Roger Godel
Spectateur devant le monde

Un ferme ancrage préalable dans le socle du réel s’impose à l’homme de science s’il veut entreprendre sous d’heureux auspices l’exploration aventureuse de sa propre structure jusqu’à l’ultime profondeur. Il est souhaitable qu’une amarre indestructible, guidant sa progression dans la descente aux abîmes, lui assure une stabilité à l’épreuve des courants de dérive. Car c’est d’abord dans un monde de fluidité aux formes incertaines qu’il doit passer ; au-delà du territoire où s’élèvent encore les fugitives constructions mentales qui lui sont familières, aucun indice sensible n’apparaît. Un uni­vers sans dimensions d’espace ni de temps se laisse découvrir – paysage de figures significatives que seule une conscience en éveil peut déchiffrer. Aucun pionnier de cette expédition ne saurait procéder avec l’aide des seules ressources dont dispose l’investigation mentale au-delà des frontières extrêmes de la psyché ; et dès les premiers pas il risque de s’égarer par défaut d’épisté­mologie. L’achèvement de l’itinéraire exige que soit éveillée la connaissance – à la fois transcendante et immanente de l’intemporel.

(Extrait de Roger Godel – Un compagnon de Socrate. dialogues sur l’expérience libératrice. Édition Les Belles Lettres 1956).

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PRÉFACE

Dans un essai sur l’Expérience Libératrice, le rédacteur du présent recueil de dialogues souhaitait qu’un homme de science entreprît en expérimentateur l’étude du domaine métaphysique ce monde de la profonde intériorité (Cf. Essais sur l’Expérience libératrice, p. 47).

L’expérimentateur établi à la pointe extrême de son être se prend lui-même pour champ d’expérience, instrument et itinéraire de recherche tout à la fois. L’exploration n’em­prunte pas les voies de l’auto-analyse, ni celles de la spécu­lation dialectique ordinaire. Une appréhension directe, immé­diate, lui fait saisir par éclairs, dans une séquence discontinue d’instantanéités, l’unité indécomposable des paysages inté­rieurs.

La pensée scientifique, opérant avec les seules ressources dont elle dispose, serait bien incapable de mener jusqu’à son achèvement – au « territoire inconnu» – une si rare entreprise. Son pouvoir de pénétration s’éteint sur cette mysté­rieuse frontière où le sentiment de la durée périt dans la plénitude intemporelle de l’expérience pure.

La raison, si elle vise un but inaccessible à ses modes limités d’approche et prétend toutefois y conduire, doit fatalement égarer l’explorateur. Dès les premières démarches elle conçoit une « idée directrice » et la pose à une lointaine distance devant elle. Ce sera là son objectif : un édifice mental, un phare aux feux tournants, perdu dans la brume et qu’elle-même a bâti.

Après avoir parcouru de longs détours, battu des sentiers innombrables, la pensée investigatrice sera restée captive de son illusion première. Dupe de ses artifices, elle aura manqué d’atteindre le but réel dont la nature ne peut être qu’inat­tendue, irréductiblement étrangère aux plus subtiles approches mentales.

Que la pensée rationnelle soit impuissante à aborder sur les rives de la plus haute région, les métaphysiciens tels que Socrate, Platon ou Plotin le savaient par expérience ; sur le point de parvenir à la dernière étape de la pérégrination, ils avaient dû abandonner leur équipement intellectuel.

Toute recherche expérimentale orientée vers l’arrière-plan métaphysique serait vouée à un échec certain si un principe épistémologique – principe supérieur d’intelligibilité – ne lui servait de pilote [1]. Les philosophes hellènes le dési­gnaient du nom de Noesis, Epistémé, Nous, Aléthéia ; l’Inde et la Chine le reconnaissaient aussi, de temps immémorial, sous diverses appellations : Vidyà, Jnàna, Tao.

La tentation est grande de vouloir appliquer les méthodes rigoureuses de l’examen scientifique à ce principe-pilote au pouvoir éclairant.

Mais aussitôt surgit une objection sérieuse.

Pour soumettre à l’étude le principe d’intelligibilité, on devrait prendre l’attitude d’un observateur en face de lui et le traiter comme un objet d’examen. Procédure insoutenable. L’ultime connaisseur et témoin, au lieu d’occuper la position première [2] et de dominer les hiérarchies intellectuelles serait ainsi mis au rang des fonctions mentales ; la contradiction est flagrante. Ce foyer établi au-delà de tous les niveaux subjectifs et des relations de sujets à objets éclaire d’en haut les démarches dialectiques. Il serait absurde de vouloir outre­passer la suprême référence et de prétendre analyser l’indivisible source ontologique du réel. Sa réalité – indifférente au temps comme à la dissolution de la durée – éveille dans les pénombres de la condition humaine la conscience inté­rieure du réel. Aucun homme ne met en doute la réalité de sa propre existence : « Je suis conscient d’exister. » C’est pour lui une vérité absolue, anhypothétique [3]. L’évidence immé­diate d’un tel principe existentiel l’enracine, par le cœur de sa nature, dans un roc de permanence. Par contraste aussi, elle déploie l’éphémère devant son regard au passage du temps.

Un ferme ancrage préalable dans le socle du réel s’impose à l’homme de science s’il veut entreprendre sous d’heureux auspices l’exploration aventureuse de sa propre structure jusqu’à l’ultime profondeur. Il est souhaitable qu’une amarre indestructible, guidant sa progression dans la descente aux abîmes, lui assure une stabilité à l’épreuve des courants de dérive. Car c’est d’abord dans un monde de fluidité aux formes incertaines qu’il doit passer ; au-delà du territoire où s’élèvent encore les fugitives constructions mentales qui lui sont familières, aucun indice sensible n’apparaît. Un uni­vers sans dimensions d’espace ni de temps se laisse découvrir – paysage de figures significatives que seule une conscience en éveil peut déchiffrer.

Aucun pionnier de cette expédition ne saurait procéder avec l’aide des seules ressources dont dispose l’investigation mentale au-delà des frontières extrêmes de la psyché ; et dès les premiers pas il risque de s’égarer par défaut d’épisté­mologie. L’achèvement de l’itinéraire exige que soit éveillée la connaissance – à la fois transcendante et immanente de l’intemporel.

Cet éveil à la connaissance de soi – une anamnèse de la vérité au sens platonicien – est-ce là ce que pratiquait Socrate par son art maïeutique ? On sera tenté de répondre affirmativement après avoir lu les dialogues d’Alcibiade, ceux de Théétète et de Phèdre. Conduire l’interlocuteur à travers les brumes de l’oubli jusqu’à la connaissance de son identité perdue, c’est la tâche du Sage de tous les temps.

