UN ENTRETIEN AVEC RAYMOND ABELLIO
(Revue PSI. Numéro 1. Septembre-Octobre 1977)
PROPOS RECUEILLIS PAR JOEL ANDRE
PSI
Voulez-vous tout d’abord vous présenter brièvement et nous donner quelques repères biographiques ?
R. ABELLIO
Je suis un romancier, un philosophe. Polytechnicien en 1927, Ingénieur des Ponts-et-Chaussées. Restons-en là. Depuis 1945, je me consacre à la recherche solitaire. J’écris des romans, des essais de philosophie.
Je passe dans une certaine mesure pour un ésotériste. C’est, en tout cas, l’étiquette que l’on m’a donnée officiellement, alors qu’en réalité j’essaie d’introduire les méthodes de la philosophie moderne dans l’ésotérisme et de me servir de celui-ci comme d’une illustration de cette philosophie.
Les titres de mes ouvrages : d’abord trois romans : « Heureux les Pacifiques », « Les Yeux d’Ezéchiel sont ouverts » et « La Fosse de Babel ». Ensuite des essais, dans l’ordre : « Vers un nouveau Prophétisme », « La Bible, document chiffré », « Assomption de l’Europe », « La Structure absolue », enfin mes Mémoires et un Journal. Deux volumes de Mémoires sont déjà parus et un du Journal. Le reste est en cours. J’ai aussi publié des Entretiens (avec Marie-Thérèse de BROSSES) et un ensemble d’exposés sous le titre : « La Fin de l’Esotérisme ».
PSI
Comment, à partir de votre formation scientifique et technique, êtes-vous venu à l’ésotérisme ?
R. ABELLIO
Il n’y a pas continuité entre ma formation scientifique et mon goût pour l’ésotérisme. Je me suis toujours intéressé à la philosophie. Dès l’âge de 20 ans, je me suis aperçu que je n’avais pas de véritable vocation mathématique et je me suis donc surtout consacré à la philosophie.
En 1943, j’ai rencontré un ésotériste, un homme que j’ai appelé plus tard mon maître spirituel, qui m’a fait gagner beaucoup de temps en ce sens qu’il avait tout lu et qu’il m’a donné une culture ésotérique que j’aspirais à avoir et que je n’avais pas. C’est sous son impulsion, après m’être « battu » contre lui pendant un an ou deux, que je suis réellement entré dans l’ésotérisme.
A ce moment là, j’ai été très frappé par le caractère assez peu rigoureux, très dogmatique, de l’ésotérisme habituel, plus précisément des ésotéristes. J’ai eu l’impression que, derrière leurs affirmations, il y avait un fonds traditionnel incontestable, mais qu’historiquement il s’était produit de nombreux apports moins authentiques et qui étaient susceptibles d’une critique aussi bien externe qu’interne. C’est alors que j’ai fait un retour à la philosophie moderne.
Donc, ma formation scientifique n’a rien à voir ici. Elle m’a peut-être donné une certaine rigueur intellectuelle, une certaine méthode de pensée, mais elle ne m’a pas donné les bases d’investigation nécessaires. C’est à partir de 1947, alors que j’étais en plein dans l’ésotérisme, que mes réflexions et mes lectures m’ont amené à Edmond HUSSERL [1], un philosophe allemand qui est le véritable fondateur de la phénoménologie moderne. C’est ainsi que j’ai effectué une sorte de conversion philosophique.
Je me suis situé, tout de suite, au confluent de l’ésotérisme et de la pensée phénoménologique transcendantale, puisqu’on appelle ainsi la philosophie de HUSSERL.
A ce moment là, je me suis surtout consacré à la phénoménologie husserlienne et plus précisément aux recherches que HUSSERL lui-même désignait sous l’appellation de « phénoménologie génétique ». Dès lors, l’ésotérisme n’est plus devenu pour moi qu’un champ d’investigation à quoi s’appliquait cette recherche génétique, ou, si vous voulez, le meilleur champ d’application de la « nouvelle dialectique » ou de la « nouvelle logique », issues de ces recherches phénoménologiques.
PSI
Esotérisme, sciences occultes, hermétisme, mancies, magie, gnose : entre ces différents termes pourriez-vous esquisser les distinctions qui s’imposent?
R. ABELLIO
La véritable distinction n’est pas d’abord entre ces termes, elle est entre ésotérisme et occultisme. La plupart des pratiques dont vous avez parlé, en tout cas les mancies et les magies, appartiennent plutôt à ce que l’on appelle, par un emploi abusif du mot « sciences », les sciences occultes, c’est-à-dire des pratiques dépourvues de doctrine. Au contraire, je distingue, moi, l’ésotérisme et l’occultisme, dans la mesure où l’ésotérisme est à la fois une doctrine et une pratique. Je l’ai expliqué dans « La Fin de l’Esotérisme ». Bien entendu, à partir de cette distinction, l’ésotérisme, en tant que doctrine, n’est pas simplement une érudition ; ce serait trop facile.
C’est aussi une pratique, par conséquent cela engage un nouveau mode de vie. Appelez cela un mode de sagesse, de vie initiatique, mais incontestablement chez tout ésotériste réel il y a changement radical de mode d’existence, appuyé sur une doctrine.
Cela dit, vous parlez de gnose, d’astrologie, etc… C’est la doctrine ésotérique dans son ensemble qui sert de support à la gnose, mot qui signifie « connaissance ». On distingue dans l’ésotérisme, trois grandes techniques d’application l’astrologie, l’alchimie, la magie.
Les modes de divination, eux, feraient plutôt partie de la magie. Cela dit, dans la mesure où beaucoup d’astrologues ou d’alchimistes se contentent de la pratique sans avoir réfléchi aux bases philosophiques ou épistémologiques de leur art, il y a une certaine amputation et une certaine aliénation qui se produit dans ces domaines, et c’est regrettable.
Il faut essentiellement trouver une base philosophique, métaphysique, à toutes ces pratiques pour les rendre plus complètes, leur donner un certain caractère scientifique — je dis « certain » parce que ce ne sont pas uniquement des sciences —. Je l’ai toujours dit, ce sont à la fois des sciences, des arts et des modes de vie engageant une sagesse.
Quant à la gnose à proprement parler, il faut la distinguer de Ses formes historiques, qui portent aussi ce nom. Les gnoses des premiers siècles chrétiens ont constitué un ensemble philosophique très divers, où le fonds immuable de la tradition apparaît souvent comme voilé, mais cet ensemble présente au moins le caractère commun de se constituer par une opposition à ces autres formes de vie spirituelle qu’il faut considérer simplement comme « mystiques ».
Cependant, cette opposition entre la connaissance et la foi, la gnose et la mystique, doit être considérée comme « dialectique », c’est-à-dire comme engagée dans un mouvement de confrontation, d’intensification d’ensemble. Ce serait une grande erreur d’y voir une opposition linéaire. Il y a deux attitudes possibles, mais complémentaires quant à la pratique spirituelle: une attitude mystique qui tend à aboutir à l’illumination extatique et une attitude gnostique tendant à aboutir à l’illumination enstatique, l’extase s’opposant à l’enstase.
L’extase tend à la dilatation des puissances de l’être, l’enstase (mot proposé par Mircea ELIADE) tend au contraire à la concentration de ces mêmes puissances, mais dans les deux cas il y a participation à l’universel.
En d’autres termes, il y a toujours illumination mais les voies d’approche sont différentes. Chez le mystique, la voie d’approche est plus abrupte, elle est souvent obtenue par des moyens mécaniques : la récitation rythmée ou autres pratiques physiques ou psychiques. Chez le gnostique, c’est plutôt intellectuel, mental ou supramental et la voie est lente; c’est une voie philosophique, rationnelle, et c’est capital. L’une des voies est féminine et nocturne, c’est la voie mystique, l’autre virile et solaire, c’est la voie de la gnose.
PSI
Comment la parapsychologie s’inscrit-elle dans cet ensemble ?
R. ABELLIO
Les phénomènes dont s’occupe la parapsychologie (télépathie, clairvoyance, télékinésie, etc…) mettent en jeu des forces mal connues non encore quantifiables. C’est dans la mesure où il paraît clair, désormais, que ces phénomènes illustrent le postulat de l’interdépendance universelle, qui est aussi à la base de l’ésotérisme, que la parapsychologie se rattache à l’ensemble des doctrines rassemblées sous ce mot.
La parapsychologie met en évidence certains processus de l’esprit ou du psychisme humains que la science officielle dite « objective » n’a pas, jusqu’ici, étudiés parce qu’ils n’ont pas le caractère de prévisibilité et de généralité des phénomènes reconnus par elle. S’agissant de pouvoirs apparentés à ceux qui sont en œuvre dans certaines pratiques ésotériques, ils permettent aussi de rattacher la parapsychologie à l’ésotérisme.
Dans leur obéissance au postulat de l’interdépendance universelle (et c’est là une constatation qui permet un commencement de théorie) les phénomènes parapsychologiques ressemblent aussi à ceux de la mécanique quantique. Les paradoxes de la mécanique quantique viennent illustrer, dans une certaine mesure, les constatations faites en matière de télépathie ou de psychokinésie; ce qui fait qu’aujourd’hui les recherches d’avant-garde en ces matières sont faites par des physiciens. On cherche à expliquer, à trouver des hypothèses de parapsychologie à partir de la mécanique quantique. C’est la nature des choses qui l’impose. Ce n’est pas quelque chose de fortuit. C’est parce que la mécanique quantique touche, elle aussi, au domaine de l’interdépendance universelle qu’elle contredit à son tour la mécanique cartésienne.
PSI
Vous préparez actuellement la refonte d’un de vos anciens ouvrages : « La Bible, document chiffré ». Quelles données majeures pensez-vous mettre au jour au terme de ce travail ?
Raymond ABELLIO
Ce travail sur les chiffres ou les nombres de la Bible touche apparemment un domaine très particulier, mais qui se révélera peut-être un jour capital. L’hypothèse centrale, mon axe de recherche, c’est de faire converger l’arbre des Sephiroth de la Kabbale et le Yi-King des Chinois, d’une part, avec la « structure absolue » et la « nouvelle gnose », d’autre part. Un ami, nommé Charles HIRSCH, s’y emploie avec moi. C’est un hébraïsant, mais aussi un mathématicien. Il a déjà démontré l’identité fondamentale du Yi-King et de la « structure absolue ».
