Jamey Hecht
Une défense rationnelle et non religieuse du dualisme

Dans cet essai superbement écrit, le psychanalyste Jamey Hecht s’engage dans un trialogue virtuel avec les philosophes John Searle et Thomas Nagel. Sans faire appel à la pensée religieuse et à travers une analyse rigoureuse des points de vue philosophiques de Searle et de Nagel, il soutient de manière convaincante que le naturalisme est intrinsèquement insuffisant pour rendre compte de la totalité de l’expérience humaine et que le dualisme doit également rester sur la table en tant qu’hypothèse raisonnable.

Une brève introduction

Jamey Hecht, PhD, PsyD, LMFT est psychanalyste en cabinet privé à Brooklyn, New York. Il est titulaire d’un doctorat en littérature anglaise et américaine de l’université Brandeis (1995) et d’un doctorat en psychanalyse du New Center for Psychoanalysis de Los Angeles (2019). Il a publié plus d’une douzaine d’articles scientifiques dans des revues universitaires de psychologie, de critique littéraire et d’histoire des idées, et est l’auteur de cinq livres à ce jour : « Plato’s Symposium: Eros and the Human Predicament » (Twayne, 1999) ; une traduction commentée, « Sophocles’ Three Theban Plays: Antigone, Oedipus the Tyrant, Oedipus at Colonus » (Wordsworth Editions, 2005) ; « Bloom’s How To Write About Homer » (Chelsea, 2010) ; et deux recueils de poésie. « Limousine, Midnight Blue » (Red Hen Press, 2009) comprend 50 élégies pour le président Kennedy. Le deuxième recueil de poésie de Hecht s’intitule « Dodo Feathers: Poems 1989 – 2019 » (International Psychoanalytic Books, 2019). Voir www.drjameyhecht.com et https://ncpsychoanalysis.academia.edu/JameyHecht

Dans cet essai superbement écrit, le psychanalyste Jamey Hecht s’engage dans un trialogue virtuel avec les philosophes John Searle et Thomas Nagel. Sans faire appel à la pensée religieuse et à travers une analyse rigoureuse des points de vue philosophiques de Searle et de Nagel, il soutient de manière convaincante que le naturalisme est intrinsèquement insuffisant pour rendre compte de la totalité de l’expérience humaine et que le dualisme doit également rester sur la table en tant qu’hypothèse raisonnable.

___________________________

Le monisme à double aspect affirme que l’esprit et le cerveau sont deux aspects équivalents d’un tertium quid sous-jacent, ou « troisième chose », mais, dans la pratique, il semble souvent que les monistes à double aspect considèrent le cerveau comme ce qui est réellement réel, tandis que la réalité de l’esprit consiste en son statut d’aspect du cerveau. Après tout, des dommages suffisants au cerveau éteignent la conscience incarnée, et le monisme à double aspect exclut la notion de toute conscience qui pourrait exister sans incarnation. Il est philosophiquement très attrayant de mettre l’esprit et le cerveau sur un pied d’égalité, où ils peuvent (d’une manière ou d’une autre) interagir et s’influencer mutuellement. Mais si l’un dépend de l’autre pour exister, alors ils ne sont en aucun cas égaux dans leur réalité — ce que les philosophes appellent leur statut ontologique (du terme grec ontos, « être », utilisé par Platon).

John Searle était déjà un éminent philosophe universitaire lorsque son livre The Rediscovery of Mind, publié en 1992, a rejeté le matérialisme ainsi que son jumeau discrédité, le dualisme. Il l’a fait en grande partie en niant ce que d’autres avaient tenu pour acquis : « qu’en un sens important, physique implique non mental et mental implique non physique » (p. 26). Descartes était à l’origine de tous ces problèmes, et la solution consistait à se débarrasser de ses catégories mutuellement exclusives du physique et du mental : « Je crois que, si vous prenez ces catégories au sérieux — les catégories du mental et du physique, de l’esprit et du corps — en tant que dualiste cohérent, vous serez finalement contraint au matérialisme » (p. 26). Searle ne semble pas avoir expliqué clairement comment cette conclusion inévitable devait se produire, car il considérait le dualisme comme une relique discréditée, indigne d’un examen sérieux.