Socrate ayant assumé l’unique fonction d’arracher les hommes à leur sommeil, selon les hasards de la rencontre, les livrait ensuite à leurs propres forces. C’est en hommes libres qu’il les invitait à interroger inlassablement le meilleur de leur être : la vérité cachée, Aléthéia. Au sortir du dialogue qu’en sa présence ils avaient eu avec eux-mêmes, leur regard s’ouvrait à l’émerveillement.

Les « compagnons » ne se connaissaient pas avec Socrate d’autre lien que l’amour, mais à le fréquenter assidûment ils avaient découvert avec lui qu’une vie sans examen ne vaut pas la peine d’être vécue.

D’ailleurs, qu’ils l’aient voulu ou non, un témoin avait pris place au cœur de leur existence.

Quiconque, adulte ou mûr, souhaite acquérir une compé­tence en mathématique, cherche un instructeur hautement qualifié. L’ayant choisi avec soin, il met d’abord à l’épreuve les capacités et le talent pédagogique de celui dont il compte recevoir l’instruction. Sans doute, il importe que l’enquête soit conduite avec une prudence et une perspicacité extrêmes et aussi avec tact. Mais dès lors qu’ont été obtenues les garanties requises, l’intérêt bien compris de l’élève est de se mettre à l’étude dans un esprit d’humilité scientifique. S’il doit argumenter avec celui qui a la connaissance, que ce soit en vue d’obtenir des clartés, des commentaires, de plus amples développements, et non pas avec l’humeur de la dispute et de la contestation stérile ou pour exhiber sa personne dans un débat. Une seule chose importe à l’élève : comprendre clai­rement, assimiler et faire sienne, par expérience, l’instruction reçue, procéder sans délai à sa mise en pratique.

De même auprès du Sage.

Sa présence incite à l’accomplissement pour lequel on est venu ; mais encore faut-il accepter, selon les termes de Platon, « l’épreuve de la joute suprême ».

L’accomplissement majeur, c’est d’atteindre – derrière la brume dont le Sage dissipe la confusion – l’éclairement par quoi toutes opérations mentales acquièrent un sens.

Ce principe – impersonnel autant que la lumière – n’est nullement une fonction de l’homme, ni un état statique ou dynamique. Il est la conscience même à sa source. Autour d’elle, et par référence au pouvoir épistémologique dont elle est le centre, la pensée ordonne le jeu de ses formes.

Un auditeur ouvert à l’enseignement du Sage n’arrête pas son attention sur le sens restreint des mots entendus ; il reconnaît aux phrases, aux images, aux diagrammes, seule­ment une valeur de signaux ; au-delà des paroles se découvre à lui une réalité d’évidence intérieure.

Ce fut, d’abord, pour demander au Sage d’éclairer le problème posé si dramatiquement par Socrate – qu’est-ce que l’homme ? [4] – que le rédacteur de ce livre se rendit aux Indes avec sa femme, au début de l’an 1949.

Il ne souhaitait rien d’autre qu’une instruction épistémo­logique applicable à cette science de la nature humaine qu’est la médecine.

Ses espérances furent pleinement réalisées. Tandis qu’il accordait son attention au dialogue d’une Sagesse transmise de génération en génération du fond des âges, il crut entendre parler Socrate.

L’enseignement se développait par interrogations, com­mentaires, ironie, défis, procédés tactiques, dans la familia­rité des propos ; le visiteur aux Indes revécut les heures ensoleillées de ses lectures platoniciennes. Une lumière fraîche afflua dans les dialogues. Les mystérieuses allusions contenues dans le Phèdre, le Banquet, le Phédon, l’Alcibiade, la VIIe lettre, outrepassant la limite des mots, dégageaient une clarté sans ombres.

Depuis l’instant où survint cette découverte, celui qui écrit ces lignes ne fut plus qu’un auditeur aux écoutes ; en pré­sence du Sage, questions et réponses se donnaient la réplique dans un monologue intérieur.

Il parlait. De ses entretiens ne se dégageait rien d’occulte, aucun appel à de douteuses techniques. On ne se sentait jamais enclin à désirer la puissance, ni à acquérir des pouvoirs.

En écho à sa voix, on s’entendait parler à soi-même. Une vie singulière animait la pensée devant la vérité retrouvée.

Des interlocuteurs sans noms engageaient de longs débats. D’où avaient-ils surgi ? L’auditeur reconnaissait en eux des tendances enracinées dans son passé des questions restées jusqu’ici en souffrance, une attitude, certaines exigences de vieille logique. Lui-même – absent des temps et des lieux en face du Sage – n’était plus qu’audition attentive à saisir le secret des dialogues.

La masse de l’ancien savoir rompait ses liaisons et s’ordonnait sur de nouveaux arrangements : des personnages prenaient forme dans un décor de signes, de symboles.

Un voyage d’exploration commença dont ce livre est le journal de bord.

NOTICE SUR LES PERSONNAGES,

LA MATIÈRE, ET LES DÉCORS DES DIALOGUES

Ce livre a été écrit en présence du Sage [5]. La matière dont il est formé, les décors, les personnages se sont imposés d’eux-mêmes à l’attention du rédacteur. C’est en témoin qu’il assista à la genèse de l’œuvre.

Pourtant, l’écrivain eut sa part du travail à accomplir : demeurer en éveil, d’une vigilance aiguë en face des phéno­mènes, capter le bref passage de l’insaisissable, retenir les deux pôles du paradoxe – ces têtes d’un serpent bicéphale en bataille – et les suivre jusqu’à leur col d’implantation commune.

Lorsque les dialogues eurent couvert quelques pages, des questions surgirent : de quelle source d’information provenait la matière des thèmes débattus ?

Qui est ce personnage sorti des cadres du temps et dont le nom revient dans tous les entretiens, Menon ?

Le premier problème fut vite résolu. On remarqua que tous les éléments des matières examinées et discutées faisaient partie d’une culture acquise avant la confrontation.

Toutefois, les composantes de cette culture avaient subi un profond remaniement. Leur structure s’était d’abord rompue, puis recomposée selon d’autres lignes de force. Uni axe nouvellement surgi les regroupait et les polarisait.

Il restait à déchiffrer la seconde énigme. Qui est Menon ?

Un homme venu de Thessalie à Athènes pour entendre Socrate porter ce nom. Il reçut du Sage le choc fulgurant (comparable au contact de la torpille) qui accompagne le retour du souvenir perdu. Se peut-il que cette déflagration ait dérouté le visiteur thessalien hors du paresseux écoulement des siècles et l’ait fait atterrir sur notre temps ?

Il s’exprime volontiers en un style socratique d’inclination platonicienne. Mais la tournure de pensée d’un homme du XXe siècle ne lui est pas étrangère.