Cette édition refondue s’appellera, sans doute : « Théorie des nombres bibliques ».
Ce que l’on peut dire, c’est que « La Bible, document chiffré » est l’application de la technique kabbalistique dite de la guématrie [2], une technique « numérologique » séculaire enseignée par la Kabbale.
Ce que j’ai apporté, il y a maintenant vingt-cinq ans, c’est une clef différente, quant à la valeur numérale des lettres de l’alphabet hébreu. Actuellement peu de kabbalistes se servent de cette nouvelle clef.
L’immense majorité des kabbalistes prennent comme valeur des lettres la valeur, à mon avis exotérique, que les lettres hébraïques possèdent dans le commerce, dans la pratique de la vie juive. Il faut savoir que les Juifs n’ont pas de chiffres à proprement parler, ils les figurent par les lettres de leur alphabet.
Depuis maintenant des siècles que l’on fait des calculs avec ces valeurs-là, on est dans une impasse ; la guématrie kabbalistique n’a débouché que sur des fantaisies.
J’ai donc proposé une nouvelle clef.
Selon la Tradition hébraïque, les dix séphiroth, disposées sur un idéogramme appelé « Arbre séphirothique », sont les dix attributs de Dieu. Ceux-ci se répartissent, sur l’idéogramme, en quatre « mondes » superposés : le monde supérieur, dit d’Emanation, deux mondes intermédiaires, dits de Création et de Formation, enfin le monde inférieur, dit d’Action qui n’est autre que notre monde matériel. Il en est alors de la vision par l’homme de l’essence de Dieu, à travers les séphiroth, comme de celle que prend un observateur d’un objet qui se rapproche : à l’horizon, le navire semble un simple bouchon ; puis il apparaît sous la forme d’un poisson ; se rapprochant encore, il prend celle d’un baril agité par les flots. Ce n’est, enfin, que lorsqu’il est à quai qu’il révèle sa vraie nature. Toutefois, dit la Tradition, tous ces degrés, pour Dieu, sont réels. Aux yeux de certains kabbalistes, l’axe de l’idéogramme ne serait autre que l’Arbre de Vie, le centre du jardin d’Eden. Le nombre figurant, dans l’idéogramme, au-dessous de chacune des séphiroth représente sa valeur numérique selon le code guématrique proposé par Raymond ABELLIO.
Il y a une part de découverte, bien sûr, mais le rapprochement entre les vingt-deux lettres hébraïques et les vingt-deux polygones réguliers inscriptibles dans le cercle de 360°, ce rapprochement a déjà été fait depuis longtemps. J’ai eu simplement l’idée de donner aux lettres hébraïques des valeurs numérales en rapport avec le nombre de côtés de ces polygones, c’est-à-dire la valeur 3 (au lieu de 1) pour la première lettre, 4 (au lieu de 2) pour la deuxième, etc., jusqu’à 360 (au lieu de 400) pour la dernière. Cela s’est révélé immédiatement, grâce à un petit nombre de modes opératoires que je propose aussi, d’une richesse foisonnante, vertigineuse : des centaines de coïncidences, de relations arithmétiques suggérant à leur tour des relations philosophiques, métaphysiques. Les relations arithmétiques incontestables sont extrêmement nombreuses. Les chiffres que l’on obtient sont ceux-là mêmes que l’on retrouve dans la Kabbale.
Le Yi-King — le Livre des Mutations —, attribué au légendaire empereur Fo-Hi — est l’un des livres fondamentaux de la tradition chinoise. Il n’est autre, en fait, que l’exposé de la signification métaphysique attachée à chacun des soixante-quatre hexagrammes représentés ici deux fois sur le figure (à l’extérieur, sur un cercle et, à l’intérieur, dans un tableau carré). Un hexagramme est la superposition de six traits dont les uns (——) sont yin (principe féminin) et les autres (—) yang (principe masculin), deux hexagrammes, symbolisant le ciel et la terre, étant exclusivement composés, respectivement, de traits yang et de traits yin. Un calcul très simple montre qu’il existe bien soixante-quatre combinaisons possibles de telles superpositions. A chaque hexagramme, le Yi-King consacre alors un texte composé d’aphorismes allégoriques dont l’interprétation, pour un esprit occidental, est souvent fort délicate. Outre sa nature yin ou yang, chaque trait se caractérise, au sein d’un hexagramme, par la place qu’il y occupe ; ce qui, par une série d’opérations et de conversions très subtiles, conduit à la mutation de l’hexagramme considéré, en un autre qui, pour ainsi dire, en développe le sens. C’est, en particulier, sur cette base que se fonde le procédé divinatoire auquel on est souvent tenté de réduire abusivement le Yi-King et qui n’en est, en fait, qu’un sous-produit utilitaire.
On vous dit, par exemple, dans le Zohar, qui est un des deux livres de la Kabbale, que le total des trois Séphiroth de la « colonne de Clémence » est 248 et, avec mon calcul je trouve effectivement 248. Or, des coïncidences de ce genre il y en a des centaines, ce qui fait que je suis obligé de considérer comme extravagante la carence des gens de la Synagogue qui ne veulent pas entrer dans ces méthodes-là, alors que tous les mathématiciens, physiciens et biologistes modernes qui s’intéressent à l’ésotérisme ont accepté immédiatement cette clef. Elle est même devenue anonyme. Mais la difficulté apparaît à la jointure des relations arithmétiques et des relations métaphysiques qu’elles symbolisent.
Là, évidemment, on entre dans un domaine très aventureux, où toutes les interprétations, toutes les fantaisies, tous les dévergondages même sont possibles. Je dois dire que mon livre, qui remonte à 1950, n’en était pas exempt. A cette époque, où mes idées sur la « structure absolue » n’étaient pas encore formées, j’ai manqué de rigueur, j’ai été pris par l’enthousiasme et le vertige de ces relations innombrables.
C’est pourquoi j’ai refusé de rééditer cet ouvrage sous cette forme-là, et mon ami HIRSCH et moi procédons à une refonte qui paraîtra, je l’espère, d’ici un an, un an et demi. C’est un domaine très à part.
Dire que l’on tirera bientôt de là des conséquences qui convergeront avec celles du Yi-King, de la « structure absolue », de la « nouvelle gnose » ou même d’une énergétique universelle qui est implicite dans ce genre de recherches (il suffit de lire les textes de la Kabbale), je ne peux l’affirmer encore. En tout cas, je peux dire qu’il suffit de lire le Sepher Yetzirah [3], le deuxième ouvrage de la Kabbale, le plus court et le plus dense, ligne par ligne, mot à mot, pour s’apercevoir que les 22 lettres hébraïques s’organisent strictement selon le modèle de la structure absolue ; elles prennent position exactement sur la sphère de cette structure. C’est déjà fondamental. Maintenant, tirer de ces lettres des modes opératoires proprement génétiques, c’est un autre problème. Si on le résout, ce sera véritablement une clef sensationnelle. Un texte millénaire comme celui du Sepher Yetzirah, sur lequel les siècles ont passé et se sont « cassé les dents », a fait l’objet d’innombrables exégèses, de paraphrases. On ne l’a jamais réellement désocculté.
On est certainement à l’orée de quelque chose d’important.
PSI
Selon vous, la science numérale rend compte d’une « énergétique universelle ». Cette énergétique peut-elle, un jour, se confondre avec la physique avancée, comme l’arithmologie sacrée avec les hautes mathématiques ?
Raymond ABELLIO
Qu’appelez-vous « se confondre » ?
Les deux disciplines vont à la rencontre l’une de l’autre; mais sont irréductibles l’une à l’autre. La science sacrée part d’en haut, la science quantitative part d’en bas. La première part de principes métaphysiques simples, mais universels, pour descendre aux faits particuliers. La seconde fait l’inverse : elle part de la multiplicité des faits et essaie de remonter aux principes ; elle va du complexe au simple. Même la mécanique quantique est partie de l’examen de faits séparés ; elle a conclu, ensuite, qu’il n’y avait pas séparation, mais il a fallu d’abord qu’elle isole les phénomènes instrumentalement.
Par exemple, dans le paradoxe d’EINSTEIN-PODOLSKI-ROSEN, elle s’aperçoit que les deux particules nouvelles issues de la division, après choc, d’une particule ancienne ont en fait, malgré leur séparation à l’infini, des destins conjoints. On ne peut pas agir « séparément » sur l’une sans que l’autre réagisse aussi. Quant à la parapsychologie, elle aussi est obligée d’expérimenter pour se rendre compte qu’il n’y a pas de notion de temps ni d’espace dans la télépathie ; ou que ces notions interviennent en tout cas sous d’autres rapports que dans la physique classique.
Les deux démarches se complètent, elles ne peuvent pas se confondre. Il y aura toujours un fossé entre une méthode et l’autre. Ou bien on part des principes métaphysiques de l’ésotérisme, ou bien on part des faits de la science expérimentale.
La méthode scientifique sera toujours utilitaire, progressant de proche en proche; elle procède par approximations successives; elle cherche avant tout l’efficacité, l’action localisée sur la nature. Au contraire, la méthode des sciences sacrées ou de la gnose, de la connaissance, cherche avant tout la vérité, ce qui n’est pas la même chose, mais n’empêche pas l’existence de zones communes.
La science sacrée procède toujours d’une vision globale, englobante. Entre les deux sciences, ce qui s’ouvre, c’est ainsi la dialectique du local et du global.
Parler d’énergétique universelle, c’est une affirmation hasardeuse, courageuse, c’est sûr. Il y a dans les textes de la Kabbale, notamment dans le Sepher Yetzirah des paroles très occultes, qui évoquent incontestablement une sorte de conception énergétique. Ainsi, la sphère à six pôles que mentionne le Sepher Yetzirah : il s’agit d’une sphère avec à chaque pôle des positions de lettres permutantes, qui symbolisent une sorte de géométrisation d’un espace anisotrope polarisé, antisymétrique, comme Einstein et d’autres l’ont conçu par la suite. Cela évoque incontestablement la possibilité d’effets extraordinaires au centre de la sphère.