Le matérialisme, en revanche, était l’adversaire digne auquel Searle adressait ses critiques : The Rediscovery of Mind était une critique virulente du fonctionnalisme computationnel. Il s’agit de l’idée selon laquelle le cerveau est à l’esprit ce qu’un ordinateur est à son logiciel ; l’esprit n’est « rien d’autre » que ce que fait le cerveau. Le fonctionnalisme computationnel était et reste au cœur de la discipline appelée science cognitive, dont le volet philosophique est peut-être le mieux représenté par Paul et Patricia Churchland, ainsi que par feu Daniel Dennett. Si le cerveau est un ordinateur exécutant un programme appelé « esprit », comme l’a montré Searle, alors il doit y avoir quelque part un utilisateur pour qui le logiciel a un sens. Mais (pour Searle) un tel utilisateur ne peut exister, puisque c’est le programme lui-même qui est censé faire apparaître l’utilisateur, sans le regard mental duquel les symboles du programme ne sont qu’une syntaxe d’éléments dénués de sens.

Un programme logiciel (à l’instar des algorithmes qui le composent) est un agencement syntaxique de symboles qui peut recevoir une entrée, de modifier cette entrée au fur et à mesure qu’elle progresse dans l’agencement, et finalement produire une sortie nouvelle comme résultat. Mais le système informatique physique qui exécute le programme ne « comprend » pas ce qu’il fait, pas plus que le nerf optique ne « sait » qu’il construit une image pour que le cortex occipital la « voie ». Searle soutenait que « la sémantique n’est pas intrinsèque à la syntaxe » et, à son tour, « la syntaxe n’est pas intrinsèque à la physique » (Searle 1992, p. 210). Bien que les systèmes physiques possèdent des structures inhérentes qui sont indépendantes de l’observateur, c’est nous qui organisons les éléments au sein des systèmes physiques en ce que nous interprétons comme de la syntaxe, et c’est nous qui imprégnons cette syntaxe de sa signification symbolique. Le matériel et les logiciels ont tous deux besoin d’un observateur conscient pour leur conférer un sens. Lorsqu’un argument pose la question en présupposant la présence de cet observateur, plutôt qu’en en tenant compte, celui-ci est quelque peu dérisoirement appelé un homoncule, un utilisateur miniature imaginaire, courant de long en large dans les neurones du cerveau ou les transistors d’un ordinateur portable, percevant et interprétant chacune de ses opérations.

Ce fut en effet un coup dur pour la théorie computationnelle de l’esprit, et cela fut (ou aurait dû être) un événement important pour le grand public réfléchi, en raison du rôle crucial joué par cette théorie dans l’édifice plus large du matérialisme. Bien que Searle ait eu ses détracteurs, The Rediscovery of Mind a été défendu dans la New York Review of Books par Thomas Nagel, qui l’a qualifié de « pénétrant, agressif et magnifiquement clair ». Mais Nagel réservait davantage d’éloges à la critique par Searle des thèses computationnalistes qu’à ses affirmations positives en faveur d’une autre conception de la conscience. Celles-ci se résument à peu de choses de plus qu’une confiance presque simpliste dans « l’émergence » au chapitre cinq (« Réductionnisme et irréductibilité de la conscience »), avec l’affirmation que la conscience est une propriété physique du cerveau (bien qu’elle soit actuellement mystérieuse). Comme l’écrit Searle dans son premier chapitre,

La conscience est une propriété de niveau supérieur ou émergente du cerveau, au sens tout à fait inoffensif de « niveau supérieur » ou « émergent », dans lequel la solidité est une propriété émergente de niveau supérieur des molécules H2O lorsqu’elles sont dans une structure en réseau (glace), et la liquidité est de même une propriété émergente de niveau supérieur des molécules H2O lorsqu’elles sont, pour ainsi dire, en train les unes sur les autres (eau). La conscience est une propriété mentale, et donc physique, du cerveau, au sens où la liquidité est une propriété des systèmes moléculaires (p. 14).

