Martin Ratte
Se « foutre » de son corps

Je vous le dis franchement : ressentir mon corps m’apporte de la joie. Est-ce une bonne chose de ressentir cette joie ? Plus encore, ces moments de joie liés à mon corps ont-ils une quelconque valeur spirituelle ? Je suis convaincu que oui. D’aucuns pourraient cependant en douter, notamment certains lecteurs de Nisargadatta, qui pourraient voir dans ma […]

Je vous le dis franchement : ressentir mon corps m’apporte de la joie. Est-ce une bonne chose de ressentir cette joie ? Plus encore, ces moments de joie liés à mon corps ont-ils une quelconque valeur spirituelle ? Je suis convaincu que oui. D’aucuns pourraient cependant en douter, notamment certains lecteurs de Nisargadatta, qui pourraient voir dans ma haute estime de mon corps une impasse spirituelle. Nisargadatta n’a eu de cesse de répéter que l’identification au corps constitue un obstacle majeur sur le chemin spirituel. De cette dernière affirmation, quelques conséquences peuvent être tirées presque irrésistiblement : en ne s’identifiant pas à son corps, on se « fout » de lui, et si on s’en « fout », on le met de côté. Que penser de ce raisonnement ? Je pense effectivement que le fait de ne pas s’identifier à son corps implique de s’en « foutre », mais je ne souscris pas à l’idée que, en s’en « foutant », il sera en quelque sorte mis de côté. Au contraire, je crois que se « foutre » de son corps nous permet de vivre en lui un état de grande joie, lui conférant une valeur et une signification très hautes, voire spirituelles. Nisargadatta avait parfaitement raison de nous encourager à dépasser cette identification à notre corps, mais j’encourage le lecteur à ne pas penser que cela implique d’exclure le corps de son champ de conscience. Bien au contraire, en ne m’identifiant pas à mon corps, il sera pleinement présent, et le monde avec lui. Voilà quelques-unes des idées que je souhaite défendre dans cet article.

Tout d’abord, il est essentiel de comprendre qu’en cessant de m’identifier à mon corps, je cesserai de le considérer comme une partie de moi. Il ne gravitera plus autour de mes intérêts, il ne me concernera plus. Autrement dit, je me « foutrai » de lui. Que signifie le fait de se « foutre » de quelque chose ? Cela peut signifier plusieurs choses, mais j’aimerais attirer votre attention sur celle-ci : en me « foutant » de quelque chose, je ne réagis pas à elle. En effet, je ne réagis qu’aux choses qui sont significatives pour moi. Donc, si je me « fous » de mon corps, je ne réagirai pas à ses états. Cela est extraordinaire et porteur de mille et une joie ? Pourquoi cela ? Nos pensées sont, pour l’essentiel, des réactions à des états de notre corps. En effet, les états corporels tels que la tristesse, le stress, le plaisir, etc., sont des états qui nous font réagir par des pensées. Par exemple, si la nouvelle du départ de ma compagne ne me donnait aucune émotion, notamment de la tristesse, je ne penserais pas à son départ. Ainsi, si je me « fous » de ma tristesse (un état de mon corps) après que Julie m’a quitté, j’arrêterai tout simplement de réagir à cette tristesse en pensant à Julie et à la possibilité de la reconquérir. Donc, se « foutre » de son corps conduit à un état de silence, où les pensées se sont tues. Ce silence des pensées, ce silence mental, donnera accès à quoi ? Dans ce silence, j’accueillerai ce qui est ? Qu’est-ce qui est ? Le monde et… mon corps. Ainsi, dans ce silence, je ferai l’expérience du monde et de mon corps sans interposer de pensée entre eux et mon esprit. Plus précisément, « je » les « connaîtrai » de l’intérieur. C’est qu’avec la mort des pensées vient celle du moi. Le moi existe à travers ses pensées. Donc, dans ce silence, il n’y aura plus de moi qui se divise du monde et du corps, de sorte que se « foutre » de son corps signifie faire un avec le monde et le corps. Vous comprendrez alors que la non-identification au corps, telle que l’entends Nisargadatta, ne signifie nullement une exclusion du corps. Au contraire, comme nous venons de le montrer, cette absence d’identification (ou ce « je m’en fous ») consiste en une union ou en un rapport non duel avec le corps (et le monde).

Qu’implique cette unité avec le corps ? Une grande joie surgit inévitablement lorsque l’on vit pareil état d’harmonie. En vous sentant un avec le monde et le corps, vous faites un avec la vie, et cette union ne peut que vous faire sentir vivant — c’est le moins qu’on puisse dire ! Cet état où l’on sent la vie en soi nous remplit d’une joie profonde et lumineuse.