La tradition enseigne, d’ailleurs, que Moïse était un grand magicien.
Qu’est-ce que cela veut dire ? Là est tout le problème. On sent que c’est crucial, mais on n’y est pas encore.
Cela implique que beaucoup de physiciens, de biologistes, de mathématiciens s’y consacrent. Il y en a d’ailleurs de plus en plus qui le font avec un esprit tout à fait libéré.
Un de mes meilleurs amis est Robert GOUIRAN, atomiste au C.E.R.N. à Genève, qui est passionné par ce genre de problèmes. Il est en même temps épistémologue de la physique moderne et l’un des plus grands ésotéristes français, et cela au double titre, quant à l’ésotérisme, de la connaissance doctrinale et de la pratique vivante et vécue de la « guérison spirituelle ». C’est un de ces hommes complets et nouveaux qui apparaissent, qui sont complètement dégagés des superstitions de la science classique.
Qu’est-ce que cela donnera d’ici vingt, trente ans? Personne ne peut le dire, mais on sent qu’il y a là une révolution globale, à la fois philosophique et scientifique; c’est cela la « nouvelle gnose ». Tout cela se tient.
PSI
Vous avez montré les recoupements entre le Yi-King issu de la tradition chinoise et les branches avancées de la recherche moderne. La tentative de LEIBNIZ, et donc la naissance du calcul binaire, ne préfiguraient-elles pas les efforts actuels pour élaborer une véritable « logique de l’univers » ?
Raymond ABELLIO
Tous les chercheurs ont constaté, dès les années 60, que les 64 hexagrammes du Yi-King étaient analogues aux 64 codons du code génétique qu’on venait de découvrir.
Il est certain que Leibniz quand il a reçu le Yi-King qui lui était apporté, à la fin du XVIIe siècle, par les Jésuites rentrant de Chine, a eu la prescience que ce texte, ou plutôt cet idéogramme, contenait la « caractéristique universelle » qu’il cherchait, c’est-à-dire un corps métaphysique qui englobait l’ensemble des principes régissant l’univers. Il était le seul, à l’époque, à avoir cette position qui n’était pas cartésienne; il était à contre courant. Il n’est pas arrivé à ses fins, mais il a eu l’intuition que le Yi-King, c’était cela. C’est pourquoi, pour rendre compte des rapports du Yin et du Yang qu’il symbolisait par le Zéro et le Un, il s’est passionné pour l’arithmétique binaire. Il a échoué; il n’a pas pu décortiquer à fond. Nous ne l’avons pas fait non plus, quoique nous soyons allés un peu plus loin.
Le Yi-King est un système opérationnel rigoureux et complet. Je ne m’étais pas encore spécialement intéressé au Yi-King lorsque, au début des années 60, j’ai procédé aux premières applications de la « structure absolue ». Ces applications m’ont conduit chaque fois à dégager 64 combinaisons dialectiques. La similitude opératoire avec le Yi-King est évidente.
Il me semble qu’on est moins avancé pour la guématrie kabbalistique. Mais tout cela peut subir des fluctuations et aller très vite : personne ne peut dire ce qui va se passer dans ce domaine. Le Yi-King, quant à lui, repose sur un idéogramme extrêmement simple. On dirait qu’il est calqué exactement sur le code génétique : triplets, sextuplets, les quatre facteurs de base, jeune Yang, jeune Yin, vieux Yang, vieux Yin, se combinant et s’excluant deux à deux comme les quatre bases nucléiques du code génétique : c’est le même système combinatoire. Il est même probable que la biologie moléculaire aurait beaucoup à apprendre en fouillant ces analogies avec le Yi-King. Mais à ce sujet, on pourrait mentionner une anecdote amusante : quand, à la télévision, on a dit au Professeur François Jacob, prix Nobel, « N’avez-vous pas remarqué que les 64 codons du code génétique et les 64 hexagrammes du Yi-King se ressemblent beaucoup ? », il a dit : « Ah, c’est curieux. » Quand je faisais de telles réponses, mon maître spirituel souriait : « Curieux seulement ? ».
PSI
Tycho-Brahé, Kepler, Galilée, Newton, tous ont témoigné en faveur de l’astrologie. Comment justifier dès lors la méfiance ou le mépris que lui opposent encore les savants « officiels » ?
Raymond ABELLIO
Comme tout corps constitué, le corps scientifique est figé dans une certaine routine. Ce n’est pas pour rien qu’on parle de mandarinat.
Il y a quelques innovateurs qui n’hésitent pas à être révolutionnaires et qui dépassent la logique cartésienne. Mais demander aux savants de l’Union Rationaliste, qui sont des retardataires, d’accepter une révolution qui renverse ce qu’ils croient être la base fondamentale de leurs connaissances « rationnelles », c’est évidemment leur demander de se renier. Ne l’ayant pas étudiée, ils ne peuvent pas concevoir que l’astrologie obéit à une autre rationalité infiniment plus vivante que la leur, ce que HUSSERL, auquel je reviens toujours, appelait une rationalité transcendantale.
D’ailleurs, quand on étudie l’histoire de l’astrologie, on voit que la pratique horoscopique a été interdite par Colbert en 1666. Or, il ne l’a pas interdite au nom de raisons scientifiques mais parce que les astrologues, à l’époque, étudiant le thème astrologique des rois, voyaient des choses qui pouvaient gêner le pouvoir royal. Quand on disait à un roi : attention, il se prépare telle catastrophe, cela ne lui faisait pas plaisir. C’est uniquement au nom du respect du pouvoir absolu que Colbert a interdit l’astrologie. Il ne faut pas transformer cela en motif scientifique.
On pourrait aussi citer l’histoire de l’astrologue Kraft dans ses rapports avec Hitler. C’est une histoire célèbre, vous la connaissez peut-être, elle est déjà couverte de légendes.
Ce chercheur de Zurich s’est intéressé à l’astrologie à laquelle au départ il ne croyait pas. En bon Suisse, il a dit « Je vais voir »; il a été honnête et a commencé à faire des statistiques. Il s’est aperçu qu’il y avait des corrélations suffisamment probantes et il a même créé une nouvelle « typologie » astrologique.
Il a étudié le thème d’Hitler et il a remarqué qu’au début de la guerre, en novembre 1939, Hitler était menacé d’un attentat. Trois ou quatre semaines avant la date fatidique, A Kraft a donc écrit à la Wilhelmstrasse, à Berlin.
Le fonctionnaire qui a reçu la lettre a dit : « encore un illuminé », et il a mis la lettre dans un tiroir. Le jour venu, Hitler qui devait parler dans une grande réunion, à Munich, est apparu très inquiet. Hitler avait certainement des dons médiumniques, une capacité de perception parapsychologique très forte, au-delà de la normale. Il était donc très agité et au lieu de parler pendant une heure comme il en avait l’habitude, il a activé les choses, il a parlé un quart d’heure et il est parti. Un quart d’heure plus tard, la tribune sautait [4]. A ce moment-là, le fonctionnaire de Berlin s’est souvenu de la lettre, l’a retrouvée. Que pense un fonctionnaire dans ce cas-là? Que le rédacteur de la lettre était au courant et cherchait à se dédouaner.
On a donc convoqué l’astrologue à Berlin; il n’a pas eu de peine à prouver sa bonne foi et, du coup, il s’est trouvé introduit dans le cercle de tous ces thaumaturges, guérisseurs, devins, pseudo-médecins qui gravitaient et gravitent toujours dans les milieux politiques; et on dit qu’il est devenu l’un des astrologues de la Wehrmacht [5].
Par la suite, Kraft a prévu qu’Hitler finirait mal et, à ce moment-là, comme les astrologues qui gênaient Colbert, il a été accusé de porter atteinte au nazisme et a été mis dans un camp de concentration où il est mort.
Quant à ceux qui récusent l’astrologie pour des raisons « scientifiques », il n’y a qu’une seule réponse à leur faire: l’avez-vous étudiée ?
Dans l’émission qui opposait à la télévision Evry Schatzman, professeur d’astrophysique, président de l’Union Rationaliste, à Elizabeth Teissier, dont l’émission sur l’astrologie avait été supprimée sur l’intervention des « rationalistes », Elizabeth Teissier aurait pu dire à son détracteur : « Je ne connais rien à l’astrophysique et ne me mêlerais pas d’en parler, à la télévision ou ailleurs. Pourquoi vous mêlez-vous de parler d’astrologie, que vous n’avez jamais réellement pratiquée et que vous condamnez sans jamais l’avoir soumise personnellement à cette expérimentation qui est, selon vos propres principes, à la base de la connaissance scientifique ? »
Newton faisait de l’astrologie et 70 % de ses écrits portent sur des sujets ésotériques, notamment l’alchimie. Il considère le monde comme le corps de Dieu, « sensorium Dei ». Einstein et Newton se trouvent foncièrement d’accord là-dessus. Un jour, lorsqu’un autre astronome, Halley, qui a découvert la comète qui porte son nom, attaquait l’astrologie devant Newton, celui-ci lui dit : « Mais, Monsieur, j’ai un avantage sur vous, j’ai étudié ces choses et pas vous. » Certes, l’astrologie n’est pas une science exacte. Mais le minimum de ce qu’on peut demander aux négateurs, c’est de la pratiquer pendant quelques mois et pour cela de faire faire leur thème par deux ou trois astrologues sérieux, d’acheter des éphémérides et de vérifier jour après jour les conclusions des astrologues. Il y aura des divergences dans les interprétations, c’est sûr, mais ces divergences font partie du jeu, car elles sont liées au caractère symbolique de la connaissance astrologique et les symboles justement sont multivalents. Mais c’est ce genre de connaissance qui va plus loin que la « science » et introduit à la Gnose.
PSI
Verra-t-on prochainement l’astrologie accéder au rang de science positive ?
Raymond ABELLIO
Non, ce n’est pas possible. Qu’est-ce que c’est qu’une science positive ? Une science ne peut être « positive » que si ses lois résultent, au sens cartésien, d’un dénombrement « entier », c’est-à-dire complet, de ses variables. Cela n’est possible à cette science que parce qu’elle considère que ses phénomènes sont « indépendants » et « isolables » dans des champs limités, des systèmes clos, ce qui est d’ailleurs de pure et simple approximation. Ce n’est pas possible pour l’astrologie qui n’admet pas cette « indépendance » puis qu’elle prend pour postulat l’interdépendance universelle. Pour une situation donnée, les « aspects » astrologiques ne sont jamais complètement dénombrables. Et au surplus, la signification de chacun d’eux est multivalente, puis qu’elle repose sur un symbolisme.