Nagel cite ce passage de Searle dans sa recension, y répondant par une reconnaissance courtoise que Searle sait déjà que l’émergence est inadéquate pour la tâche à accomplir. Ainsi, écrit Nagel :

Supposons que nous admettions que les états de conscience sont des propriétés du cerveau causées par son activité neuronale, mais non réductibles à celle-ci. Cela signifie que votre cerveau, par exemple, possède un point de vue dont toutes vos expériences actuelles sont des aspects. Mais quelle est la justification pour qualifier ces caractéristiques irréductiblement subjectives du cerveau de physiques ? Que signifierait même les qualifier de physiques ? Elles sont certainement « d’ordre supérieur » dans le sens où elles ne peuvent être attribuées qu’au système dans son ensemble et non à ses parties microscopiques ; elles sont également « émergentes » dans le sens où elles ne s’expliquent que par les interactions causales de ces parties. Mais, quelle que soit la diversité des phénomènes physiques, l’objectivité ontologique est l’une de leurs conditions définitoires centrales ; et comme nous l’avons vu, Searle insiste sur le fait que la conscience est ontologiquement subjective… Proposer que la conscience est une propriété subjective intrinsèque du cerveau causée par son activité neuronale constitue le premier pas sur une voie différente, la bonne, à mon avis. Mais de grands problèmes nous attendent, et ils ne sont pas seulement empiriques, mais aussi philosophiques.

Les trois affirmations que j’ai mises en évidence en gras sont toutes des itérations de la même affirmation centrale. Mais la première est formulée de manière provisoire (« Supposons que nous admettions ») ; la deuxième est énoncée comme s’il s’agissait d’une évidence (« Certes… ») ; et la troisième est présentée comme un « premier pas » majeur pour sortir de l’impasse du problème corps-esprit dans laquelle nous sommes enlisés « depuis le XVIIsiècle ». Cela soulève la question de la contribution possible du dualisme à une meilleure théorie, ce qui est acceptable, puisque le dualisme a déjà été écarté comme une évidence : « Mais de nos jours, écrit Searle, pour autant que je sache, personne ne croit à l’existence de substances spirituelles immortelles, autrement que pour des raisons religieuses. À ma connaissance, il n’existe aucune motivation purement philosophique ou scientifique pour accepter l’existence de substances mentales immortelles » (p. 29).

Publiée par Searle en 1992, la première de ces phrases rejette les travaux de personnalités, telles que David Lund, professeur de philosophie à l’université Bimidji du Minnesota, dont le premier ouvrage, Death and Consciousness: The Case for Life After Death (tr fr Si l’âme ne meurt), était publié en 1985. Lund semble peu intéressé par la religion et défend l’hypothèse de la survie (selon laquelle les êtres humains survivent d’une manière ou d’une autre à la mort physique) sans faire référence au théisme. En cela, il est loin d’être le seul, et ce, déjà en 1992. Il est vrai que ces dualistes séculiers, bien que nombreux, restent largement minoritaires par rapport aux auteurs religieux dont la confiance en l’âme s’inscrit dans une vision largement théiste. Searle rejette les dualistes religieux parce qu’ils sont religieux ; il rejette les dualistes séculiers en déclarant qu’ils n’existent pas. Il existe pourtant bel et bien des « motivations purement philosophiques ou scientifiques pour accepter l’existence de substances mentales immortelles », à savoir le désir d’inclure dans sa vision du monde tout le contenu de l’expérience qu’elle peut accueillir. C’était la motivation explicite de William James et de ses collègues de la Society for Psychical Research il y a un siècle, et cela a motivé tout au long de l’histoire des chercheurs tout aussi fascinés. Non seulement les alternatives au dualisme restent pratiquement incapables de résoudre le problème difficile de la conscience, mais elles doivent également ignorer complètement les vastes domaines de preuves anormales que le dualisme peut facilement expliquer (même si cette explication est loin d’être suffisante), alors que le matérialisme ne peut même pas commencer à le faire.

