Le titre est de 3e Millénaire
Question. — N’avez-vous pas l’impression d’aller à contre-courant de la pensée contemporaine ? Est-elle encore actuelle, cette philosophie chrétienne dont vous êtes l’un des serviteurs les plus inlassables ?
Réponse. — Je vais en effet consciemment et délibérément à contre-courant des tendances dominantes et majoritaires de la pensée philosophique contemporaine. D’abord parce que je pense que l’analyse philosophique doit avoir une base scientifique, expérimentale. L’analyse philosophique doit partir de la réalité objective, expérimentale, que les sciences ont explorée. L’analyse philosophique doit traiter les problèmes qui s’imposent à l’intelligence humaine à partir de la réalité objective — l’Univers, la nature, l’homme —, ces problèmes que les sciences expérimentales, en tant que telles, ne sont pas en mesure de traiter, par exemple le problème de l’origine radicale, ou celui de la finalité ultime de l’évolution cosmique, physique et biologique.
Je suis donc à contre-courant à cause de ce point de départ que j’assigne à l’analyse philosophique, mais aussi parce que je pense que l’analyse philosophique est possible. L’intelligence humaine, si elle s’y prend bien, peut répondre aux questions qu’elle se pose. La grande majorité de mes collègues en philosophie pense que la philosophie est morte et enterrée. Il ne reste plus que l’histoire passée de la philosophie d’autrefois. Tout le monde, ou presque, désespère de l’analyse philosophique, c’est-à-dire de la capacité de la raison humaine de répondre aux questions qui s’imposent à elle. L’influence du kantisme, du positivisme, du néopositivisme, reste à cet égard dominante. Pour ma part, je professe un rationalisme intégral, c’est-à-dire que l’intelligence humaine est capable d’aller finalement jusqu’au bout de ses propres désirs, jusques et y compris l’ordre de l’analyse métaphysique.
Il faut distinguer soigneusement deux choses : la mode, c’est-à-dire ce qui domine à un moment donné dans l’opinion comme dans les goûts ; — et l’actualité réelle, c’est-à-dire ce qui a un avenir. Le rationalisme expérimental, l’analyse métaphysique à base expérimentale, telle que la pratiquaient Aristote ou, vingt-cinq siècles plus tard, le grand Bergson, n’est certes pas à la mode, elle n’est pas majoritaire aujourd’hui. Mais c’est cette méthode qui est la bonne et c’est elle qui possède l’avenir. Il suffit, pour s’en assurer, de constater les mutations profondes qui s’effectuent, en ce moment même, chez de nombreux savants, du point de vue philosophique. Travaillant sur le donné cosmologique, physique, biologique, neurophysiologique, ils sont en train d’élaborer un ensemble d’analyses philosophiques qui n’ont certes rien de commun avec ce qui s’enseigne présentement dans les Universités, en France du moins, à savoir les commentaires perpétuels de Kant, de Marx, de Nietzsche, de Freud et de Heidegger.
Question. — La philosophie médiévale tient une place très importante dans votre enseignement. Quel intérêt trouvez-vous à étudier et à enseigner la philosophie médiévale ? Quel intérêt peut-elle présenter pour nos contemporains ? Les maîtres de la philosophie médiévale sont- ils des maîtres du passé seulement, ou bien aussi du présent et de l’avenir ?
Réponse. — Le cas de la philosophie médiévale est caractéristique de la situation de l’enseignement de la philosophie en France. Je suis l’un des rares à l’enseigner encore dans une université française. Le plus souvent, on saute à pieds joints, avec les étudiants et les élèves, de Platon à Descartes : vingt siècles ! Les maîtres de la philosophie médiévale, Albert le Grand, Bonaventure, Thomas d’Aquin, Jean Duns Scot, étaient des hommes qui savaient raisonner. Ils avaient une très forte formation logique. Ils avaient le sens de l’honneur en ce qui concerne la pensée logique, et ils se seraient sentis déshonorés s’ils avaient avancé une thèse, une assertion, sans l’avoir fondée en raison et par l’analyse logique. De plus, ils avaient adopté en philosophie la méthode aristotélicienne, à savoir la méthode expérimentale en philosophie : l’analyse rationnelle doit partir de la réalité objective, expérimentale. C’est en ce sens et pour cette raison qu’ils sont modernes, plus modernes que nos contemporains, car ils devancent les exigences de la pensée moderne de plus en plus formée par les sciences expérimentales. La méthode de l’analyse philosophique, telle que la comprennent les maîtres de la pensée médiévale, c’est celle qui nous convient le mieux aujourd’hui et qui nous conviendra seule demain.