Les « sciences » dites ésotériques ont d’ailleurs ceci de très avantageux, c’est que lorsqu’on étudie leurs fondements, on en tire un certain nombre de conclusions épistémologiques qui peuvent servir à faire la critique des sciences positives comme la physique, ne serait-ce qu’en dénonçant cette « illusion des systèmes clos » qui ruine aujourd’hui les fondements de la science classique. Les lois de la physique sont d’ailleurs en constante évolution au fur et à mesure que les systèmes anciennement considérés comme clos sont obligés de s’ouvrir sous la pression de nouveaux phénomènes. Gouiran, dont je parlais, a écrit : « La physique moderne avance par la violation de ses propres lois ». Cela détruit toutes les superstitions des savants de la période classique. Naturellement, dans l’astrologie comme dans l’alchimie, il y a toujours une marge d’ignorance, d’indétermination, du fait que le nombre des variables, des paramètres à envisager est considérable et même, en toute rigueur, infini.
PSI
Les arts divinatoires ou mancies atteignent parfois une rigueur de prévision tout-à-fait surprenante. Cela relève-t-il d’un jeu probabiliste, mathématiquement interprétable, ou bien d’un privilège que posséderait le psychisme de modifier la structure ordinaire du temps ?
Raymond ABELLIO
La probabilité, dans ce cas-là, n’est jamais un système d’explication, elle ne peut pas l’être; vous tombez dans la querelle entre Einstein et les physiciens de l’école de Copenhague qui en arrivaient, au niveau des particules, à nier le déterminisme physique. Einstein avait parfaitement raison de refuser la statistique comme mode explicatoire; la statistique donne des présomptions pour, jamais de preuves contre, car on peut toujours considérer en cas d’échec qu’elle est partie sur une mauvaise hypothèse de corrélation. Cela dit, effectivement, un coup prédictionnel heureux en matière de mancie est en soi significatif. Bergson disait à peu près : « Apportez-moi une seule preuve de la survie de la mémoire après la mort, un seul fait m’indiquant, sans contestation possible, que la mémoire d’un homme a survécu, et cela détruit toute la psychologie moderne ». Il avait raison. De même apportez une seule prédiction juste, fondée bien entendu sur des modes opératoires bien nets, vous mettez par terre toutes les conceptions banales sur la liberté de l’homme et l’irréversibilité du temps. Ainsi, il ne faut pas juger l’astrologie sur ses échecs du point de vue prédictionnel — étant d’ailleurs bien entendu que ce n’est pas le côté prédictionnel de l’astrologie qui est le plus important — mais sur ses réussites qui sont seules significatives scientifiquement. Il ne faut pas dire par exemple : « Tel astrologue n’a pas prédit la mort de Kennedy, donc l’astrologie ne vaut rien » ; le fait que deux astrologues, au moins en France, l’aient prédite emporte au contraire l’adhésion. Pour tout esprit de bonne foi, ce genre de réussites est d’ailleurs déjà si considérable qu’il faut exclure toute explication simpliste basée sur le « hasard ».
UN ENTRETIEN AVEC RAYMOND ABELLIO
(Revue PSI International. Numéro 2. Novembre-Décembre 1977)
Propos recueillis par Joël André
Raymond Abellio, dans la première partie de son entretien, publiée dans le n° 1 de PSI, nous rappelle le cheminement de sa pensée qui l’amena de la critique de l’ésotérisme traditionnel à la philosophie phénoménologique transcendantale de Husserl. Après avoir distingué la gnose de la mystique, il situe la parapsychologie dans cet ensemble par rapport au postulat de l’interdépendance universelle. Raymond Abellio nous parle ensuite de ses travaux sur les nombres bibliques qu’il rapproche des hexagrammes du Yi-King, puis il confronte les sciences traditionnelles aux récentes découvertes de la physique moderne. Abordant ensuite le caractère symbolique de l’Astrologie, le philosophe souligne enfin la précarité des statistiques et le rôle déterminant de la réussite dans le domaine des prédictions.
PSI
La notion classique, linéaire, du temps ne suffit plus dès qu’il faut rendre compte des phénomènes paranormaux. La conception traditionnelle d’un temps sphéroïdal peut-elle s’insérer dans les sciences métapsychiques comme commencent à le faire les concepts de la physique quantique et relativiste ?
R. ABELLIO
C’est probable. Le physicien Costa de Beauregard, qui s’intéresse beaucoup à la parapsychologie, a écrit un livre sur l’aspect réversible du temps. Dans une conception sphéroïdale du temps, les notions « d’avant » et « d’après » doivent naturellement être complètement révisées. C’est d’ailleurs pourquoi, actuellement, on parle de la parapsychologie comme étant « au-delà » du temps et de l’espace. Les « paradoxes » de la mécanique quantique sont les détonateurs de cette conception.
Dès que l’on part du principe de l’interdépendance universelle, cela va de soi : il n’y a plus alors de relation de cause à effet au sens mécanique du terme. Même parler d’interaction et de « feed-back », c’est encore trop localiser. Cela va beaucoup plus loin. La notion de causalité n’est pas une notion initiatique. Dans les textes hindous des Upanishad et autres, on dit que l’initiation implique le dépassement le la notion de causalité. C’est sans doute difficile à concevoir si l’on reste sur le plan utilitaire. Mais la conversion intérieure passe par un tel dépassement fui met en question la notion même d’événement « indépendant » et d’événement tout court : la notion de causalité est une notion profane. Au contraire, la notion de finalité ou de finalisme revient en force. C’est un renversement complet dans la façon de voir les choses. J’ai souvent rappelé l’étonnement des savants profanes de l’Antiquité lorsqu’ils parlaient de la science des prêtres étrusques : « ils pensent, disent-ils, que ce n’est pas parce que les nuages se rencontrent que l’éclair jaillit, c’est afin que l’éclair jaillisse que les nuages se rencontrent ».
PSI
Aujourd’hui, les sujets parapsychiques les plus doués modifient à volonté l’organisation atomique de la matière par simple concentration mentale. Cela implique-t-il une solidarité psychique de l’homme et de la matière au sens où l’entendaient les alchimistes ?
R. ABELLIO
Je répondrai oui, mais c’est là un domaine qui, en fait, ne m’intéresse pas spécialement, car je suis plus un philosophe spéculatif qu’opératif bien que la spéculation philosophique soit aussi, en soi, opérative. Que de tels effets « matérialisés » de l’esprit sur la matière soient possibles, c’est aujourd’hui bien avéré. Je pense aux expériences de Jean-Pierre Girard, tordant des barres de métal par simple imposition des mains. D’ailleurs, dans la conception de l’interdépendance universelle, la distinction entre « matière » et « esprit » s’évanouit.
PSI
Y aurait-il une sorte de principe psychique inhérent à la matière ?
R. ABELLIO
C’est sûr, entièrement d’accord. Le grand voyant suédois Swedenborg disait : « la Terre aussi est un Homme ». Il voulait dire que la terre est, comme un nomme, douée de psychisme et de « conscience ». L’interdépendance universelle implique l’intersubjectivité absolue. Autrement dit, il y a non seulement un principe de vie, mais encore un principe de conscience dans la plus petite partie de matière. Cette conscience, ensuite, s’organise selon les « niveaux » de vie, les états multiples de l’être. Il y a, semble-t-il, pour un essaim d’abeilles, un vol d’oiseaux migrateurs, une conscience ou un esprit de groupe, un « égrégore ».
PSI
Cela remet plus ou moins l’alchimie en lumière ?
R. ABELLIO
Les alchimistes parlaient de l’esprit et même de l’âme de l’or qui résident dans sa couleur, à tel point que lorsque l’alchimiste Armand Barbault a fait son or « potable », dans la liqueur qu’il avait obtenue il y a une quinzaine d’années, il n’y avait plus aucune trace d’or au point de vue chimique ou électrolytique. Il avait isolé la couleur de l’or. J’ai encore un flacon où l’on voit la couleur jaunâtre de cet élixir transparent ; vous pouvez l’analyser chimiquement, spectrographiquement, sous tous les aspects physico-chimiques : rien ne décèle la présence de l’or, mais l’or, en tant que métal pur, n’était pas non plus dans les cendres résiduelles de la fabrication. Il s’était vraiment décomposé en une sorte de matière blanchâtre qui était son « corps », l’âme étant restée dans la liqueur.
PSI
Plus généralement, les phénomènes parapsychiques relèvent-ils, comme nombre de chercheurs l’affirment, d’interactions déjà connues de la physique, ou admettez-vous plutôt l’existence de forces autres que l’électromagnétisme, la gravitation, les énergies nucléaires, etc. ?
R. ABELLIO
Je ne sais pas si quelqu’un pourrait répondre à cette question. Il s’agit, probablement, d’un « rayonnement » spécial, je ne sais pas lequel ; je ne suis pas assez physicien. Je ne crois même pas qu’un physicien puisse dire qu’actuellement il soit possible de faire entrer les phénomènes parapsychologiques dans un type de rayonnement connu. On distingue communément aujourd’hui, en physique, quatre sortes d’ « interactions ». On en trouvera probablement bien d’autres.
D’autre part, est-ce que les phénomènes en question obéissent même à des lois de « rayonnement » ? J’en doute. Là, vraiment, je ne suis pas compétent. Il appartient aux physiciens avancés de répondre. Je crois que l’on arrivera réellement à dire des choses précises lorsque les mathématiques donneront le modèle formel de ces interactions nouvelles. Einstein n’a pu formaliser sa théorie de la relativité que parce qu’avant lui un mathématicien avait trouvé un certain groupe de transformations et que les phénomènes constatés se sont moulés dans cette forme mathématique à quatre dimensions. S’il n’y avait pas eu ce groupe de transformations de Lorentz, Einstein aurait été obligé de trouver lui-même le moule mathématique de ces phénomènes. Cela fait partie de l’ensemble du mouvement des sciences.