Plus loin, Searle revient brièvement sur cette question :

La thèse de ce chapitre jusqu’à présent a été que, une fois que l’on comprend que les théories atomiques et évolutionnistes sont au cœur de la vision scientifique contemporaine du monde, la conscience s’impose naturellement comme un trait phénotypique évolué de certains types d’organismes dotés d’un système nerveux très développé. Je ne cherche pas dans ce chapitre à défendre cette vision du monde. En effet, de nombreux penseurs dont j’estime les opinions, notamment Wittgenstein, la considèrent comme répugnante, dégradante et dégoûtante à des degrés divers. Elle leur semble ne laisser aucune place, ou tout au plus une place secondaire, à la religion, à l’art, au mysticisme et aux valeurs « spirituelles » en général. Mais, qu’on le veuille ou non, c’est la vision du monde que nous avons (pp. 90-91).

Les « théories atomiques et évolutionnistes » comptent parmi les réalisations les plus sublimes de notre espèce, mais les connaître un tant soit peu sérieusement, c’est admettre que leur profondeur considérable se limite à certaines zones finies de pouvoir explicatif et d’application pratique, au-delà desquelles elles s’estompent rapidement dans un mystère écrasant. Comme on le constate souvent (mais comme Searle semble l’avoir oublié), les esprits les plus profonds qui participent à la découverte et au développement de ces disciplines théoriques sont précisément ceux qui sont les plus impressionnés par leurs limites face à l’immensité insondable des réalités qu’ils contemplent. La « théorie atomique », en particulier, relève du domaine de l’électrodynamique quantique (Q.E.D.), une jungle métaphysique d’ambiguïtés et de contradictions si exquisément contre-intuitives que son propre pionnier intellectuel a déclaré : « Je pense pouvoir affirmer sans risque que personne ne comprend la mécanique quantique » (Feynman, 1965, p. 129). Quant à la « théorie de l’évolution », on est libre de rejeter par principe les conclusions théistes du dessein intelligent (et ce sont des conclusions, non des prémisses), mais ce geste en soi ne générera pas de solutions aux dilemmes non résolus qui continuent de tourmenter l’explication néo-darwinienne de l’origine de la vie et du développement phylogénétique. Searle poursuit :

Compte tenu de ce que nous savons des détails du monde — par exemple la position des éléments dans le tableau périodique, le nombre de chromosomes dans les cellules de différentes espèces et la nature de la liaison chimique —, cette vision du monde n’est pas une option. Elle n’est pas simplement à prendre ou à laisser parmi beaucoup d’autres visions du monde concurrentes.

Cela suppose que toute alternative au naturalisme doit réfuter ou ignorer tout ce qui a été accompli dans le cadre naturaliste. Les créationnistes ont tendance à faire précisément cette supposition, mais il est surprenant de constater que John Searle semble la faire également. Compte tenu de l’excellente qualité de The Rediscovery of the Mind, je suis étonné que sa conscience du caractère radicalement incomplet de « notre » physique et de notre biologie ne l’ait pas empêché d’écrire ces passages. Non seulement les mystères tenaces de ces disciplines sont mis entre parenthèses comme s’ils étaient négligeables ou d’une certaine manière hors de propos, mais il suppose et affirme sans le moindre argument qu’une connaissance pratique ordinaire des bases de la physique, de la chimie et de la biologie du XXsiècle exclut d’une certaine manière le théisme, la survie humaine après la mort physique et le dualisme :

Notre problème n’est pas que nous n’ayons pas réussi à trouver une preuve convaincante de l’existence de Dieu ou que l’hypothèse d’une vie après la mort reste sérieusement remise en question, mais plutôt que, dans nos réflexions les plus profondes, nous ne pouvons pas prendre ces opinions au sérieux. Lorsque nous rencontrons des personnes qui prétendent croire à de telles choses, nous pouvons envier le réconfort et la sécurité qu’elles prétendent tirer de ces croyances, mais au fond, nous restons convaincus qu’elles n’ont pas entendu la nouvelle ou qu’elles sont sous l’emprise de la foi. Nous restons convaincus qu’elles doivent en quelque sorte séparer leur esprit en deux compartiments séparés pour croire à de telles choses.

