Marc Beigbeder
Originalités du champ biologique et du niveau fin

La logique, c’est la description réduite au schème. Tout système peut être considéré, logiquement, comme couplage de deux tendances ou orientations ou po­larisations antithétiques, l’une à l’identi­té, à la répétition, au même, au stable, à l’homogène, l’autre à la différence, à la va­riance, au changement, à l’instable, à l’hétérogène. Ce qui spécifierait le champ biologique, c’est que la seconde y domine statistiquement dans le conflit, non sans précarité.

(Extrait de: Portrait de dieu ou la nouvelle figure de dieu par Marc Beigbeder. Édition Robert Morel 1978)

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Contrairement à ce qui est si sou­vent ingurgité au public, notre mathémati­que, promise par Descartes à être univer­selle, n’a pas pénétré puissamment en bio­logie, sauf dans quelques secteurs, comme celui de la génétique. Après bien d’autres, comme un Raymond Ruyer au premier chef, c’est l’un des plus créateurs de nos mathématiciens, doublé d’un remarqua­ble épistémologue, René Thom, qui en a fait l’observation [1]. C’est, nous dit-il, que les situations biologiques sont des si­tuations de conflit, de « catastrophe », as­sez étrangères à l’esprit mathématique tra­ditionnel. Il rejoint ainsi non seulement Héraclite, comme il le pense, mais aussi un Stéphane Lupasco.

Ouvrez n’importe quel manuel de physiologie; malgré la logique magistrale, vous le trouverez grouillant d’antagonis­mes complémentaires, de couplages con­tradictoires. J’en énumérerai, en vrac, quelques-uns.

Au niveau hormonal, effets cou­plés et opposés des hormones ovariennes, la folliculine ou œstrogène et la progesté­rone du corps jaune; la première provo­quant notamment l’avortement, la kérati­nisation des cellules épithéliales du vagin, déterminant des modifications morphologiques et fonctionnelles dans la pituitaire antérieure, excitant la sécrétion des glan­des muqueuses du col de l’utérus, celle de la prolactine des glandes mammaires, tan­dis que la seconde agit, chaque fois, en sens inverse et opposé. Effets également couplés et opposés de l’insuline et du glu­cagon, tous deux sécrétés par le pancréas, l’une hypoglycémiante, l’autre hypergly­cémiante; de l’insuline du pancréas et de l’adrénaline de la médullo-surrénale; des œstrogènes et des androgènes, d’une part, et des hormones corticosurrénales, d’au­tre part : de celles-ci et de la vasopressine du lobe antérieur de l’hypophyse et de l’insuline; des hormones thyroïdiennes et de l’hormone du lobe antérieur de l’hypo­physe. Au niveau neuro-physiologique : nerfs accélérateurs, du cœur; effets anta­gonistes et couplés des systèmes sympa­thique et parasympathique, l’un accélé­rant les contractions du cœur, contrac­tant les muscles lisses des vaisseaux san­guins, provoquant une augmentation de la tension artérielle, tandis que l’autre agit en sens opposé. De même, tandis que le parasympathique (qu’il a bien fallu « in­venter » après avoir trouvé l’autre) déter­mine la contraction des muscles lisses de l’estomac, de l’intestin, des bronches, du sphincter de la pupille, etc., le sympathi­que l’inhibe. Au niveau génétique, antago­nisme électrique et cybernétique des bases négatives et des ponts d’hydrogène posi­tifs, actualisations et potentialisations res­pectives et alternatives des « activateurs » et des « répresseurs ». Etc.

Mais la complémentarité antago­niste n’est pas seulement couplage hori­zontal, elle est en même temps couplage vertical, de par un développement en systèmes de systèmes, inhérent à la dyna­mique de l’antagonisme, à son « intensi­té », comme dit Raymond Abellio, à sa trans-finité, comme dit plutôt Stéphane Lupasco. Et la liaison verticale est, elle aussi, à double sens, réciproque.

