Dr Graham Stew
Une science objective de l’expérience subjective

Traduction libre de https://www.essentiafoundation.org/an-objective-science-of-subjective-experience/reading/ 2022-10-09 L’Occident a tenté de développer sa propre méthodologie pour l’étude objective de nos états intérieurs conscients : la phénoménologie. Bien qu’il s’agisse encore d’un travail en progression, cette méthodologie constitue un antidote aux attitudes positivistes naïves qui ont dominé la science jusqu’à très récemment. Le Dr Stew passe en revue la […]

Traduction libre de https://www.essentiafoundation.org/an-objective-science-of-subjective-experience/reading/

2022-10-09

L’Occident a tenté de développer sa propre méthodologie pour l’étude objective de nos états intérieurs conscients : la phénoménologie. Bien qu’il s’agisse encore d’un travail en progression, cette méthodologie constitue un antidote aux attitudes positivistes naïves qui ont dominé la science jusqu’à très récemment. Le Dr Stew passe en revue la chronologie historique de cette méthodologie et la met en relation avec le matérialisme et l’idéalisme. Ce faisant, il fournit un cadre systématique pour comprendre une grande partie de ce que la Fondation Essentia publie et promeut. Ceci est la première partie d’une série en deux parties.

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En ce moment même, alors que vous lisez ces mots sur cette page, vous êtes vraisemblablement en train de vivre une expérience consciente. Si vous vous arrêtez et vous demandez : « Suis-je conscient maintenant ? », la réponse sera naturellement « Oui ». Mais comment le savez-vous ? Et que signifie être conscient ? Si nous sommes honnêtes, nous ne pouvons même pas commencer à comprendre la conscience. C’est la chose la plus évidente et la plus intime qui soit, mais les philosophes et les scientifiques n’ont pas réussi à produire une explication convaincante, et elle reste un mystère total.

Est-il possible pour l’œil de se voir lui-même, ou de connaître ce qui est connaissant ? La conclusion est que le sujet de la conscience nous échappe toujours, puisqu’il est son propre objet.

Les chercheurs en sciences sociales, et en particulier les phénoménologues, cherchent à comprendre le monde intérieur de nos sentiments, attitudes et sensations, ainsi que les significations que nous attachons à notre expérience. Les recherches qui en résultent finissent par décrire et interpréter (parfois même expliquer) notre expérience subjective et notre comportement, sans tenir compte de l’origine de ces phénomènes. C’est comme si l’on était fasciné par les images sur un écran de télévision, tout en ignorant l’électricité et le système de diffusion qui les produisent.

Cet essai se propose d’explorer la conscience et l’expérience, les aspects fondamentaux de l’être humain. En utilisant la phénoménologie — l’étude du phénoménal [Note de l’éditeur : c’est-à-dire les apparences expérientielles] — comme point de mire, nous aborderons le nouménal, ce qui est la source de toutes les apparences. La science occidentale et la philosophie orientale seront visitées dans notre recherche, et un éventail de théories sera discuté. Ce faisant, je remettrai en question nos conceptions eurocentriques de la conscience, de la prise de conscience et de l’expérience.

La Phénoménologie

La phénoménologie se définit comme l’étude des objets de la conscience, tels qu’ils apparaissent à la conscience individuelle. Du grec phainomenon, qui signifie apparition, les phénomènes sont les sensations, les pensées et les perceptions qui constituent la totalité de notre expérience vécue. La phénoménologie met l’accent sur le monde tel qu’il est vécu par les individus — leur « monde de vie » — et non sur le monde ou la réalité comme quelque chose de distinct de l’expérience subjective. Cette approche de la recherche pose la question « À quoi ressemble cette expérience ? » et tente d’explorer les significations telles qu’elles sont vécues dans la vie quotidienne.

La phénoménologie, en tant que branche de la philosophie, a une longue histoire qui trouve son origine dans les travaux de Platon et sa distinction entre les expériences sensorielles et abstraites. Les thèmes de la phénoménologie ont été explorés par Kant, Schopenhauer, Berkeley et Hume, mais ils ont pris de l’importance à la fin du XIXe siècle grâce aux travaux de Franz Brentano (1973) et de William James (1890). Le monde subjectif intérieur, susceptible d’être exploré par l’introspection, est devenu un centre d’intérêt en réaction contre le matérialisme objectif de la science.

