Carlo Suarès
L'homme qui se pense

Dans un premier stade, la conscience, encore infantile, est le produit d’une contradiction qui est fort loin de s’être révélée à elle-même. La perception du moi est, nous l’avons vu, d’autant plus intense que le moi ne se présente pas devant lui-même, dans un état réflexif. À l’état d’idée fixe, nous l’avons suivi dans des courses extravagantes, à la recherche de l’impossible, sans qu’il se soit jamais arrêté devant son propre spectacle comme devant un miroir. L’iden­tification de l’être et du moi ne s’est pas encore faite : il y a identifications successives de l’être et d’une série ininter­rompue de pour-moi. La petite fille qui veut une poupée est entièrement conscience de « pour-moi-poupée ». Elle n’a conscience de soi que selon les besoins, les plaisirs, les cha­grins du pour-moi. La poupée se casse, il y a privation, rupture de ce pour-moi : le pour-moi pleure. On lui présente une autre distraction, voici un autre pour-moi, qui rit de voir Guignol, qui est « Guignol ». Il passe de là à être pour-­moi-goûter, et ainsi de suite. Lorsque le pour-moi n’éprouve ni plaisir ni déplaisir ni besoin, il est vide et s’ennuie dans le vague. On doit, sans arrêt, lui présenter quelque objet-d’être, sans quoi il s’abandonne à des rêveries, s’identifie à elles, dans un monde imaginaire qui, selon les cas, a des points de contacts avec la réalité ou n’en a pas. La conscience du rêve éveillé rejoint celle du rêve endormi.

(Extrait de Critique de la raison impure par Carlo Suarès. Édition Stock 1955)

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Puisqu’il faut, au préalable, s’entendre sur le sens des mots, disons que, selon nous, penser c’est tout d’abord pen­ser à quelque chose. Nous tenons, avec Julien Benda, que c’est fort mal analyser le processus de la pensée, que de l’imaginer mouvement continu. La « modification spiri­tuelle » qu’on nous donne comme présidant à la science, singulièrement à la science actuelle, est un mouvement qui passe, soit chez l’individu, soit à travers l’histoire, d’un arrêt de l’esprit à un autre arrêt ; elle est une modification par bonds, par pulsations, non par une continuité de mouvance, exempte de tout arrêt [1]. La pensée est un discontinu de l’attention, qui se pose successivement d’une image à une autre, d’une idée à une autre, d’un mot à un autre. Il n’y a de pensée qu’arrêtée, dit Benda : une pensée mobile n’est pas une pensée, ajoute-t-il, du « moins scientifique ». Nous comprenons d’autant moins cette réserve chez Benda, que sa critique porte, non pas sur la pensée scientifique qui n’a jamais prétendu à la mobilité, mais sur une école philosophi­que qui, depuis Bergson, a affirmé que les concepts peuvent être fluides, en un constant devenir. Bien entendu, c’est avec des concepts rigides, vu qu’il n’y en a pas d’autres, que les bergsoniens opèrent, en tant qu’ils énoncent des pensées [2], affirme Benda. Retenons donc que la réserve précédente de Benda était une distraction. Le déroulement d’une pensée peut être extrêmement rapide et donner l’illu­sion du mouvement, tout comme au cinéma une succession d’images. Mais il est évident que la pensée doit pouvoir s’arrêter à tout instant, sur n’importe quelle idée (ou quelle association, ce qui est encore une idée : l’idée d’un rapport entre deux ou plusieurs idées) faute d’être incohérente. Même si je pense « fluidité », cette pensée est rigide parce qu’elle est définissable. Si elle était elle-même « fluide », elle ne serait que vague, floue, ce qui m’obligerait, soit à m’arrêter pour la mieux examiner, soit à me laisser glisser dans la sensation d’un mouvement émotionnel, sensation figée que j’aurais tort de confondre avec le mouvement lui-même [3].

Résumons-nous en disant qu’une pensée est une représen­tation, c’est-à-dire l’action de rendre quelque chose présent à l’esprit. « Se » penser, c’est donc être présent à soi-même. Et si cette présence à soi s’impose de façon si forte qu’elle bannit de la conscience tout doute quant à sa réalité en tant qu’être, la pensée « je » – cette image que se fait l’homme de lui-même – s’immobilise au point de ne pas se percevoir en tant que pensée, ce qui ne veut pas dire qu’elle n’existe pas. Il n’en est pas moins vrai que l’homme « se » pense d’autant plus fortement qu’il le sait moins, ce qui l’entraîne à des extravagances de toutes sortes. Nous allons examiner, avec deux exemples, deux étapes de cette présence à soi, en fonction de la Connaissance dont la méthode est notre objet. Le premier exemple sera celui d’un homme qui se pense sans le savoir, dont nous disons qu’il est à l’état de rêve. Le deuxième exemple sera celui d’hommes plongés dans le mythe religieux. Dans un chapitre suivant, nous exami­nerons le cas de quelques esprits pour qui l’objet de la Connaissance est contenu dans ce dictât de Bergson : « Si la philosophie n’essayait pas de répondre à ces ques­tions : qui sommes-nous ? Où allons-nous ? elle ne vaudrait pas une heure de peine [4].

a) La présence à soi à l’état de rêve. – Encore que beaucoup de personnes rêvent éveillées, notre exemple sera celui d’un rêve endormi, tel qu’il nous a été communiqué.