PSI
Vous ne décidez pas s’il s’agit d’une force physique ou extra-physique ?
R. ABELLIO
Je n’en sais rien ; d’ailleurs physique, psychique, etc., ce sont des distinctions de pure commodité. On isole, parce que l’on procède de proche en proche. On a isolé les sciences de la matière ; ensuite les sciences de l’énergie ; maintenant ce sont celles de l’information, de la pensée ; ce sont des étapes. Cela ne veut pas dire que l’esprit sort de la matière. Il y a une intelligence unique dans l’univers. Mais nous ne pouvons communiquer avec elle que par étapes, selon les possibilités croissantes de notre propre intelligence.
Il y a des degrés de conscience. On est obligé, scolairement, de faire des distinctions pour enseigner, pour faire des expériences de proche en proche selon la méthode scientifique. Mais du point de vue de la gnose, il faut voir les choses par en haut. C’est pourquoi ces distinctions : physique — psychique, spirituel et même minéral — organique, inné — acquis, nature — culture, sont des moments dialectiques de la pensée ; mais elles doivent être dépassées. C’est une des caractéristiques de la vision gnostique.
PSI
Il est question, dans nombre de disciplines initiatiques (le tantrisme notamment), des pouvoirs que telle ou telle pratique confère à l’adepte. Sont-ils du même ordre que les « facultés PSI » étudiées actuellement ?
R. ABELLIO
Probablement. Ils résultent d’une culture du corps, au sens large, aussi bien physique que psychique et spirituel. Jusqu’ici, les facultés « PSI » ont surtout été étudiées en tant que manifestations spontanées et, pourrait-on dire, à l’état sauvage ; au contraire, les pouvoirs dits initiatiques résultent souvent d’un apprentissage, d’une ascèse. Cela ouvre un champ d’expérimentation considérable à la parapsychologie. Cependant, du fait que les pouvoirs initiatiques (tantriques par exemple) mettent en action la conscience, la volonté du sujet, certains chercheurs les considèrent comme plus avancés, plus qualifiés, ils les voient agir, non seulement, par exemple, sur la « matière », mais encore au niveau le plus élevé de l’être, au niveau du germe : vraisemblablement, l’aboutissement du tantrisme, c’est la fabrication, l’évolution du germe. Qualitativement, le germe, c’est quand même autre chose ; c’est un condensé de forces extraordinaire. Or, la notion de germe est fondamentale ; dès le début de la Genèse de Moïse, il est question de germe, de fruit portant son germe ; c’est aussi un des noms du Fils de Dieu dans l’Ancien Testament : « laissez venir à moi mon serviteur Germe ».
PSI
« En période d’évolution, écrivez-vous, les pouvoirs surabondent ». Prévoyez-vous l’extension des pouvoirs métapsychiques à l’ensemble de l’humanité ?
R. ABELLIO
Je ne prévois rien du tout ; c’est inscrit dans la logique des choses. Là aussi, cela dépend de la conception que vous vous faites de l’homme et de l’évolution de sa conscience. Si vous admettez la tradition, et ses enseignements, l’évolution de la conscience suit une courbe parfaitement logique. On est parti d’un état de participation universelle où l’individu n’avait pas conscience de ses limites, de son Ego ; il était fondu à l’état de participation inconsciente dans l’ensemble de l’univers, par une sorte de synesthésie, de fusion de tous ses sens. « Le peuple voyait les sons », dit la Bible.
Les textes hindous parlent à cet égard d’une « clairaudience » générale. C’était un état réflexe, non maîtrisé.
Ensuite l’Ego s’est formé. Il s’est de plus en plus individualisé. D’où le symbolisme de cette « enveloppe de peau », dont parle la Genèse de Moïse, qui paraît l’isoler en tant que sujet indépendant. Cette évolution est marquée en son point le plus « bas » par l’âge classique de la « raison ».
A ce moment, la raison est devenue une sorte d’outil séparé ; c’est la raison cartésienne, car ce qui distingue bien la doctrine cartésienne, c’est le dualisme de la matière et de l’esprit, et la raison considérée comme un outil extérieur à l’homme.
Aujourd’hui, on peut et on doit imaginer, c’est conforme à tous les enseignements de la tradition, une sorte de « remontée » où les anciens pouvoirs doivent être réintégrés, passant de l’état d’instinct ou de réflexe à l’état de pouvoirs conscients et maîtrisés. Que cela devienne universel, ce n’est sûrement pas à la même cadence pour tout le monde, c’est évident. Les médiums que nous connaissons sont souvent des êtres frustes, qui sont encore du côté descendant de la courbe, et quand on dit aujourd’hui qu’ils tendent à disparaître, c’est parce que l’évolution de la conscience tend à la fermeture de l’Ego sur lui-même, ce qui amoindrit, et même détruit provisoirement les anciens pouvoirs.
Nous avons perdu d’anciens pouvoirs comme le sens d’orientation des oiseaux, celui de la prémonition chez certains animaux ; rien ne dit que nous ne les réintégrerons pas, au contraire. A certains égards, l’enfant d’homme est en retard sur l’enfant de singe. En réalité cette perte, ce retard signifient quoi ? Un retard pour une plus haute montée ; c’est le phénomène de la néotémie. Il est universel.
Au regard de la gnose, et dans le système de la « structure absolue », « en deçà » et « au-delà » s’affrontent dialectiquement dans une intensification globale. Tout « retard » signifie « plus grand élan » et « plus haute remontée ».
Quand à dire que cela produira une mutation globale de l’humanité, et quand ? Restons sur terre.
PSI
Y aura-t-il, en retour, une espèce d’absence d’Ego, de moi individuel ?
R. ABELLIO
C’est le problème de la sagesse, de l’accès à ce que la tradition humaine nomme le Soi. Dire que l’humanité tout entière y accèdera, ensemble et en même temps, c’est sans doute une utopie. De plus en plus nombreux seront les hommes qui y accèderont, qui passeront à un autre stade de conscience, mais ceux-là, au fond, n’interviennent dans les affaires humaines ou collectives que par une participation invisible, ils n’agissent pas publiquement en tant que « maîtres » voulant gouverner le monde, mais, comme Aurobindo, s’enfermant dans son ashram, c’est leur silence, leur méditation qui sont agissants, la « non action » dont parle le Tao. Comme le dit la kabbale en parlant du sage méditant la nuit dans sa cellule sur le livre de la Loi : « c’est l’étude de la Loi qui soutient le monde ». Il y aura peut-être un gouvernement de savants. Ce ne sera pas forcément un gouvernement de sages. La discorde fait aussi partie de la Loi. Et la sagesse consiste surtout à relativiser et même à effacer, en soi-même, ce que les journaux appellent les « événements ».
UN ENTRETIEN AVEC RAYMOND ABELLIO
(Revue PSI International. Numéro 3. Janvier-Février 1978)
Propos recueillis par Joël André
Dans la première partie de son entretien (publiée dans le n° 1 de Psi), Raymond Abellio, après nous avoir décrit l’itinéraire qui, à partir de l’ésotérisme, devait le conduire à la phénoménologie transcendantale moderne, insiste sur l’importance qu’il y a à distinguer l’ésotérisme de l’occultisme et, plus généralement, la gnose de la mystique. Puis, dans cette optique, dominée par le postulat de l’interdépendance universelle, il nous expose ses travaux sur la Kabbale juive et le Yi King chinois qu’il confronte avec les récentes découvertes de la science moderne. Passant alors à l’astrologie, dont il souligne le caractère symbolique, il en brosse les traits essentiels et incite les sceptiques à l’étudier sérieusement avant de se prononcer à son égard.
Dans la deuxième partie de cet entretien (publiée dans le n° 2 de Psi international), Raymond Abellio aborde les questions soulevées par la parapsychologie, l’alchimie et les pouvoirs conférés éventuellement à l’homme par ces disciplines et par d’autres. C’est dans le cadre de la conscience, selon lui omniprésente dans l’univers, qu’il situe ces questions essentielles. C’est par l’intensification de la conscience que les anciens pouvoirs, généralement perdus par l’homme d’aujourd’hui, seront réintégrés. Mais, conclut-il, la sagesse, aboutissement privilégié de cette intensification, consiste surtout, par-delà la recherche des pouvoirs, à relativiser et même à effacer en soi la notion même d’événement.
PSI
Vous ne manquez pas de souligner, dans un de vos livres, l’utilisation politique et policière qui sera faite des nouvelles sciences psychiques. Pourriez-vous en préciser les effets possibles ?
R. ABELLIO
C’est très difficile, et en même temps capital, et on risque de faire de la science-fiction. Il faudrait essayer de poser le problème sous l’angle du rapport des forces en politique.
Supposez qu’un aventurier quelconque, paranoïaque, mû par une volonté de puissance aberrante, couverte aussi peut-être de prétextes philanthropiques, puisse construire une bombe atomique artisanale ; c’est possible, on le sait depuis plusieurs années. Il suffit d’avoir un peu de plutonium. Il fabrique donc une bombe atomique artisanale et menace de faire sauter New York. Quelle police saurait le découvrir ? Comment trouver un individu isolé, dans une ville énorme, s’il ne s’est pas manifesté avant (il faut admettre que cet homme est remarquablement intelligent) ? Même avec les moyens quantitatifs de la police préventive actuelle : ordinateurs, cumul des renseignements, délations organisées, provocations, etc., on n’aura pas le temps d’intervenir. Presque toujours pourtant, expérimentalement, l’attaque et la défense se correspondent et se neutralisent, elles avancent ensemble. Dans un cas pareil, on peut par exemple imaginer qu’un médium formé et utilisé par la police, détecte notre aventurier, mais il est surtout probable que la police, préventivement, voudra parer à un tel danger en procédant à une véritable possession psychique des masses. La propagande politique tend déjà, c’est bien connu, à un « viol des foules ». Si la parapsychologie, arrive, comme c’est probable, à dégager une théorie cohérente de ses pouvoirs « PSI », on imagine sans peine à quel raffinement, quelles outrances, cette manipulation peut atteindre.
PSI
Certaines expériences de la physique moderne constatent entre deux particules isolées un échange d’information comparable à la télépathie ou à la précognition. On a parlé à ce sujet d’un’« champ psycho-magnétique universel ». N’est-ce pas là une conception présente dans toute la tradition ésotérique ?