La figure fondatrice de la phénoménologie, Edmund Husserl (1859-1938), a cherché à établir une science tout aussi rigoureuse de l’expérience subjective. L’intention était d’étudier méthodiquement les structures essentielles de la conscience, tout en adoptant l’« attitude phénoménologique », où la compréhension et la connaissance préalables étaient délibérément suspendues ; ce qu’on appelle la « mise entre parenthèses » ou l’épochè. Cette suspension de l’attitude préréflexive « naturelle » avait pour but d’ouvrir l’esprit du chercheur à des possibilités de sens plus larges. Les objets de la conscience peuvent donc être décrits en tant que caractéristiques essentielles et invariables, c’est-à-dire les caractéristiques d’un phénomène sans lesquelles il ne peut être considéré comme tel.

L’accent épistémologique était évident dans le désir de formuler des comptes rendus objectifs de phénomènes subjectifs, par exemple les expériences de solitude ou de devenir parent. L’accent est mis sur la réduction des associations et des significations à une description spécifique et pure de ces expériences, afin d’accroître notre compréhension et d’établir une science de la conscience. En ne niant pas l’existence d’un monde extérieur, on pourrait soutenir que Husserl a, par inadvertance, réinstauré la division sujet-objet qui était alors considérée comme la faille du positivisme logique.

Les phénoménologues ultérieurs, tels que Martin Heidegger (1889-1976), ont développé une approche plus ontologique, avec un intérêt pour l’interprétation du contexte socioculturel et historique de l’expérience. Ils ont accepté les précompréhensions des chercheurs comme une composante nécessaire et inévitable de toute enquête, et ont abandonné toute tentative de « mise entre parenthèses » des hypothèses antérieures. Pour Heidegger, être humain, c’est être un interprète de l’expérience, et toute compréhension est un acte d’interprétation.

Tous les phénoménologues prétendent explorer « l’expérience vécue » et les phénomènes qui apparaissent à la conscience. Cependant, il existe des différences dans l’accent mis sur ce processus, dans la mesure où les chercheurs tenteront soit de décrire, soit d’interpréter l’expérience des individus. Ils peuvent demander : « À quoi ressemble cette expérience ? » ou « À quoi ressemble une personne vivant avec cette expérience/maladie ? ». Il y a un changement clair entre une approche épistémologique (savoir) et une approche ontologique (être) : une distinction subtile, mais significative. Il y a soit une concentration réductrice sur les caractéristiques essentielles d’une expérience, soit une acceptation inclusive des facteurs contextuels ; soit une mise entre parenthèses de la compréhension antérieure, soit une co-construction mutuelle du sens entre le chercheur et le participant.

Cet essai n’est pas concerné par les disputes internes entre phénoménologues, et donc les différences détaillées entre les diverses écoles de pensée ne seront pas, ici, discutées en profondeur. Certains aspects des approches descriptives et interprétatives seront revus ultérieurement, le cas échéant. En résumé, la phénoménologie s’attache à comprendre le sens, l’impact et la signification de l’expérience pour les individus. Elle ne prétend pas à la généralisation et ne cherche pas à générer de la théorie. Au contraire, les phénoménologues soutiennent qu’une compréhension profonde et significative de la façon dont les individus perçoivent leur expérience (par exemple, la douleur) permettra d’apporter des réponses plus sensibles et plus conscientes (par exemple, chez les professionnels de la santé).

La phénoménologie, en tant que méthodologie de recherche, n’est pas bien définie, car les philosophes phénoménologues avaient tendance à ne pas entreprendre de recherches et n’ont pas laissé de modèles ou de « recettes » pour étudier l’expérience consciente. Nous disposons toutefois de quelques conseils d’auteurs récents tels que Giorgi (2009), en tant que phénoménologue descriptif, et Smith et al. (2009), qui utilisent une approche interprétative dans l’analyse phénoménologique. Nous avons également des débats sérieux sur ce qui constitue la phénoménologie (par exemple, Van Manen, 2017), et si l’herméneutique peut être considérée comme ayant un rôle dans la phénoménologie. D’autres phénoménologues, tels que Merleau-Ponty et Gadamer, ont souligné la nature incarnée de l’expérience et l’importance du langage. Les chercheurs doivent donc réfléchir à l’objectif fondamental de leurs enquêtes et adopter une méthodologie cohérente avec ces objectifs.