Ce personnage n’est certainement pas une fiction. Sa voix, sa carrure d’athlète dominent les débats.

Il garde le silence sur les événements de sa vie. Les seules aventures qu’il consente à faire connaître sont ses rencontres avec la Sagesse. Elles lui tiennent lieu d’histoire [6].

I

LA PENSÉE BRÛLE SES AILES

Ainsi, de tous temps, la vérité existe en nous.

PLATON, Menon.

MENON. – À quoi bon dialoguer ! Croyez-vous qu’il suffise d’échanger des paroles pour que l’objet de nos recherches apparaisse ? Les mots auraient-ils un si grand pouvoir ?

CLAUDE. – La dialectique – correctement conduite – est un puissant instrument d’investigation.

MENON. – … pour défricher le terrain. Mais en aucun cas elle ne mènera son possesseur jusqu’au terme de l’itiné­raire. Celui qui fut mon premier maître, Socrate, mettait fin à ses discours – et aux nôtres – par un point de suspension. Avec lui, on ne pouvait jamais conclure, en définitive. Dès qu’un bout de solution commençait à poindre devant nous, il brisait net nos élans d’un sourire.

CLAUDE. – j’ai eu aussi un maître sceptique en classe de philo. Il souriait de nos enthousiasmes d’enfants et les étei­gnait. Nous l’admirions. Moi seul je le détestais.

MENON. – Ce serait bien mal connaître Socrate que de le confondre avec les gens de cette espèce – les sceptiques. Jusqu’à son dernier souffle, il nous a invités à rechercher inlassablement la sagesse. Nous l’entendions répéter dans les boutiques, les bazars, les jardins d’Athènes, à ses amis : « Ayez soin de vous-mêmes, découvrez qui vous êtes, la Grèce est grande et les pays étrangers encore plus vastes ; on y peut rencontrer, sans doute, le magicien qui vous éclaire sur l’énigme de la vie et de la mort. Celui-là vaut à lui seul plus qu’une fortune. »

CLAUDE. – Votre maître Socrate est en pleine contradiction avec lui-même. Tantôt il déclare que la pensée de l’homme est impuissante à saisir la vérité et que, d’ailleurs, aucune langue ne pourrait l’exprime – d’autre part, il engage ses auditeurs à consacrer leur vie, toute la vie, à cette unique recherche. Dites-moi, Menon, est-ce que l’ironie socratique consiste à se moquer des gens ?

MENON. – J’ai été bien près de le croire. Socrate faisait son chemin à travers un dédale de paradoxes. C’était un homme déroutant. Il ne craignait pas de se contredire. Mais sous le choc des termes contradictoires jaillissait la clarté d’une raison qui les transcendait l’un et l’autre.

CLAUDE. – Eh bien, mettez en pratique cette méthode en examinant le problème qui nous trouble. J’admets avec vous que le langage trahit la pensée plus qu’il ne la sert ; j’admets aussi qu’aucune dialectique ne peut nous conduire jusqu’au but de nos recherches. Alors, pourquoi perdre notre temps ici en bavardage ! Quelle ridicule entreprise que de vouloir se mettre en quête de l’inaccessible. Guérissons-nous de cette manie de la recherche comme du culte naïf de la vérité ou de la beauté. La suprême sagesse ne serait-elle pas d’envoyer promener tous les poursuivants et dispensateurs de sagesse ?

MENON. – À la fin d’une journée dépensée en de longs débats, il m’est arrivé de penser comme vous. Je m’endormais la tête lourde ; un cliquetis d’arguments me poursuivait dans le sommeil. Le zézaiement des moustiques et leurs piqûres me réveillaient avant le jour. Tiens, me disais-je, c’est tout à fait comme la compagnie des « camarades» autour de Socrate. Ils veulent du sang frais, rien ne les arrêtera jusqu’à ce qu’ils soient rassasiés. Impossible de dormir. J’avais loué une maison sur les bords de l’Ilissos, dans les jardins. Je regrettais d’être venu de si loin à Athènes. Mais à l’heure la plus noire de la nuit, quand mon cœur était devenu aussi sec qu’une feuille d’automne, j’entendais tout à coup chanter les lointaines chouettes d’Athéna sur l’Acro­pole ; et, mon cher Claude, l’enchantement de cet appel mettait en fuite tous les moustiques !

CLAUDE. – Quel drôle d’homme ! Moi, les chouettes me dépriment. C’est sinistre le cri d’un oiseau de nuit.

MENON. – Ici les voix de l’oiseau sacré invoquaient Athéna, figure de la Sagesse ; et cette figure je l’apercevais distinctement dans ma chambre, devant moi, armée en gloire, drapée de silence, Socrate assis à ses pieds.

CLAUDE. – C’était assez pour arrêter la danse des moustiques ?

MENON. – En tout cas, ceux-là cessaient de donner de la voix et des morsures à l’approche du jour. Quand Socrate, en compagnie d’Athéna, visitait ma nuit, je savais que l’aube était proche. Les insectes n’avaient plus qu’à se taire tous ensemble et ma pauvre cervelle entrait en repos.

CLAUDE. – Vraiment ! Socrate venait-il en visite chez vous ?

MENON. – Le plus sérieusement du monde. Il venait à l’improviste, sans s’annoncer, car c’était un hôte inattendu et qu’il faut toujours attendre. La porte s’ouvrait sous la poussée de son bâton. Un flot de lumière pénétrait avec ses pieds nus dans la pièce. À son arrivée, les chouettes deve­naient silencieuses jusqu’au soir.

CLAUDE. – Qu’avait-il d’urgent à vous dire à cette heure matinale ?

MENON. – Sa présence rompait à l’instant les chaînes de la pensée en tourment. Il prenait place sur un tabouret à l’entrée, à contre-jour de l’aube. Celui qui me retint si longtemps à Athènes par ses discours m’instruisit plus encore en silence. Fils d’une accoucheuse excellente, il connaissait aussi l’art d’acheminer vers le jour le fruit de la vérité que les hommes portent à leur insu. Sous sa main d’expert, elle leur sortait des entrailles, même s’ils refusaient leur cœur. Quand il avait fini de nous parler – et même durant ses entretiens — la Sagesse montait comme s’élève l’eau des puits au voisi­nage d’un fleuve abondant.

CLAUDE. – Je crois avoir compris le sens de vos images, à l’exception de cette dernière figure. Il serait bien extraordi­naire que votre maître eût le pouvoir d’alimenter ses disciples en Sagesse bonne et authentique comme un fleuve fournit d’eau les puits environnants par voie souterraine. Serait-ce cela que vous prétendez ?