« J’ai rêvé que je me trouvais sur une chaîne de montagnes sans aucune végétation ; il n’y avait partout que des pierres amoncelées et des rochers parfois fort grands. Curieusement, je me déplaçais sans difficulté sur ce paysage accidenté, bien que je fusse sur des patins à roulettes ; j’allais et venais en tous sens, et dans un sentiment d’angoisse de plus en plus pénible, sachant qu’il me fallait servir de l’eau de fleur d’oranger, que je n’en avais point, et que je ne pouvais découvrir aucun arbre, aucune fleur, pas la moindre végétation, malgré mes innombrables courses. Mon angoisse tournait au cauchemar, lorsque je fus devant le dragon que je devais servir. Il me dit alors, le plus tranquillement du monde : ne sais-tu pas que l’eau de fleur d’oranger s’extrait des pierres ? – Ah, oui, c’est vrai, répondis-je. Et je ne puis oublier le profond soulagement qui termina ainsi le rêve. »

À mon réveil, commenta l’auteur de ce rêve, j’appris qu’au cours de ma sieste l’on avait emballé un moteur d’auto sous ma fenêtre, ce qui me donna aussitôt l’explication de la situation saugrenue de mon personnage ; le bruit du moteur avait suggéré celui des patins à roulettes et le choix de ces patins, surmontant les obstacles les plus extraordinaires, était une excellente opposition à la panne où se trouvait l’auto : l’image de moi-même parcourant des mon­tagnes en tous sens, exactement inverse de la situation réelle, était une fuite bien organisée. Mais comme le bruit menaçait à tout instant de me réveiller, je regrettais de n’avoir pas d’eau de fleur d’oranger pour mieux lutter contre mon énervement. Jusque là tout est assez simple, si l’on s’en tient à l’aspect descriptif du phénomène. Mais c’est à la fois sa simplicité et son extrême intensité qui me mirent sur la voie de la réflexion. Tout d’abord, je me dis que pour composer une fuite imaginaire si exactement opposée, dans tous ces éléments, à ce que je ne voulais pas subir – le bruit du moteur – il fallait nécessairement que je sache la vérité, c’est-à-dire que ce moteur cherchait à me réveiller. Je ne puis guère concevoir un inconscient et un subconscient « inconscients », en train de fabriquer, à l’usage de ma conscience « consciente » un rêve dont l’effet est de la rendre « inconsciente ». Si j’évite de spéculer sur ce phéno­mène, je suis contraint d’admettre que « je savais » contre quoi luttait mon sommeil. À la façon d’enfants qui deman­dent qu’on leur raconte des histoires pendant qu’on leur fait avaler une soupe qu’ils n’ont pas envie d’avaler, « je » me suis demandé de « me » raconter une histoire de patins à roulettes sur une chaîne de montagnes. Le curieux est que j’ai réussi. L’histoire a tenu bon, avec difficulté, angoisse et dragon, mais elle a tenu, jusqu’au moment où je présume que le bruit a cessé. Comment cela a-t-il pu être possible ?

Par quel mécanisme me suis-je, moi, le dormeur, enrobé dans ma propre histoire, jusqu’à n’en être qu’un des per­sonnages ? Je me suis posé maintes fois cette question, en évitant toujours d’y répondre par des spéculations. Il a fallu que je me replonge souvent dans l’état où « je » m’étais trouvé – ce qui m’était facile grâce à son intensité – pour me rendre compte que le processus n’aurait pas réussi s’il n’avait été intense, et que cette intensité était due à une fixité de pensée, autrement dit à une idée fixe qui avait entièrement absorbé ma conscience. Cette idée fixe, cette pensée, était personnifiée dans un « je ». Ce « je » était infiniment plus intense, plus présent, plus perceptible qu’il ne l’est à aucun moment de ma vie éveillée. Il se trouvait là à la façon d’une omniprésence qui excluait toute auto-constatation. Il est donc inexact de dire « je » me déplaçais, « je » cherchais, « je » devais trouver de l’eau de fleur d’oranger, car, en dehors des allées et venues, de l’angoisse, des pierres, de la non-eau-de-fleur il n’y avait rien. Il n’y avait pas quelqu’un en situation, en conditionnement. Il y avait un je-angoisse-pierres-pas-d’eau-de-fleur-d’oranger, si dénué de tout autre élément, qu’à la réflexion je me rends compte que mon récit du rêve est inexact : « je » ne me disais pas que « je » n’avais pas de cette eau, ni que « je » ne pouvais découvrir aucun arbre, ni aucune fleur, ni aucune végétation malgré mes innombrables courses. « Je » ne me disais rien, « je » ne commentais pas la situation ; « je » ne me disais pas, non plus, que si « je » ne trouvais pas cette eau, il m’arriverait ceci ou cela, que, par exemple, le dragon me punirait : il n’y avait, à ce moment là, pas même de dra­gon, celui-ci s’est présenté brusquement, à la fin du rêve ; jusque là « je » n’avais pas pensé à la personne que « je » devais servir, ni aux raisons que « je » pouvais avoir de la servir, ni aux dangers qui me menaceraient si « je » ne la servais pas. Il n’y avait pas, dis-je, une conscience en condi­tion, mais une conscience qui n’était que la personnification d’une condition angoissée.

L’examen de cet état m’a révélé un « je » à l’état de pensée pure, d’idée fixe, un « je » silencieux à la façon dont on imagine une âme en peine. Il ne se posait aucune question. Il était fabriqué en sorte qu’aucune question ne pût se poser. S’il est vrai qu’existait un problème (trouver de cette eau) rien n’avait l’aspect d’un problème et rien n’appe­lait une solution. Je me rends compte de ceci : si ce « je » s’était mis à réfléchir sur la situation, il aurait aussitôt cessé de se penser. S’il s’était « pensé » dans le sens que l’on donne habituellement à cette fonction, il se serait examiné dans ses rapports avec son action et avec son angoisse et n’aurait plus été la personnification pensée de lui-même. « Qui suis-je ? » indique déjà que l’on n’est plus l’objet de cette interroga­tion, que l’on a créé un observateur, un surmoi, apparem­ment objectif, apparemment détaché, capable de juger, d’évaluer, de comparer, manipulant des valeurs, etc. Rien de tel ne s’est produit dans mon rêve. Ce « je » était l’identi­fication de la pensée « je ». Et cette pensée était une angoisse incapable de se poser en tant qu’objet de sa propre pensée. Cette dernière observation n’est point pour m’éton­ner, car nous savons, il est établi, qu’une angoisse qui pense « autour » d’elle-même, c’est-à-dire qui s’examine, qui se donne des raisons et des explications n’est déjà plus angoisse.

