourrait le croire, d’êtres surnaturels ; voir n° 80). Cette idée pose le problème de l’existence d’algorithmes et de propriétés de la nature qui nous seraient incompréhensibles. Penrose ne semble pas retenir cette possibilité puisqu’il écrit à propos de notre compréhension du monde platonicien des mathématiques (voir note suivante) : « au moins en principe, tout élément individuel du monde platonicien est accessible à nos moyens mentaux, dans un certain sens » (Les deux infinis…, op. cit., p. 115), mais il avoue lui-même qu’il s’agit là d’un préjugé.

11 Pour expliquer son attachement à la tradition platonicienne en mathématiques, Penrose prend l’exemple de l’ensemble de Mandelbrot. À ses yeux, la « fantastique élaboration » de cette structure « ne peut être pleinement comprise par aucun d’entre nous, ni pleinement révélée par quelque ordinateur que ce soit. Il semblerait que cette structure ne fasse pas seulement partie de notre esprit, mais qu’elle ait une réalité propre. (…) L’ensemble de Mandelbrot n’est pas une invention de l’esprit humain, il a été découvert. Comme le Mont Everest, l’ensemble de Mandelbrot est juste là ! » (p. 95). Il en va bien sûr de même de toutes les autres propriétés des nombres complexes. Qui aurait pu imaginer qu’une telle richesse sortirait d’une définition apparemment aussi innocente que i2 = -1 ? Cet exemple et d’autres « où on sort bien plus de choses d’une structure qu’on y a mis au départ » donne l’impression aux mathématiciens d’être tombé sur les « œuvres de Dieu » et justifie l’attitude dite platonicienne (même si certaines parties des mathématiques, par leur caractère artificiel ou ad hoc, donnent plutôt l’impression d’être des œuvres purement humaines ; rien n’est jamais simple).

Cependant, Penrose va plus loin. « On peut très bien imaginer que le “monde platonicien” recèle d’autres absolus, tels que le divin ou la beauté, mais je ne retiendrai ici que les concepts platoniciens des mathématiques. Il est difficile pour bien des gens de concevoir qu’un tel monde puisse exister en soi. Ils préfèrent voir dans les concepts mathématiques de simples idéalisations du monde physique, de sorte qu’à les en croire le monde mathématique émergerait de celui des objets physiques (…). En fait, ce n’est pas ainsi que je conçois les mathématiques ni la façon dont, à ce qu’il me semble, la plupart des mathématiciens et des théoriciens de la physique pensent le monde. Ils le voient d’une manière nettement différente, comme une structure que des lois mathématiques intemporelles gouvernent avec précision. Ainsi croient-ils qu’il convient de concevoir le monde physique comme émergeant d’un monde des mathématiques, lui-même intemporel (…). À mesure que s’accroît notre compréhension du monde physique et que nous pénétrons les lois de la nature plus profondément, il semble que le monde physique s’évapore davantage, pour ne presque plus nous laisser que des mathématiques. Plus notre connaissance des lois physiques s’étend et s’épure et plus nous sommes conduits vers le monde des mathématiques et de leurs concepts. » (Les deux infinis…, op. cit., trad. Roland Omnès, pp. 18-19 ; je suppose que ce titre a été choisi par son traducteur, physicien connu, de préférence à traduction littérale « le grand, le petit et l’esprit humain » non seulement pour son élégance mais aussi pour rendre un discret hommage à Pascal).

Autrement dit, plus on comprend les lois physiques, moins on recourt à la matérialité de la matière et plus on s’appuie sur l’idéalité des mathématiques. C’est une autre formulation, mais plus claire car moins attachée à un contexte particulier, de la vue professée par Wheeler (note 8).

12 Un ordinateur peut-il penser ? Telle est la question qui sert de fil rouge à Penrose dans sa trilogie. Il nous entraîne à sa suite dans ce qui est, sans doute, l’une des plus brillantes réflexions disponibles à ce jour sur ce sujet, aboutissant à une impressionnante synthèse de connaissances fondamentales issues de la logique, de la physique et de la biologie, le tout abordé avec une profonde curiosité philosophique et le désir évident de se faire comprendre du lecteur autant qu’il est possible.