MENON. – Mon enthousiasme au souvenir des beaux jours m’a fait parler trop vite. J’aurais dû procéder dans l’ordre, méthodiquement, au lieu de brûler les étapes. Lors de ma seconde rencontre avec Socrate, j’étais si impatient de l’inter­roger qu’il ne me vint pas à l’esprit de lui dire bonjour et d’échanger avec lui des phrases polies par l’usage. Sans céré­monie, sans préambule, je posais la question qui me brûlait les lèvres : « Comment devient-on un homme, dans l’entière acception du mot ? »

CLAUDE. – Quelle question ! Un homme ne peut qu’être homme, avoir été et demeurer homme ; c’est là sa nature. S’il n’était pas cela dès l’origine, comment pourrait-il le devenir ?

MENON. – Il y a de la profondeur dans votre découverte. Mais derrière ma demande se cachait une arrière-pensée ; je voulais inciter Socrate à parler de la « vertu » de l’homme.

CLAUDE. – C’est un exposé sur la vertu que vous attendiez de lui ? Tout ce chemin jusqu’à Athènes, vous l’avez fait pour venir entendre une leçon de morale élémentaire ?

MENON. – J’emploie le mot « vertu » ici, faute d’un terme meilleur. Procurez-m’en un qui soit plus exactement appro­prié au sens du mot grec « Arêté » et je l’adopterai. « Arêté », c’est la qualité virile par excellence, celle qui définit l’homme parvenu à la plus haute expression de sa nature.

CLAUDE. – C’est donc sur ce terrain que vous aviez entrepris de faire marcher Socrate ? Vous ne manquiez pas d’am­bition ! Dès la seconde rencontre avec le Sage, vous comptiez vous faire montrer le chemin qui mène au sommet de l’Acropole. D’un bond, vous auriez sauté à pieds joints sur la plus haute cime ? Comment Socrate a-t-il réagi à votre projet ?

MENON. – Selon son tempérament, avec une merveilleuse jovialité. Il m’accueillit par un rire plein d’enthousiasme.

CLAUDE. – Et vous a-t-il montré la voie ?

MENON. – Ici commence l’étrangeté de l’aventure. En vous racontant la scène qui suivit, j’ai l’impression d’être en plein rêve et, à la fois, éveillé. Platon, à qui j’ai rapporté l’histoire, a voulu la mettre en dialogue sous mon nom. Mais quelque chose toujours manquera à l’essence d’un tel drame. Ce qu’il nomme plaisamment et d’un ton plutôt narquois un torpillage, j’en ai fait l’expérience personnelle.

CLAUDE. – Est-ce pénible ?

MENON. – Je renonce à le décrire. Il faut l’avoir subi pour en connaître le goût. Voulez-vous que j’essaye de me faire comprendre ? Durant notre entretien, je sentais le sol vaciller et fuir sous mes pieds. Ma pensée tournoyait sans arrêt, et sans pouvoir trouver aucun support. La parole du Sage hachait avec une cruauté méthodique l’armature de tous mes arguments. À mesure que je perdais du terrain – et comment rester ferme sur ce sol mouvant ! – une sorte de torpeur s’infiltra en moi ; mais au milieu de l’engourdisse­ment perçait une pointe de lucidité. L’acuité de cette lumière grandit et devint bientôt intolérable. Elle me contraignait d’être en éveil, alors que j’aurais voulu céder à l’attirance d’un sommeil profond.

Pour résister plus sûrement à la fascination de la torpille, je gardai mes yeux grand ouverts et j’examinai ce qui se passait en moi. Socrate m’invitait à plonger sans crainte ; mais ce qui fut découvert au cœur de cette percée échappe à toute tentative d’analyse ; sa nature est indivisible, sans forme ni diversité.

CLAUDE. – Par quelle voie avez-vous été conduit au terme de cette descente en vous-même ? On s’accorde à reconnaître que Socrate dispose d’un art subtil d’entraîner ses auditeurs à sa suite.

MENON. – … à sa suite ! Qui serait capable de suivre à la trace cet homme extraordinaire ? J’ai répondu à son appel sans parvenir d’abord à reconnaître clairement mon chemin. Ses pas ne marquent aucune empreinte sur le sol. On dit de lui qu’il déroute, qu’il égare ses poursuivants. Il est « atopos » au superlatif, « sans route ». Pour le rejoindre, il faut ouvrir soi-même une piste dans l’inconnu. Ses propos déconcertent, mais ils séduisent. Car il est impossible de récuser la force de leur logique spéciale. À cause de cela, parce que je reconnais­sais la puissance d’une raison supérieure dans ses arguments, je me suis rendu à sa voix. Je suis venu de mon pays pour résoudre avec l’aide de ses lumières l’énigme de la nature humaine. À ma demande pressante « Comment s’acquiert la vertu de l’homme ? », il me répond par une invitation à pénétrer en moi-même. Un exposé objectif de ses propres conclusions sur ce sujet eût mieux fait mon affaire à ce moment. Mais au lieu de m’offrir le fruit de sa recherche, il me propose d’entreprendre un voyage.

CLAUDE. – L’exploration d’un monde !

MENON. – D’un monde sans consistance ni itinéraires, sans voie de retour. Dès que vous y êtes engagé, chaque pas vous entraîne plus profondément vers une destination imprévisible.

CLAUDE. – Avant d’aller plus loin, mettons-nous d’accord. Ce monde dont vous signalez l’inconsistance, c’est bien vous-même qui en êtes l’étoffe, si je ne me trompe ? Sa fluidité est celle de votre propre substance. Si vous n’y avez pas trouvé d’itinéraires, c’est que tout est mobile en vous, et sans repos. Probablement, au cours de votre voyage dans ce monde inté­rieur, avez-vous été témoin de l’écoulement incessant du flot de votre vie ? Mais cette expérience personnelle vous autorise-t-elle à dire que la nature humaine n’est rien d’autre qu’im­permanence ?

MENON. – Bien ! Vous avez pressenti qu’au-delà du tumulte, il y a en nous de la stabilité. C’est cela qui vous attire : un désir de repos et de paix. Il serait beau, n’est-ce pas, de pouvoir sauter d’un bond par-dessus le torrent pour s’établir dans l’immuable. Par malheur, nous baignons et roulons dans des eaux en crue. Leur choc ébranle nos sens, nous donne le vertige. Dans ce paysage de déluge où les brumes à la surface forment des silhouettes fantastiques, les yeux nous égarent. Mieux vaut se défier de leur témoignage. Une cataracte assourdit nos oreilles. Nulle part il n’existe un îlot d’où l’on puisse prendre élan pour bondir.

CLAUDE. – Peut-être le Sage nous transportera-t-il dans une barque vers l’autre rive. Ou s’il y a un gué, il nous le montrera. Je suis prêt à tenter l’aventure. Comment Socrate vous a-t-il instruit du passage ?

