(Revue Teilhard De Chardin. No 81-82. Mai 1980)
Texte repris du magnétophone
Jacques Michiels. — « Ne dis jamais, comme certains, la matière est usée, la matière est morte. Jusqu’au dernier moment des siècles, la matière sera jeune et exubérante, étincelante pour qui voudra… »
« Ne répète pas non plus, la matière est condamnée, la matière est mauvaise ! Quelqu’Un est venu qui a dit Ceci est mon Corps » (Pierre Teilhard de Chardin).
Ce qui m’a toujours frappé, c’est que dans l’Eglise il y a toujours eu une certaine méfiance à l’égard du corps. Notre corps c’est notre façon d’être.
Avant de parler, l’homme a dû danser. Ce fut sa manière de mettre de l’ordre dans le chaos de l’existence. La danse est parmi les arts celui qui a le plus le sens du quotidien, de l’instant. Elle est l’art de l’éphémère comme notre vie.
Nous avons en nous de la danse, beaucoup de danse. Mais l’Occident a hélas depuis longtemps perdu la danse. Aussi sommes-nous heureux de voir des danseurs et de danser en imagination, avec eux.
La danse est le moyen de rester en contact avec les sources de la vie. Et ceci est vrai pour toutes les danses, chez tous les peuples, dans tous les folklores, les danses les plus anciennes et les plus sacrées. Avant d’exprimer dans la matière son expérience de vie, l’homme n’a eu que son corps pour traduire les sensations, les sentiments qu’il éprouvait. Tout a été pour lui l’occasion de danser : la joie, la peine, l’orage et le beau temps.
La danse s’est imposée des règles, des lois comme tous les arts. Mais l’important pour le danseur c’est surtout de trouver sa spontanéité, l’expression première, l’intériorité profonde.
J’ai toujours été impressionné par l’exigence que les danseurs ont vis-à-vis de leur corps : un travail quotidien astreignant, une barre imposante, des répétitions, des spectacles. Et en plus de cela, des voyages fatigants avec toujours et toujours l’ascèse de la barre.
Par la danse, l’homme prend contact avec le plus profond de son être. Il est le voyageur tantôt mouvant tantôt immobile dans une intériorité qu’il faut extérioriser. Il est à la mesure d’un monde tout proche, mais difficilement communicable qu’il lui faut traduire pour ceux qui le regardent. La danse fait que l’homme plonge dans sa profondeur dont il émergera. Intériorité et extériorité fusionnent.
Le Concile a reconnu aux peuples africains le droit de s’exprimer par la danse. En Occident, on introduit peu à peu la danse dans la liturgie. En dansant, l’homme réduit la fragmentation qu’il y a en lui. Il retrouve son unité. Le corps devient spirituel. L’âme est transposée.
Il m’est arrivé de prier en regardant danser Paulo Bortoluzzi (1938-1993).
Paolo Bortoluzzi. — Quand je danse, je prie. En dansant, je traduis ce qui est au-dedans de moi-même et que je ne peux pas dire. En effet, mon moyen d’expression n’est pas la parole. C’est mon corps.
Depuis longtemps et pendant longtemps, j’ai été tracassé par le fait que la danse, qui est ma vocation (je suis chrétien et danseur) , n’ait pas sa place dans l’Eglise.
Jeune, j’ai connu en Italie, ce mépris que l’on a du corps, toujours caché, dérobé au regard, objet de honte. Pour un danseur, le corps est ce qu’il a de plus précieux pour s’exprimer, comme pour exprimer ce Dieu qui l’habite. Avec une patience inlassable, le danseur se forge un corps capable de communiquer la flamme intérieure. La recherche de la perfection se fait à travers un corps, celui qui nous a été donné, qu’il convient de rendre en quelque sorte pareil à un miroir.
En dansant, j’atteins à ce centre intérieur dont j’ai besoin pour vivre, qui est mon Dieu.
Rémy Cornerotte. — Beaucoup de prêtres au lieu d’imiter Jésus-Christ, ont imité les apôtres. Rappelons-nous les enfants que les apôtres chassent. Et Jésus les rappelle à l’ordre : « Laissez venir à moi les petits enfants »…
Paolo Bortoluzzi. — Il y a six ans, je devais danser dans la Cathédrale à Bruxelles, un « diktat » m’en a empêché ! … C’était impossible…
Rémy Cornerotte. — Il y a vingt ans dans les petits villages au Luxembourg, inconnus des évêchés et des archevêchés, on dansait…
Jacques Michiels. — On le fait maintenant dans la Cathédrale aussi…
Paolo Bortoluzzi. — Le comble de la participation à une liturgie mystique passe par le corps ! Tout change pour le danseur comme pour tout homme quand il découvre sa dimension intérieure. Il éprouve au-dedans de lui l’immensité de l’Absolu.