R. ABELLIO
Cet échange d’information, c’est encore une fois, l’intersubjectivité absolue, forme ultime de l’interdépendance universelle.
Les distinctions entre l’organique, le minéral, le vivant, le non-vivant, etc., sont des distinctions d’école. Or, la classification, ce n’est pas de la connaissance.
Distinguer le naturel, le culturel, l’inné et l’acquis, ce sont des distinctions universitaires que le traditionalisme ne refuse pas, mais dépasse. Si vous admettez la distinction de l’inné et de l’acquis, vous admettez l’irréversibilité du temps ; vous êtes dans un système de pensée qu’il faut rejeter en bloc ou pas du tout. Si vous admettez l’interdépendance universelle, vous avez déjà répondu. Cela dit, l’expression de « champ psycho-magnétique » n’explique évidemment rien. C’est une image, rien de plus. Le problème de la science utilitaire, celle qui s’occupe d’expérimentation, reste double : inventer l’outil de détection et de mesure, d’une part, formaliser mathématiquement le phénomène, d’autre part. Quant au problème des deux particules, tel que le constate le paradoxe d’Einstein-Podolsky-Rosen [6], s’il peut intriguer un physicien, il ne peut pas étonner un ésotériste.
Le fait que des physiciens mettent le doigt là-dessus produit un effet de conversion remarquable ; c’est capital ; c’est un signe des temps. Il ne faut pas jeter la pierre aux physiciens qui n’avaient pas compris cela et le comprennent maintenant ; ce sont les ouvriers de la onzième heure, ce sont les plus intéressants d’après l’Évangile.
PSI
Vous reprochez à la physique, par ailleurs, « l’infirmité de sa méthode ». Étant donné l’ambiguïté des notions de preuve et de mesure dès qu’il est question de phénomènes psychiques, quelle méthode assigneriez-vous à la parapsychologie ?
R. ABELLIO
Je ne suis pas capable de répondre à la seconde partie de votre question. D’abord parce que je ne suis pas tourné, personnellement, vers l’expérimentation, et surtout parce que la méthode dont vous parlez se trouve dans une large mesure liée à la mise au point, qui se fait attendre, d’une théorie des phénomènes « PSI ».
Je ne répondrai donc qu’à la première partie. Quand vous parlez des insuffisances de la méthode physique, ce n’est pas forcément une insuffisance des appareils de mesure à proprement parler, mais cela tient au fait qu’on utilise l’intermédiaire de la lumière, dont les photons, à l’échelle de la nouvelle physique, perturbent les phénomènes à observer. Mais surtout, je le répète, il y a en quelque sorte un vice inhérent à la physique elle-même, en ce sens qu’elle est obligée de croire à la possibilité de systèmes clos. Elle voudrait pouvoir faire les dénombrements « entiers » dont parlait Descartes. C’est une pure et simple superstition ; en toute rigueur, il n’y a pas de dénombrements dont on puisse dire qu’ils sont complets.
Dans un coup de canon, on prétend isoler certaines variables et certains paramètres, et faire des tables de tir ; en réalité, le coup de canon n’est pas infaillible ; il y a toujours une zone de dispersion, une « fourchette », car certaines données n’ont pas été intégrées, n’étant pas immédiatement mesurables ou même ne l’étant pas du tout. En toute rigueur, cela joue évidemment très peu, mais cela joue. En fait, pour la parapsychologie où les données sont qualitatives, cela joue considérablement. En parapsychologie il n’y a pas d’« infiniment petits » qu’on puisse négliger, comme en physique classique.
Du point de vue de la méthode, il faut laisser les expérimentateurs parapsychologues comme ceux de la commission de méthodologie de l’Institut Métapsychique International, qui ont beaucoup réfléchi à la question, vous répondre. Mais, encore une fois, le nouveau « Discours de la Méthode » fait lui-même partie du champ de la recherche, il est lui aussi un phénomène « PSI » en attente d’être compris même s’il veut intégrer tous les autres. C’est le propre de toute la nouvelle phénoménologie dite transcendantale : on ne peut pas la décrire ni l’enseigner sans la vivre. Le dualisme cartésien a vécu.
J’ajoute que le problème d’éviter et de dénoncer les fraudes, en matière de parapsychologie, n’est de toute évidence qu’un problème second, bien que capital quant à l’intérêt que le public peut porter aux phénomènes « PSI » trop facilement exploitables.
PSI
Pour désigner l’évolution de prestigieux chercheurs américains que leur savoir objectif oriente toujours plus vers une conception initiatique de la connaissance, Raymond Ruyer risque l’expression de « gnose de Princeton ». La science avancée convergerait-elle à ce point vers l’ésotérisme ?
R. ABELLIO
Une convergence, c’est cela, mais pas plus. Les deux démarches sont à la rencontre l’une de l’autre, mais ce n’est qu’une convergence, non une confluence. Les méthodes restent dissemblables. Il est significatif que le livre de Ruyer ne propose aucune base proprement philosophique : il reste au niveau des faits, du fouillis des faits. Et ce qui montre bien l’absence, dans ces recherches, d’une pensée réellement globaliste et gnostique, c’est que l’auteur, par exemple, déclare ne pas « croire » à la télépathie.
Il faudrait d’ailleurs demander directement aux chercheurs de Princeton où ils en sont au point de vue philosophique parce que ce sont des gens qui n’écrivent pas où ne parlent pas facilement. Les savants de l’époque classique considéraient comme impossible de « raisonner » sur le Tout. Si l’on admet, comme les gnostiques, le postulat de l’interdépendance universelle [7], il faut, c’est certain, dégager une nouvelle logique non causaliste, une nouvelle dialectique. Le problème est de savoir si les savants de Princeton ont mis au point ce nouvel « outil ». Il y a beaucoup de chemin à faire pour qu’il y ait une véritable conversion de la science. Un expérimentateur qui constate ces phénomènes « transcendantaux » de la physique moderne n’est pas forcément pour autant un converti à certaines conceptions métapsychiques ou métaphysiques ; il y a un saut initiatique qu’il fait ou ne fait pas. Je ne dis pas que c’est fatal ; je le souhaite, mais c’est difficile. L’emploi de la « nouvelle logique », n’introduit pas seulement à des modes opératoires différents mais à un changement de mode de vie, une sagesse.
N’oublions pas que Platon, quand il parlait des mathématiciens, les appelait des « sélénites », les comparant par là à ces habitants de la lune qui reçoivent la lumière solaire par reflet, sans posséder la lumière directe ; personne n’est en dehors de l’élection, disons, pour prendre le mot chrétien en dehors de la grâce ; mais tout en étant universelle, elle n’est pas forcément actuelle pour chacun.
PSI
Si l’on adhère à votre point de vue, on peut aisément prévoir pour un avenir proche une utilisation technologique de la métapsychique. N’est-ce pas là conférer à la magie un nouveau statut ? Et comment définissez-vous la « nouvelle magie » par rapport la magie traditionnelle ?
R. ABELLIO
Plutôt que de « nouvelle magie », j’aimerais mien: parler de « nouveaux pouvoirs » liés à l’intensification de la conscience. L’ancienne magie restait empirique, les nouveaux pouvoirs doivent tendre à une expérimentation scientifique. On en revient toujours au problème de l’« évolution » de la conscience don nous parlions tout à l’heure. On peut dire que les ressorts de la magie échappent dans une large mesure au magicien tandis que l’on peut envisager une certaine maîtrise scientifique des nouveaux pouvoirs, ce qui entraîne effectivement l’utilisation sociale de ceux-ci.
PSI
Ne risque-t-il pas d’y avoir des corps de technicien: pour toutes les disciplines parapsychiques ?
R. ABELLIO
Forcément, et qui feront des dégâts, c’est le risque.
Tout développement scientifique s’ouvre par essence à une utilisation collective, et la science ne peut alors que confondre les problèmes de la connaissance et ceux de la puissance. La création de n’importe quel corps de techniciens du « psychisme » humain pose donc un problème de déontologie, mais je crois ce dernier insoluble. Dans un domaine voisin, or parle, par exemple, d’un Ordre des astrologues imposant un code, des règles disciplinaires. Mais qui dit règles dit limitations et clôtures. Or, il s’agit là de sciences, ou plutôt d’arts, qui par essence sont sans clôture. Il y a donc contradiction. Et, d’autre part l’esprit ne doit jamais obéissance, et d’ailleurs la refuse. C’est pour cela que toute science est « dangereuse », mais je mets ce dernier mot entre guillemet et je préfère le rayer de mon vocabulaire, et le remplacer par le mot épreuve, qui seul est initiatique Vos techniciens du psychisme éprouveront le monde et s’éprouveront eux-mêmes. C’est la loi. On ne peut pas avancer autrement. Rappelez-vous Héraclite « Tout ce qui vient au monde est créé par la discorde et la nécessité ».
UN ENTRETIEN AVEC RAYMOND ABELLIO
(Revue PSI International. Numéro 4. Mars-Avril 1978)
Propos recueillis par Joël André
Dans les trois premières parties de son entretien (publiées dans les précédents numéros de PSI INTERNATIONAL), Raymond Abellio, après nous avoir décrit l’itinéraire qui, de l’ésotérisme traditionnel, l’a conduit à la phénoménologie transcendantale, nous a successivement exposé ses idées sur les grandes disciplines composant la Tradition : Kabbale juive et Yi King chinois, astrologie et alchimie, etc. Puis, dans l’optique d’une confluence de ces disciplines avec les sciences modernes, où la parapsychologie, notamment, occupe une place de choix, il s’est penché sur la question des pouvoirs qui pourraient être conférés à l’homme par les techniques susceptibles d’être mises au point dans cette optique. L’ensemble de ces considérations s’inscrit dans le cadre du postulat de l’interdépendance universelle, interdépendance qui s’organise pour nous autour d’une structure elle-même universelle : la structure absolue. C’est par un exposé de celle-ci que Raymond Abellio aborde cette quatrième et dernière partie de son entretien.
PSI
Venons-en à la « structure absolue ». C’est un modèle que vous avez élaboré et qui s’applique aussi bien à la Tradition qu’aux sciences modernes. Pouvez-vous revenir un peu sur ce thème ?