Penrose a trouvé sa motivation à écrire ces livres dans la thèse d’Alan Turing (n° 181), Marvin Minsky, Douglas Hofstadter, Daniel Dennett, Frank Tipler (n° 424 et 425), Hans Moravec (n° 468), Max Tegmark et bien d’autres, qui affirme que l’esprit humain n’est rien d’autre qu’un ordinateur très élaboré que nous serons un jour capables d’imiter et d’améliorer. Penrose pense que cette thèse, appelée Intelligence artificielle forte (IA forte) ou fonctionnalisme, est fausse et qu’on ne peut pas rendre compte de la conscience humaine par un algorithme aussi sophistiqué soit-il. (De là le titre de son livre L’esprit neuf de l’empereur, qui est une allusion au conte d’Andersen, Les habits neufs de l’empereur, où des charlatans prétendent que seuls les gens intelligents sont capables de voir les habits qu’ils confectionnent et où seul un enfant ose dire que l’empereur est nu !) Son originalité est de s’être attaché à un aspect de la conscience qui est la compréhension d’une démonstration mathématique – aspect plus abordable que les aspects plus classiques de la conscience que sont les qualités de l’expérience sensible ou le libre arbitre – et d’avoir trouvé une démonstration fondée sur la logique mathématique (le théorème de Gödel en particulier) montrant qu’elle échappe à la formalisation algorithmique.

Cette constatation le conduit à une seconde question : existe-t-il des processus physiques dont on ne puisse pas rendre compte à l’aide d’algorithmes adéquats ? Pas en physiques classique et relativiste assure-t-il, en revanche ce pourrait être le cas en physique quantique. En effet, Penrose, contrairement à Bohr et ses successeurs, pense que la physique quantique actuelle est incomplète. Plus précisément, le processus appelé « réduction de la fonction d’onde » (ou du vecteur d’état, appelé aussi saut quantique ou plus simplement mesure) par lequel les potentialités contenues dans la fonction d’onde sont converties en un évènement réel (par exemple la détection d’un photon en tel point de l’écran) n’est pas actuellement l’objet d’une théorie. Penrose propose une ébauche de théorie de ce processus fondée sur la gravitation qu’il appelle réduction objective. Cette solution, outre qu’elle établirait un lien précis entre la physique quantique et la relativité générale, pourrait contenir un élément non-algorithmique. Dans ce nouveau cadre le futur ne serait pas calculable (par un algorithme) à partir du présent tout en étant déterminé par lui. (À ce propos, Penrose note que si l’univers était régi par un déterminisme absolu, il faudrait qu’il soit non-algorithmique, sinon on pourrait, au moins en principe, calculer l’avenir puis « décider » de faire quelque chose d’autre, d’où contradiction).

Quels indices a-t-on de l’existence d’un tel processus non-algorithmique ? Penrose en donne trois, deux tirés de la gravitation quantique (Les deux infinis, op. cit. pp. 139-14) et le troisième étant justement la compréhension et plus généralement la conscience. Ceci conduit Penrose à envisager que le fonctionnement de certaines parties du cerveau puisse dépendre de la réduction objective et y introduire ainsi des calculs quantiques non-algorithmiques et des effets non-locaux. Il suggère que ces processus auraient lieu à l’intérieur, bien isolé du milieu extérieur, des microtubules des neurones.