De plus, comme chacun sait, ces maîtres étaient non seulement des métaphysiciens, mais aussi et surtout des théologiens. A cet égard encore ils sont en avance, ils sont en avant de nous, et ils nous attendent au XXIe siècle. La raison en est simple. La pensée humaine est de plus en plus formée par les sciences expérimentales et elle apprend ainsi à raisonner de mieux en mieux, à se libérer de plus en plus des modes de pensée mythologique. Pour que le christianisme franchisse la barre du XXIe siècle, il faut qu’il soit présenté aux hommes et aux femmes d’aujourd’hui et de demain comme une doctrine intelligible, comme une science, ce qu’il est, car il est une science de la création en train de se faire, une science de la création de l’homme nouveau que l’humanité doit s’incorporer afin de réaliser ce à quoi elle est destinée. De plus, le christianisme, pour passer la barre du XXIe siècle, doit être en mesure de laisser visiter ses fondements, ses bases, autrement dit de se laisser vérifier. La pensée moderne, la pensée de demain, n’acceptera pas une doctrine dont les fondements ne se laissent pas vérifier.
Or, c’est justement cela qu’ont fait les grands maîtres de la pensée médiévale. Ils ont proposé, ils ont enseigné la doctrine chrétienne comme une science, une science bien faite, qui a un fondement solide, qui est bâtie sur le roc, et qui est bien construite. Les bases de la théologie chrétienne sont vérifiables par la raison humaine qui peut ainsi s’assurer de leur consistance et de leur solidité. Le christianisme doit s’enseigner, comme une science qu’il est, une science de la vie.
On le voit par cet exemple : c’est tout juste le contraire de ce qui se dit, de ce qui s’écrit, de ce qui se répète aujourd’hui dans la presse, dans les livres, sur les ondes. La tendance dominante, aujourd’hui, du côté chrétien, c’est l’irrationalisme, l’anti-intellectualisme, la destruction de la pensée rationnelle, le mépris de la métaphysique et de la théologie. Telle est la mode, telle est la majorité. Mais, — qui ne le voit —, les exigences de la pensée humaine moderne, formée de plus en plus par les sciences expérimentales, vont exactement à contre-courant, en sens inverse : la pensée humaine d’aujourd’hui et de demain a de plus en plus besoin d’une doctrine chrétienne intelligible, pensée et pensable, fondée solidement, saine épistémologiquement. Or c’est justement ce qu’ont entrepris les grands maîtres de la philosophie médiévale. C’est pourquoi, même s’ils ne sont pas lus aujourd’hui, même s’ils sont peu étudiés et peu enseignés, ce sont eux qui représentent l’avenir car leur méthode est la bonne, en théologie comme en métaphysique. L’irrationalisme contemporain est condamné irrémédiablement et périmé avant d’être sorti de l’œuf. Il est mort-né. Il est inviable. Il est incohérent et impossible.
Question. — Vous nous dites que l’analyse philosophique doit avoir une base expérimentale. Je voudrais rapprocher cette position d’un problème concret, qui est celui de la liberté. Il y a quelque temps, nous avons rencontré le professeur Laborit. Pour lui, l’homme n’est pas libre ; il est entièrement conditionné par ses déterminismes. Pour affirmer cela, il s’appuie comme beaucoup de savants sur ses observations scientifiques. J’ai été impressionné par les conclusions d’un homme qui a l’avantage de savoir. Puis-je vous demander quelle est votre attitude en face de ce courant qui tend de plus en plus à réduire l’homme à un déterminisme animal ou végétal ?