Mais il est difficile de voir qu’un « je » qui se pense, en sachant qu’il se pense, n’est déjà plus lui. La « pensée-autour » est une fausse perception. Se penser, sachant qu’on se pense, est une fuite. Voilà ma découverte, et que cette fuite aboutit à des pensées fausses, à de fausses évidences, à des explications qui n’ont pas plus de contenu que les pierres ne contiennent de l’eau de fleur d’oranger. L’avantage de mon rêve était sa naïveté. Car le « je » s’y pensait sans le savoir, de sorte que l’angoisse ne s’y déguisant pas, parvint à cette admirable solution : « ne sais-tu pas que l’eau de fleur d’oranger s’extrait des pierres ? – Ah ! oui c’est vrai ». Ce dialogue absurde m’intrigua longtemps et m’infligea une sorte d’humiliation du fait que, en dépit de mes raisons, ce « je » était bien moi et me le fait encore sentir, dans le souvenir d’une angoisse réellement vécue. Qu’elle fût dis­sipée, non par ce « Ah ! oui, c’est vrai » mais par la cessation du bruit sous ma fenêtre, n’atténue en rien le fait que, pour ce « je » (qui, je me le redis, est encore moi dans le senti­ment que j’en ai) il y a eu révélation, intuition profonde, évidence certaine que pierre = eau et que je l’avais toujours su, à la façon dont on enseigne qu’une âme connaît Dieu mais, distraite d’elle-même, peut ne pas s’en rendre compte. La félicité, qui me rendormit aussitôt, était, je m’en sou­viens, totale. Aussi totale et impensable que le « je » avait été total et pensé. Aussi indécomposable que l’était le « je » dans l’état non-réflexif où il se trouvait. Il y eut substitu­tion, la félicité ayant remplacé le « je ». Il s’agissait donc d’un seul processus dont les deux aspects étaient liés. J’ai commencé par décomposer et admirer dans ses moindres détails, si minutieux, ce « je » qui s’était donné un « en-soi », c’est-à-dire une façon d’être du dormeur, « pour lui » : s’était fabriqué. La cause, le fait, la réalité du dormeur et du bruit, tout cela constituait, de toute évidence, un « pour-soi », c’est-à-dire une façon d’être du dormeur, pour lui un agencement de sa conscience, pour ses fins. Quelqu’un dormait, et était fatigué, et avait besoin de dormir, et sa conscience mettait en œuvre un « pour-soi » et se faisait absorber, « apparemment » tout entière dans ce « pour-soi », s’intégrait dans le rêve. Mais ce n’était pas un état heureux.

Ce rêve était un pis-aller. C’était le déguisement provisoire et hâtif d’un état de conflit, d’une lutte intense. Le dormeur ne savait pas s’il réussirait dans ses fins. Il y avait donc, plus que « désir » de sommeil, il y avait « volonté », c’est-à-dire organisation du désir, et fort peu assurée d’elle-même, incertaine quant à sa force de résistance. En effet, l’angoisse ne cessait d’augmenter en intensité. Le rêveur, parti sur ses patins à roulettes, dans une tentative de fuite faite de l’annexion d’éléments « opposés » à ceux qui constituaient son ennemi, n’avait pas pu emporter dans ces espaces imagi­naires le « pour-soi » qu’était sa conscience. Il n’avait pas pu s’offrir « pour soi », un paysage riant où il aurait peut-être retrouvé une femme rencontrée la veille, ou la réalisation d’un projet de vacances. La pensée n’avait donc pas pu se concentrer dans la satisfaction d’un « pour-soi », cette satisfaction étant toujours « une constatation de soi ». Ou, plus exactement, une constatation de soi-étant-réalisation-de-­pour-soi. Il ne pouvait pas exister une pensée réflexive de soi se constatant soi, parce que la conscience, au lieu d’être le pour-soi auquel elle aspirait au départ, avait rencontré une opposition irréductible (en l’espèce, le bruit du moteur) et avait été obligée de changer de nature, d’être l’« être » d’un conflit. D’un conflit qui, s’il avait été vu dans sa réalité, aurait été un réveil pur et simple. En effet, se dire : il y a un bruit de moteur qui m’empêche de dormir, c’est déjà ne plus dormir. Donc, à aucun moment, le dormeur n’a le droit de se dire : il y a un bruit de moteur sous ma fenêtre. Il pourrait, agençant autrement son rêve, entendre un moteur imaginaire. « Ce » moteur, sous « sa » fenêtre, pourrait encore être rêvé, à condition que lui, le dormeur, ne soit pas ce qu’il est, en train de vouloir dormir. En d’autres termes, le pour-soi est obligé, « pour soi », de s’inventer autre qu’il n’est et de « ne pas savoir comment il s’est inventé ». Car s’il le savait, il se situerait tel qu’il est, donc ne serait plus lui. En résumé, la « conscience pour soi » est satisfaite ; elle devient « conscience conflit », et, en même temps » conscience-non­-perception-éléments-du-conflit », sans quoi elle changerait d’état, elle serait éveillée, ce qui serait le contraire d’elle-même, puisqu’elle se veut dormant. Il y a donc hiatus de conscience. Il y a des trous, qui sont nécessairement les éléments dont est fait ce « je ». Et peut-on s’en étonner, puisqu’il dort ? Sans ces trous, le sommeil ne serait pas.