Ce qui semble manquer dans la plupart des débats actuels, c’est la nature de notre monde subjectif intérieur. Qu’est-ce que la conscience et qu’entendons-nous lorsque nous parlons d’expérience ? Dans les sections suivantes de cet essai, nous prendrons l’axe central de la phénoménologie, à savoir la conscience et l’expérience, et nous explorerons ce que ces concepts peuvent signifier. Aucune réponse définitive ne sera apportée, car ces questions restent un mystère pour les philosophes comme pour les scientifiques. Cependant, quelques remarques générales sur les implications pour les chercheurs d’aujourd’hui, et quelques questions supplémentaires seront discutées.

Qu’est-ce que la conscience ?

Demandez-vous à nouveau : « Suis-je conscient maintenant ? Si la réponse est « oui », de quoi êtes-vous conscient ? Les phénoménologues affirmeront que nous sommes toujours conscients de quelque chose, que ce soit une pensée, une sensation ou une émotion. Tout ce qui devient le centre de notre attention est un objet de conscience, un acte de référence. Cette orientation de l’attention vers un phénomène apparaissant dans la conscience a été appelée « intentionnalité » par Franz Brentano (1838-1917). Ainsi, nous sommes toujours conscients ou conscients de ou à propos de quelque chose, et la phénoménologie de Husserl était basée sur cette intentionnalité de la conscience. Non seulement la conscience est toujours dirigée vers un objet, mais toute expérience consciente existe en tant que noema. Husserl utilisait ce terme pour représenter l’objet ou le contenu d’une pensée, d’un jugement ou d’une perception, mais les chercheurs ne sont toujours pas certains de sa signification précise dans son œuvre. La noesis est l’appréhension ou le raisonnement intellectuel qui perçoit l’objet de la conscience (le noema).

Husserl (1980) a également décrit la conscience fondatrice pure comme une subjectivité transcendantale qui est atteinte par la réduction phénoménologique connue sous le nom d’époché. Comme décrit précédemment, il s’agit de l’identification et de la suspension délibérée de l’attitude dite préréflexive ou « naturelle ». Cette attitude consiste en notre compréhension préalable, nos hypothèses et toutes les connaissances théoriques liées à l’objet en question. Grâce à cette « mise entre parenthèses » des structures antérieures de la compréhension, Husserl a soutenu que les structures pures et essentielles d’une expérience peuvent être révélées et décrites. En ce sens, on peut le considérer comme un idéaliste, affirmant que l’expérience subjective est le fondement de l’existence absolue et qu’un monde extérieur apparent ne consiste qu’en une conscience (Puligandla, 1970).

Mais revenons à notre question centrale : qu’est-ce que cela signifie d’être conscient ? Nous percevons un monde « matériel » inconscient et nous nous demandons d’où vient la conscience. Dans ce chapitre, j’utilise le terme « conscience » pour désigner tous les événements sensoriels et mentaux de la conscience. Il s’agit des sensations de couleurs, de formes, de sons, de goûts, d’odeurs et de toucher, ainsi que de toutes les pensées, sentiments, souvenirs et images mentales. Je fais donc référence au phénomène de la conscience, plutôt qu’aux processus neurologiques qui rendent possibles ces expériences subjectives.

En ce moment, je suis conscient d’une symphonie de Mozart. Je sais que des ondes sonores atteignent mes oreilles et sont converties en potentiels d’action, qui voyagent le long des nerfs cochléaires jusqu’à mon cortex auditif. Que se passe-t-il pour transformer ces activités électriques et chimiques en l’expérience subjective d’une belle musique ? Comment quelques kilos de tissu gris et humide peuvent-ils créer l’odeur du café, le goût d’une pêche, et même des images d’objets inexistants, comme des centaures ou des licornes ? Pourquoi plusieurs milliards de neurones en interaction donneraient-ils naissance à un sentiment subjectif de présence, du simple fait d’être là ?

C’est le « problème difficile » défini par David Chalmers : « Le problème difficile est la question de savoir comment les processus physiques dans le cerveau donnent lieu à une expérience subjective » (Chalmers : 1995b : 63).