Ainsi la glande préhypophyse con­trôle le système endocrinien par six hor­mones, mais elle est elle-même contrôlée antagoniquement, au moyen de feed­backs, par les glandes et les récepteurs mêmes sur lesquels elle agit. L’hormone corticotrope, qui contrôle les cortico-sur­rénales, est contrôlée elle-même par les sécrétions de ces glandes, par certaines quantités d’équilibration antagoniste dans le sang. Les hormones gonadotropes, qui agissent sur les glandes sexuelles, sur leur formation et leur développement, comme sur leurs sécrétions, sont elles-mêmes sou­mises à l’action antagoniste équilibrante de ces sécrétions : elles inhibent et dimi­nuent celles-là, par leurs excès, et les aug­mentent, par leur appauvrissement. L’hor­mone somatotrope, qui tient sous son contrôle antagoniste la synthèse protéini­que — en inhibant les processus de dégra­dation, le métabolisme des graisses, en s’opposant à leur synthèse — est, à son tour, dépendante cybernétiquement du taux de cette glycémie, c’est-à-dire des hormones mêmes qui en engendrent l’éco­nomie cybernétique particulière. L’hypo­physe elle-même est sous la dépendance de l’hypothalamus, c’est-à-dire, en fin de compte, des centres nerveux supérieurs; mais si le système hypothalamo-hypophy­saire est ainsi au sommet de la hiérarchie des cybernétiques hormonales, il est com­mandé par les cybernétiques de la base. Les systèmes particuliers de dynamismes antagonistes engendrent d’eux-mêmes des systèmes de systèmes, de par la causalité antagoniste. Mais la hiérarchie y est réver­sible.

Cependant retrouver le champ biologique comme conflictuel, à tous niveaux, et les complémentarités, les régula­tions, comme antagonistes, n’est pas suffi­sant. Il faut marquer la spécificité du con­flit.

La logique, c’est la description réduite au schème. Tout système peut être considéré, logiquement, comme couplage de deux tendances ou orientations ou po­larisations antithétiques, l’une à l’identi­té, à la répétition, au même, au stable, à l’homogène, l’autre à la différence, à la va­riance, au changement, à l’instable, à l’hétérogène. Ce qui spécifierait le champ biologique, c’est que la seconde y domine statistiquement dans le conflit, non sans précarité.

Ces deux tendances contradictoi­res se retrouveraient en Thermodyna­mique ou Science de l’énergie, avec la no­tion d’entropie, marquée d’uniformisa­tion, thermique notamment, et celle de néguentropie, empreinte de différencia­tion. On sait que, pour notre Thermodynamique traditionnelle, le devenir énergé­tique est, pour un système fermé, à accroissement d’entropie irréversible, com­me l’exprime son deuxième Principe. Ces deux tendances contradictoires se retrou­veraient aussi en Cybernétique, avec la notion de feed-back négatif, où la contre-action rétablit l’équilibre primitif, et la notion de feed-back positif, où elle pro­duit un changement.

Cette équivalence importante en­tre logique et thermodynamique corres­pond à la brèche que présentent les phénomènes biologiques vis-à-vis de notre Thermodynamique traditionnelle, de son deuxième Principe de devenir énergétique, et qu’un Prigogine, conforté derniè­rement par un prix Nobel, a contribué puissamment à faire reconnaître. Voyons comment sa pensée confirme nos défini­tions logiques.

La Thermodynamique classique est consacrée, remarque Prigogine, aux propriétés des systèmes en état d’équilibre thermodynamique, c’est-à-dire où les for­ces thermodynamiques (gradients ther­miques, affinités chimiques, etc.) et les flux thermodynamiques (flux de chaleur, vitesses de réaction, etc.) sont régis par des lois linéaires. Le principe dit de modé­ration de Le Chatelier impose que « tout système en équilibre éprouve du fait de la variation d’un des facteurs de l’équilibre une transformation dans un sens tel que, si elle se produit, elle amène une variation de signe contraire du facteur considérée ». Autrement dit, les fluctuations, ici, sont enchaînées à la stabilité. Par exemple, un cristal se forme et se maintient par des transformations réversibles, ou du moins n’impliquant que de faibles écarts par rap­port à l’équilibre thermodynamique.

En termes logiques, de tels systè­mes seraient donc à dominante de même, d’homogénéisation, de répétition, par processus antagonistes, d’ailleurs, et complémentaires. En termes de thermodyna­mique, ils seraient à dominante d’entropisation. En termes cybernétiques, ils se­raient essentiellement à feed-backs négatifs.

Par contre, pour Prigogine, les structures biologiques se formeraient et se maintiendraient en étant au-delà de l’é­quilibre thermodynamique. Ce passage à la limite est rendu possible par les échan­ges de matière-énergie avec l’extérieur, qui sont leur condition d’existence. Ce sont des « structures dissipatives », des « systè­mes ouverts », où les fluctuations ne sont jamais ramenées à l’état dit d’équilibre. Cela leur conférerait une multiplicité de possibilités, des indéterminations — de sorte que la définition ne peut plus en être que statistique —, une auto-gérance, une probabilité, une dimension historique aus­si — en ce sens qu’il ne suffit plus, pour décrire le système, des valeurs d’un certain nombre de variables à un moment donné, mais qu’il faut aussi connaître la suite des instabilités qui se sont succédées dans le passé. L’hétérogénéité, ici, est la princi­pale règle : des inégalités entre concentra­tions chimiques différentes sont mainte­nues par les réactions chimiques et les échanges actifs. C’est aussi valable au ni­veau supra-cellulaire que au niveau cellu­laire ou infra-cellulaire. Un agrégat de myxomycètes peut être considéré, Keller et Segel l’ont montré, comme une instabi­lité engendrée dans une distribution ho­mogène. Etc.