MENON. – Mon attention lui était acquise. Les phrases de son discours parvenaient distinctement à mes oreilles. Mais étaient-ce bien des mots que j’entendais ? Sa voix me commu­niquait cette vérité nue qu’aucune parole ne peut transmettre. Je m’étonnai d’avoir compris l’insaisissable. Le langage sur ses lèvres dépassait les pouvoirs de la langue. Une inquiétude me prit. Dans quelle étrange aventure m’étais-je fourvoyé ? Il semblait qu’un gouffre de lumière se fût ouvert derrière ma pensée. L’irruption de cette lumière commençait à me faire plus peur que l’ombre ; l’intelligence dansait dans son rayon à la manière d’une poussière de particules. À ce moment critique de ma vie, le Sage vint à mon secours. En réponse à la vigueur de son appel, mon esprit cessa d’osciller. Aussitôt, un étrange événement mit fin à mes incertitudes. Socrate m’interpella. Sa voix transperça de part en part les brumes de l’oubli que la condition d’homme mortel faisait encore flotter devant moi. Dans un éclair, ces nuées furent dissipées. Je me souvins. Mais ce souvenir ne se formule pas. J’étais établi sur la fondation inébranlable d’une certitude, sur le témoignage d’une évidence directe éternellement présente et dépouillée de sa preuve – qu’un ultime témoin se rend à lui-même. La voix de Socrate avait ce pouvoir d’en appeler à la reconnaissance du vrai. En s’ouvrant à elle, on s’ouvrait à soi. À peine l’eut-il évoquée en moi, qu’un témoin invisible et incorruptible de ma vie entière établit sa permanence et m’enracina en elle. Bientôt, lui seul gouverna ma vie. Je reconnus qu’il régnait dans le silence depuis toujours à mon insu.

Maintenant que l’anamnèse [7] réveillée par le Sage rompt en moi ici et là des lambeaux de léthargie, je découvre partout l’immuable vigilance de l’observateur. C’est lui le témoin établi, sans commencement ni fin, derrière la trame. De son rayonnement dérive l’étincelle de lucidité qui éclaire la raison.

CLAUDE. – Pourquoi le nommez-vous tantôt le témoin, tantôt l’observateur ?

MENON. – Parce qu’il réside à la source de notre être, Socrate l’appelle Archê, le principe premier. Mais, à vrai dire, il est sans nom, sans attributs, sans qualités. Toute dénomination – même celle de « pure conscience » ou de « béatitude » dont on l’affuble parfois — l’enclorait entre des limites.

À l’approche d’une pensée humaine qui prétendrait le capter, il s’évanouit à l’instant. Dans l’éclair de cette dispa­rition, la pensée brûle ses ailes ; ainsi dépouillée du temps qui la retenait encore dans l’ignorance du premier principe, elle tombe au foyer d’éternité et s’y consume.

Je crois que Socrate ici m’inviterait au silence. L’ironie de son regard me reproche déjà d’avoir trop présumé de la parole.

II

SPECTATEUR DEVANT LE MONDE

CLAUDE. – Notre précédent entretien m’a laissé perplexe. Je serais incapable d‘en repenser clairement le contenu. Les lois de sa logique me sont incompréhensibles. Socrate possède, dites-vous, le pouvoir d’éveiller chez ses auditeurs la connais­sance de leur véritable nature. Sa stratégie et son art conver­gent sur cet unique but : inciter l’homme à se souvenir. Mais que doit-il retrouver au fond du tiroir oublié ? Quelle est cette connaissance de soi en fin de compte ? Est-ce sur notre moi authentique, sur notre moi individuel que cette prise de conscience opérerait ?

MENON. – Socrate, à qui j’avais posé cette question, s’abstint d’y répondre. Le Sage désencombre la voie à ses auditeurs, transforme pour eux les obstacles en tremplins d’approche et en auxiliaires de leur progression. C’est en leur signalant sans cesse, au cours de l’itinéraire, la direction du but à atteindre, qu’il les polarise efficacement sur le terme. Quant à inclure dans une formule ou dans un mot la réalité dont il convient d’exhumer le souvenir, il s’y refuse abso­lument. S’il nous accordait cette concession, je cesserais aussitôt de croire à la sagesse de son enseignement, il aurait fait œuvre d’un bâtisseur de systèmes – une vaine construction de théoricien.

Le Sage, comme un soleil, fait mûrir en nous le fruit de la Sagesse, mais cette épithète même trahit la vérité. La « connaissance » qu’il évoque est, par nature, irréductiblement étrangère à toute catégorie mentale, elle échappe aux prises de l’intellect ; aucune formulation ne peut la représenter.

CLAUDE. – Quand vous faites allusion à la connaissance de soi, c’est toujours sur son étrangeté que vous mettez l’accent. Je suis préparé à admettre qu’elle réside dans une région inaccessible à la pensée. En conséquence, tous les efforts que pourraient tenter notre raison ou nos sentiments pour atteindre un niveau aussi élevé sont voués à un échec certain.

MENON. – Assurément.

CLAUDE. – C’est pourquoi la dialectique du métaphysicien abonde en déclarations négatives, lorsqu’il est fait allusion à la « chose ». Vous en connaissez le thème, certainement, pour l’avoir entendu de la bouche même de Socrate ; les écritures indiennes sont d’accord avec lui et répètent à satiété : « neti, neti », ce n’est pas cela, pas cela ! Si les efforts de mon esprit sont condamnés d’avance à succomber contre un mur de négations, quel espoir me reste-t-il de jamais retrouver le souvenir perdu – savoir qui je suis ?

MENON. – La situation serait désespérante en effet si l’homme ne pouvait compter, pour atteindre cette fin, que sur les pouvoirs restreints de son intelligence.

CLAUDE. – Prétendez-vous sérieusement avoir découvert en lui une fonction plus pénétrante que celle-là ? Faites-moi part de votre merveilleuse trouvaille.

MENON. – Merveilleuse en effet ! Parmi vos contemporains, on aura peine à accepter mon témoignage. Je le porterai pourtant devant eux. Ce que j’ai vu à Athènes, et ailleurs, m’est un sûr garant d’authenticité. L’homme peut accueillir, s’il y est disposé correctement, une lumière de si haute qualité, que ses facultés mentales les plus pénétrantes ressem­blent, par contraste, à un langage d’enfant. Nos dialogues avec Socrate amenaient cette clarté spéciale sur nos propos.

CLAUDE. – Votre assertion me paraît extraordinaire. Croyez-vous qu’une raison infaillible présidait à vos débats ?