R. ABELLIO
Il est difficile d’en parler en quelques phrases. Disons qu’il s’agit d’une structure invariante qu’on doit pouvoir découvrir dans n’importe quel champ d’existence. Je me suis demandé pourquoi toutes les théories de la connaissance, depuis vingt-cinq siècles, c’est-à-dire toutes les philosophies qui se sont proposé d’élucider le rapport qui s’établit entre le sujet et l’objet, ont échoué. C’est qu’en réalité il faut sortir de l’impasse où se bloque cette dualité. Cette dualité est simplement apparente. Derrière l’objet, il y a le fond du monde sur lequel il s’enlève. Et le sujet lui aussi est double : c’est un organe des sens à la périphérie d’un corps. La dualité objet-sujet cache donc une quaternité, deux couples d’oppositions et non un seul, et deux rotations en sens inverses s’établissent aussitôt entre ces quatre pôles, ce qui détermine un axe lui-même bipolaire. En tout une sphère à six pôles en état de permutation permanente et globale de ces pôles. Il est aisé de montrer que c’est là la structure de toute perception, de toute intuition, de tout moment présent, mais également de n’importe quelle situation existentielle. J’ai pu, par exemple, appliquer ce modèle aux fonctions sociales et j’ai ainsi trouvé les 64 combinaisons du Yi King. Mon ami Charles Hirsch a mis de même en « structure absolue » l’ensemble des sciences. Vous savez que depuis Auguste Comte, aucun système de « classification » des sciences ne s’est révélé satisfaisant car toutes les tentatives de structuration reposaient sur une conception linéaire. Or, il faut appliquer un modèle sphérique. C’est ce qu’a fait Hirsch.
Je voudrais dire aussi que cette « structure » répond aux exigences de la « caractéristique universelle » telle que la concevait Leibniz [8]. C’est en fait (et Leibniz lui-même en eut l’intuition à la fin du XVIIe siècle) une autre façon de présenter les modes opératoires du Yi King, ou, si l’on veut, une « nouvelle logique » ou une « nouvelle dialectique » mais qui ne sont « nouvelles » que par rapport à la logique linéaire des classiques d’Occident, d’Aristote à Descartes, ou à la dialectique également linéaire de Hegel et de Marx qui est une logique de la contradiction simple et non de la double contradiction.
PSI
Y a-t-il d’autres exemples de ces recoupements ?
R. ABELLIO
Le modèle onde-corpuscule de la mécanique ondulatoire est une bonne image de la structure absolue. Mais le meilleur est celui du fruit portant son germe.
Robert Gouiran, dès le début, y a vu aussi un moyen de rendre compte de cette structure hypothétique que cherchent les physiciens nucléaires et qu’ils ont nommée le quark. Mais notez que je suis moi-même parti, dans cette étude, du problème le plus simple et le plus général : la mise en structure de la perception, de l’intuition.
Le mode opératoire est toujours le même : considérant un champ ou une situation déterminée, il faut (si le champ est pertinent, c’est-à-dire bien délimité, s’il forme réellement un champ) pouvoir y trouver et nommer quatre pôles formant deux couples d’oppositions et procéder à partir de ces pôles à deux rotations en sens inverses. Disons qu’on détermine ainsi le « plan équatorial » d’une sphère, et qu’il faut alors nommer le produit de toutes les rotations « horizontales » et aussi les deux pôles verticaux qui permettent d’ouvrir un nouveau champ plus intégrant. Cette structuration donne ainsi accès à une prospective. C’est ce que j’appelle une dialectique sphérique par opposition aux anciennes dialectiques simplement linéaires ou circulaires.
C’est aussi à mon sens le mode opératoire de la « nouvelle gnose », sa méthode de méditation.
PSI
Est-ce que tous les systèmes scientifiques peuvent être distingués comme polarisants ou non polarisants ?
R. ABELLIO
C’est à chaque praticien de ces systèmes de le dire. Chacun peut s’en assurer dans son domaine propre. Mais il n’y a pas de « structuralisme » qui ne parte de la considération de couples d’oppositions. Tout champ réellement pertinent doit pouvoir être polarisé. J’en ai parlé longuement avec des médecins, ainsi qu’avec des pratiquants de la bioénergétique. On peut mettre en structure absolue tout ce qui relève du corps humain. En effet, entre le corps physique, le corps psychique et le corps intellectuel ou spirituel, (le corps, l’âme et l’esprit selon la division traditionnelle), il y a des échanges, des interactions qui obéissent au mode rotatoire « ascendant » et « descendant » de la structure absolue, ce qui permet de dégager simultanément le sens d’une descente (l’incarnation) et d’une montée (l’assomption, la transfiguration) ou encore, d’une double transcendance entre le physique et le psychique, le psychique et le mental.
J’ai essayé aussi de mettre en structure le passage des mathématiques classiques aux géométries nouvelles du XIXe siècle. Et les différents champs géopolitiques, dans leur continuelle expansion. Partant d’une situation donnée, à un moment donné, on peut ainsi déboucher dans un prophétisme. Mais attention, il ne faut pas confondre prophétisme et prédiction.
PSI
Il reste des sujets que peu de chercheurs osent aborder de front, entre autres le problème de la survivance et de la réincarnation. Faut-il, dans ce domaine, renoncer à toute formulation rationnelle ?
R. ABELLIO
Il y a deux écoles et elles s’excluent l’une l’autre : le spiritisme et la parapsychologie proprement dite. Pour les spirites, il y a une réalité objective de la survivance, et l’on peut communiquer avec les morts « désincarnés », considérés comme des entités. Pour les parapsychologues, au contraire, cette « communication » est le fait de l’activité du « médium » lui-même qui ne fait que prélever ses messages dans la mémoire universelle ou l’« éternel présent » où est à jamais enregistré tout ce qui a été, est ou sera vécu, les moindres gestes, les moindres émotions, les moindres pensées. Si l’on admet cette seconde façon de voir, il est impossible de concéder qu’il existe des phénomènes spirites irréductibles à l’interprétation parapsychologique.
Les ésotéristes Guénon [9] et Evola ont été très sévères pour les spirites. Si tous nos actes et toutes nos pensées laissent une image en quelque sorte photographique dans cet « éternel présent », rien n’empêche un autre cerveau, à n’importe quel moment, s’il est doué d’une sensibilité télépathique en accord avec celle de l’ancien « agent », de repêcher ces images dans ces archives. Exemple, les deux Anglaises dans leur célèbre vision du Trianon [10].
En ce qui concerne un premier essai de formulation rationnelle dans ce domaine, il faut d’abord considérer la thèse des taoïstes ou des bouddhistes pour lesquels l’âme est composée de tout un emboîtement d’« écorces » hiérarchisées, par exemple trois âmes « supérieures » et quatre « inférieures », que la mort physique a pour effet de disjoindre et qui suivent après celle-ci des destins différents. De même que notre cendre physique est restituée à la terre et rentre dans le cycle de la vie cosmique, de même nos âmes « animales » et nos âmes « spirituelles » rentrent, selon leur nature et les affinités correspondantes, dans des cycles de vie en harmonie pour aller de l’animal le plus bas aux « esprits astraux » les plus élevés. Cette hiérarchisation et cette disjonction post mortem des âmes permet d’expliquer bien des faits et d’éclairer par exemple certaines croyances naïves à la métempsycose et aussi certains cas de « réincarnation ». Il y aurait ainsi des métempsycoses partielles mais on ne peut parler de réincarnation proprement dite que si la totalité d’un existant ancien se retrouve dans cet existant nouveau. Cela ne paraît possible que si l’existant ancien ne se signalait pas, justement, par une hiérarchisation bien marquée, en d’autres termes si sa personnalité n’était pas encore très affirmée, comme par exemple chez un être encore fruste ou un enfant. Dans ces derniers cas, on pourrait alors admettre un transfert global dans cet autre existant terrestre. Dans le cas d’une personnalité complexe ou évoluée, ce ne serait pas le cas.
Si l’on admet cette multiplicité de « niveaux » au sein de chaque être, on peut donc commencer à « raisonner » sur la mort et sur la survivance. C’est ce que j’ai essayé de faire au dernier chapitre de mon ouvrage sur la « structure absolue » en appliquant la dialectique de la double contradiction et de champs successifs d’intégration aux trois « parties » de l’homme, corps, âme et esprit. Là aussi il est impossible de résumer en quelques phrases. Il faut d’abord noter que les rotations « horizontales » marquent, pour un champ ou un niveau donnés, sa phase de développement en ampleur, tandis que la montée et la descente « verticales » (l’élévation et la fondation de la croix) marquent sa phase d’intensité. Ces notions d’ampleur et d’intensité sont familières aux métaphysiciens ou aux ésotéristes. Saint Augustin oppose extensio et intensio. Swedenborg de même : extension et ascension, Guénon ampleur et exaltation. On dirait aussi bien « quantité » et « qualité ». Cela dit, comme le développement en ampleur et en intensité du corps physique de l’homme est bien connu, il suffit d’extrapoler pour le corps psychique, c’est-à-dire l’âme, en tenant compte du décalage dans le temps qui marque le développement de celle-ci. Je ne peux pas faire ici ce développement. Je vous dirai seulement que cette dialectique me paraît la seule qui puisse rendre compte du sens profond d’un logion particulièrement mystérieux de l’évangile gnostique de Thomas découvert il y a un quart de siècle en Haute Égypte : « Bienheureux ce lion que l’homme mangera en sorte que le lion devienne homme. Mais maudit cet homme que le lion mangera en sorte que le lion devienne homme. »
PSI
Vous prévoyez le moment où les savants modernes se tourneront résolument vers le problème de l’Esprit. Ce moment est-il proche et que signifie-t-il pour l’histoire de l’humanité à venir ?