Ces structures sont donc bien, en termes logiques, à dominante statistique de différenciation antagoniste, et en ter­mes de thermodynamique à dominante statistique de néguentropisation. En ter­mes de cybernétique, elles verraient prédominer fragilement les feed-backs po­sitifs sur les feed-backs négatifs. Et ce qui apparaît assez bien aussi, avec Prigogine, c’est que ces dominances sont incessam­ment en train de se faire dynamiquement et dans l’antagonisme complémentaire.

Il y a ainsi, appelées par la considé­ration des structures biologiques et de leurs originalités, une deuxième modula­tion logiques, — où la logique de l’identi­té tout en étant présente et active, est sur­classée par une logique de la différencia­tion; une deuxième Thermodynamique, où le devenir énergétique, à accroissement le plus probable de néguentropie, est à orientation inverse de celle qu’énonce la Thermodynamique classique; une deu­xième Cybernétique, dont le chemin a été frayé notamment par Ashby et « les machines qui apprennent »; et une deuxième Chimie.

Mais prenez garde : si l’on consi­dère le bilan de l’ensemble milieu-vie, et non plus seulement celui des structures biologiques, l’expression usuelle du deu­xième Principe Thermodynamique ne se­rait pas violée; il serait à accroissement d’entropie. D’autre part, entre la seconde Thermodynamique et la première, comme entre la seconde Cybernétique et la pre­mière, ou entre la seconde Chimie et la première, il n’y a pas de différence substantielle. Nous savons aujourd’hui que les sexes se distinguent seulement par une répartition différente des mêmes hormo­nes. Il en est de même pour les Thermodynamiques, les Cybernétiques, les Chimies. Elles correspondent seulement à des ré­partitions différentes de la stabilité et de l’instabilité, du même et du variant, dans leur conflit.

Ainsi, par exemple, les éléments de la Table de Mendeleïev sont communs à la première et à la seconde Chimies, ainsi que la définition des modes de liaisons. Il y a une Chimie générale, commune à la première et à la seconde Chimies. Mais, dans la seconde Chimie, le jeu des combi­naisons va comparativement plus à la non-saturation et à la multiplication différen­tielle que dans la première Chimie. Elle utilise des molécules dissymétriques, c’est-à-dire à extrémités différentes, se comportant différemment, du point de vue électrique, aux limites de séparation. Les « blocs » ou nucléotides des chaînes de la macromolécule vivante sont non seu­lement des milliers, mais leurs formes, leurs liaisons, leurs positions sur les chênes, sont extrêmement variées et varia­bles. Les atomes qui les constituent sont, en très forte proportion, des atomes légers et instables, chacun dans un état quanti­que différent. À la différence des compo­sés minéraux, aux réactions généralement rapides, pratiquement instanta­nées, totales, irréversibles, les composés organiques engendrent des réactions qui ne connaissent jamais leur terme théorique et qui se trouvent comme suspendues dans la réalisation d’un certain équilibre entre les deux membres de l’équation de la réaction. Chaque protéine a un point isoélectrique différent; chaque enzyme est spécifique par rapport à un substrat; chaque individu — à moins d’être vrai jumeau — a des antigènes spécifiques d’his­to-compatibilité. Les systèmes d’oxydo-réduction inhérents au protoplasme sont modifiés sans répit par les multiples hétérogénéités de ses protéines, des amido-acides constitutifs de chaque protéine, comme par les membranes lipo-protéi­ques, à grande variété d’antagonisme électrique et de dispositifs de dépolarisation sélective. Les transformations énergéti­ques du métabolisme visent à obtenir l’énergie non seulement en « petite monnaie », mais en petite monnaie variée.

Ce sont là quelques exemples, jetés rapidement en vrac, que vous trouveriez multipliés chez Stéphane Lupasco [2], comme dans nos manuels. C’est as­sez sans doute pour faire comprendre qu’il y a une Chimie spécifique de la vie, sans que cela exclue une Chimie générale com­mune, au niveau des éléments et de la définition des liaisons. Comme en rend compte la grille des complémentarités antagonistes, toute spécificité, logique, chimique, cybernétique, thermodynamique, est seulement différence relative de distribution des termes antagonistes et com­plémentaires, dans le jeu dynamique conflictuel.