Les problèmes « faciles » de la conscience ont été abordés au cours du siècle dernier et comprennent la cognition, l’attention, le sommeil, le comportement et la mémoire. Les IRM fonctionnelles nous ont beaucoup appris sur l’activité neuronale du cerveau, mais le « fossé explicatif » entre le cerveau matériel objectif et le monde subjectif de l’expérience reste infranchissable. Certains neuroscientifiques insistent sur le fait que lorsque tous les problèmes faciles auront été résolus, le problème difficile disparaîtra. D’autres ne sont pas aussi optimistes, suggérant qu’il n’y a aucun moyen pour la science d’expliquer la conscience, car la conscience est ce qui connaît la science (Wallace, 2000). Examinons quelques-unes des théories qui ont été proposées pour expliquer le mystère de la conscience ou, comme le dit Alan Watts (2017), pour « se taper (eff) » l’ineffable.

Théories philosophiques et psychologiques de la conscience

Les premiers récits enregistrés de la conscience humaine se trouvent dans les Upanishads indiennes et d’autres écritures védiques, remontant au 6e siècle avant Jésus-Christ et précédant les philosophes grecs qui ont jeté les bases de la philosophie occidentale. J’aborderai plus tard le point de vue non-duel de l’Advaita Vedanta, mais en gros, la conscience y est considérée comme la source de toute expérience, et toute expérience apparaît dans la conscience. L’existence et la conscience de l’existence sont inséparables. La conscience non duelle contient le sujet et l’objet, et il n’existe pas d’objets physiques externes.

Les philosophies indienne et bouddhiste considèrent que la conscience autolumineuse se révèle à elle-même. Il n’y a pas de soi ou d’ego séparé de la conscience, mais l’histoire du soi est construite par l’interprétation conditionnée de l’expérience. Le bouddhisme nie ainsi l’existence d’un moi persistant, qui est simplement considéré comme une série de perceptions transitoires donnant l’illusion de la continuité.

Un philosophe contemporain et chercheur sur la conscience, K. Ramakrishna Rao (2011 : 335), affirme :

Dans la tradition indienne, la conscience est plus qu’une expérience de prise de conscience (awareness). C’est un principe fondamental qui sous-tend toute connaissance et tout être… La structure cognitive ne génère pas la conscience ; elle la reflète simplement et, ce faisant, la limite et l’embellit. Dans un sens fondamental, la conscience est la source de notre prise de conscience. En d’autres termes, la conscience n’est pas seulement la conscience telle qu’elle se manifeste sous différentes formes, mais elle est aussi ce qui rend la conscience possible… C’est la lumière qui illumine les choses sur lesquelles elle brille.

Matérialisme et idéalisme

Nous en arrivons maintenant aux débats entre matérialistes et idéalistes, et entre dualistes et monistes. Les arguments sont complexes et se cachent souvent derrière des concepts obscurs et difficiles, je vais donc essayer de rester simple.

Les monistes soutiennent qu’il n’y a qu’une seule sorte de chose dans l’univers, tandis que les dualistes affirment qu’il y a deux sortes de choses. La théorie dualiste la plus connue est peut-être celle de René Descartes (1596-1650), qui a théorisé qu’il existe deux domaines d’existence, le physique et l’esprit ou l’âme non physique (dualisme cartésien). Il a proposé que le cerveau et l’esprit soient constitués de substances différentes ; que le cerveau et le corps sont physiques et constitués de matière, tandis que l’esprit et toute activité mentale sont non physiques ! Le problème de cette proposition est évident : comment les deux interagissent-ils ? Descartes a suggéré qu’ils se rencontraient au niveau de la glande pinéale, située au centre du cerveau, mais n’a fourni aucune explication sur la manière dont le monde physique communique avec le monde mental. Comme le souligne Susan Blackmore (2005 : 4) :

Ce problème d’interaction entrave toute tentative de construction d’une théorie dualiste, ce qui explique probablement pourquoi la plupart des philosophes et des scientifiques rejettent complètement toute forme de dualisme en faveur d’une sorte de monisme ; mais les options sont peu nombreuses et également problématiques.

Les théoriciens monistes soutiennent que soit le monde mental est fondamental (idéalisme), soit que toutes les choses sont constituées de matière (matérialisme). Un siècle après Descartes, le philosophe George Berkeley (1685-1753) a affirmé que toute expérience du monde découle d’une perception mentale. Samuel Johnson a rejeté cette théorie en donnant un coup de pied dans une grosse pierre et en déclarant : « Je la réfute ainsi ! ». Cette action ne faisait que rejeter l’argument de Berkeley, sans prouver que l’existence de la pierre était indépendante de sa perception.