Ces associations qui manquent « sont » le sommeil. Mais, le bruit cessant, pourquoi le dragon ne lui dit-il pas qu’il a, dans sa caverne, une bonne réserve d’eau de fleur d’oranger, ou qu’il n’a plus soif, ou toute autre chose raisonnable qui réduirait le conflit à néant ? Parce que rien ne peut réduire le conflit à néant, si ce n’est la constatation absurde qu’il n’a jamais existé, que pierres et eau ont toujours été, de tous temps, une seule et même chose. Toute autre réponse con­serverait l’opposition pierres-eau et constituerait de ce fait, une série de problèmes et de questions. La question : « ne savais-tu pas ? » la réponse « Ah ! oui c’est vrai », sont les seules qui préludent à un bon sommeil, profond, paisible, sans rêves. Pour absurdes qu’elles puissent paraître dans la suite, à une conscience dans un état supérieur, ce sont les seules qui remplissent leur but.

b) La présence à soi dans un mythe.Dans un paisible paysage sylvestre, au pied d’une montagne, se trouvait, à une heure de marche d’une petite ville, un lac. Du côté septen­trional de ce lac, un bocage abritait un sanctuaire. Dans le bosquet sacré se dressait un arbre spécial duquel, à toute heure du jour, voire aux heures avancées de la nuit, un être au lugubre visage faisait sa ronde. En main haute un glaive déchaîné, il paraissait chercher sans répit, de ses yeux inqui­siteurs, un ennemi prompt à l’attaquer. Ce personnage tragique était à la fois prêtre et meurtrier, et celui qu’il guettait sans relâche devait tôt ou tard le mettre à mort lui-même afin d’exer­cer la prêtrise à sa place. Telle était la loi du sanctuaire… À la jouissance de cette tenure précaire s’attachait le titre de roi ; mais jamais tête couronnée n’a dû dormir d’un sommeil aussi fiévreux, hantée de rêves aussi sanguinaires, car d’un bout de l’année à l’autre, hiver, été, sous la pluie ou le soleil, il avait à monter sa garde solitaire. Fermer, pour quelques brèves secondes, sa paupière lassée, c’était mettre sa vie en jeu ; la moindre trête de vigilance lui créait un danger ; un minimum déclin de ses forces corporelles, une imperceptible maladresse sur le terrain, un seul cheveu blanc visible au front, auraient suffi pour sceller son arrêt de mort [5].

Ce lac est le lac de Némi, non loin de Rome ; ce sanctuaire celui de Diane Nemorensis, et ce culte n’est pas l’invention d’un cauchemar : ces prêtres ont existé dans l’antiquité.

L’on sait qu’à la recherche de l’explication de ce curieux usage, Frazer fut amené à compiler, en douze volumes, une énorme documentation sur les sorcelleries, les magies et les religions, à travers les âges et les continents. Ce tableau d’une humanité aveugle et sanglante est effarant. La déso­lante histoire de la sottise et de l’erreur humaine que nous avons déroulée dans ce livre, nous fournit-elle une conclu­sion plus générale, une leçon, un espoir quelconque, un encouragement ? se demande Frazer à la fin de son ouvrage. Et sa conclusion est que, considérant l’identité des besoins de l’homme de tous temps, en tous lieux, et la diversité des moyens adoptés pour les satisfaire, nous serons peut-être, alors, disposés à conclure que la marche de la pensée dans sa forme élevée, autant qu’il nous est possible de la retracer, s’est dirigée en général de la magie à la science à travers la reli­gion… Dans la magie l’homme dépend de ses propres forces, pour faire face aux difficultés et aux dangers qui le guettent de tous côtés. Il compte sur l’existence, dans la nature, d’un certain ordre établi sur lequel il peut se reposer avec certitude, et qu’il peut faire servir à ses fins. Quand son erreur se dis­sipe… il s’abandonne… à la merci de certains êtres suprêmes mais invisibles… C’est ainsi que chez les esprits les plus perspicaces la magie cède graduellement le pas à la religion… À la longue, cette explication, à son tour, devient inadmissible ; car elle présuppose que la succession des phénomènes naturels n’est pas déterminée par des lois immuables, mais qu’elle laisse place à une certaine variabilité et irrégularité ; l’observation plus attentive ne confirme point ce postulat… C’est ainsi que les esprits les plus avisés… reviennent à l’ancien point de vue de la magie, en présupposant explicitement ce que la magie n’avait admis qu’implicitement, à savoir une régularité inflexi­ble dans l’ordre des phénomènes naturels… Bref, la religion, regardée comme une explication de la nature, est détrônée par la science… En dernière analyse, la magie, la religion et la science ne sont que des théories de la pensée ; et, de même que la science a délogé ses devancières, ainsi sera-t-elle peut-être supplantée par une hypothèse meilleure…, etc. [6].

C’est en effet une hypothèse meilleure qui attire notre attention, ou plutôt une nouvelle « théorie de la pensée » basée sur le fait, aujourd’hui évident, qu’aucune « explica­tion de la nature » n’est de nature à nous satisfaire. Il est à peine nécessaire de relever que, pour un esprit reli­gieux de notre époque, les lois de la nature, quelles qu’elles soient, inflexibles ou indéterminées sont celles mêmes que Dieu lui donne, ce qui réduit à néant la conclusion de Frazer.

L’univers est mystérieusement l’expression d’une formule mathématique, qui échappe à toute représentation possible. Pour les hommes du dix-neuvième siècle qui placèrent leur foi dans le mythe scientifique, tout le monde extérieur devait devenir, un jour, pensable, de façon à apaiser défini­tivement la faim qu’a l’homme de connaître, comme si la seule énigme de l’homme était autre que lui-même, puisque, s’il se connaissait, et puisqu’il est le lieu de ce qu’il connaît et de ce qu’il ne connaît pas, il « serait » connaissance. Comment ces hommes ont-ils pu supposer qu’une conscience se résoudrait elle-même dans la connaissance totale de ce qu’elle est, en offrant à sa raison discursive une « explica­tion » de l’Univers ? Aussi bien, Frazer n’explique rien. Le mythe des prêtres de Némi, vu à travers le mythe scientifi­que, ne nous révèle pas la nature des « besoins de l’homme » qui, selon Frazer (et il se peut qu’il ait raison) « est identi­que en tous temps, en tous lieux ». Si ces besoins sont de « se reposer avec certitude » sur la nature, comment inter­préter le choix libre et tragique d’une situation où un homme doit, à toute heure du jour et de la nuit, tendre ses facultés pour n’être pas assassiné ? Il y a là une contradiction, un absurde, qui justifient la surprise de Frazer et appellent des conclusions moins décevantes que les siennes. Si cet absurde est inhérent à des besoins de l’homme, où le situer, où les situer, à notre époque ? De quels noms les appeler ? Sommes-nous, sérieusement, cette fiction : des civilisés, affranchis et de cet absurde et de ces besoins ? Ou plutôt, un comporte­ment ne nous semble-t-il absurde que tant que nous n’en connaissons pas les mobiles ? Et ne peut-il être, au contraire, la représentation vécue d’une réalité trop profonde pour se laisser contenir dans des associations rationnellement évi­dentes ? (De même que le rêve, précédemment décrit n’était saugrenu qu’en apparence.)