MENON. – Je m’excuse d’avoir suscité, bien involontairement, une interprétation aussi audacieuse. Socrate s’est efforcé, par l’échange de nos entretiens, à faire jaillir de nous le feu de cette sagesse incommensurable sans laquelle toute dialectique serait vide de science. À cette précieuse sagesse nous rendons hommage, selon les cas, sous le nom de Phronésis, d’Epistémé, de Noésis, d’Aléthéia. La parole du Sage ouvrait dans ses auditeurs des brèches, des percées, des fissures par où le rayonnement sans prix pût filtrer.

CLAUDE. – Quel effet en résultait-il pour vous ?

MENON. – Un profond changement dans notre vision des plus simples choses. J’étais venu à Athènes avec un lourd bagage de connaissances – du moins j’appelais ainsi le fatras d’informations dont ma tête était garnie. Lorsque je quittai Socrate, après ma première visite, la pesanteur avait disparu de mon front. Le cerveau m’était devenu impondérable.

CLAUDE. – On a su habilement vous démontrer l’inanité de votre savoir ; et les acquisitions de votre labeur ont fondu au soleil. Cela vous a allégé d’autant.

MENON. – Ce n’est pas Socrate qui découragerait l’esprit d’investigation ! Il en exalte l’ardeur. Une vie sans examen, disait-il, ne vaut pas la peine d’être vécue. Mais aussi, sa terrible exigence de vérité en oriente le cours. La somme d’informations que j’avais acquise jusqu’à cette rencontre, livrait enfin son secret. Une masse inassimilable de faits sans relations s’ordonnait sur l’axe d’une perspective nouvelle. La confusion prenait fin. Une allégresse succédait à la gravité.

CLAUDE. – Vous parlez toujours en figures. Qu’entendez-vous par cet axe d’une perspective nouvelle ? Tant que cette image ne sera pas devenue claire pour moi, le sens de vos allusions m’échappera entièrement.

MENON. – Sur le plan où notre entretien se déroule, il n’est possible de communiquer que par l’entremise des figures diagrammes, symboles. La vue et le toucher, les spéculations d’une intelligence en jeu dans l’espace et le temps sont inapplicables à cette profondeur d’évocation. Vous admettrez cela, je le crois sans difficulté, car les découvertes scientifiques de vos contemporains ont déjà assoupli leur pensée. N’est-il pas vrai que l’étude de l’atome et de ses structures exige l’emploi du symbole mathématique ? Les grossières comparaisons empruntées au monde des sens – aux yeux, aux doigts – ne peuvent d’aucune manière rendre compte de ce qui se passe dans ce monde inaccessible au regard le plus perçant.

CLAUDE. – Les savants de nos jours vous accorderaient cela et d’autres sérieuses concessions. Leur esprit de recher­che s’est affranchi du cadre limité où nous tient asservi – si l’on n’y prend pas garde – le témoignage tyrannisant des sens ; pour eux, les variables du temps et de l’espace, la causalité même sont seulement des modes d‘opérations mentales.

MENON. – Vos savants, lorsqu’ils instruisent leurs élèves, osent-ils prendre d’aussi grandes libertés avec les habitudes courantes de penser ? Est-ce qu’ils parlent une langue abstraite ? Une dialectique de signes et de symboles ?

CLAUDE. – Ils enseignent au moyen du langage voulu par la science. C’est la matière traitée – et non pas l’auditoire – qui commande la forme d’exposition. Quant aux étudiants ils acceptent, cela va de soi, de suivre leurs maîtres sur ce terrain. S’ils perdent pied, on vient à leur secours ; des éclaircissements leur sont donnés.

MENON. – Vos professeurs ont bien de la chance ! Leurs élèves ne demandent pas à toucher du doigt, ou à voir avec les yeux l’intérieur de l’atome. Ils acceptent le témoignage des yeux de l’esprit.

CLAUDE. – L’étudiant n’oserait pas faire des demandes aussi naïves. Une formation scientifique élémentaire l’a déjà dégrossi lorsqu’il aborde le cours supérieur de physique. Ses exigences sont d’une nature plus élevée. Il veut des preuves expérimentales ; la stricte logique du raisonnement ne suffit pas à le contenter. Son esprit veut sans cesse passer de la théorie à la pratique, de l’opération rationnelle à la vérifi­cation dans l’expérience. Lorsqu’elles s’accordent et se portent garantes l’une de l’autre, la pensée scientifique entre en repos. Ce mutuel témoignage des termes opposés la satisfait, l’harmonie règne… pour un temps. Nos maîtres nous ont inculqué cette doctrine fondamentale. Elle prévaut dans nos recherches. Le Sage conduit-il de même son enseignement ? Si vous me répondez par l’affirmative, je devrai vous poser une embarrassante question, la plus grave de toutes.

MENON. – Puisse Socrate venir à mon secours ! Mais je m’efforcerai de répondre à toutes vos demandes. Vous désirez savoir, au préalable, si le Sage procède selon la méthode d’un maître de physique à l’Université, donnant à ses exposés théoriques l’appui d’une confirmation expérimentale. Ai-je correctement interprété votre question ?

CLAUDE. – Très exactement.

MENON. – Dans les entretiens d’un Sage, aucune place n’est faite à des considérations théoriques. L’expérience pra­tique pénètre partout à travers le débat. Par le moyen des questions qu’il pose, le Sage incite ses auditeurs à écouter au dedans d’eux-mêmes le témoignage d’une évidence irrécu­sable.

CLAUDE. – L’homme de science situe dans une autre direction la valeur des témoignages, car le témoignage subjectif lui inspire la plus grande méfiance. Aussitôt qu’il a élaboré une hypothèse sur des principes rationnels d’explication, il se tourne vers le monde extérieur pour mettre sa théorie à l’épreuve. Sa position est dès lors celle d’un observateur impartial des faits objectifs. La probité scientifique exige de lui qu’il demeure toujours soumis à l’évidence du résultat expérimental. Qu’objecteriez-vous à cela ?

MENON. – Je partage la méfiance de votre savant à l’égard des témoignages subjectifs. Le monde inconsistant et incertain de la vie mentale ne peut offrir aucune garantie de stabilité à l’observateur qui tenterait d’y établir son poste. C’est pour­quoi il doit, de toute nécessité, découvrir la voie par laquelle on accède à un axe immuable de référence. Atteindre en vérité cette position est plus difficile, croyez-moi, que de la men­tionner par ouï-dire.

Quant à l’observateur qui se déclare impartial devant les faits objectifs, ne le trouvez-vous pas un peu présomptueux ?

CLAUDE. – Sa tâche est correctement achevée s’il enregistre avec une rigoureuse exactitude des séries de phénomènes.

On lui demande d’inventer et d’organiser des expériences, d’opérer entre leurs résultats des recoupements instructifs. Qu’il se contente de relever les données acquises – elles s’imposent du dehors en vertu de leurs lois propres ; les faits objectifs parlent d’eux-mêmes en toute indépendance des fantaisies de l’homme.

