Un miroir reflétant – entretien avec U.G. Krishnamurti

Traduction libre Jan Kersschot : On dit parfois que l’une des caractéristiques de votre enseignement – si je peux utiliser ce mot – est que vous ne réclamez rien pour vous-même ? Est-ce exact ? U.G. Krishnamurti : C’est exact. Mais « enseignement » n’est pas le bon mot. Enseigner est quelque chose que vous […]

Traduction libre

Jan Kersschot : On dit parfois que l’une des caractéristiques de votre enseignement – si je peux utiliser ce mot – est que vous ne réclamez rien pour vous-même ? Est-ce exact ?

U.G. Krishnamurti : C’est exact. Mais « enseignement » n’est pas le bon mot. Enseigner est quelque chose que vous utilisez lorsque vous voulez apporter un changement. Et je ne vois pas la nécessité de changer quoi que ce soit.

J.K. : Je vois.

U.G. : Les philosophes et les professeurs de l’université me disent : « Jusqu’à présent, nous n’avons pas réussi à créer un système de pensée à partir de ce que vous dites ». Ils disent également : « Nous pouvons écrire n’importe quel livre sur un philosophe du passé ou du présent, mais ce que vous dites ne peut jamais être intégré dans un cadre quelconque. Nous ne pouvons pas créer un système de pensée sur U.G. ».

J.K. : C’est pourquoi « enseigner » n’est pas le bon mot.

U.G. : J’affirme tout le temps, encore et encore, qu’il n’y a rien à changer. Alors comment pouvez-vous utiliser ce que je dis pour faire changer les choses ?

J.K. : Je vois.

U.G. : Je ne suis pas intéressé à libérer qui que ce soit de quoi que ce soit. C’est mon approche. Dès le début, il est faux de penser que l’on peut sauver n’importe qui.

J.K. : Il n’y a pas de programme. Pas de but spirituel. Pas d’ambitions spirituelles.

U.G. : Par exemple, « Vous devez vous abstenir de tout égoïsme. » Pourquoi devrait-on se libérer de l’égoïsme ? Une certaine quantité d’égoïsme est nécessaire pour survivre dans le monde.

J.K. : Oui, bien sûr.

U.G. : C’est l’exigence d’être désintéressé qui crée l’égoïsme.

J.K. : Je vois.

U.G. : Je ne suis pas en conflit avec cette société parce qu’elle ne peut pas être différente de ce qu’elle est. Je n’ai aucun système de valeurs et je ne veux m’intégrer à aucun système. Tant que les gens auront une guerre à l’intérieur, il y aura une guerre à l’extérieur.

J.K. : Qu’est-ce qui vous pousse à aller parler dans le monde entier ?

U.G. : Je ne suis qu’un chien ici, un chien qui aboie. Vous venez ici et vous faites aboyer le chien. Vous venez ici pour poser des questions, et je réponds comme un ordinateur. J’ignore ce qui sort de moi.

J.K. : Je vois.

U.G. : Il y a bien sûr une conscience ici [pointant vers son corps]. Je suis conscient de ce qui se passe autour de moi, et conscient de ce qui se passe dans mon corps. En fait, il n’y a pas d’intérieur et d’extérieur. Cette division n’est qu’une pensée.

J.K. : Oui.

U.G. : Ce n’est pas que je mystifie mes paroles, ou que je les place dans un cadre mystique. Ce que je dis est tellement mécanique. Il est là [en pointant son corps] dans cet ordinateur, dans la banque de données ou quel que soit son nom. Donc, vous appuyez sur quelques boutons de mon ordinateur, et l’ordinateur sort la réponse. Il n’y a rien ici [pointant son corps].

J.K. : Je vois ce que vous voulez dire.

U.G. : Il n’y a aucune activité ici. Et je ne le mystifie pas, je le formule simplement en termes physiologiques. Le cerveau est une chose très idiote ; il n’est qu’un conteneur et un réacteur. Je dis tellement de choses. Ça [pointant son corps] produit tellement de mots. Mais il ne sait pas ce que cela signifie. Comme je vous l’ai dit, c’est vous qui faites fonctionner l’ordinateur. Et quand vous posez une question, je n’écoute même pas la question. Il n’y a pas d’auditeur qui écoute et qui traduit. Les questions et les réponses ne sont que du bruit.

J.K. : Toutes ces interviews sont complètement inutiles.

U.G. : Oui ! Je n’ai rien à dire sur quoi que ce soit. Je ne sais rien du tout. Tout ce qui sort a été mis à l’intérieur. Je suis comme une boîte à merde. Tout ce qui a été mis dedans est de la merde, et ce qui sort de moi est encore plus de la merde [rires]. Je suis désolé d’utiliser un tel langage.

J.K. : Il n’est pas nécessaire de dire que vous êtes désolé.

U.G. : Je sais, vous avez raison. Dire que je suis désolé est juste une vieille habitude. Oxford et Cambridge. L’éducation. L’influence victorienne.