Nous pouvons en formuler les dif­férents types d’équilibres — on pourrait dire aussi bien déséquilibres — plus conve­nablement qu’on ne le fait encore ordinairement. Ce qu’on appelle usuellement équilibre, en Thermodynamique, est un procès d’uniformisation thermique et énergétique. Quand il est atteint, en systè­me rigoureusement fermé, il y a efface­ment de toute différence de potentiel, condition de travail et d’actualisation énergétique. Il y a uniformisation sur un re­foulement total, sur une potentialisation absolue, obtenue technologiquement, de la différenciation. Un tel équilibre doit donc s’appeler « équilibre antisymétrique ». En fait, n’est généralement pas atteint complètement pour les combinai­sons ordinaires de la première chimie, dans les systèmes naturels. On peut dire, dans ces conditions, que nous avons ici des équilibres à dissymétrie très dominan­te d’uniformisation antagoniste. Par con­tre, les équilibres des structures biologi­ques « dissipatives », et ce qui leur est assi­milable dans d’autres champs, — comme, en Physique, les phénomènes de résonan­ce paramagnétique et les lasers — doivent être définis comme des équilibres dissy­métriques à dominance précaire de différenciation antagoniste, ce qui spécifie leur type de fluctuations.

Prigogine observe que les systèmes du premier type peuvent être décrits sui­vant le déterminisme classique, tandis que les systèmes biologiques et assimilés ne pourraient l’être que suivant le détermi­nisme probabilitaire et statistique. Cette remarque, elle aussi, doit être affinée.

D’abord, on l’a vu, l’universalité de la constante de Planck implique que les systèmes du premier type d’équilibre ne puissent être l’objet, eux non plus, d’un déterminisme rigoureux, du moins en principe, qu’il ne saurait être chez eux aus­si que statistique, du moins en principe, comme l’a rappelé Kastler. En pratique, il n’en va pas ainsi, parce que l’impact de la constante de Planck est négligeable à cette échelle.

Surtout, le déterminisme statisti­que et probabilitaire est le couplage de deux déterminismes orientations ou po­larisations inverses, l’un d’identité, d’uni­versalité, d’invariance, d’uniformisation, l’autre de différenciation, de singularisation, de variance, d’hétérogénéité. Cela est éclatant avec les structures biologiques, parce que l’un et l’autre y sont assez puis­sants dans le conflit. Mais cette conjonc­tion de deux déterminismes inverses vau­drait aussi pour les systèmes du premier type. Elle y est seulement bien moins visi­ble, en général, à cause justement de leur équilibre tendant à l’anti-symétrie antago­niste, c’est-à-dire à actualiser avant tout le déterminisme d’identité, d’universalité, d’invariance, de stabilité, d’uniformisa­tion. Comme c’est la considération de ces systèmes qui a surtout influencé, histori­quement, notre Science pendant des siè­cles, on comprend qu’elle ne reconnaisse et même ne connaisse encore qu’un type de déterminisme, celui d’identité, d’uni­versalité, d’invariance, de stabilité, d’uniformisation, d’homogénéité, du moins magistralement. Au niveau de ses descrip­tions, elle est trop pragmatique pour ne pas faire aussi une certaine place à l’autre, pratiquement, sans trop s’en rendre com­pte. Cette « innocence » ne va pas sans inconvénients : on en comprend insuffisam­ment la notion de statistique et celle d’in­détermination.

C’est l’immunologie qui a sans doute le plus contribué à affranchir la bio­logie vis-à-vis du premier type de systèmes. Pendant longtemps on a surtout énoncé des rapports d’identité entre les composants biochimiques des êtres vi­vants d’une même espèce. Les difficultés des hétérogreffes, le travail de dentellier nécessaire pour tourner ou tromper les re­jets, ont entraîné à découvrir l’importan­ce des différenciations — ainsi que l’a sou­ligné le professeur Jean Hamburger [3] — et devraient faire reconnaître l’antagonisme structural, puisque ce tra­vail est opéré, en fait, dans son intelligen­ce. L’embryologie a été libérante, elle aus­si, en tant qu’elle offre un spectacle évi­dent de différenciation; mais son enseignement reste à l’état de problématique, tant que n’ont pas été reconnus magistralement le déterminisme de différencia­tion, et sa mémoire corrélative, qui est évidemment peu compréhensible à une logi­que d’identité.