Cette thèse, et surtout la démonstration logico-mathématique détaillée dans Les ombres de l’esprit, a suscité d’intenses discussions et des réactions parfois acrimonieuses. Penrose en a tiré les enseignements en corrigeant certaines erreurs de formulation de sa démonstration et en précisant sa pensée (voir http://psyche.cs.monash.edu.au/v2/psyche-2-23-penrose.html et Les deux infinis…). Pour autant, aucun accord ne semble s’être dégagé de ces discussions entre spécialistes, ni sur la partie a priori la plus solide (le caractère non-algorithmique de la compréhension), ni a fortiori sur les deux autres parties (nature de la réduction quantique et son implication dans le fonctionnement cérébral) plus spéculatives et donc fragiles dans le détail (la dernière version de cette théorie est dans Hameroff et Penrose, Physics of Life Reviews, 11, pp. 39-78, 2014). Je relève néanmoins cette affirmation de Penrose dans son article de Psyche (lien ci-dessus) : « Je suis frappé par le fait qu’aucun des commentateurs actuels n’ait choisi de contester ma conclusion G (dans Shadows, p.76) selon laquelle “les mathématiciens humains n’utilisent pas d’algorithme fiable pour déterminer la vérité mathématique” », ce qui suggère, malgré tout, que sa démonstration conserve quelque force.

Quoi qu’il en soit, la principale critique adressée à Penrose ne porte pas sur des « détails » que seuls les spécialistes peuvent apprécier mais sur une difficulté de fond de sa démarche. Cette difficulté (qui est aussi présente dans la tentative voisine du physicien Henry Stapp, voir note 9 de n° 424) est liée à ce que Michel Bitbol qualifie de « stratégie de redoublement des mystères », c’est-à-dire « l’invocation d’aspects mal compris (et mal formulés) de la physique quantique pour expliquer le problème lui-même mal compris (et mal formulé) de la conscience. » Au final, l’impossibilité « de prédire et de calculer un certain processus physique (la réduction de l’état) » ne débouche « ni sur une capacité accrue d’agir ni sur un véritable surcroît d’intelligibilité des processus “physicalisés”, et que par conséquent le physicalisme semble n’avoir été conforté qu’au prix de l’abandon d’une bonne part de ce qui le motivait » (Physique et Philosophie de l’esprit, Flammarion, Paris, 2000, pp. 47-54 ; voir aussi les réflexions de M. Bitbol en note 8 de n° 434).

Cette critique n’ôte pas tout intérêt aux spéculations biophysiques de Penrose (et Stapp) mais en restreint la portée. Je m’étonne d’ailleurs que Penrose ne discute pas cette difficulté (une explication qui n’en est pas véritablement une) dans la mesure où il reprend à son compte le cercle épistémologique de Morowitz et Reeves (voir n° 489). En effet, il assemble les trois mondes de Popper – le monde physique, le monde mental et le monde des connaissances ou monde platonicien, voir n° 30 – en une figure non pas séquentielle (comme Popper) mais circulaire (Les deux infinis, p. 114). Or ce cercle met en question la notion même d’explication et pointe vers l’irréductibilité de la conscience. Penrose reconnaît que sa figure circulaire contient « un élément de paradoxe » (qu’il rapproche de sa fameuse tripoutre) : « Il y a quelque chose d’incontestablement mystérieux dans la manière dont les trois mondes (…) se relient les uns aux autres – par laquelle chacun d’eux semble presque “émerger” d’une petite partie de son prédécesseur. » (p. 156). Mais dans les derniers mots du livre il préfère la fuite en avant : « Il est important de bien reconnaître les vraies questions et les mystères lorsqu’on les rencontre. Mais ce n’est pas parce qu’ils sont troublants que nous ne pourrons jamais les comprendre », renvoyant à un futur indéterminé la discussion d’une difficulté, pourtant déjà bien identifiée, liée à la notion même d’explication.

Mais, même si elle devait se révéler maladroite, voire fausse en tout ou partie, la trilogie de Penrose n’en resterait pas moins utile à connaître pour au moins deux raisons. La première est qu’elle pose des questions importantes en mathématiques, en physique, en biologie, qui n’ont pas encore de réponses assurées car elles divisent les spécialistes de ces diverses disciplines. La thèse, si populaire aujourd’hui au point d’être partagée plus ou moins consciemment par tout le monde, que le cerveau est une sorte d’ordinateur en est ébranlée, même en l’absence de substitut. La seconde est que la pédagogie de Penrose pour instruire son lecteur dans des domaines aussi ardus et variés reste un modèle du genre et conserve toute sa valeur.