Je suggère que ces « compartiments séparés » correspondent approximativement aux deux hémisphères du cerveau, et qu’une personne qui écrit ce genre de choses n’a pas pleinement utilisé le compartiment de droite. Il semble sincèrement naïf à ce sujet, à la différence, par exemple, de Wittgenstein. Je reste convaincu qu’il n’a pas entendu parler de cette nouvelle (à savoir que le naturalisme n’est pas tant erroné que radicalement incomplet), soit il est prisonnier de sa foi (à savoir que le naturalisme est complet, ou seulement trivialement incomplet). Quand je parle de l’incomplétude du naturalisme, je ne veux pas simplement dire que les théories qui le composent sont actuellement inachevées, mais destinées (espérons-le) à être prolongées par les générations futures en une grande synthèse conciliante ; je veux dire que même cette éventuelle théorie du tout, si elle reste une théorie de la nature seule, restera inconsciente à la signification de tout cela.

Bien sûr, la connaissance humaine — spirituelle ou autre — doit rester incomplète, tout comme Socrate comprenait le sens de ce qu’Apollon disait (à savoir que la connaissance humaine seule ne vaut rien, comparée à la connaissance divine). Ce type d’incomplétude me semble inéluctable et nécessaire. Mais le type d’appauvrissement épistémologique qu’exige le naturalisme peut être surmonté par l’afflux du monde de l’expérience de l’hémisphère droit, à mesure qu’il s’intègre à l’état d’esprit familier et rationnel des activités quotidiennes et à son savoir explicite. Le volumineux ouvrage en deux tomes de 1 500 pages d’Iain McGilchrist, The Matter With Things: Our Brains, Our Delusions, and the Unmaking of the World (Perspectiva Press, 2019), est peut-être le meilleur exemple de ce type de complétude, bien conscient de ses propres limites et sagement ouvert à ce qui se trouve au-delà.

Vers la fin de sa recension de l’ouvrage de Searle, Rediscovery of the Mind, Thomas Nagel pose une question pertinente :

Quel est le contenu métaphysique de l’affirmation de Searle selon laquelle les propriétés mentales sont physiques, et de son rejet catégorique du dualisme des propriétés ? Après tout, il affirme que la distinction ontologique entre subjectif et objectif marque « différentes catégories de réalité empirique ». Ajouter que nous sommes « confrontés à un univers qui contient une composante physique irréductiblement subjective en tant que composante de la réalité physique » ne fait qu’exprimer une affirmation essentiellement dualiste dans un langage qui traduit une forte aversion pour le dualisme.

La lecture de cette phrase, écrite par Nagel en 1993, est une expérience piquante et ironique pour les lecteurs du superbe ouvrage qu’il a publié vingt ans plus tard, Mind and Cosmos: Why the Materialist Neo-Darwinian Conception of Nature is Almost Certainly False (L’esprit et le cosmos : pourquoi la conception matérialiste néo-darwinienne de la nature est presque certainement fausse). Pourquoi ? Parce que Mind and Cosmos formule à plusieurs reprises une affirmation essentiellement théiste dans un langage qui exprime une forte aversion pour le théisme, comme ici :

J’avoue avoir moi-même une hypothèse sans fondement, en ce que je ne parviens pas à considérer l’alternative du dessein comme une option réelle. Je manque du sensus divinitatis qui permet — voire oblige — tant de gens à voir dans le monde l’expression d’un dessein divin aussi naturellement qu’ils voient dans un visage souriant l’expression d’un sentiment humain. Ainsi, mes spéculations sur une alternative à la physique en tant que théorie du tout n’invoquent pas un être transcendant, mais tendent vers des complications du caractère immanent de l’ordre naturel (p. 12).