Les victoires de la génétique ont été plus obscurcissantes qu’éclai­rantes, logiquement. Elles manient, en ef­fet, avant tout, le déterminisme d’identité et de répétition. On en oublie que le gène est une unité de variation, que les rapports inter-géniques sont antagonistes. On en oublie aussi que l’évolution naturelle va dans le sens de la différenciation progres­sive, tant par la complexification que par les mutations, les créations d’espèces, et l’invention de dispositifs, comme celui de la sexualité. Quant aux belles expérimen­tations de synthèses de constituants de la matière vivante, elles ne sont pas toujours bien lues, logiquement, comme un Prigo­gine en fait d’ailleurs la remarque, en di­sant qu’elles consistent à introduire, par l’effet de certaines secousses, un coeffi­cient d’instabilité dans un chimique de premier type. Tant que l’on n’aura pas réa­lisé ce qu’il y a ici, effectivement, d’écart, de discontinuité, dans l’expérimentation même, on risque de fortifier une conception linéaire de l’évolution, de laisser dans l’ombre de l’empirisme le déterminisme de différenciation, de continuer à confon­dre la chimie, la cybernétique, la thermodynamique de la vie — et de ce qui lui est assimilable — avec celles du premier type de systèmes.

Bien que le principal travail, en biologie, soit aujourd’hui au niveau fin, il faut considérer la microphysique à part de la biologie. D’abord parce que celle-ci n’est que électronique, alors que la micro­physique est aussi atomique et nucléaire. Ensuite parce qu’on trouve la microphysi­que au travail dans bien d’autres champs. Enfin, parce que suivant les champs, et même les secteurs des champs, elle opère différemment, comme le donnait déjà à penser notre découverte de deux chimies — à l’intérieur d’une chimie générale —, de par une différence de répartition des jeux de combinaisons.

Ce que je remarquerai d’abord, dans ces quelques indications rapides sur la microphysique, c’est que le concept d’atome s’avère, aujourd’hui, à complémen­tarité contradictoire. L’atome référent est réputé en équilibre électrique, par notam­ment l’opposition des charges électroni­ques négatives et de la charge à bilan posi­tif du noyau, qui se contre-balancent. Vu cette égalité antagoniste, nous sommes devant un type d’équilibre non pas dissymé­trique ni antisymétrique, mais que j’ap­pellerai symétrique. Il serait plutôt seule­ment symétrisant, du fait qu’on peut le préjuger statistique, ce qui pourrait n’être pas sans conséquences. En ce cas, il y au­rait de minimes fluctuations, qui offri­raient peut-être la possibilité, par exem­ple, de rendre compte des « transmuta­tions » encore hétérodoxes d’un Kervran [4], qui intéressent puissamment l’agriculture biologique. Mais je ne m’engagerai pas sur ce terrain. Je ne suis qu’un lecteur, un grammairien, comme disait Jean Pau­lhan, quand il quittait sa chaire de littéra­ture pour les sciences.

Nous avons donc ici, logiquement, avec l’atome référent, une nouvelle forme d’équilibre, un type d’équilibre antago­niste symétrisant, on peut dire encore « contradictoriel », si l’on veut bien ad­mettre que ce mot un peu barbare, dont j’userai dorénavant, signifie une contra­diction dont les deux termes antagonistes sont aussi forts l’un que l’autre, statistiquement, dans un système.

Si, au lieu de regarder tout l’ato­me, nous nous bornons à son noyau, nous allons trouver le même type d’équilibre. Sans entrer dans le monde de plus en plus complexe qu’il connaît aujourd’hui, en nous limitant au bilan énergétique, nous voyons bien que s’y opposent des forces qu’on peut dire de répulsion — celles des protons entre eux, par exemple, puisqu’ils sont positifs et se repoussent — et des for­ces qu’on peut dire d’attraction, celles de liaison nucléaire au premier chef. Parce que ces dernières étaient indispensables à l’équilibre du noyau, il a bien fallu, un jour, les inventer, c’est-à-dire en faire l’hypothèse, puis les constater, avec tou­tes chances de les trouver : elles étaient appelées par le découpage. Forces de liai­son et forces de répulsion se contrebalancent. Nous sommes donc encore devant une complémentarité « contradictoriel­le », un équilibre antagoniste symétrique, ou plutôt symétrisant, car il n’est vraisem­blablement, lui aussi que statistique.

Ce qui est curieux, c’est que, mal­gré cette « contradictorialité » qu’ils ont eux-mêmes établie, en fait, beaucoup de praticiens continuent à voir le noyau — ainsi que l’atome référent — comme une pure identité, comme une unité — et une stabilité — non antagoniste. Cela leur rend assez incompréhensible qu’il soit lieu-temps d’incessantes transformations, comme ils le savent bien pourtant. On ne se débarrasse pas facilement de l’héritage logique. Cela n’est pas surprenant, aujour­d’hui où l’ethnologie a montré que le nerf principal d’une culture était sa logique, et d’abord dans la langue même.