L’idéalisme et le monisme ont une longue histoire, la pensée indienne et bouddhiste embrassant cette perspective. Ici, le monde et tous les objets sont considérés comme les produits de la conscience et de l’activité mentale, et l’idée d’un monde extérieur et indépendant est rejetée. La conscience est la réalité première, le monde physique étant en définitive illusoire (Watts, 1976 ; Loy, 1988 ; Waite, 2007 ; Timalsina, 2009).

Le matérialisme est une position moniste et soutient que la réalité primaire est physique, l’esprit étant les propriétés physiques et fonctionnelles du cerveau, et ayant une explication scientifique. La conscience a une base physique et est un épiphénomène dans la mesure où elle dérive de l’activité cérébrale. Un monde objectif existe indépendamment de l’observateur. Ce matérialisme réducteur reste le paradigme dominant de la communauté scientifique mondiale et de la recherche positiviste en général. Les neuroscientifiques cherchent les corrélats neuronaux de la conscience et pensent qu’ils finiront par identifier la source physique de l’expérience mentale. L’anomalie frustrante pour le paradigme actuel est la conscience elle-même ; elle ne peut être mise en doute et pourtant elle ne peut être expliquée.

Notre expérience quotidienne suggère que quelque part dans notre tête se trouve une petite personne qui observe le monde extérieur, prend des décisions et contrôle nos actions. Ce « moi » est assis dans ce que Daniel Dennett (1991) a appelé un « théâtre cartésien », et c’est là que nous faisons l’expérience des sensations, des pensées et des sentiments ; tout le « spectacle » de la vie comme un flux de conscience. Dennett rejette cette notion, car le cerveau ne fonctionne tout simplement pas de cette façon. Les informations sont reçues par différents centres et sont distribuées à des fins précises à de nombreuses zones du cortex cérébral. Il n’existe pas, à ce jour, d’endroit ou de processus connus dans le cerveau qui pourrait être responsable de la production d’une expérience consciente. Il n’y a aucun moyen de rassembler toutes les données sensorielles en un seul « siège de la conscience », et il n’y a pas de petite personne pour faire l’expérience et agir sur le déroulement des événements. Peut-être le théâtre n’a-t-il pas de public, et sommes-nous des participants plutôt que des spectateurs ?

L’outil que nous utilisons pour aborder ces questions est l’esprit humain. Un défi majeur est que nous ne pouvons pas être certains que quelque chose existe en dehors de l’esprit, car l’esprit est le principal agent d’exploration de cette question. Il existe apparemment un mot allemand qui résume bien ce problème : unhintergehbarkeit. La traduction anglaise la plus proche est quelque chose comme : « ungetbehindability ». Nous sommes coincés avec nos esprits — qui apparaissent dans la conscience — et il semble qu’il n’y ait aucun moyen de les dépasser ; jusqu’à ce qu’ils se taisent et alors… peut-être ?

Le développement de la psychologie

William James (1842-1910), le père de la psychologie moderne, préconisait l’introspection pour étudier le courant de conscience, le flux continu de sensations, d’images, de pensées et de sentiments que nous éprouvons. Son approche était principalement moniste en ce sens qu’il rejetait les concepts dualistes et plaçait la conscience au cœur de sa psychologie, considérée comme la science de la vie mentale. L’introspection avait été initialement développée par Wilhelm Wundt (1897) et Edward Titchener (1901), qui souhaitaient faire des observations systématiques et fiables des expériences intérieures telles que l’attention et les sensations.

Cet intérêt pour la vie intérieure a été développé par Sigmund Freud (1915) avec ses théories de l’inconscient et de la psychanalyse. Ailleurs en Europe, les concepts émergents de l’existentialisme et de la phénoménologie étaient considérés comme importants. Comme nous l’avons vu, les travaux fondamentaux de Husserl (1970) sur la phénoménologie visaient à « revenir aux choses elles-mêmes » et à développer une approche systématique de l’étude de l’expérience consciente. Cet intérêt pour l’établissement d’une science transcendantale de la conscience est remis en question par sa subjectivité même : comment décider entre des revendications contradictoires concernant l’expérience privée ?