MENON. – Cependant, l’homme assume à leur égard le rôle d’interprète. Lui seul leur accorde une signification.

CLAUDE. – La signification qu’il leur donne lui est imposée par les enchaînements d’une raison fermement établie ; elle procède de la connaissance de certaines lois naturelles. Aucune concession n’est faite aux rêves de la subjectivité.

MENON. – Je me réjouis d’apprendre que la subjectivité de vos savants est sévèrement tenue en bride, et qu’aucun écart ni jeu d’esprit ne lui est permis.

CLAUDE. – A vrai dire, il y a bien quelques infractions – sans gravité – à ce commandement. Nos grands hommes sont restés des enfants ; ils font volontiers l’école buissonnière. D’ailleurs, la discipline scientifique s’accommode d’une cer­taine hardiesse. On stériliserait vite la science à vouloir la réduire à une sèche application de règles codifiées une fois pour toutes. Fort heureusement, l’audace des pionniers nous a ouvert et nous ouvrira encore bien des voies nouvelles.

MENON. – Mon cher Claude, je vois tout à coup votre ennemie, votre bête noire, la « subjectivité », rentrer dans le palais de la science par la porte de derrière. Son intellect est fertile en ressources autant que notre héros Odysseus. Elle construit des hypothèses ingénieuses et plausibles, interprète « objectivement » les faits de l’expérience. Grâce à elle, la science croît toujours plus haut et porte des fruits tantôt doux, mais parfois amers. Sans vergogne, elle se proclame objective, impartiale, impersonnelle, parfaitement véridique. Et qui oserait la contredire quand l’homme moderne reconnaît lui devoir tant de bienfaits ! Silencieusement, elle continue d’ourdir sa toile : le monde objectif des réalités scientifiques. Dans cet univers qu’elle tisse de ses figures : symboles mathématiques, ondes et particules, l’hypothèse se vérifie, se déchire ou se laisse recoudre.

CLAUDE. – Selon vous, le monde découvert par nos savants ne serait donc rien d’autre qu’une construction subjective à multiples dimensions. Son contenu entier serait le produit de notre esprit. Il inclurait aussi bien les données brutes de l’expérimentation et leur phénoménologie que l’interpré­tation théorique des faits dans un système cohérent de lois cosmiques. Mon cher ami, votre point de vue a été abandonné il y a longtemps par les philosophes sérieux. Vous feriez figure d’ancêtre à vouloir le soutenir. On vous reprocherait d’être solipsiste, idéaliste, agnostique, subjectiviste. Adoptez notre époque. Regardez avec nous cet univers dont les plus lointaines galaxies en fuite à des milliards d’années-lumière de distance écrivent maintenant leur destin dans le champ de nos télescopes. Examinez à l’autre terme de l’échelle l’infi­niment petit : il nous livre le secret de la puissance. Énergie et matière, formes vivantes ou minérales, structures visibles ou invisibles, tout cela est réel, absolument réel.

MENON. – À présent, je crois que nous ne tarderons guère, vous et moi, à nous accorder grâce à la spontanéité de votre ardeur. L’absolue réalité à qui vous prêtez hommage à travers toutes choses se chargera de nous réconcilier.

CLAUDE. – Je vous comprends de moins en moins !

MENON. – Une étape est proche où nous ferons halte dans la paix.

CLAUDE. – Cette paix serait-elle aussi le produit d’une cogitation subjective ? Je préfère en rejeter tout de suite le mirage plutôt que de couler vers un océan d’illusions, fussent-elles paradisiaques.

MENON. – J’apprécie votre ironie. Ma revanche sera de prendre vos paroles au sérieux. Voulez-vous que nous diri­gions une attaque concertée contre les illusions de toutes provenances – tant objectives que subjectives ?

CLAUDE. – Vous aurez fort affaire.

MENON. – J’ouvre l’offensive. Voici un premier obstacle : le monde objectif. Il a pour le soutenir sa force d’inertie. Nos sens l’explorent et le situent dans l’espace. Après la vue, le toucher l’examine. Ils le déclarent compact, durable. À voir les choses toujours identiques à elles-mêmes dans leur apparence, on les croirait immuables. Leurs structures inté­rieures échappent à notre regard. Seules se montrent les surfaces, elles changent peu et lentement. Ce monde dont l’objectivité résiste à notre front est à la fois trop familier et mystérieux, insondable. Sa présence en face de nous a cessé depuis longtemps de nous émerveiller. Nous sommes accou­tumés à vivre dans ce miracle quotidien. Il est la réalité concrète, un roc de réalités objectives, plus durable que notre être même, puisqu’il existe sans nous et survit à notre corps.

L’objet nous force donc à prendre vis-à-vis de lui – mais à distance – la frêle attitude du sujet. Cette dualité irréductible du sujet et de l’objet en liaison et antagonisme réci­proques est une erreur fondamentale. De graves malentendus en résultent.

CLAUDE. – Votre tactique se dessine, elle m’apparaît bien hardie, trop hardie. Vous voulez que j’incorpore en moi la totalité du monde extérieur ; ses objets deviendraient alors mes objets, ils perdraient leur caractère d’extériorité et d’auto­nomie. C’est un habile stratagème, mais aussi un tour de force impossible à accomplir.

MENON. – Et pourtant, vous avez absorbé le monde ! Rien n’est resté au dehors.

CLAUDE. – Avant de procéder plus loin dans notre entretien, répondez à mes objections, elles sont sérieuses.

MENON. – Je vous demande, au préalable, d’examiner votre position de spectateur devant le monde. Au cours de cet examen critique, beaucoup de problèmes vont se résoudre sans difficulté. Tel qu’il se manifeste dans ses formes et ses phénomènes, l’univers nous atteint par la vue, l’ouïe, l’odo­rat, le toucher le goût. Il assume alors des apparences – des couleurs, des contours, des ombres et des reflets, une consistance – dont la structure de nos sens lui prête le modèle.

CLAUDE. – Je vous suivrai plus volontiers si vous me présentez des exemples concrets.

MENON. – Un ruisseau coule à nos pieds. Ses scintillements remplissent mon regard d’étincelles. Des milliers de cigales chantent autour des paroles de Socrate. Un platane étend sur nous son ombre courte de midi. Je participe, moi Menon, à ce paysage dans l’instant même. Une senteur de lauriers en flo­raison m’imprègne.