Réponse. — Le problème de la liberté constitue un exemple typique de ce que je vous disais tout à l’heure. Tous les problèmes philosophiques doivent être repris, à la base, et repensés, sur la base des données expérimentales nouvelles qui ont été découvertes. La plupart des philosophes, en France du moins, se désintéressent de ces données expérimentales qui sont découvertes : ils ne peuvent donc pas traiter les nouveaux problèmes qui s’imposent à nous. Les scientifiques qui n’ont pas la pratique de l’analyse philosophique risquent, comme l’avait montré Bergson en son temps, de retomber purement et simplement dans l’ornière des analyses philosophiques anciennes, antérieures aux découvertes nouvelles : c’est précisément ce que font des savants comme Laborit et Monod.
Prenons donc l’exemple de la liberté. Les découvertes de la génétique, de la neurophysiologie, de la psychologie animale, ont montré que dans le vieux cerveau de l’homme, dans son paléo cortex, sont inscrites des programmations, transmises génétiquement, qui ont été formées bien avant l’apparition de l’homme, il y a plusieurs centaines de millions d’années. Autrement dit, le premier inconscient de l’homme, l’inconscient originel, est un inconscient phylogénétique, qu’il a hérité de l’histoire naturelle des espèces antérieures. Il existe un vieux fond animal en l’homme : c’est l’ensemble de ces programmations qui portent sur la défense du territoire, la cueillette, la procréation, la vie en communauté, etc.
Ce sont là certainement des déterminismes, au sens où Claude Bernard entendait ce terme, c’est-à-dire des causalités qui pèsent sur l’homme et sur son comportement. Lorsque l’homme se met à adorer un chef militaire ou politique prestigieux, par exemple Napoléon ou Mussolini, ou Hitler ou un autre, il ne se doute pas qu’il obéit à de très anciennes programmations que l’on retrouve dans des sociétés animales très archaïques. Le système des castes, des clans, les divers rituels de soumission et de domination, tout cela est programmé depuis plusieurs millions d’années. Les comportements politiques tout particulièrement obéissent à de très vieilles programmations, et les apprentis dictateurs savent très bien, intuitivement, quelles sont les cordes qu’il faut faire jouer pour posséder les foules et pour les dominer. Ce sont ces techniques de possession qu’Hitler utilisait savamment. Les comportements agressifs sont programmés, et rien n’est plus efficace, pour prendre possession d’un peuple, que de faire jouer ces très antiques pulsions agressives, par exemple contre une minorité.
Le problème est donc posé : comment la liberté humaine est-elle possible, s’il est vrai que l’homme est ainsi programmé et si ces programmations sont inscrites dans son paléo cortex et transmises génétiquement ? C’est le problème qu’il nous incombe de traiter aujourd’hui, en tenant compte de ces données nouvelles fournies par la génétique, la neurophysiologie, la psychologie animale, etc. Mais répondre, comme le fait Laborit, — qui est d’ailleurs quelqu’un d’éminent —, qu’à cause de ces programmations l’homme n’est pas libre, c’est abandonner le problème, renoncer à l’analyser et reprendre une très vieille philosophie, antérieure à ces découvertes, le bon vieux déterminisme du XIXe siècle. En réalité, dès lors que l’humanité va prendre conscience de ces déterminismes qu’elle a hérités d’espèces animales antérieures, elle va pouvoir aussi les maîtriser et les dominer. La liberté humaine reprend sa place et sa fonction dans l’acte par lequel nous prenons conscience de ces très