Ces problèmes ont conduit à ce que l’étude de l’introspection soit supplantée par un mouvement de la psychologie qui a dominé la majeure partie du vingtième siècle : le behaviorisme. Les béhavioristes tels que John B. Watson (1924) et B. F. Skinner (1953) ont rejeté l’introspection et la conscience comme non pertinentes pour la science objective et mesurable de la psychologie, dont le but était la prédiction et le contrôle du comportement humain. Le paradigme dominant du matérialisme scientifique a considéré la subjectivité comme une sorte de tabou (Wallace, 2000), et ce point de vue a restreint l’enquête systématique sur la nature et le potentiel de la conscience.

La domination du behaviorisme s’est poursuivie jusque dans les années 1980. Les états et attitudes mentaux, la résolution de problèmes et le traitement cognitif ont tous été étudiés, mais aucune véritable introspection de la vie intérieure (comme le préconisait James) n’a été sérieusement entreprise. Le métaparadigme actuel de la science occidentale affirme toujours que le monde réel est le monde matériel et que l’espace, le temps et l’énergie sont principalement des sous-produits de la matière insensible.

Cette hypothèse admise du matérialisme, ainsi que d’autres théories, ont été explorées et remises en question dans les années 1980 et 1990 par un large éventail d’auteurs qui ont fait renaître la science de la conscience (Baars, 1988 ; Dennett, 1991 ; Penrose, 1995 ; Crick, 1994 ; Lycan, 1996 ; Chalmers, 1996). Le nouvel intérêt pour la nature de la conscience a également entraîné une prolifération de recherches publiées et de revues connexes (par exemple The Journal of Consciousness Studies, Consciousness and Cognition, Psyche), ainsi que la création de sociétés professionnelles et de conférences, par exemple l’Association for the Scientific Study of Consciousness (ASSC).

Et pourtant : « La conscience humaine est à peu près le dernier mystère qui subsiste » (Dennett, 1991 : 21). Des siècles de recherche philosophique et scientifique n’ont produit aucun moyen permettant de détecter la conscience, et nous ne savons pas ce qu’il faut mesurer exactement. Comme le souligne Wallace (2000), il n’existe actuellement aucune preuve scientifique de l’existence même de la conscience. Nous ne disposons que de nos propres récits à la première personne sur ce que signifie être conscient.

Nous comprenons beaucoup de choses sur la perception, l’attention visuelle, les réactions aux stimuli et diverses fonctions cognitives et comportementales. Mais pourquoi s’accompagnent-elles d’une expérience subjective ? Pourquoi tous ces processus physiques devraient-ils produire ce sentiment de présence, ce bourdonnement de fond de l’être, cette vie intérieure ?

Il n’y a peut-être pas de question plus importante, mais les philosophes et les scientifiques occidentaux n’ont pas la moindre idée de ce à quoi ressemblerait une réponse. Malgré tous ses succès dans l’explication du fonctionnement de l’univers et l’amélioration de la vie humaine, la science n’a manifestement pas réussi à fournir une explication convaincante de la chose même qui l’a conçue : la conscience elle-même. Comme l’a dit le célèbre astrophysicien Sir Arthur Eddington (1928) : « Quelque chose d’inconnu fait que nous ne savons pas quoi ! »

Cet essai a été initialement publié dans Critical Qualitative Health Research (2020), édité par Kay Aranda. Londres : Routledge. Chapitre 7.

Le Dr Graham Stew a pris sa retraite en tant que maître de conférences en sciences de la santé à l’université de Brighton en 2020. Il a travaillé dans l’enseignement supérieur pendant trente ans, et a une expérience en santé mentale et en soins infirmiers généraux. Ses recherches ont porté sur l’éducation interprofessionnelle, la gestion du changement, la pratique réflexive et l’enseignement de la pleine conscience. Il supervise actuellement des doctorants et enseigne les méthodologies de recherche aux étudiants de troisième cycle. Graham s’intéresse personnellement aux traditions et à la philosophie non duelles, et a publié quatre livres sur le sujet. Sa principale expertise de recherche se situe dans le domaine de la phénoménologie, de l’herméneutique, de l’analyse phénoménologique interprétative et de la philosophie de la recherche qualitative.

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