Se « foutre » de son corps rend libre

Il est évident que si je me « fous » de mon corps, je connaîtrai une liberté immense, en fait, la seule liberté qui soit digne de ce nom. Réagir à son corps n’est en rien un signe de liberté. Pourquoi ? Parce que nos réactions sont dictées par notre conditionnement. Ce conditionnement inclut, avant tout, nos désirs. Ainsi, lorsque nous réagissons à notre émotion (notre corps) en désirant ceci ou cela, nous sommes prisonniers de notre conditionnement, et donc bien loin d’être libre. Par exemple, face à ma tristesse, après avoir appris la nouvelle du départ de ma copine, ma réaction consistant à désirer la reconquérir est complètement conditionné. Donc, nulle liberté — ou si peu — dans mes réactions face à mon corps. Mais ne plus réagir à son corps, est-ce vraiment être libre ? Cela ne fait pas le moindre doute.

Cette absence de réaction face à soi, comme nous l’avons mentionné, nous ouvre pleinement sur le monde et sur notre corps. Notre conscience n’est alors plus limitée à soi ou aux choses auxquelles nous nous sommes identifiés, mais s’étend à la vie elle-même, dans son entièreté, de sorte que notre liberté de « mouvement », si je puis dire, s’étend sur l’entièreté du monde et de la vie. Cette extension de notre conscience au monde et à la vie se vit comme un grand sentiment de liberté.

Il est intéressant de dire cela aussi : lorsque la conscience n’est plus dirigée sur soi et sur ses intérêts, mais s’étend au monde, elle prend la forme de l’amour et de la compassion. En effet, comment qualifier l’état consistant à ne plus être concerné par soi et à s’ouvrir plutôt au monde et aux autres, sinon de l’amour et de la compassion ?

Éveil ou lâcher-prise ?

Ce que j’ai dit dans cet article reflète des expériences qu’il m’arrive de vivre. Suis-je alors un éveillé, car, admettons-le, ce que je viens de dire ressemble énormément au vécu d’un éveillé. Pourtant, soyez-en sûr, je n’en suis pas un. Il m’arrive de vivre des états d’une grande valeur, comme ceux que je vous ai partagé, mais de là à me considérer comme un éveillé, il y a un (ou plusieurs) pas que je ne franchirai absolument pas. Permettez-moi maintenant de vous dire comment je comprends l’Éveil, et vous comprendrez très rapidement que je n’ai rien d’un Krishnamurti ou d’un Virgil Hervatin.

D’après moi, l’éveillé ne réagit plus du tout à soi (à son corps). Les réactions face à soi sont en fait effectuées dans une optique de contrôle. Nous réagissons à ce que l’on vit afin d’atteindre un état que nous souhaitons ou désirons. Il s’agit donc bel et bien d’une forme de contrôle. Donc, comme l’éveillé ne réagit pas à soi, il ne se contrôle plus. Ou plutôt, le contrôle qu’il exerce n’est plus dirigé par un moi qui se divise de lui-même et qui fait tout pour atteindre tel ou tel but, mais son contrôle s’harmonise à l’élan de la vie elle-même. Comment s’est-il libéré du contrôle réactif et dualiste ? D’après moi — et je m’inspire ici de Krishmnamurti —, il a pu se libérer de ce contrôle en le comprenant très profondément ou en ayant eu un « insight » à son sujet. Sa compréhension très profonde du contrôle lui aura notamment révélé ceci : le contrôle est dangereux et faux. En comprenant cela aussi profondément, l’esprit écarte ce contrôle, car l’esprit rejette tout simplement le danger. Ainsi, après s’être libéré de ce contrôle, ou de sa réactivité face à lui-même et à son corps, l’éveillé ne se divisera plus de son corps et de lui-même, de sorte qu’un grand silence du mental surgira en lui. Il vit alors cette unité indissoluble avec son corps et le monde.

En quoi consiste cette compréhension propre à l’Éveil ? Je n’en sais rien, je ne l’ai jamais connu. J’ai bien sûr entendu et lu des choses à son sujet, notamment en lisant Krishnamurti. Je ne répéterai pas tout ce qu’a dit ce grand sage, mais me concentrerai toutefois sur un point en particulier : cette compréhension, ou cet « insight », ne repose pas sur des connaissances. Ce n’est pas parce que j’ai appris tout Krishnamurti ou Nisargaddata que je vais expérimenter cette compréhension. Une telle compréhension basée sur des connaissances et des savoirs n’aboutit à rien. Pourquoi cela ? C’est que toute connaissance, même la plus noble, est un instrument du moi, pour qu’il parvienne à réaliser ses objectifs. Autrement dit, chaque fois que je recours à des connaissances, c’est en vue d’atteindre un résultat. Ainsi, celui qui a recourt à la connaissance de l’Éveil le fait dans le but de s’éveiller. Cet individu ne s’intéresse donc pas vraiment à ce qu’il est ; il cherche plutôt à être autre, à devenir un éveillé. Comment voulez-vous alors qu’il plonge en lui-même et qu’il se comprenne en profondeur ? C’est tout simplement impossible. Il est donc bon de retenir ceci : cet éveil à soi-même, cette compréhension de soi propre à l’Éveil, ne se base pas sur des connaissances ou sur ce qui a été mémorisé.