Examinons les personnages du drame, leurs rôles, le décor, les accessoires, la mise en scène.

Diane Nemorensis, d’abord, nouvelle incarnation de la Diane taurique dont le rite sanglant voulait que tout étranger débarquant sur la rive fût sacrifié à son autel [7]. Installé à Némi, son culte changea d’aspect. L’association Diane-sang ne se maintint, mythiquement, que dans le per­sonnage Diane-chasseresse, et les sacrifices humains eurent à la fois comme bourreaux et victimes, ses propres prêtres. Le rite était le suivant : dans l’enceinte du sanctuaire de Némi se dressait un certain arbre dont aucune branche ne devait être cassée. Seul, un esclave fugitif pouvait essayer de casser un de ses rameaux. La réussite de cette tentative lui permettait d’attaquer le prêtre en combat singulier et, s’il arri­vait à le tuer, il régnait à sa place, sous le titre de Roi du Bois (Rex Nemorensis). Selon l’opinion des anciens, la branche fatidique était le Rameau d’Or qu’Énée, par ordre de la Sibylle, cueillit avant d’entreprendre son périlleux voyage au pays des ombres. Notons ces importantes associations : l’esclave fugitif à la conquête d’un Rameau d’Or, emblème de mort-vaincue, était contradictoirement, amené à infliger la mort au vainqueur-sur-la-mort en fonction. Il acquérait ainsi une liberté-dans-la-mort, puisque d’esclave non menacé de mort, il devenait Roi-à-assassiner. Frazer ne semble pas avoir retenu que ces prêtres préféraient la mort à l’esclavage, et, précédant la mort, une période de royauté, même précaire. Voici que cette histoire devient moins absurde en ce qui concerne les prêtres, mais nous les montre sous un aspect en tous points opposé à ces personnages sinistres imaginés par Frazer ; elle est encore inexpliquée en ce qui concerne les nécessités du culte ; continuons donc son examen.

Deux personnages mythiques, à Némi, attirent l’attention de l’auteur. L’un est Virbius, fils d’Hippolyte. Hippolyte, ainsi qu’on le sait, amoureux d’Artémis (ou Diane), dédaignant de ce fait l’amour des mortelles, fut, à la suite d’une vengeance de Phèdre, jeté au bas de son char et tué par ses chevaux. Le corps du jeune héros fut recueilli par Diane, ramené à la vie par ses soins (avec le concours d’Esculape) et Hippolyte vécut dans le bois sacré de Némi, où il eut un fils : Virbius.

Le deuxième habitant mythique du bois d’Aricie est la nymphe Égérie, personnification d’une source qui tombait en cascade dans le lac. Cette source était miraculeuse ; elle possédait des vertus curatives, et, dans la région, l’on assure même aujourd’hui qu’elle les a toujours. On a retrouvé, dans les bains sacrés qui l’entouraient, des restes de nombreux ex-voto. C’est à Égérie que fut confiée, par Diane, la garde d’Hippolyte ressuscité.

Le culte de Diane, en tant que Vesta, comportait l’entre­tient, par des Vestales, d’un feu perpétuel. Selon la symbo­lique que nous avons esquissée dans un ouvrage précé­dent [8] les symboles feu et sang appartiennent à la même catégorie, masculine, dynamique. Le feu est, symbolique­ment, une exaltation, une transfiguration du sang : en quel­que sorte un sang purifié et purificateur. S’il s’attache à la Diane Nemorensis, dont l’origine est sanglante, c’est que cette Diane s’est élevée, s’est spiritualisée. Et comment en douter ? N’a-t-elle pas voulu et obtenu la Résurrection du pur héros Hippolyte ? Nous reconnaissons ici de très grands thèmes, dont l’importance est encore considérable aujourd’hui. Ces thèmes vivent et prolifèrent encore dans ce que nous avons convenu d’appeler l’inconscient collectif. Et qu’il s’agisse, dans ce culte de Diane Nemorensis, non pas de sorcellerie, de magie, de sauvagerie, mais du Mythe prodi­gieux dans lequel l’humanité se débat encore (comme à l’intérieur d’un cauchemar dont elle ne peut ou ne veut se réveiller) nous en avons encore pour preuve l’existence, à Némi, de ces deux pôles féminins : Diane-feu et Égérie-eau.

