Robert Linssen
Se connaître pour se dépasser

Les doctrines secrètes du bouddhisme tibétain sont dominées par une préoccupation fondamentale : voir, voir davantage (lags-thong en tibétain). Cette vue pénétrante est la base essentielle du bouddhisme en général et du Zen en particulier. Disons à ce propos que le terme Zen que nous employons est imparfait. Il serait plus exact de parler de bouddhisme Ch’an, dont Bodhidharma, Seng-Tsang, Hui-Neng et Chen Houei, etc., étaient les représentants les plus illustres. L’art de la « Vue Juste » consiste à discerner la réalité au delà des apparences. Et ceci s’applique autant au domaine physique qu’au domaine mental.

(Revue Être Libre, numéros 190-192, 1961)

Les doctrines secrètes du bouddhisme tibétain sont dominées par une préoccupation fondamentale : voir, voir davantage (lags-thong en tibétain). Cette vue pénétrante est la base essentielle du bouddhisme en général et du Zen en particulier. Disons à ce propos que le terme Zen que nous employons est imparfait. Il serait plus exact de parler de bouddhisme Ch’an, dont Bodhidharma, Seng-Tsang, Hui-Neng et Chen Houei, etc., étaient les représentants les plus illustres.

L’art de la  « Vue Juste » consiste à discerner la réalité au delà des apparences. Et ceci s’applique autant au domaine physique qu’au domaine mental.

Nous avons souvent évoqué l’aspect illusoire du monde matériel qui s’offre à nos yeux sous des apparences de solidité, de continuité. Tout le monde sait actuellement que la matière n’est pas continue.

Elle est composée d’atomes entre lesquels existent des espaces considérables. La variété des constituants intranucléaires : neutrons, hypérons, fermions, pions, neutrinos, d’une part, les électrons planétaires et les champs, d’autre part, doivent être considérés comme les manifestations différemment polarisées d’une seule et même énergie.

La discontinuité n’est pas seulement une propriété de la matière. Elle s’applique également à la conscience. La conscience n’est pas continue. L’impression de continuité résulte d’un manque d’attention de notre part. C’est la superposition extraordinairement rapide et complexe des pensées qui donne à notre vie intérieure l’impression de solidité et de continuité. Il n’y a pas de  « penseur-entité », nous dit Krishnamurti.

Seule existe une succession rapide de pensées. Le déroulement des pensées n’est pas continu. Il existe entre les pensées des vides interstitiels. Dans ces moments de silence, l’activité mentale est inexistante et la possibilité de l’expérience spirituelle nous est donnée.

Nous avons déjà énoncé ce qui précède de nombreuses fois. Rien n’est plus essentiel. Toute recherche dans une autre direction est futile.

Voir juste, c’est démasquer la comédie que le « moi » se joue à lui-même et aux autres. Par la vue pénétrante nous devons nous libérer de l’attachement et de l’identification. On ne s’entraîne pas artificiellement au détachement par la conquête consciente de vertus enseignées dans les religions organisées. Le détachement véritable résulte de la vue pénétrante.

Celle-ci nous révèle le caractère illusoire du « moi ».

Comment percevoir le caractère illusoire du « moi » sans avoir une connaissance de la Réalité ? Car il est évident que nous ne pouvons connaître la Réalité. La Réalité est l’Inconnu total, le jaillissement créateur de chaque instant présent.

On ne nous demande rien d’impossible. Il suffit d’être pleinement attentif, ici même, où se déroule notre vie quotidienne. Si nous ne pouvons connaître la Réalité nous pouvons en tous cas mieux nous connaître. Nous pouvons découvrir par nous-mêmes le fait que notre vie intérieure se résume en une succession de pensées continuellement naissantes et inachevées. A chaque instant des pensées se présentent dans le champ de notre esprit. A peine sont-elles nettement perceptibles que d’autres se présentent. Nous ne leur permettons jamais de terminer leur course.

Pourquoi ? Comment se fait-il que si peu d’êtres sont capables d’observer attentivement leurs pensées ? Comment se fait-il également que si peu de personnes arrivent à découvrir la discontinuité foncière de leur propre conscience ?

Il existe une force obscure mais toute puissante qui nous empêche de nous voir tels que nous sommes. Nous sommes indiscutablement agis par un instinct de conservation. Sans lui nous ne serions pas de ce monde.

Mais ce qui fut une aide peut à un certain moment donné devenir une entrave. Cet instinct de conservation se manifeste en nous par une avidité, par un désir de durer, par une peur de nous perdre, par la soif de nous éprouver en tant qu’entité distincte. Une partie de nous-mêmes résidant enfouie dans les profondeurs de la conscience personnelle, sait parfaitement bien que, si la possibilité nous était donnée d’être un seul instant face à face au vide interstitiel existant entre deux pensées, la fausseté du « moi » deviendrait à tel point évidente, que la conscience personnelle ne tarderait pas à se dissoudre.

Or, le « Vieil homme », en nous, ne veut pas cette dissolution.

La superposition rapide et complexe de nos opérations mentales n’est pas seulement un hasard. Elle est la manifestation de l’instinct de conservation du « moi », qui par ce stratagème acquiert durée et solidité psychologiques.

Il nous est parfaitement possible, par l’exercice d’une attention profonde, de saisir en nous la force qui fait apparaître l’activité mentale.