Je dirai plus précisément : le nerf magistral, officiel. Car, dans notre culture, comme probablement dans toutes, il y a un autre processus de connaissance, celui de l’absence de principes, de l’empirisme, qui, comme on dit, fait découvrir par ha­sard, par force. C’est aux distractions, aux coups de force, aux intuitions « aberran­tes » d’un empirisme sans principes, méprisé officiellement — souvent même par ceux qui en usent brillamment — que cette civilisation d’action doit sans doute la plupart de ses découvertes — jusqu’en mathématiques et en microphysique [5] —, et de ce point de vue l’histoire des sciences serait largement à réécrire.

L’aspect différenciateur, on le trouverait, de façon importante, du côté du noyau. Mais il est plus évident encore du côté de la conception en couches des électrons, qui est à la base de la formation du système périodique des éléments, et qui est déterminée par le principe dit d’exclusion de Pauli. Ce principe — qui s’appli­que d’ailleurs à tous les « fermions », c’est-à-dire les particules à spin demi-en­tier — énonce que tout électron exclut de son état quantique, défini par des nom­bres quantiques, tout autre électron. Aucun n’a exactement le même ensemble quantique. Tout électron — comme, en général, tout fermion — est, de ce point de vue, singulier. Pourtant, à lire nos ma­nuels, et nonobstant qu’ils enseignent, bien sûr, le principe de Pauli, vous pour­riez ne pas avoir idée de cette singularisation. On n’y insiste que sur l’indistinction des électrons entre eux, comme sur celle de toutes particules de même famille, en général.

Les manuels ne mentent pas. Il y a indistinction. Les électrons ont même masse, même charge, comme toutes les particules de même famille. Les manuels pèchent par omission, comme c’est la res­source des honnêtes gens. Tout en étant identiques sous ces aspects, les électrons sont en même temps différents, singuliers, variables, par leur distribution, par un nombre au moins de leur ensemble quanti­que. On peut distinguer, sous ce jour du moins, ces indistinguables. Bref, tout en obéissant à un déterminisme d’identifica­tion, d’uniformisation, d’invariance, les électrons — entre autres particules — ré­pondent simultanément à un déterminis­me opposé de diversification, de variance, de différenciation, d’individuation. Les voilà contradictoires dans leur « être », si l’on peut prononcer ce mot à leur propos: dans leur définition, dans leur concept, en tout cas.

Pauli en avait une curieuse cons­cience. Redevenu prisonnier, au réveil, de la logique à non contradiction d’identité, il déclarait son principe incompréhensi­ble, absurde, irrationnel, autant que en fait obligatoire. Il n’est irrationnel que de­vant cette logique. Il entre comme chez lui dans une logique des complémentarités contradictoires : il signifie dans le con­cept d’électron, une orientation de diffé­renciation, unie antagoniquement et com­plémentairement à une orientation d’indistinction, d’identité.

C’est en réalisant cette union de contradictoires que l’on peut le mieux comprendre, aujourd’hui, la notion d’in­détermination, sur laquelle on est en arrêt depuis quelque cinquante ans, et que j’ai commencé plus haut d’effleurer.

En s’imposant au niveau fin, que ce soit pour l’atome référent, le noyau, ou les particules, cette union antagonique confirme l’intérêt de poser aujourd’hui non plus une seule nécessité, celle d’uni­formisation, d’universalisation, d’inva­riance, correspondant à notre déterminis­me officiel, mais aussi une nécessité inver­se, celle de différenciation, de singularisation, de variance, qu’appelaient déjà l’embryologie, et l’immunologie. Il y a une nécessité « mécanique » et une nécessité « nécanique », comme je les nommerai désormais, à orientations et développe­ments opposés [6]. Elles sont toujours confrontées, conjuguées, imbriquées, mi­xées. Chacune tend à inhiber, à refouler, à potentialiser, plus ou moins, l’autre. On pourra alors spécifier logiquement les systèmes, les champs, les secteurs, etc., par l’évaluation du rapport, toujours par­ticulier, entre la nécessité « mécanique » et la nécessité « nécanique », par l’évaluation de leur quantité d’antagonisme comp­lémentaire. On pourra les spécifier, par là-même, thermodynamiquement, puisqu’il y a équivalence entre nécessité « mécanique » et entropisation, entre nécessité « nécanique » et néguentropisa­tion. On pourra, encore les spécifier, par là-même, cybernétiquement, puisqu’il y a équivalence entre nécessité « mécani­que » et feed-back négatif, entre nécessité « nécanique » et feed-back positif.