antiques programmations, par lequel aussi nous les maîtrisons. La liberté, comme le dit mon illustre ami le docteur Paul Chauchard, c’est la maîtrise du comportement. Notons ici à ce propos que le fondateur du christianisme a proposé un certain nombre de nouvelles programmations qui s’opposent aux anciennes. Les vieilles programmations de la vieille humanité portaient sur la défense du territoire : le fondateur du christianisme n’avait aucun territoire, il n’avait pas une pierre où reposer sa tête. Les vieilles programmations portaient sur la propriété, l’avoir, l’accumulation des richesses : il a enseigné une nouvelle programmation, renoncer librement à toute propriété et choisir librement la pauvreté intégrale. Les vieilles programmations enseignaient à répondre à l’agression par l’agression. Il a enseigné, lui, à ne pas répondre à l’agression par l’agression, mais à répondre à l’agression par la Création, car Dieu est créateur d’être, et ceux qui désirent devenir enfants de Dieu ne peuvent être que créateurs d’être, ou cocréateurs, avec Dieu l’unique créateur, et jamais destructeurs. Et c’est pourquoi pendant des générations les premiers chrétiens refusaient absolument de tuer. On voit par cet exemple que le christianisme est la science de la liberté. Si l’on s’en tient, comme Henri Laborit, au fait qu’il existe de très vieilles programmations inscrites dans notre paléo cortex, on peut nier la liberté humaine. Mais si l’on découvre que l’homme peut prendre conscience de ces très vieilles programmations et en choisir librement des nouvelles — c’est cela la mutation évangélique —, alors on aperçoit où se situe la possibilité de la liberté humaine. L’anthropologie d’Henri Laborit est trop courte. Ses bases sont trop étroites. Laborit ignore qu’il n’y a pas que le neurophysiologique dans l’homme et que l’anthropogenèse n’est pas achevée. Laborit fait et pense comme si l’homme avait été achevé lorsqu’il est apparu il y a quelques centaines de milliers d’années. Il semble ignorer que la genèse de l’Homme se continue. Le christianisme est précisément ce par quoi l’Homme est en train de naître et Laborit, qui a pourtant réfléchi à la théorie de l’information, a oublié, dans son analyse, cette nouvelle Information, communiquée par Dieu lui même.
Question. — Quelle est à votre avis la situation de la pensée chrétienne aujourd’hui ?
Réponse. — Comme je vous le disais tout à l’heure, ce qui me paraît très grave dans l’état de la pensée chrétienne aujourd’hui, c’est l’irrationalisme, plus ou moins frénétique, plus ou moins hystérique, le refus de la pensée rationnelle, le refus de l’analyse métaphysique, le mépris infantile pour la théologie, le retour à un vague sentimentalisme, la régression à l’infractionnelle, l’anti-intellectualisme, qui est un héritage typique de la Crise moderniste. Ce dont l’humanité a besoin, c’est un christianisme pensé et pensable, dont les richesses intelligibles soient dégagées et présentées. Il faut faire l’unité entre ce que nous enseignent les sciences de l’Univers, de la nature et de l’homme, et ce que nous enseigne la Révélation. Il faut réaliser que la Révélation, en fait c’est la création continuée, c’est ce par quoi la création, en l’homme, peut se continuer et s’achever. Il faut découvrir et faire découvrir à nos contemporains quelle est la fonction du Christ dans l’histoire de la Création et qu’en réalité la Création ne peut s’achever que par lui.
Question. — Quelle est à votre avis l’importance de l’œuvre du Père Teilhard de Chardin ? Présente-t-elle encore un intérêt actuel ?