Le culte de Diane était si répandu dans l’antiquité, qu’il a résisté aux siècles, tout en changeant de nom : la fête de Diane était célébrée le 13 août. Elle ne s’est déplacée que de quarante-huit heures, en s’appelant fête de Marie. Cer­tes, Diane, contrairement à Marie, n’était pas la seule déesse dans le ciel. Là n’est point l’important ; ce qui nous semble être la clé du mystère de son culte est qu’à travers lui était le culte d’un mystère plus important, psychiquement : celui de la mort et de la résurrection d’un personnage masculin. Virbius était, selon Frazer, un esprit de l’arbre sacré et le prêtre – le Roi du Bois – personnifiait cet arbre : vraisemblablement un chêne. Il est possible que le Rameau d’Or fût du gui, selon la thèse de cet auteur. De très anciennes tradi­tions représentaient la vie du chêne comme étant dans le gui, ce qui expliquerait pourquoi il fallait casser une branche de cette plante parasite avant de tuer le souverain-prêtre identifié à l’arbre : on lui retirait d’avance une partie de sa vitalité. Vu ainsi, sous l’angle de l’anthropologiste, ce culte n’était donc qu’un ramassis de superstitions et l’homme moderne est tout prêt à accepter l’idée que l’homme d’il y a quelques siècles rêvait. Car (peut-on dire aujourd’hui) il n’y avait, en fait, pas de Diane, ni d’Hippolyte, ni de Virbius, ni d’Égérie, mais un bois, une source, et un arbre autour duquel on s’égorgeait. Il y avait un mythe, dont la force d’envoûtement était telle, que des hommes et des femmes jouaient à la fois leur bonheur et leurs vies dans des rôles que leur assignait ce drame. D’imaginaire, celui-ci devenait réel, réellement vécu, dans la douleur et le sang. Pour ces personnages, prêtres, vestales ou simples fidèles, leurs « je » étaient perceptibles à eux-mêmes en tant qu’identifications avec leurs rôles. Nous les voyons situés aussi en deçà d’une vue objective d’eux-mêmes, que l’était notre personnage de rêve, décrit précédemment, sur ses patins à roulettes. Et c’est bien ainsi, en effet, que nous voulions les montrer.

Mais, si l’on veut condescendre à examiner les mythes anciens en hommes impliqués dans tout ce qui est humain, l’on ne voit plus pourquoi la mort et la résurrection d’Osi­ris, d’Hippolyte ou de maints autres dieux ou héros est essentiellement différente de celle de Jésus, ni pourquoi l’idée que ces dieux revivent dans des arbres ou dans du pain et du vin, est tantôt superstition tantôt vérité. L’on s’est constamment appliqué, à cet effet, à rabaisser les mythes anciens, à leur retirer tout sens du divin, à les démonétiser. Il nous semble toutefois que ces rêves étaient parfois plus sains et moins cruels que ceux des religions de notre épo­que, dont les rêves ne prennent que trop souvent l’aspect de ceux de toxicomanes. Il y a, des uns aux autres, l’espace entre ne pas savoir et ne pas vouloir se réveiller.

Ce n’est pas le mythe de la mort et de la résurrection d’Hippolyte qui semble puéril et sauvage à nos folkloristes, mais le transfert de la vie d’Hippolyte à Virbius, de la vie de Virbius à celle d’un chêne et enfin à un rameau de gui. Peut-être oublient-ils que lorsqu’on « croit » à de tels trans­ferts, on les appelle sacrements. Quant à l’identification des prêtres au Rameau d’Or, cette opération psychique est la plus constante et la plus généralisée de notre époque. L’indi­vidu le plus misérable devient « quelque chose » aussitôt qu’il s’identifie à un drapeau, à un monument commémora­tif, à une équipe de football, à un coureur cycliste, à un acteur de cinéma, à un simple mot en « isme », dépourvu de sens. On transfert ce que l’on voudrait être (et que l’on n’est pas), afin de le rêver, et l’on transfert également ce que l’on est (et que l’on ne voudrait pas être), soit sur un dieu qui prend la souffrance pour lui, soit sur un voisin (capita­liste ou communiste) que l’on rend responsable de tous les maux. Ces transferts, dans un sens ou l’autre, finissent nécessairement dans le sang. Les prêtres de Némi, plus hon­nêtes que ceux de notre époque, prenaient du moins les risques pour eux seuls.

Nous avons… décrit la pratique de la mise à mort du dieu chez les peuples de chasseurs, de bergers et d’agriculteurs ; écrit Frazer [9] et nous avons essayé d’expliquer les motifs qui ont conduit les hommes à adopter une coutume aussi curieuse. Il reste à remarquer un aspect de la coutume. On reporte quelquefois sur le dieu mourant les malheurs et les péchés accumulés de tout le peuple, et il est censé les emporter pour toujours, laissant le peuple innocent et heureux. L’idée que nous pouvons faire passer notre culpabilité et nos souf­frances à quelque autre créature, qui les portera pour nous, est familière à l’esprit sauvage. Elle provient d’une confusion très naturelle entre ce qui est physique et ce qui est mental ; entre la matérialité et l’immatérialité. Parce qu’il est possible de faire passer une charge de bois, ou de pierres, de notre dos sur celui d’un autre, le sauvage s’imagine qu’il est possible, aussi, de faire passer à un autre, qui le portera à sa place, le fardeau de ses douleurs et de ses chagrins. Il agit d’après cette idée ; et le résultat en est un nombre infini de stratagèmes fort peu aimables destinés à se débarrasser sur un autre, de la peine qu’on ne tient pas à supporter soi-même. Bref, des races qui se trouvent à un échelon peu élevé de culture intellectuelle et sociale comprennent et pratiquent couramment le principe de la souffrance par substitution. Dans les pages qui suivent, nous illustrerons la théorie et la pratique, telles qu’on les trouve chez les sauvages dans leur simplicité sans voile, dépouillées des raffinements de la métaphysique et des subtilités théologiques.

L’humour froid de Frazer pour ses contemporains ne man­que pas d’une certaine tristesse.

Le transfert sur un dieu était en général accompagné d’une « communion » destinée à faire bénéficier le fidèle du sacrifice du dieu : les Aztèques pratiquaient, avant la découverte et la conquête du Mexique par les Espagnols, la coutume de manger, en sacrement, du pain comme étant le corps du dieu… Le jour de leur communion solennelle avec la déité, les Mexicains refusaient de manger tout autre aliment que le pain consacré qu’ils adoraient comme la chair et les os même de leur dieu, et voilà pourquoi, jusqu’à midi, ils ne devaient rien boire, pas même de l’eau. Ils craignaient sans doute – ajoute Frazer gravement – de souiller la portion de leur dieu qu’ils avaient dans leur estomac par le contact avec des choses ordinaires [10].