Dans ces conditions, il n’y a jamais de structure à nécessité strictement univo­que, sinon par idéalisation. La substitu­tion du déterminisme probabilitaire et sta­tistique au déterminisme classique correspond sans qu’on en soit encore bien conscient à cette « bivocité » antagoniste de toute structure. Le déterminisme statisti­que remplace l’expression exclusive de l’une des deux nécessités — la nécessité « mécanique » en l’occurrence — par l’ex­pression relative de sa dominance. Mais, justement parce qu’il ne se connaît pas en­core trop, il n’en est guère réalisé que la dominance statistique de l’une des deux nécessités implique une certaine présence de l’autre : en tant que celle-ci est poten­tialisée, comme en tant qu’elle ne l’est pas absolument, elle fait partie de la structure. C’est d’ailleurs cette co-présence antago­niste de la nécessité inverse — « nécani­que » en l’occurrence — qui, par l’indéter­minisation qu’elle inflige relationnellement, au moins dans quelque mesure, à la nécessité statistiquement dominante, li­mite la prévision au probabilitaire. Mais surtout on n’a pas encore compris que la dominance statistique de l’une des deux nécessités implique des renversements événementiels, minoritaires, passagers, de dominance, où celle-ci passe à la nécessité inverse — « nécanique », en l’occurrence. La nécessité statistiquement dominante — « mécanique » en l’occurrence — s’en voit alors, relationnellement, fortement indéterminisée. Comme l’observateur n’a pas d’explication possible de cet effet d’indétermination dans sa grille à non contradiction d’identité, il parle de ha­sard. Or si cette détermination résulte de l’effet relationnel de la détermination de l’une des deux nécessités, du passage événementiel de la nécessité statistique­ment dominée à la dominance dans l’actu­alisation, il n’y a pas proprement hasard, dans la structure.

Le mot d’indétermination est-il plus heureux ? Oui et non. Oui : effecti­vement cette actualisation dominante de la nécessité statistiquement minoritaire inflige une indétermination à la nécessité statistiquement dominante. Non ? cette indétermination est déterminée par une nécessité à orientation inverse. On peut garder l’expression d’indétermination, mais en l’écrivant à tout le moins « indé­termination relationnelle ». Cela signale qu’elle est une indétermination par rap­port à l’une des deux nécessités, mais qu’elle ne l’est point pour l’autre; qu’elle est un des effets de la bivocité structurale, de la complémentarité antagoniste.

Pour qui ou pour ce qui est sous la coupe de la nécessité statistiquement do­minante cet effet d’indétermination rela­tionnelle apparaît libératoire, quand mê­me il est dû à une autre nécessité. Des combinaisons, des transformations origi­nales sont susceptibles de s’ensuivre, mo­difiant une structure qui, reprise en main par la nécessité statistiquement dominan­te, ne pourra plus être exactement la mê­me. Par exemple, dans la mesure où l’électron, à bien des niveaux biologiques, se­rait plus vers l’état dit libre, c’est-à-dire moins soumis aux conditions internes de l’ensemble atomique, moins « asservi », il y aura plus de possibilités de différencia­tion, de variation, comme de néguentropi­sation, plus de liberté relationnelle, quand même celle-ci est l’expression d’un rap­port et d’une autre nécessité. On com­prend que, dans ces conditions, en micro­physique sans grandes masses, la causalité classique tende à s’envoler; que le théori­cien et l’opérateur puissent dire que l’élec­tron, par exemple, leur échappe de ce point de vue : il est alors moins soumis, effectivement, à la causalité d’identité, de continuité, en étant plus soumis à la cau­salité antagoniste et complémentaire de différenciation, de variance et de disconti­nuité, qui attend toujours sa reconnaissan­ce officielle. Il ne suffit pas, en effet, de dire, comme Cournot, qu’il y a séries indé­pendantes. Ce n’est là qu’une reconnais­sance de fait, incompatible d’ailleurs avec une logique exclusive de l’identité et de la continuité. Outre qu’il y aurait autonomie plutôt qu’indépendance, il faut poser que cela implique, dans l’univers, et pour tout ensemble ou sous-ensemble, plus ou moins à l’œuvre, une co-logique de la dif­férence, de la variance et de la discontinui­té.

Mais le cas le plus intéressant à considérer, pour la liberté, n’est pas celui de ces structures dissymétrisantes, à do­minance relative de l’une ou l’autre des deux nécessités, où la liberté correspond seulement à l’emprise passagère de la nécessité minoritaire. Supposons que nous ayons, à la différence, une structure à équilibre antagoniste « symétrisant », où les deux nécessités inverses d’uniformi­sation et de différenciation, de « mécanis­me » et de « nécanisme », aussi fortes l’une que l’autre, relativement, pour l’ensemble statistique des fluctuations, ten­dent à s’annihiler mutuellement, à l’instar d’une particule et de son antiparticule. Ou, plus précisément, à s’empêcher mutu­ellement de s’actualiser, car il n’y a pas d’anéantissement dans cette situation, ni d’ailleurs nulle part. Cela nous donne une structure, relativement et fluctuamment, à mi-actualisations mi-potentialisations, pour chacune des deux nécessités, ou mê­me à ni actualisations ni potentialisations; étant entendu que ce schéma est très sim­plifié, qu’il devrait être non pas duel, mais au moins quaternaire, c’est-à-dire opposer deux systèmes à égalisation relative, cha­cun, d’uniformisation et de différencia­tion, de « mécanisme » et de « nécanis­me »; ou bien encore deux systèmes cou­plés, l’un à dominance d’uniformisation et de « mécanisme », l’autre à dominance de différenciation et de « nécanisme » : la figure est alors à quatre termes, puisque, pour chaque système, il faut compter de l’actualisation et de la potentialisation.