J.K. : Un vieux programme.

U.G. : De toute façon, il est tout aussi absurde de dire qu’il y a quelqu’un qui pense, il est même ridicule de dire qu’il y a des pensées. Qu’il y a quelqu’un. Ce n’est que par l’utilisation continue de la mémoire que nous pouvons créer un sentiment d’identité.

J.K. : Oui.

U.G. : En fait, je ne me suis jamais vraiment senti désolé de toute ma vie. C’est à prendre ou à laisser. De toute façon, dans cette boîte à merde, je ne trouve aucune pensée. Il n’y a pas une chose telle que la « pensée ». Est-ce qu’on sait ce qu’est une pensée ? Qu’est-ce que la pensée ? Je ne me pose aucune question, les autres les posent.

J.K. : Tout ce que vous dites n’a rien de personnel.

U.G. : Oui. Et je ne dis pas cela par humilité. Tout ce que je dis, toutes les interviews à la radio, tout ce qui a été publié dans mes livres, je ne sais pas ce que je dis. Je ne suis qu’un miroir qui réfléchit.

J.K. : Vous n’avez pas le choix : les mots sortent tout seuls.

U.G. : En fait, nous n’avons aucune liberté d’action parce que toutes nos actions sont des réactions.

J.K. : Oui.

U.G. : Pour moi, chaque événement est un événement indépendant. C’est seulement après que les gens regardent une série d’événements et en font une histoire. Et lui donnent une sorte de sens ou d’importance. Si vous essayez de changer les choses, cela vous met sur un carrousel ; cela ne s’arrête jamais.

J.K. : Oui.

U.G. : Je ne crois plus rien. Tous les systèmes de croyance spirituelle… Ce n’est pas ma façon de fonctionner. Et j’ai tout fait. Tout. Je suis resté dans une grotte pendant sept ans. De l’âge de quatorze ans à vingt et un ans. J’ai étudié tous les livres. Chaque livre, chaque pratique spirituelle.

J.K. : Pourquoi avez-vous fait cela ?

U.G. : Parce que je voulais être sûr qu’ils étaient tous faux [rires]. Quand j’avais dix-sept ans et que j’étais assis dans cette grotte, j’avais encore une pulsion naturelle. J’ai découvert que quelque chose n’allait pas. Pourquoi ? Pourquoi devrais-je me renier ? Pourquoi condamner le sexe ? Je suis alors arrivé à un point où il n’était pas nécessaire que je nie le sexe. J’avais vingt et un ans, j’étais dans la Société Théosophique et il y avait des filles du monde entier. Elles étaient toutes coincées là à cause de la guerre. J’étais alors considéré comme un beau mec. Mais je ne suis pas allé à l’autre extrême. Ma question ne concernait pas le sexe. Je voulais savoir pourquoi le sexe était condamné dans la vie spirituelle.

J.K. : Je vois.

U.G. : Si le « désir » est une hormone, alors toute l’histoire de l’éthique et des règles religieuses est un échec.

J.K. : Oui.

U.G. : Un jour, je donnais une conférence en Inde, à la Société théosophique. Il se trouve qu’un prêtre catholique était assis là. Il s’est levé et m’a posé une question sur le célibat. Et je lui ai dit : « Si pour une raison quelconque vous voulez être libre du sexe, vous devez être libre de Dieu. Je ne sais pas pourquoi vous êtes dans ce célibat. Sortez Dieu de votre système et le sexe suivra automatiquement. Les deux proviennent de la même source. Pourquoi insister sur le fait que Dieu est si important ? Ne soyez pas si sérieux ! Tout est divin ».

J.K. : Il y a tant de malentendus et d’interprétations.

U.G. : Oui.

J.K. : Il y a par exemple beaucoup de malentendus concernant le karma et la réincarnation.

U.G. : Je me souviens que je n’avais que sept ans lorsque nous avons assisté au jubilé d’or de la Société théosophique. Et il y avait 3 000 délégués venus de partout dans le monde. Et la première fois que vous vous rencontrez, les gens se présentent et disent : « J’étais la reine Victoria dans ma vie antérieure, qui étiez-vous ? » ou « J’étais Alexandre le Grand dans ma vie antérieure », et j’ai découvert qu’il ne me restait plus aucun personnage historique. Il ne me restait plus aucun enseignant spirituel. Qu’est-ce que j’étais dans ma vie antérieure ? Qui suis-je ? Qu’est-ce que j’étais dans ma vie antérieure ? C’était terminé. Alors à partir de ce jour, j’ai abandonné toute croyance dans le karma et la réincarnation. L’Inde était bien sûr le fondement de tout cela. Ils traduisent toujours ces termes comme « karma et réincarnation » de façon complètement erronée. Il y a tellement de termes traduits et copiés sans savoir ce qu’ils signifient.

J.K. : Que voulez-vous dire ?