Sans doute… mais pour quelles raisons ? Le « je » des croyants, en tous temps, en tous lieux, est si profondément identifié à des transferts et des communions de cet ordre qu’il se sentirait mourir si l’on venait brusquement à le per­suader, qu’il, ce « je », n’est pas cela, mais « autre chose ». Il ne se perçoit qu’en tant qu’élément d’une représentation dont le thème est l’existence d’une vie (éternelle, infinie, etc…) qui le dépasse, qu’il ne connaît donc pas, mais qu’il s’imagine capter (dans des reliques, du pain, du vin, une branche d’arbre) et s’approprier par une opération magique (attouchement, absorption, etc.). La pensée qui accompagne cet acte supprime, pour une brève durée, l’antinomie qui l’a provoquée. Mais le propre de la pensée étant le discon­tinu, cette heureuse abolition du conflit (ne sais-tu pas que l’eau s’extrait des pierres ? – Ah ! oui c’est vrai) cesse avec l’opération rituelle de sorte que le croyant se trouve dans l’obligation de la répéter, d’autant plus souvent que sa pensée est plus instable. Si, par un effort constant dans la création d’une idée fixe, le fidèle parvient à s’identifier jour et nuit à l’image qu’il se fait d’une vie éternelle, il assume au jugement général toutes les vertus. Et, à ce compte-là, on voit combien il est injuste de ne pas accorder la sainteté aux souverains-pontifes du culte de Diane à Némi. Car, parfaitement conscients et logiques avec leur vérité, ils retenaient que leur identification avec la vie éternelle sym­bolisée dans le Rameau d’Or ne se pouvait maintenir que par une pensée constante, sans cesse sur le qui-vive, dont l’arrêt, fût-il momentané, ou la faiblesse, fût-elle à peine percep­tible par une légère intermittence mentale, entraînaient la déchéance et la mort. À leurs yeux, ils n’étaient dignes de vivre qu’à la façon de ces flammes entretenues par les Ves­tales, et faisaient vœu de se laisser assassiner aussitôt que leur force ne serait plus leur seul soutien. Sans doute rêvaient-ils, comme on rêve toute religion. Mais, du moins, ce rêve n’avait-il fabriqué ni refuges, ni consolations, ni absolutions. Il nous apparaît comme étant encore dans l’état d’angoisse et d’incertitude qui caractérise la bonne foi.

***

Ces deux exemples illustrent l’état de conscience de la très grande majorité des hommes.

Dans un premier stade, la conscience, encore infantile, est le produit d’une contradiction qui est fort loin de s’être révélée à elle-même. La perception du moi est, nous l’avons vu, d’autant plus intense que le moi ne se présente pas devant lui-même, dans un état réflexif. À l’état d’idée fixe, nous l’avons suivi dans des courses extravagantes, à la recherche de l’impossible, sans qu’il se soit jamais arrêté devant son propre spectacle comme devant un miroir. L’iden­tification de l’être et du moi ne s’est pas encore faite : il y a identifications successives de l’être et d’une série ininter­rompue de pour-moi. La petite fille qui veut une poupée est entièrement conscience de « pour-moi-poupée ». Elle n’a conscience de soi que selon les besoins, les plaisirs, les cha­grins du pour-moi. La poupée se casse, il y a privation, rupture de ce pour-moi : le pour-moi pleure. On lui présente une autre distraction, voici un autre pour-moi, qui rit de voir Guignol, qui est « Guignol ». Il passe de là à être pour-­moi-goûter, et ainsi de suite. Lorsque le pour-moi n’éprouve ni plaisir ni déplaisir ni besoin, il est vide et s’ennuie dans le vague. On doit, sans arrêt, lui présenter quelque objet-d’être, sans quoi il s’abandonne à des rêveries, s’identifie à elles, dans un monde imaginaire qui, selon les cas, a des points de contacts avec la réalité ou n’en a pas. La conscience du rêve éveillé rejoint celle du rêve endormi.

(Il nous faut préciser que nous ne considérons ici qu’un mode de rêve, celui dont la fonction est de protéger le sommeil. Certains rêves sont des émissions, parfois extrêmement lucides, de couches profondes de la conscience, à l’usage de couches à fleur de raison, qui en images, symboles et paraboles – le seul langage qui soit disponible, encore que parfois l’on se réveille avec un mot qui a pu traverser les barrages – leur transmettent, si l’on s’applique à les comprendre, des enseignements, voire des révélations. D’autres rêves sont des perceptions réelles, sursensorielles, car, il arrive que le dormeur « sorte de son corps » plus ou moins consciemment. D’autres rêves sont prémonitoires. Etc… etc… Répétons que notre étude concerne la conscience et ne touche à l’immense domaine du rêve que sous un angle défini.)

Ce monde imaginaire des enfants a la même fonction que le rêve-pour-moi : une fonction de protection. Le pour-moi infantile se « sait » (sans le savoir) fragile. L’enfant ne dit pas « je suis », ni même « je suis moi ». Il dit : je suis Jean, je suis Marie. Dites-lui, en matière de plaisanterie : non, tu n’es pas Jean, tu n’es pas Marie, il est dérouté, il a peur, il pleure. Et c’est qu’en effet, il n’est pas encore un moi, il n’est conscient que par associations. Il est la con­science de ces associations. Il est la conscience qui résulte de combinaisons psychiques (semblables aux combinaisons chimiques) dont les éléments constituent un nouveau corps, le pour-moi de l’instant. L’enfant « est » Jean-pour-moi­pour-Jean. De même, notre rêveur de tout à l’heure était eau-de-fleur-d’oranger-pour-moi- pour-eau-de-fleur-d’oran­ger. Jean, pour l’enfant, est son idée fixe, qui lui sert, d’ailleurs, à fixer ses idées. Jetez-y un doute, et ce monde des idées, en formation, se sent vaciller, est saisi de panique.