R. ABELLIO
Je ne dirai pas du tout cela de tous les savants, loin de là. Et puis il faudrait s’entendre sur ce que vous appelez le problème de l’Esprit. Beaucoup de savants déclarent que les sciences sont passées par trois étapes : sciences de la matière, puis de l’énergie, enfin, aujourd’hui, sciences de l’information. Mais ils restent, même dans ce dernier stade, sur une conception quantitative qui n’a rien à voir avec la connaissance au sens initiatique du mot. Cette réserve est capitale. Mais il est également certain que la parapsychologie amorce une science de la pensée susceptible de modifier considérablement non seulement nos conceptions du monde mais le statut social lui-même, pour le meilleur comme pour le pire. Nous avons déjà fait allusion à ce dernier problème. Il s’offre à une prospective tout à fait passionnante. La crise de la science classique, d’une part, l’extension des études sur l’ésotérisme sont des signes essentiels, mais il y en a d’autres. On commence à peine à entrevoir ce que la tradition veut dire quand elle parle du « pouvoir des sons » comme en Kabbale phonétique. Mais on est déjà plus avancé en matière de Kabbale graphique, et des études tout à fait extraordinaires sont actuellement entreprises dans le domaine déjà défriché par Bélizal et par Enel des « émissions de formes ». C’est une nouvelle physique qui est en train de naître et, au sens strict, une compréhension scientifique de la magie. Quant à la Kabbale numérale et au pythagorisme, il faut s’attendre là aussi à une véritable résurrection dans une sorte de mathématique supérieure des nombres entiers, en liaison avec la physique et la biologie avancées.
On peut donc dire qu’un nouveau cycle scientifique est en train de commencer. Reste bien entendu la question de savoir si ces nouveaux hommes de science peuvent aussi faire le saut et devenir des hommes de connaissance. Il y faut plus que de la science : une conversion métaphysique. Dans le statut actuel de la science quantitative toute tournée vers l’utilité, les savants ne sont, en effet, que des hommes de puissance plus ou moins inconscients de l’être et manipulés comme tels [11]. L’éthique de l’« objectivité » scientifique ne conduit pas forcément à la sagesse.
[1] Né en 1859 Prossnitz, en Allemagne, Edmund HUSSERL couronna ses études de mathématiques d’une thèse consacrée à la Philosophie de l’Arithmétique. Titulaire, par la suite, d’une chaire de philosophie à l’Université de Fribourg-en-Brisgau, il entreprit la tâche de fonder rigoureusement les sciences, en commençant par des recherches fondamentales sur la logique, recherches qui devaient déboucher sur la phénoménologie moderne, dite transcendantale. Libérée de tout esprit dogmatique ou de système, la phénoménologie transcendantale reprend à son compte, en s’appuyant sur les développements modernes de la science, l’ancienne ambition des Grecs d’édifier une philosophie première. C’est en approfondissant et en dépassant la démarche inaugurée par Descartes dans ses Méditations que HUSSERL parvint à réaliser en partie ce projet. Mis à la retraite en 1928, il poursuivit ses recherches jusqu’à sa mort, survenue en 1938. Selon sa propre expression de race « non aryenne », HUSSERL eut à subir les « brimades » imposées aux Juifs par le régime nazi. Ses très nombreux manuscrits purent heureusement être sauvés et furent transférés de Fribourg à Louvain, en Belgique, où ils se trouvent toujours sous la responsabilité des Archives HUSSERL
[2] La guématrie est un système de modes opératoires numériques dont le principe fondamental est des plus simples : à chacune des vingt-deux lettres de l’alphabet hébreu on fait correspondre un nombre entier bien défini, ce qui constitue en quelque sorte un code numérique associé à cet alphabet. Ainsi, chaque lettre hébraïque est dotée d’une valeur déterminée, et celle d’un mot s’obtient en effectuant la somme des valeurs des lettres qui la composent. Moyennant ce principe ainsi qu’un petit nombre de modes opératoires (les quatre opérations de l’arithmétique auxquelles viennent s’adjoindre certaines autres opérations propres, celles-là, à la guématrie), les calculs, appliqués par exemple au texte biblique, permettent d’obtenir des résultats significatifs d’une étonnante richesse.
Le code proposé par Raymond ABELLIO, qui diffère de celui qu’adoptent généralement les kabbalistes traditionnels, permet en particulier une interprétation phénoménologique rigoureuse de l’arbre des séphiroth et du livre de la Genèse de Moïse.
[3] Le Sepher ha Zohar (Livre de la Splendeur) et le Sepher Yetzirah (Livre de la Formation) sont les deux textes essentiels de la Kabbale théorique ou spéculative. Le premier de ces livres, en grande partie sous la forme de dialogues rabbiniques, se compose d’une somme très considérable de commentaires bibliques, notamment de la Genèse et des quatre autres livres traditionnellement attribués à Moïse (le Pentateuque). Le Sepher Yetzirah est pour sa part un texte très court constituant une cosmologie et une anthropologie fondées sur les « trente-deux voies de sagesse », c’est-à-dire sur les « dix nombres primordiaux » ou séphiroth, et les vingt-deux lettres de l’alphabet hébreu.
[4] Le soir du 8 novembre 1939, Hitler commémorait le souvenir du putsch de 1923 dans une brasserie de Munich. Lorsque la bombe explosa, les conspirateurs l’avaient placée derrière l’estrade – le Führer et ses acolytes venaient de quitter la salle. On dénombra parmi l’assistance 7 morts et 63 blessés. Hitler accusa las Services secrets britanniques, mais on n’éclaircit jamais complètement l’affaire.
[5] Les mages et voyants abondèrent en Allemagne au début du IIIe Reich. Hitler, pour sa part, croyait profondément en leurs pouvoirs, et il est certain que s’il avait personnellement pris connaissance de la prédiction faite par l’astrologue Kraft de l’attentat dont il était menacé, il en eût très sérieusement tenu compte. A cet égard, bien avant la date de cette prédiction, Eric-Jan Hanussen fut le plus célèbre des voyants que fréquentaient volontiers les dirigeants nazis. Tout Berlin se pressait à ses « séances » dans son « Palais de l’Occultisme ». Nazi militant Hanussen eut une fin tragique : le 24 février 1933, il « prédit » publiquement – en présence de Goebbels, Hess et Heydrich – l’incendie du Reichstag. Le 27 février, le Parlement brûlait. Le 8 avril, on retrouvait dans un bois le corps d’Hantasse criblé de balles. Voyance réelle, indiscrétion volontaire ou involontaire, il avait payé cher son imprudente prédiction.
[6] La mécanique quantique, pratiquement née avec le siècle, est la science du comportement des particules dites « élémentaires » dont les premières — l’électron, le proton et le neutron — ont été découvertes en recherchant la structure atomique de la matière. Après avoir été prévues par la théorie, d’autres particules ont été expérimentalement mises en évidence. Tels sont, en particulier, le photon, ou « grain de lumière », et le neutrino, particule presque insaisissable, capable de traverser d’énormes épaisseurs de plomb. Selon certains auteurs, le neutrino serait responsable de certains effets PSI.
La mécanique quantique est une science riche en paradoxes, mais le paradoxe marque toujours une crise des fondements, d’un certain mode de pensée, et impose alors une remise en question dont l’histoire des sciences atteste qu’elle ne peut être qu’éminemment fructueuse.
L’un de ces paradoxes, parmi les plus célèbres, est celui dit d’Einstein-Podolsky-Rosen : deux particules « jumelles », par exemple un électron négatif et un électron positif « nés » en même temps de la matérialisation d’un même photon, ont des « destinées » identiques ; en dépit du principe relativiste selon lequel aucune interaction ne peut se propager à une vitesse supérieure à celle de la lumière, ce qui survient à l’une de ces particules survient en même temps à sa « jumelle », quelle que soit la distance.
David Feynman, l’un des plus éminents physiciens américains, a exprimé en termes impressionnants le problème de temps soulevé par de tels paradoxes : l’électron positif, a-t-il écrit, n’est autre qu’un électron négatif qui, au lieu d’aller du passé vers l’avenir, va de l’avenir vers le passé.
[7] Le principe de l’interdépendance universelle, qui est au cœur de la phénoménologie transcendantale, postule que tout agit et réagit sur tout. C’est là une autre manière de formuler l’aphorisme traditionnel : « Tout est dans tout ».
Dans ces conditions, la notion d’objet « indépendant » ou « isolé » s’évanouit, mais il est clair que toute physique devient dès lors impossible : on ne peut tenir compte, dans les tables de tir d’artillerie, de l’influence, sur un coup de canon, de la totalité des composantes de l’univers. D’où la dispersion du tir.
Ainsi, en est-il de toute la physique, qui se voit condamnée à rechercher indéfiniment des lois, c’est-à-dire, de proche en proche, autant d’interactions partielles sur la voie d’une interdépendance universelle pour elle inaccessible.
[8] Gottfried-Wilhelm Leibniz (1646-1716) philosophe et mathématicien allemand, quand il partit à la recherche de sa « caractéristique universelle », avait l’idée d’un « art combinatoire » dont il pressentait arec raison qu’il se trouvait déjà dans le Yi King (le Livre des Mutations) des Chinois. L’utilisation qu’il tenta à ce sujet de la numération binaire – aujourd’hui indispensable à l’informatique – montre l’étendue de son intuition.
[9] René Guénon (1886-1951) a consacré l’essentiel de son activité littéraire à épurer un ésotérisme jusqu’a lors, pour une grande part, infesté de superstition. L’un de ses ouvrages essentiels, le Symbolisme de la Croix, a considérablement inspiré Raymond Abellio dans ses recherches phénoménologiques, qui devaient déboucher, avec la « structure absolue », sur une reformulation rationnelle de l’ésotérisme.
[10] L’ancien ésotérisme, intégré au sein d’une métaphysique rigoureuse, ne s’identifie plus, désormais, à des pratiques magico-mystiques dont le spiritisme, en particulier, avec ses rites et ses croyances, constitue l’un des récents avatars : seule la parapsychologie, comme science rigoureuse, est à même de rendre compte des phénomènes paranormaux surgissant dans la nature. Peut-être, René Guénon visait-il cette nécessaire distinction quand il écrivit L’erreur spirite.
[11] De tous temps, les hommes de puissance – militaires ou militants – ont été opposés aux hommes de connaissance dont la règle, à la limite, se réduit au précepte biblique préconisant la seule étude de la Loi qui, selon la Kabbale, « soutient le monde ». Toutefois, sous sa forme scientifique, la connaissance, comme c’est aujourd’hui le cas, s’imprègne de puissance, de recherche de pouvoirs. D’où la distinction nécessaire entre science à fins pratiques et connaissance gratuite, au sens où l’est la grâce.