U.G. : Maya, dit-on, signifie « illusion ». Maya n’est pas une illusion. Le mot « maya » signifie « mesurer ». Donc, chaque fois que vous mesurez, il doit y avoir un point « ici » [pointant ses yeux]. Il y a donc une relation entre ce point et les choses que vous mesurez.

J.K. : Oh oui, absolument.

U.G. : C’est le fait de mesurer à partir de ce point qui crée l’illusion. Quand quelqu’un vient avec une arme pour vous tirer dessus, vous n’appelez pas ça une illusion.

J.K. : Oui.

U.G. : La façon dont ils ont essayé de traduire les choses est tellement drôle. Il n’y a pas de « karma » au sens habituel du terme. Tout n’est qu’une réponse à un stimulus. Mais la réponse et le stimulus ne peuvent pas être séparés. Il s’agit d’un mouvement unitaire.

J.K. : La loi de l’action et de la réaction.

U.G. : Oui ! L’action et la réaction. Aujourd’hui, les scientifiques disent aussi que le cerveau est un réacteur, qu’il ne peut rien créer. Le cerveau ne joue pas un rôle majeur dans ce corps, c’est juste un réacteur. Les physiologistes découvrent aujourd’hui que ce n’est effectivement pas comme cela qu’on l’a décrit pendant toutes ces années. À la lumière de leurs expériences, ils ont réalisé que le cerveau ne joue qu’un rôle mineur dans le corps.

J.K. : Vraiment ?

U.G. : Tout cela n’a pas de sens. N’est-ce pas ? C’est l’esprit humain. C’est l’esprit humain qui fait tout.

J.K. : D’accord.

U.G. : Ce matin, je disais que tous les animaux sont dans le plus haut état spirituel dont parlent les sages.

J.K. : Je vois.

U.G. : Pas besoin d’enseignements spirituels. N’écoutez pas les hommes saints. Vous tenez pour acquis qu’ils sont tous des sages, qu’ils sont spirituellement supérieurs à nous tous, et qu’ils savent de quoi ils parlent. Laissez-moi vous dire : ils ne savent rien du tout ! Il y a tellement de saints sur le marché, qui vendent toutes sortes de marchandises. Quelle que soit la raison pour laquelle ils le font, cela ne nous concerne pas, mais ils le font. Ils disent que c’est pour le bien-être de l’humanité et qu’ils le font par compassion pour l’humanité et tout ce genre de choses. Tout cela ne sont que des conneries. Tous les saints ou les gourous : ils ne font pas eux-mêmes ce qu’ils disent à leurs disciples de faire. Ils disent « faites ce que je dis », mais ils ne le font pas eux-mêmes.

J.K. : Bouddha n’était pas bouddhiste.

U.G. : Certaines personnes viennent me voir parce qu’elles croient que j’ai quelque chose qu’elles n’ont pas. Elles veulent être en paix avec elles-mêmes, mais tout ce qu’elles font pour trouver la paix est ce qui détruit la paix qui est déjà là. Toutes leurs recherches ne les ont menés nulle part. Tout cela n’a servi à rien. L’organisme vivant n’est pas intéressé par toutes les techniques spirituelles. Lorsqu’ils auront fait une expérience spirituelle, il y aura une demande de plus en plus forte pour la même chose, et finalement ils voudront être dans cet état de façon permanente. Parler de béatitude, de félicité éternelle, d’amour inconditionnel – tout cela est de la poésie romantique. La recherche est sans fin.

J.K. : Oh oui. Ils continueront à chercher jusqu’à ce qu’ils découvrent qu’il n’y a pas un au-delà, pas une chose comme retourner chez soi, pas d’inconnu.

U.G. : L’intention d’étudier la vie ou la biographie de certaines de ces personnes, que vous pensez avoir été éveillées, vise à trouver un indice sur la façon dont cela leur est arrivé, afin que vous puissiez utiliser la technique qu’ils ont utilisée pour faire en sorte que la même chose vous arrive. C’est ce que vous voulez. Et ces personnes vous donnent des techniques spirituelles, des méthodes qui ne fonctionnent pas du tout. Ils créent l’espoir qu’un jour cela vous arrivera. Mais cela n’arrivera jamais. Il y a une chose que je souligne tout le temps : ce n’est pas à cause de ce que vous faites ou ne faites pas que ce genre de chose arrive. Et pourquoi cela arrive à un individu et pas à un autre – il n’y a pas de réponse à cette question. Je vous assure que ce n’est pas l’homme qui s’est préparé ou purifié pour être prêt à recevoir ce genre de choses. C’est l’inverse qui se produit. Ça frappe. Mais ça frappe au hasard. Ça n’a pas de cause. Tout ce sérieux à propos du but spirituel… Laissez-moi vous dire que tout ce désir ne mène nulle part. Et je n’ai rien à donner.

Entretien à Amsterdam, été 2002 (dans This Is It, La nature de l’unité par Jan Kersschot)