René Fouéré
Le désir de sécurité, la pensée et ses images

Krishnamurti dit, en substance, que si la pensée forme des images, c’est parce que ces images, possédant une stabilité dans le temps, satisfont chez l’individu humain un besoin de sécurité que les êtres ou objets réels, qui sont toujours instables, ne parviennent pas à satisfaire au même degré. L’image, en somme, serait un masque rassurant, construit avec les éléments du passé, qui aurait pour objet de nous dissimuler les fluctuations réelles, souvent déconcertantes, sinon inquiétantes, des êtres et des choses présents. Il est certainement vrai que les images jouent ce rôle et que, par leur intermédiaire, la pensée, créatrice et manipulatrice d’images, est mise par l’individu au service de sa recherche d’un sentiment de sécurité.

(Extrait de La révolution du Réel, Krishnamurti. Chapitre Libération et Vérité – Temps et espace la pensée et ses images. Édition Le Courrier Du Livre 1985)

Dans le film projeté, après la réunion du Conseil d’Administration de l’Association Culturelle Krishnamurti, le samedi 29 novembre 1980, Krishnamurti dit, en substance, que si la pensée forme des images, c’est parce que ces images, possédant une stabilité dans le temps, satisfont chez l’individu humain un besoin de sécurité que les êtres ou objets réels, qui sont toujours instables, ne parviennent pas à satisfaire au même degré.

L’image, en somme, serait un masque rassurant, construit avec les éléments du passé, qui aurait pour objet de nous dissimuler les fluctuations réelles, souvent déconcertantes, sinon inquiétantes, des êtres et des choses présents.

Il est certainement vrai que les images jouent ce rôle et que, par leur intermédiaire, la pensée, créatrice et manipulatrice d’images, est mise par l’individu au service de sa recherche d’un sentiment de sécurité.

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Mais je ne crois pas que cela ait pu être la fonction primordiale de la pensée, ni même son usage initial. Car, sans elle, l’homme n’aurait jamais pu être, sur sa planète natale, cet animal à nul autre pareil qu’Henri Bergson et Edouard Le Roy ont qualifié d’« animal technique »

Pour créer des outils, des machines, des engins, il faut pouvoir disposer d’une pensée « imageante » ou imaginatrice capable de se représenter des objets qui n’ont pas encore d’existence matérielle propre [1], capable également — ainsi que je l’avais déjà écrit [2] et comme l’a justement, mais incidemment, fait observer, pour son propre compte, M. Dewez — de réaliser des expériences imaginaires ou symboliques qui dispensent, précieusement, de monter des expériences matérielles.

Donc, la pensée, créatrice d’images, formulatrice de concepts qui sont des images intellectuelles, était techniquement indispensable. Sans elle, aucune invention technique n’eût été possible.

Toutefois, dès lors que cette faculté existait, elle pouvait sortir du domaine technique pour envahir indûment le domaine psychologique, le domaine des relations humaines, personnelles, existentielles. Il pouvait y avoir, selon mes propres termes, « contamination » de la conscience psychologique par l’intelligence technique.

La soif de sécurité pouvait s’emparer de cette faculté pour l’utiliser à ses propres fins, mais elle ne l’avait pas créée.

Comme je l’ai dit, ce ne fut pas, à mon sens, la fonction originelle, la fonction essentielle de la pensée d’être au service du désir de sécurité. Même si elle a pu être, pour l’espèce humaine, un élément très réel de sécurité biologique et d’épanouissement écologique.

C’est le désir qui en a fait, plus tard et à titre dérivé, un instrument pour se donner, par la confection d’images, d’écrans protecteurs entre la réalité et lui, une assurance illusoire, reposant sur une sorte de cécité psychologique.

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A Londres, le 9 avril 1953, Krishnamurti, parlant de l’esprit, avait dit : « Un tel esprit est né de la technique » (« Such a mind is born of technique ») Cf. Krishnamurti Talks 1953, London, p. 35.

C’est ce que je dis moi-même et que j’avais déjà dit dans le volume « Intelligence technique et conscience personnelle » de mon ouvrage « DU TEMPOREL A L’INTEMPOREL », volume dont j’avais achevé la rédaction, après un long travail, le 26 décembre 1953, à un moment où les conférences de Londres de 1953 n’étaient pas encore parvenues à ma connaissance — d’autant qu’elles avaient été imprimées en Inde, à Madras.

Si, en dernière minute, j’ai mis ce texte de Krishnamurti en exergue de mon propre livre, juste avant son impression, ce n’est pas parce qu’il avait été à l’origine de mes propres recherches en la matière, mais simplement parce qu’il témoignait d’une convergence émouvante entre les conclusions auxquelles j’étais personnellement parvenu et cette déclaration plus récente de Krishnamurti.

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En définitive, on voit qu’il n’y a pas vraiment désaccord entre les propos plus récents de Krishnamurti que j’ai entendus le 29 novembre 1980 et la position que je soutiens.

On pourrait dire que, dans tous les cas où elle s’exerce, la pensée fabrique des images visuelles ou verbales.

C’est, dans l’ordre purement technique, sa fonction légitime, éminente et précieuse.

Mais, dans le domaine strictement psychologique, dans le domaine des relations personnelles entre les êtres humains, cette fonction est utilisée improprement et abusivement.

J’ai dit plus haut que la pensée avait pu « envahir » indûment le domaine psychologique. En fait, il semble bien qu’elle n’a pas eu l’initiative de cette invasion et que ce sont les passions ou la paresse des hommes qui, voulant se servir d’elle à leur propre compte, l’ont introduite, entraînée et retenue dans ce domaine qui n’est pas le sien.

C’est, par exemple, notre désir de sécurité, de tranquillité, qui demande à notre pensée de nous fournir des images qui seront pour nous rassurantes et reposantes. Car elles substitueront à l’observation directe, intense et attentive d’un être présent, vivant et changeant, en marche vers un avenir inconnu et peut-être inquiétant, une image, un portrait figé de ce qu’a été cet être dans le passé. Dans un passé qui nous est familier et bien connu, qui ne nous pose pas de problème, mais dont nous oublions bien facilement qu’il est défunt…

Une telle substitution de l’image à l’être vivant flatte aussi notre paresse. Car elle nous dispense de mettre en œuvre l’énergie qu’exigerait de nous une perception directe et totale de la réalité présente de l’être en question.

Cette extension abusive de l’usage de la pensée, son très regrettable emploi dans des domaines qui ne sont pas les siens, ne saurait aucunement exclure le fait qu’elle ait eu dès l’origine, et conserve dans le domaine technique, en ce qui concerne la création et la manipulation des images, des fonctions d’un intérêt primordial et auxquelles s’est trouvé lié le destin planétaire, sinon même cosmique, de l’humanité.

C’est un point que Krishnamurti ne conteste absolument pas, si l’on en juge par les propos qu’il a tenus à Londres en avril 1953 et que j’ai rapportés.

13.1.1983
Retranscription modifiée d’une note lue à la réunion dominicale du 7.12.1980

[1] Voir les sections 1 à 8, pp. 17 à 28 du chapitre III et aussi les sections 2 à 6 du chapitre IV, pp. 45 à 52, dans le volume « Intelligence technique et conscience personnelle » (Le Cercle du Livre, Paris 1960) de mon ouvrage « DU TEMPOREL A L’INTEMPOREL ».
[2] Très précisément à la section 8 du chapitre III du volume précité.