Cette terreur survient quand même, un jour, où, spon­tanément, l’enfant, dans une sorte de vertige, se demande comment il se fait qu’il soit précisément lui, pourquoi le monde n’est pas un autre, par quelle hallucinante coïnci­dence ses parents sont les siens, et sent se lever en lui le gouffre de l’angoisse essentielle, le désarroi vital des ques­tions sans réponses, bref, la Connaissance bénie. Aussitôt, son milieu, ses parents, son école, ses aînés, ses prêtres, se jettent sur lui et étouffent la voix divine de l’impensable, avec du catéchisme, du scoutisme, du conformisme : la morale et son cortège de vertus, si l’enfant s’adapte, le façonnent à l’image de ce qu’il n’est pas. Son pour-moi d’en­fant sage et bien-pensant, trouve dans de complaisantes absolutions la satisfaction de son intérêt : il se fixe. Il se fixe car il se définit. Il se définit par toutes les explications dont on a assommé son angoisse. Son milieu, ses parents, son école, ses aînés, ses prêtres, se sont conjugués pour lui offrir réponse à tout. Chaque réponse était une brique. Les briques ont fait des murs. Le pour-moi, emmuré, ne verra jamais plus, grâce au ciel, s’ouvrir l’abîme devant lui.

Le rêve individuel est devenu Mythe, Église, Religion. Plus l’individu sera emmuré dans les définitions de lui-même, moins il sera isolé, puisque ces définitions sont collectives. Plus il se dira : je suis français (américain ou chinois), catholique (bouddhiste ou juif), commerçant (capitaine ou balayeur), pêcheur à la ligne (ou collectionneur de timbres-poste), etc…, plus il aura la notion « moi ». Notion erronée. Ce qui s’est produit, en réalité, est ceci : le pour-moi spon­tané de l’enfant, à tout instant, devenait « autre chose », du fait qu’il n’était qu’une succession de pour-moi diffé­rents, (la petite fille pleurait parce qu’elle avait cassé sa poupée : deux minutes plus tard, riant à Guignol, elle n’avait pas « oublié », elle n’était plus pour-moi-finie-poupée, elle était pour-moi-Guignol ; les chagrins d’enfants ne durent que si l’enfant, livré à lui-même, y tombe, pour ainsi dire, sans pouvoir se ramasser tout seul). Les pour-moi de l’enfant, à peine reliés les uns aux autres, ont été fixés en une demi-douzaine de pour-moi permanents, nationalité, religion, état-civil, condition sociale, fonctions, goûts et divertisse­ments, dont le point de rencontre provoque la notion « je suis moi ». Sous une apparence d’adulte, l’individu adapté n’est pas parvenu à l’état réflexif, son soi-disant moi n’est qu’un assemblage fixe de plusieurs pour-moi.

Cela est vrai jusqu’au saint, jusqu’au héros, ces deux pôles de l’adaptation. (L’inadapté, lui, peut être saint et héros, mais l’étant sans se le dire et sans qu’on le dise, sans le savoir et sans qu’on le sache, il ne l’est, en fait, pas, puisqu’il échappe aux mots sainteté et héroïsme ; il échappe aux comparaisons, aux définitions, aux échelles de grandeur, du fait qu’il ne se situe pas). Et nous avons vu, en effet, agissant comme en état d’hypnose, les prêtres de Nemi, à l’opposé de ces sortes de brutes hagardes imaginées par Frazer, être à la fois héros et saints, et remplir des fonctions sacrées, qui, si le Mythe de Diane était encore divin, nous plongeraient dans l’adoration.

***

Nous venons de décrire succinctement l’état de l’homme qui se pense, et avons, par des exemples, illustré ceci, que nous écrivions (dans le paragraphe précédant le récit du rêve) : une pensée est une représentation, c’est-à-dire l’action de rendre quelque chose présent à l’esprit ; « se » penser c’est donc être présent à soi-même. Et, plus loin, nous avons précisé que l’homme « se » pense d’autant plus fortement qu’il le sait moins. Nous avons vu, dans tous les cas, que ce qui est rendu présent à l’esprit est un pour-moi, qui se fait et se défait au gré du rêve ou des rencontres de l’enfant, qui se fait sans se défaire, dans un mythe, ainsi que chez l’adulte adapté, c’est-à-dire médiocre. Dans le chapitre qui suit, nous examinerons une étape supérieure de la Connaissance, celle de l’homme qui cherche à se penser. Nous choisirons, à cet effet, deux exemples. Le premier sera celui de quatre écrivains français qui, dans un volume récent [11] ont exprimé leur inquiétude devant cer­tains événements, et cherché à se penser dans le développement de cette action (de même qu’ils ont toujours cherché à se penser dans l’action, au cours de la guerre, de la Résistance et de la Libération). Notre deuxième exem­ple sera celui d’un homme qui cherche à se penser dans la réflexion philosophique : nous ferons de notre mieux pour élucider, en quelques pages, quelques thèmes fondamentaux de la position philosophique, fort complexe, de Jean-Paul Sartre. Nous terminerons ainsi la première partie de notre ouvrage.

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1 De Quelques Constantes de l’Esprit Humain. Ouvrage cité, p. 19.

2 Ouvrage cité, p. 92.

3 En fait, l’émotion n’existe que si je la reconnais. Ainsi, je puis faire, sans émotion, une ascension difficile en montagne, et n’éprouver qu’ensuite un vertige insupportable, etc. Mais ceci dépasse notre cadre.

4 J. Benda, ouvrage cité, p. 194 (en note).

5 James-George Frazer. « Le Rameau d’Or ». Édition abrégée, traduite en français par Lady Frazer. Er. Genther, p. 5.

6 Ouvrage cité, p. 661-662 (Frazer).

7 Ouvrage cité, p. 6. Nos citations suivantes, concernant le culte de Diane à Némi, proviennent du même ouvrage.

8 C. Suarès : « Le Mythe Judéo-Chrétien », d’après la Genèse et les Évangiles selon Matthieu et Jean. Au Cercle du Livre, 1950.

9 Ouvrage cité, p. 459.

10 Ouvrage cité, p. 459.

11 « La Voie Libre », par Claude Aveline, Jean Cassou, Louis Mar­tin-Chauffier, Vercors. Chez Flammarion, 1950.