De façon remarquable, Nagel ajoute une note de bas de page qui fait écho à l’expression même de sa critique de Searle deux décennies plus tôt : « Je ne suis pas seulement réfractaire, mais fortement opposé à cette idée » [c’est moi qui souligne]. Une grande partie de la valeur du travail de Nagel, avec son indépendance intellectuelle frappante, réside dans sa combinaison inhabituelle d’athéisme, d’ouverture d’esprit métaphysique et de scepticisme à l’égard du consensus naturaliste. Il n’est le soldat de personne, loin de là. Je ne veux donc pas laisser entendre qu’il est une sorte de protothéiste involontaire ni prétendre le comprendre mieux qu’il ne se comprend lui-même. Tout ce que je veux souligner à propos de son œuvre, c’est sa compatibilité avec le théisme qu’il préfère rejeter, et sa grande utilité pour s’extraire de la prison intellectuelle de « la conception matérialiste néo-darwinienne de la nature ».

Comme le note Nagel au début de Mind and Cosmos, « la conclusion des arguments antiréductionnistes contre le matérialisme ne peut pas demeurer purement négative éternellement » (p. 15). En 1986, il avait provisoirement adopté une position « dualiste » dans The View from Nowhere. Ou plutôt, il avait exprimé quelques mots sympathiques à l’égard de cette position, bien qu’avec beaucoup d’ambivalence. Les voici, amputées de quelques phrases intermédiaires :

On peut formuler ce point de vue en disant que le cerveau possède des propriétés non physiques, mais ce n’est là qu’une étiquette pour désigner cette position, et il faut bien reconnaître que cela n’améliore pas notre compréhension plus que la postulation d’une substance non physique. La question principale, à savoir comment quoi que ce soit dans le monde peut avoir un point de vue subjectif, reste sans réponse (p. 30).

Je ne m’attaquerai pas directement à ce problème non formulé, qui pose autant de difficultés au dualisme ou au physicalisme qu’à la théorie des deux aspects, car eux aussi sont motivés par le désir d’une conception intégrée d’une réalité unique dans laquelle le mental et le physique sont clairement liés l’un à l’autre… La théorie du double aspect… [est] l’idée qu’une chose peut avoir deux ensembles de propriétés essentielles mutuellement irréductibles, mentales et physiques (p. 31).

Il y a quelque chose de profondément suspect dans toute cette entreprise qui consiste à intégrer harmonieusement des points de vue subjectifs dans un monde spatio-temporel de choses et de processus, et toute théorie à double aspect s’engage à atteindre cet objectif et à reproduire cette image, celle des apparences comme partie intégrante de la réalité. Mais je ne saurais dire ce qui pourrait clocher dans cette théorie (p. 31).

L’attrait de la théorie du double aspect réside sans doute dans le fait qu’elle offre une protection contre le dualisme, nous permettant d’inclure la subjectivité parmi les contenus de l’univers sans avoir à postuler l’existence d’une âme. Mais cette forte motivation à éviter le dualisme est une question de culture. Du serment de Sigmund Freud (« Aucune autre force que les forces physiques et chimiques courantes n’est active au sein de l’organisme ») aux positivistes du Cercle de Vienne, en passant par Churchland et Dennett, divers penseurs par ailleurs sophistiqués reculent devant la notion d’âme comme si elle représentait la défaite totale de la quête héroïque de l’humanité pour se libérer des superstitions médiévales. Nagel ne fait pas partie de ceux-là ; son aversion pour le théisme n’altère ni sa pensée ni sa prose.

Références

Feynman, R. (1965) The Character of Physical Law (tr fr la nature des lois physiques une vision claire et actuelle des structures de l’univers). The MIT Press.

Lund, D. H. (1989). Death and Consciousness: The Case for Life After Death. Random House.

McGilchrist, I. (2019). The Matter With Things: Our Brains, Our Delusions, and the Unmaking of the World. Perspectiva Press.

Nagel, T. (1986). The View from Nowhere (tr fr Le Point de vue de nulle part). Oxford University Press.

Nagel, T. (4 mars 1993). The Mind Wins! The New York Review of Books.

Nagel, T. (2012). Mind and Cosmos: Why the Materialist Neo-Darwinian Conception of Nature Is Almost Certainly False (tr fr L’esprit et le cosmos). Oxford University Press.

Searle, J. (1992). The Rediscovery of Mind (tr fr La redécouverte de l’esprit). The MIT Press.

Texte original publié le 19 décembre 2025 : https://www.essentiafoundation.org/a-rational-non-religious-case-for-dualism/reading/