Nous voyons et nous sentons à la fois la poussée responsable de l’apparition de nos pensées. Cette poussée se situe dans les couches plus profondes de la conscience. Lorsque nous avons compris et senti que cette force est intimement liée à l’instinct de conservation du moi, il est possible de nous en délivrer. Cette délivrance ne résulte pas d’un rejet ni d’un acte de volonté. La vision du faux comme tel est libératrice. Insistons sur le fait qu’en dépit des apparences, il n’est pas question ici d’une théorie subtile mais d’expérience vivante. La poussée qui fait apparaître les pensées est l’essence même  de notre égoïsme, de nos violences, de nos avidités. Si nous sommes attentifs, nous découvrirons que toutes nos pensées, quelles qu’elles soient, stupides, banales ou autres, sont la manifestation de cette poussée.

QUESTION : Vous dites que le faux étant vu comme tel, cette vision est libératrice. Comment pouvez-vous savoir que le faux est faux si vous ne connaissez pas la réalité ? Qu’est-ce que la Réalité ?

REPONSE : De la Réalité rien ne peut être dit. « Celui qui en parle ne la connaît pas. Celui qui la connaît n’en parle pas », nous disent les taoïstes. La Réalité dont vous parlez se situe sur un autre plan et n’a rien de commun avec nos jugements de valeurs relatifs au bien et au mal, au faux et au vrai. La Réalité n’est pas une vérité qui se situe dans les catégories d’opposition de bien et de mal, ou de vrai ou de faux. J’insiste toujours sur le fait que dans l’attention juste il n’y a pas de jugement de valeurs et donne en exemple l’image taoïste du miroir. Le miroir voit tout, mais il ne prend rien, il ne choisit rien, il ne condamne rien, il ne juge rien, il n’accumule rien. Il est entièrement disponible à ce qui se présente à lui dans l’instant. Nous devons être ainsi : entièrement attentifs, disponibles à l’instant, sans choix, sans avidité, sans désir de devenir quelque chose ou quelqu’un.

QUESTION : « Qui » voit et « qui » dissout le « moi » ?

REPONSE : Voilà la question fondamentale qui me permettra de combler les lacunes inévitables contenues dans ce qui précède. Certes, ce n’est certainement pas le « moi » qui peut dissoudre le « moi » : Le « moi », comme le dit Krishnamurti n’est qu’ignorance, conditionnement. C’est la lucidité du Réel qui dissout le moi et non le moi qui se dissout lui-même en vertu d’un acte de discipline. Le « moi » n’est qu’un instrument; je dirai mieux : en un certain sens, la conscience de soi est l’obstacle. Lorsque cesse cet obstacle, la Réalité se manifeste d’elle-même.

J’ai beaucoup insisté sur le fait que dans l’attention juste nous devions être comme le miroir, c’est-à-dire ne rien prendre, ne rien juger, ne rien condamner, ne rien approuver. J’ai également mis en évidence la nécessité de mourir à nous-mêmes, de nous affranchir de nos automatismes passés, des mécanismes habituels de la mémoire. Si vous y réfléchissez profondément, vous verrez qu’une attention libérée de toute mémoire, de toute comparaison, de toute référence au passé, de tout choix, de toute condamnation, de toute approbation, n’est plus spécifiquement « votre » attention. Elle est plus exactement celle de la Réalité en vous.

Il est faux de s’imaginer qu’il soit nécessaire de connaître la Réalité afin qu’elle puisse opérer en vous. Vous êtes la Réalité, mais vous ne le savez pas. Ensuite, vous ne pourrez jamais connaître la Réalité, parce qu’elle est inconnaissable. Elle est l’Inconnu. Elle est entièrement neuve à chaque instant. Si la Réalité était connaissable, la connaissance que nous aurions d’elle ferait partie des constructions mentales dont il est urgent que nous nous débarrassions.

Par la voie de la connaissance ordinaire, nous pouvons découvrir que l’univers extérieur n’est qu’une apparence. Nous pouvons de même découvrir que le « moi » n’est également qu’une apparence. Nombreux sont ceux qui tombent dans le piège du dualisme en faisant cette constatation.

Ils se disent : puisque le monde extérieur est un monde d’apparence, la Réalité se trouve à l’intérieur ou au delà de celui-ci. Beaucoup de personnes tendent à diviser le monde en deux aspects opposés : le Réel et l’Irréel. Ceci peut paraître exact. Malheureusement cette façon de voir est fausse. La Réalité est tout autant l’apparence du monde manifesté que le monde manifesté. Certains diront qu’elle est le Vide. Quoique nous approchions ici d’une vision plus claire des choses, le mot Vide reste toujours un mot et, comme tel, il est inadéquat. Car nous savons fort bien que ce vide de qualités et de propriétés familières est en réalité une Plénitude d’amour et de conscience pure.

Le Bouddha déclarait : « Un ignorant dit «tout est ». Un autre ignorant dit « rien n’est ». Mais pour celui qui connaît, suivant la Sagesse, il n’y a ni Etre ni Non-Etre. »

Pour terminer, nous dirons qu’il existe un « quelque chose » de fondamental, comme le dirait Carlo Suarès, un « quelque chose » qui ne peut être connu, mais qui peut être vécu. Car contrairement à ce que nous pensons, connaître la Réalité ce n’est point la vivre, mais la renier. Vivre la Réalité c’est mourir à toute connaissance. Cet état n’est pas infra-intellectuel, comme le déclarent les ennemis du Zen, tels Robert Kemp et Arthur Koestler. Il s’agit de la plus haute forme de l’intelligence : lucidité mentale sans idée, sans symbole et Plénitude d’Amour.

(Résumé d’une causerie donnée à Paris le 17 novembre 1961.)