Réponse. — L’œuvre du Père Teilhard, après avoir connu un très grand succès, est maintenant reléguée dans l’ombre. Mais ni le succès et la mode, ni l’ombre et l’oubli ne constituent des critères d’importance. L’importance de l’œuvre du Père Teilhard, c’est qu’il a vu, dès le début de ce siècle, où se trouve le problème fondamental du christianisme pour la durée qui vient : comment concilier, comment intégrer dans une unique vision du monde, ce que nous enseignent les sciences de l’Univers et ce que nous enseigne la Révélation ? Quelle est la place du Christ dans la Création ? Le Père Teilhard a très bien vu que c’est là le problème de fond. A quelles conditions le christianisme peut-il présenter un intérêt pour des hommes formés aux sciences de l’Univers et de la nature ? A la condition qu’ils aperçoivent quelle est la fonction du christianisme dans cette histoire de la création inachevée de l’homme en train de se former. Il faut montrer, de nouveau, que le christianisme est la science de la Création en train de se faire, la science de la Création qui n’aura pas de fin. Teilhard a très bien vu que le plus important, bien évidemment, c’est la christologie, la place et la fonction du Christ dans l’Univers ou plutôt dans la Cosmogenèse. En cela Teilhard reprenait la tradition des docteurs grecs et des docteurs du Moyen Age, tels que Jean Duns Scot. Le Christ est celui par qui seul la Création peut s’achever, il est la finalité ultime de la Création, puisqu’il réalise en lui ce qui est visé depuis le commencement : l’union de l’homme créé et de Dieu incréé.
Question. — Vous donnez cette année à la Sorbonne un cours public consacré à la Crise moderniste. Quel est donc l’intérêt actuel de ce sujet qui pourrait, à première vue, paraître périmé ?
Réponse. — L’Église a connu, au début de ce siècle, une crise redoutable que les historiens ont appelée la Crise moderniste. En fait, ce fut une crise de croissance provoquée par la rencontre inévitable entre le christianisme, d’une part, et les sciences de la nature, les sciences de l’histoire, les sciences de l’homme, les philosophies modernes. Par exemple, lorsqu’on a découvert au XIXe siècle le fait de l’évolution biologique, il a fallu intégrer ce fait dans l’organisme de la pensée chrétienne, ce qui n’a pas été sans mal. Certains ne parvenaient pas à concevoir comment concilier les deux notions, l’une scientifique d’évolution, et l’autre métaphysique de création. Certains, dans les milieux chrétiens, n’y parviennent toujours pas aujourd’hui même. C’est pourtant extrêmement simple : l’évolution cosmique, physique et biologique, la cosmogenèse, la biogenèse et l’anthropogenèse, c’est la Création en train de se faire, depuis des milliards d’années, et inachevée, car elle se continue dans l’homme. L’anthropogenèse n’est pas achevée. La difficulté provenait pour nos grands-parents de ce qu’ils avaient de la Création une représentation quasi instantanée : une Création d’un seul coup ou en une semaine. Nous, nous savons que la Création s’effectue progressivement, par étapes, par paliers, et qu’elle n’a pas été instantanée. Il n’y a donc aucun conflit, il n’y a aucune opposition entre Création et évolution. Simplement il faut reconnaître que la Création s’effectue d’une manière progressive, évolutive, et non d’un seul coup. La théorie de l’évolution ne se substitue pas à la doctrine métaphysique de la création. La théorie de l’évolution n’est pas un principe d’explication : l’évolution de l’Univers, de la matière et de la vie, c’est ce qu’il s’agit d’expliquer.
Le second champ de bataille de la grande crise doctrinale que l’on a appelée la Crise moderniste, ce fut la Critique biblique. Là encore, ce sont des faux problèmes qui ont suscité des difficultés apparemment insolubles. La Critique biblique, qu’est-ce que c’est ? C’est tout simplement l’analyse scientifique des Livres de l’Ancienne Alliance (que les chrétiens appellent Ancien Testament) et de la Nouvelle Alliance. Qu’a découvert la Critique biblique ? Elle a découvert, en plus d’un siècle de travail acharné, que la Révélation s’est effectuée progressivement, par transformation progressive des mentalités dans une portion germinale de l’humanité qui est le Peuple hébreu. On était habitué à une conception fixiste de la Révélation : Moïse donnant d’un seul coup la Torah sur le mont Sinaï. Il faut se rendre à l’évidence : la Révélation, tout comme la Création, s’effectue progressivement, et il ne peut pas en être autrement.