L’unité indivisible de cet état de conscience est inséparable de moi. Dans l’image de l’arbre et de son ombre sur le sol ocre, comme dans le luisant des eaux, je revendique ma part de vision. Les formes naissent, reposent et périssent en moi. D’où provient le parfum des fleurs ? Il procède d’un pouvoir propre à ma nature : l’aptitude à sentir. Voici qu’apparaît tout à coup dans mon champ de conscience une étrange bigarrure de couleurs, de silhouettes mouvantes. Un réseau immobile de lignes, des sons ; qui donc enveloppe de noms magiques cet indécomposable ensemble : Ilissos, Athènes, Socrate ? Ma seule présence les a fait jaillir. De ma présence encore monte la plénitude de vie dont cet instant est saturé.

CLAUDE. – Personne ne songerait à contester cela. Les formes avec l’entière signification qui leur est attachée sont l’œuvre de votre champ de conscience. Leur structure a ses racines dans votre propre structure elle en est issue et s’y confond en retour. Je suppose qu’un cerveau très différent du vôtre — le réseau ganglionnaire d’une fourmi par exemple — produirait dans son champ d‘opération un tout autre paysage. Bien entendu, l’Ilissos n’y serait point une rivière d’Athènes, ni Socrate un Sage. Jusqu’ici, j’accepte encore de vous suivre. En intégrant les objets dans l’unité d’un champ de conscience, vous les rendez intérieurs. Ils révèlent la phé­noménologie de leur nature : représentations sensorielles, images, qualités, attributs, valeurs apposées sur des formes, formes apposées sur des valeurs. Cependant, bien que le paysage soit une expression de mon activité sensorielle et ne puisse être séparé de moi, je le situe néanmoins hors de mou corps. L’arbre n’a pas sa résidence dans mon cerveau. Il pousse à dix pas d’ici. Dois-je aussi intérioriser le ruisseau, et le faire couler en moi ? Vous me demandez d’accomplir un absurde renversement dans l’ordre des choses. L’extériorité des objets s’impose au sens commun ; c’est à cela, mon cher ami, que je suis fermement résolu à ne pas renoncer.

MENON. – Ai-je exigé pareille acrobatie ? Je me suis fait mal comprendre. Laissez en place les choses parmi lesquelles votre masse corporelle se meut. La bonne conservation du décor et votre propre intégrité matérielle sont à ce prix. Comment pourrais-je circuler au milieu des forêts de cette terre si je prenais les arbres pour une vision intérieure ? Le muscle aussi a des exigences. Nous allions oublier ses pouvoirs qui sont fort étendus. À lui seul il construit à son image un monde dont la pensée est tributaire. Le cerveau est soumis à sa dictature. Le sens musculaire impose aux démarches du langage la dialectique de sa forme. Ainsi s’édifie et se recrée sans cesse en nous un cadre d’espace et de temps où notre corps en mouvement, et d’autres corps, se découpent une place.

CLAUDE. – Vous accordez au muscle un immense empire, si le langage, la pensée même doivent lui être subordonnés.

MENON. — La pensée, en fait, parvient difficilement s’affranchir des dimensions que le sens musculaire lui propose encore. Serait-ce parce qu’une énorme proportion de musculature entre dans la masse totale du corps ? Inonderait-elle de ses messages le cerveau ? C’est à vos biologistes de nous répondre. Pour notre démonstration, d’ailleurs, peu importe, elle repose sur une base ferme et indépendante. La voici for­mulée : l’espace et le temps ont en nous leur origine, c’est dans l’intériorité de notre être que leurs relations s’élaborent.

CLAUDE. – Jusqu’où avez-vous l’intention de m’entraîner si je concède ce point ? Peut-être vais-je entendre des propos encore plus subversifs ? Certains de vos confrères orientaux ont affirmé que le monde est pure illusion, mirage. Soutenez-vous cette thèse ?

MENON. – Refusez de me faire par grâce la moindre concession. Nous examinons un grave problème. Il exige de nous une entière franchise, de l’impartialité, un discernement en éveil. Si l’évidence des faits s’impose, donnez votre accord. Mais si, par contre, ma cause n’est pas gagnée, formulez vos objections.

CLAUDE. – Une partie de vos assertions me semble très acceptable. Il est certain, à mon avis, que le cadre temporo-spatial – dans lequel notre pensée et notre corps se meuvent – est un produit de leur expérience sensible et de la spécu­lation abstraite. À ce titre, le temps et l’espace nous sont intérieurs. Toutefois, il m’est impossible de vous suivre jusqu’à la dernière étape, d’escamoter avec vous le monde objectif. L’univers extérieur est réel pour moi. Sa réalité s’affirme au dehors, dure, concrète, mesurable, immuable.

MENON. – C’est pourquoi l’escamotage de « l’univers extérieur » n’aura pas lieu. En revanche, je propose un compromis. Renonçons à opposer l’un à l’autre le monde extérieur et le monde intérieur. Ils sont inséparables tout autant qu’objet et sujet.

CLAUDE. – Si je souscris aux termes de votre pacte, l’arbre sera installé en moi autant que sur les bords du ruisseau. Nous aurons deux platanes face à face.

MENON. – L’arbre est en vous… et unique. C’est indéniable. Sa forme est un effet de votre vision…

CLAUDE. – … et ma vision ne peut être séparée de moi-même. Je prévois la suite. La contemplation de l’arbre me met en présence de mon être. Étrange tête-à-tête dans la solitude. À l’instant, je me vois assimilé à un platane. Il occupe telle place sur terre, à une distance de mon corps, bien définie, mesurable au mètre, mais j’ai donné naissance encore moi, mesure de toutes choses à cette longueur comme à tous les paramètres en usage.

Où me suis-je laissé conduire ? Vous m’avez enfermé dans une prison dont je suis, en personne, la clôture, la cellule, le geôlier et le détenu tout à la fois.

MENON. – Et cependant, la clef est dans vos mains !

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1 Platon applique l’heureuse expression de « pilote de l’âme » au principe d’intelligibilité qu’il désigne sous le nom de Nous Cf. PLATON, Phèdre 247 d.

2 Cf. PLATON, Phèdre 245 c. d.

3 Anhypothétique : expression empruntée au lexique de Platon et désignant l’ultime principe établi au-delà de toutes hypothèses.

4 Cf. PLATON, Théétète : « Mais qu’est-ce que l’homme ? Par quoi une telle nature se doit distinguer des autres en son activité et passivité propres, voilà quelle est sa recherche et l’investigation à laquelle il consacre ses peines. » 174 b.

5 Bien entendu, le « dialogue devant le Sage », dont il est fait mention ici comme dans la fin de la Préface, se déroule dans le monde intérieur du sujet à l’écoute de lui-même.

6 Le nom de Menon est inscrit sur un ostrakon recueilli sur l’Agora d’Athènes ; il figure aussi sur une inscription conservée au musée de Delphes. (Note de l’Éditeur.)

7 Anamnèse : l’évocation socratique du souvenir d’éternité.