Il y a autre chose : la compréhension de soi propre à l’Éveil est globale, illimitée, pour ne pas dire infinie. Or, toute compréhension basée sur des connaissances est locale, limitée et certainement finie. N’espérez donc pas vous comprendre en un sens si extraordinaire si vous vous appuyez sur des savoirs.

Je ne suis donc jamais parvenu à vivre une telle compréhension de moi-même. Je ne me suis donc jamais vraiment et définitivement libéré du contrôle et de ma réactivité face à mon corps. Je suis toujours quelqu’un qui accorde très souvent de l’importance à ses états corporels — je ne m’en « fous » pas toujours ! Pourtant, il m’arrive de vivre ces moments d’absence de réactivité. Comment est-ce possible ? Je crois que cela se produit grâce au lâcher-prise. Comment le lâcher-prise fonctionne-t-il ?

D’abord, je vis une émotion à la suite d’une nouvelle ou tout simplement parce que mon corps, ce matin-là, n’est pas très bien. Face à cet état corporel ou émotionnel ou à cette humeur un peu ou très inconfortable, un désir apparaît, celui d’être bien ou de résoudre mon problème. Je pense constamment à me libérer de mon état corporel. Je réagis à lui en désirant et en pensant à ceci ou à cela. C’est alors que le lâcher-prise intervient. Celui-ci porte sur mon désir de changer d’état, d’être en bon état. En lâchant prise sur ce désir, il se retire. Sans ce désir, je ne réagirai plus à ce que je vis. Je ne serai plus porté vers un « ailleurs », de sorte que je vais laisser être ce que mon corps vit. Je serai silencieux et le monde et la vie prendront toute leur place en mon esprit.

Comme vous l’avez-vu, ce lâcher-prise fait en sorte que l’on cesse de réagir à soi. Ce lâcher-prise, chez moi, ne vient pas par une compréhension du caractère dangereux du contrôle. Comment se produit-il alors ? Il survient tout seul, sans que j’y sois pour quelque chose. En fait, je crois qu’il survient lorsque je me dis « Je ne sais pas ». En me disant cela honnêtement, le mental se tait, car celui-ci carbure au savoir et aux connaissances. Le lâcher-prise, par les paroles « Je ne sais pas », neutralise le mental, de sorte que je ne réagis plus mentalement et fait un avec mon corps et le monde. À ce moment, mon corps vibre à travers une très belle énergie, une énergie de la vie. On pourrait également parler d’une énergie de joie. Malheureusement, pour moi en tout cas, ce lâcher-prise n’est pas permanent. Le mental et les pensées finissent toujours par revenir, jusqu’à temps qu’un nouveau lâcher-prise me touche. C’est comme si chaque lâcher-prise venait avec une énergie et que cette énergie s’épuisait plus ou moins vite, mais heureusement pour moi, elle revient me visiter.

Conclusion

L’identification aux corps et aux pensées constitue donc un obstacle majeur à la vie spirituelle. En m’identifiant à mon corps et à mes pensées, j’y réagis en pensant toujours plus, ce qui m’empêche de vivre un silence du mental, cet espace où notre esprit entre en relation non duelle avec le monde. Dans cet article, j’ai parlé de l’Éveil comme d’une voie pour se libérer de ce réflexe consistant à s’identifier et à réagir à son corps. En s’éveillant à ce processus d’identification, de réaction à soi et du fait même de contrôle de soi, ce contrôle se dissipe, car cette compréhension (ou cet Éveil) nous fait voir toute sa dangerosité. Comment l’Éveil est-il possible ? Je l’ignore. Ce dont je suis certain, c’est qu’il ne vient pas de l’étude ou en mémorisant les paroles de ceux qui l’on déjà vécu. Les paroles d’autrui ne servent à rien. Cette compréhension doit venir de soi, de son intériorité. Comment peut-elle surgir de soi ? Peut-être qu’un « nettoyage » préalable est-il nécessaire pour qu’une telle réalisation se produise. Ce « nettoyage » consisterait à écarter tout ce qui ne vient pas de soi, et Dieu sait que l’essentiel de ce que l’on connaît vient d’ailleurs. Donc, apparemment, cette compréhension de soi, par soi, n’est pas chose facile. Dans cet article, j’ai suggéré une alternative un peu moins glorieuse que cet l’Éveil : le lâcher-prise. Comment le lâcher-prise est-il possible ? Je crois qu’il n’y a ni méthodes ni trucs permettant de lâcher-prise. Lâcher-prise consiste à rester immobile avec soi, avec ce que nous vivons. Or, toute méthode ou truc est une action, un geste. Donc, tout ce que vous avez lu dans ce texte ne vous aura rien appris de vraiment transformateur. Mais cela n’est peut-être pas une si mauvaise chose, car dans mon cas, l’ignorance — ce simple « Je ne sais pas » — est porteuse de grandes choses.