Un autre champ de bataille a été constitué par la rencontre entre la théologie chrétienne et les philosophies modernes, principalement les philosophies allemandes, celles de Hegel et de Kant. Ce qui a ravagé la pensée chrétienne au début de ce siècle, c’est, déjà, la tendance anti-intellectualiste et antirationnelle qui aujourd’hui s’est encore aggravée. Ce que les théologiens reprochaient amèrement à des philosophes comme Bergson, comme Maurice Blondel, comme le Père Laberthonnière, comme Édouard Le Roy, c’était de ne pas être suffisamment rationalistes, de ne pas avoir une théorie de la raison, une théorie de la connaissance, suffisamment forte pour maintenir et préserver ce que l’Église a toujours pensé et ce qu’elle a défini au premier Concile du Vatican, en 1870, à savoir que, par exemple, l’existence de Dieu n’est pas une question de foi ou de croyance, comme tout le monde le répète aujourd’hui, — mais une question de connaissance, et de connaissance rationnelle, certaine.
L’Église pense, et elle a toujours pensé, que l’existence de Dieu peut être connue d’une manière certaine, par l’analyse rationnelle, et donc l’analyse métaphysique, à partir de la réalité objective, à savoir le monde, l’Univers, et tout ce qu’il contient.
Que diraient-ils aujourd’hui, ces théologiens, s’ils voyaient l’état présent de la pensée chrétienne, si l’on peut encore parler de pensée…
Aujourd’hui on parle à tort et à travers de modernisme, et le terme est devenu une injure que l’on se lance à la figure. Si l’on cherche objectivement, scientifiquement, ce qu’il peut y avoir de « moderniste » aujourd’hui dans l’Église, c’est cet irrationalisme, cette condamnation de la métaphysique et de la théologie comme science qui en constitue le principal. Les rédacteurs de l’Encyclique Pascendi avaient mis le doigt sur ce point principal. La maladie s’est aggravée depuis, comme on le voit aujourd’hui.
Question. — En quoi l’étude et la connaissance de cette grande Crise moderniste peut-elle nous aider à comprendre la crise présente dans l’Église ?
Réponse. — D’abord en ce que les problèmes soulevés et traités au début de ce siècle restent nos problèmes d’aujourd’hui et de demain : comment intégrer le christianisme dans une vision du monde unifiée où les sciences positives et la Révélation soient intégrées, sans confusion des ordres, mais sans séparation non plus. Les problèmes de fond ne se laissent pas refouler. Ce n’est pas par des condamnations que l’on résout les problèmes posés à l’intelligence humaine.
Il faut noter à ce propos que pendant cette grande crise doctrinale, ceux qui ont le plus fait effort, ceux qui ont le plus travaillé, ceux qui ont le plus souffert pour résoudre ces problèmes difficiles et nouveaux qui s’imposaient à la pensée chrétienne, je pense au Père Lagrange qui s’est efforcé d’introduire la Critique biblique, au Père Teilhard, au Père Pouget, au bon Père Laberthonnière, à Maurice Blondel et à tant d’autres — tous ceux-là, qui se sont efforcés de faire avancer la pensée chrétienne, de la faire croître, de lui faire assimiler ce qui était découvert par les sciences, tous ceux-là, et beaucoup d’autres, ont été constamment et inlassablement dénoncés, persécutés. Le Père Lagrange a été retiré de l’École biblique de Jérusalem, sur dénonciations. Le Père Guillaume Pouget a été retiré de l’enseignement. Le bon Père Laberthonnière a vu la plus grande partie de son œuvre mise à l’Index. On lui a interdit d’écrire. Il a été, comme l’écrivait Maurice Blondel, muré vivant. Maurice Blondel lui-même, l’un des plus grands métaphysiciens chrétiens de tous les temps, a été incessamment harcelé par les dénonciations qui allaient à Rome s’accumuler. Le Père Teilhard s’est vu interdire de publier aucun livre de son vivant. Tous ceux qui s’efforçaient de résoudre les problèmes qui se posaient dans tous les domaines ont été dénoncés, soupçonnés, harcelés, condamnés ou interdits d’enseigner.