Dominique de Wespin. — Quand on regarde danser Paolo, on constate qu’il n’y a jamais chez lui un geste vide. En effet, il faut bien le dire, il y a le geste qui traduit uniquement l’« extériorité » de la danse, et puis le geste qui vient de l’intérieur. L’impression que j’éprouve personnellement devant Paolo dansant c’est qu’il y a chez lui une sorte de transparence. Et quand les gens s’en vont après l’avoir vu danser, ils sont tous beaux!
Rémy Cornerotte. — Certains danseurs sont là pour nous dire que nous sommes tous des danseurs. Ils nous apprennent à vivre dans notre corps.
Paolo Bortoluzzi. — Pour moi, l’Absolu de la danse c’est l’immobilité. Dans cette immobilité, il doit y avoir une concentration, une vie intérieure paroxysmale.
Dans la danse l’immobilité correspond au silence en musique. Plus on est simplifié, plus on est dépouillé, plus on se rapproche de l’Esprit. C’est dans notre vie que se fait le dépouillement de l’acte.
J’apprends à mes élèves à ne jamais faire qu’une chose à la fois, à se concentrer entièrement sur ce qu’ils font.
Jacques Michiels. — Le danseur vit en quelque sorte la sacralisation de son être. Quand quelque chose se passe au fond de lui, il y a dans son corps même, des traces de ce passage de lumière.
Rémy Cornerotte. — Je reviens à l’immobilité du danseur, quand il n’y a plus d’image en lui, d’images du mouvement et qu’il touche l’Image profonde (celle dont les images du mouvement sont l’image!). Alors, il arrive à l’Unité, à cet Absolu déposé en lui.
Paolo Bortoluzzi. — Nous sommes tous en chemin vers l’Absolu, chacun se servant du langage qui lui est propre.
Dominique de Wespin. — Est-ce qu’il y a un moment de grâce, quand on danse? Tout à coup, on se sent agi, habité, je dirais « dansé » ?
Paolo Bortoluzzi. — Cet état d’âme m’arrive souvent. Mais cela dépend d’un ensemble de circonstances : de la musique, de ce que je danse, de la salle, du public. Il y a alors un moment d’oubli de soi où l’on ne sait même plus que l’on danse… Mais qui n’est pas habité ? Qui n’est pas agi ? Il arrive en effet que je danse mais il y a quelque chose de plus grand que moi qui me danse…
Rémy Cornerotte. — Selon Clément d’Alexandrie, le Christ aurait dit : « Celui qui s’émerveille règnera ». Il ne nous reste à nous qu’à nous émerveiller devant qui « est dansé », habité par l’Absolu.
Paolo Bortoluzzi. — Mais il ne faut pas s’émerveiller trop tôt!
Dominique de Wespin. — Pour saluer la présence de S. E. Joseph Donato, ambassadeur du Liban, j’évoquerai son ami Roger Godel parlant de Socrate.
Socrate se promène dans les rues d’Athènes. Il demande à un passant :
— Ou vas-tu?
— Je vais au marché!
— Que crois-tu trouver au marché?
— Ce qu’il me faut pour la journée!
— Et où iras-tu chercher ce qui fait vivre?
Je concluerai en demandant à mon ami Joseph Donato si la danse peut nous apporter ce qui fait vivre.
Joseph Donato. — Il y a en nous quelque chose qui nous montre Quelqu’Un. Je suis heureux qu’on ait ici beaucoup parlé de poètes. Le poète est celui qui voit. L’important pour chacun de nous est d’apprendre à voir. J’évoquerai Claudel dans le Soulier de Satin, parlant d’un Père jésuite pendu au mât d’un navire en perdition et célébrant la messe par le moyen de son corps. Il n’avait plus d’autre hostie à offrir. Tous les artistes qu’ils soient danseurs, musiciens, poètes, philosophes, savants ne font qu’essayer d’exprimer ce que Paul Claudel a voulu signifier. « Tu n’expliques rien, ô poète, mais par toi, toutes choses deviennent explicables… »
Et c’est là le miracle de ceux qui sont habités : nous faire voir si, à notre tour, nous pouvons être habités ou accueillis.
Dominique de Wespin. — Je voudrais demander à notre cher président le docteur Paul-Emile Duroux de conclure.
Paul-Emile Duroux. — J’ai beaucoup aimé le dépouillement de Paolo Bortoluzzi, dépouillement qui progressivement nous mène à l’Absolu. J’ai un frère artiste, c’est un sculpteur. Avec lui, j’ai connu l’expérience de l’art. Il me reste aujourd’hui à remercier tous les participants venus chercher, ici, un supplément d’âme et apporter «de point immobile » dont chacun de nous est porteur.