Dans une telle structure, puisque les déterminations inverses de « mécanis­me » et de « nécanisme » s’y inhibent mu­tuellement, la situation est celle d’un a-dé­terminisme relationnel, relatif, situation­nel. Où « tout est possible »; où, plus précisément, il y a éclosion, floraison de possibles; étant entendu que le mot de « possible » signifie ce qui peut arriver et tout autant ne pas se produire. En somme, une situation vraiment de liberté, celle-ci. Mais non pas en l’air, à la manière de tant de conceptions classiques du « libre-arbitre ». C’est seulement une certaine fi­gure, logique, thermodynamique, cybernétique du couplage conflictuel, de la complémentarité antagoniste, de la bivo­cité structurale. Puisqu’elle correspond à une égalisation antagoniste — relative et statistique —, je la dirai « équi ». Mais il faut bien voir que cet état « équi » juste­ment parce que relatif et statistique, est, lui aussi, mobilité, fluctuance entre des seuils. Surtout il s’y produit, en raison mê­me de l’« équité », des transformations spécifiques, aussi décousues que cousues, autant différenciatrices que identitaires, autant « nécaniques » que « mécaniques », les deux intimement à la fois et au­tant. Des créations, en somme. Mais com­me cet état « équi » n’est qu’une des figu­res de la complémentarité antagoniste circulante, il ne peut être tenu longtemps. Plus ou moins rapidement — à moins de blocage « pathologique » — il tend à al­ler, par réduction structurale, par disjonc­tion, vers la privilégisation, l’actualisation dominante d’un des possibles éclos, créés. C’est l’opération, à tendance univocisan­te, du choix.

De telles configurations « équi », nous les rencontrons au niveau microphy­sique : chaque fois que nous avons devant nous un équilibre antagoniste symétri­sant, comme avec l’atome référent, ou le noyau, dont la fission « libère » l’éner­gie — amplifiée suivant des chaînes —, c’est-à-dire le disjoncte vers l’un de ses possibles, que nous avons choisi, à tort ou à raison — c’est une autre histoire. Juste­ment parce que « contradictoriel », parce que à tension statistiquement égale de « mécanisme » et de « nécanisme », l’état « équi » a une grande capacité énergéti­que.

Dans cette perspective, l’idée ap­paremment folle, relancée périodique­ment, suivant laquelle le microphysique pourrait être siège de liberté, n’a rien d’ex­travagant, se justifie en se précisant. Cela est exact, posable du moins, lorsque la configuration microphysique est à équili­bre « équi ». Et que l’on voit que liberté et création, ou créativité, se conjoignent.Or une telle configuration semble être, no­tamment, celle des atomes en fusion, dans la thermodynamique astrale.

Mais le principal intérêt de cet éclairage rapide de la microphysique et de la découverte de la structure ou systémati­que « équi », c’est qu’ils vont nous per­mettre une lecture particulièrement inté­ressante de la neurophysiologie.

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1 René Thom Modèles mathématiques de la Morphogenèse, 10 / 18, 1976.

2 Stéphane Lupasco, L’énergie et la matière vivante, Julliard, 1962. Réédition en 1974.

3 Jean Hamburger, L’Homme et les hom­mes, Flammarion, 1975.

4 Louis Kervran, Transmutations biologi­ques, Maloine, 1975.

5 De ces côtés l’empirisme est évidemment très abstrait. Mais l’idée de transformer le postulat des parallèles, devant l’échec de sa démonstra­tion, celle aussi de poser le nombre imaginaire, lui appartiendraient, par exemple. C’est encore plus éclatant pour le quantum de Planck, qu’il intro­duisit en se faisant violence, et dont il demeura choqué toute sa vie.

6 Je dérive par opposition le mot « nécanique » de celui de mécanique, comme on a fait dériver néguentropie d’entropie. Par là même ce que le mot mécanique contient étymologiquement — machine — est contenu également dans « nécani­que » : le processus est aussi machinal, mais en sens inverse. Dès lors, bien entendu, il y aura toujours plus ou moins et de « mécanisme » et de « nécanisme », aux sens où je prends ces mots.