Ainsi la pensée chrétienne, dans son effort de croissance, a été refoulée au début de ce siècle. Et par qui tous ces héros, tous ces combattants des premières lignes de la pensée chrétienne, ont-ils été dénoncés, persécutés ? Qui les a fait condamner, retirer de l’enseignement ? Qui est responsable des retards de la pensée chrétienne à résoudre les problèmes qui s’imposent à elle ? — Ceux-là mêmes qui aujourd’hui font schisme. Ce sont les mêmes, c’est le même groupe, la même équipe, qui n’admettaient pas la théorie de l’évolution, parce qu’ils ne savaient pas comment intégrer la théorie de l’évolution et la doctrine de la Création. Ils ont persécuté le Père Teilhard comme en d’autres temps on a persécuté Galilée. Ils n’admettaient pas la Critique biblique, parce qu’ils ne savaient pas comment intégrer les découvertes de la Critique biblique avec les exigences de la théologie. Alors ils ont dénoncé et persécuté des savants comme le Père Lagrange qui s’efforçaient de traiter et de résoudre ces problèmes. Et ainsi de suite. Bergson, celui qui a délivré, comme l’écrivait Péguy dès 1905, la pensée moderne du matérialisme et du déterminisme, Bergson a été mis à l’Index.
En ce temps-là, ceux qui dénonçaient constamment et faisaient condamner inlassablement, n’avaient qu’un seul mot à la bouche : obéissance au Pape !
Ce sont les mêmes, c’est le même groupe aujourd’hui, qui fait schisme et qui rejette un Concile œcuménique réuni dans l’Esprit saint…
Avouez que le paradoxe est fort…
Mais il n’y a pas lieu de s’étonner. L’un des adversaires de ce groupe si vigilant, ce fut le grand cardinal Newman qui a montré, dans un livre admirable publié au milieu du XIXe siècle, en quoi consiste le développement du dogme. L’Église est un Organisme spirituel vivant qui se développe, qui grandit, qui prend conscience progressivement et au fur et à mesure des besoins, des richesses contenues dans son trésor, la Révélation. La pensée de l’Église progresse et lorsque l’Église se réunit dans un Concile œcuménique, elle dit sa pensée, qui est la pensée de Dieu qui la travaille du dedans. Ceux qui ont dénoncé avec acharnement le Père Teilhard, Bergson, Blondel, et tous les autres, n’admettent pas le développement, ils n’admettent pas la croissance de la Création. Ce sont essentiellement, et dans tous les domaines, des fixistes, qui valorisent toujours le passé au dépens de l’avenir. Ils n’ont pas pu intégrer l’idée d’évolution parce qu’au fond l’idée d’évolution signifie et nous enseigne que la Création se continue. Ils n’ont pas pu assimiler les découvertes de la Critique biblique, parce que celles-ci nous enseignent que la Révélation s’est effectuée progressivement. Ils rejettent le second Concile œcuménique du Vatican parce que celui-ci, à certains égards, représente un développement. Il s’est toujours trouvé, lors de chaque Concile œcuménique, depuis celui de Nicée en 325, des théologiens pour repousser une formule nouvelle, une pensée nouvelle, une vue nouvelle, parce qu’elle ne se trouvait pas dans les précédentes définitions. Ce qui se passe aujourd’hui n’a donc même pas le mérite d’être nouveau. Fixistes en biologie, réactionnaires en politique, ils sont intégristes en théologie. Leur cas relève de la psychologie.
Quant à ceux qui ont souffert et qui sont tombés au champ de bataille, le Père Laberthonnière, le Père Lagrange, Maurice Blondel, le Père Pouget, le Père Teilhard, ce sont eux qui représentent l’avenir de la pensée chrétienne et qui permettront à l’Église de franchir aussi jeune qu’au premier jour le seuil du XXIe siècle.
(Entretien réalisé par Robert Décout paru dans La Voix du Nord, 15 mai 1977)