Un objet unique rechercher ce que Jésus a dit. Entretien avec Émile Gillabert

La science contemporaine remet en cause la réalité des objets. Cette table, ce cendrier apparaissent comme des objets solides alors que le chercheur en micro­physique voit de l’énergie en mouvement. Cette vision du monde va dans le sens de la non-dualité gnostique. C’est par suite d’une illusion que je vois les choses séparées. Le savant et le métaphysicien sont d’accord sur l’interdépendance de toute chose ; l’un et l’autre comprennent cette parole de Jésus : « Il y a de la lumière au dedans d’un être lumineux, et il illumine le monde entier » (log. 24).

Émile Gillabert (1914-1995) est né à Champéry (Valais) Suisse, le 5 mars 1914. Jusqu’à 17 ans, il mène une existence de trans-humant. Berger l’été dans les alpages, écolier l’hiver au village. Après le baccalauréat et une licence de lettres de l’Université de Dijon, il arrive à Paris en 1945.

Il délaisse alors l’Université pour prendre la direction d’une maison d’édition (Les éditions Labergerie) spécialisée dans les ouvrages religieux, poste qu’il occupera jusqu’à la fin des années 60. Parallèlement à son activité professionnelle, il entreprend en 1966 une psychanalyse freudienne qui durera 3 ans.

Là, se situe le tournant de sa vie intellectuelle et de sa recherche personnelle avec la rencontre d’un maître, le Docteur Hubert Benoît, dont les ouvrages sur le Zen font autorité. Cinq années durant, il poursuit sous sa direction l’exploration de la pensée orientale. C’est alors que se produit l’événement majeur de sa vie: la lecture de l’Évangile selon Thomas, manuscrit découvert en 1945 à Nag Hammadi en Haute-Égypte.

Retiré à Marsanne (Drôme) avec sa famille en 1970, il ne cessera de travailler ce texte dans lequel il retrouve la correspondance avec les Védas, le Tch’an (Zen), le Tao ou le soufisme.

À 60 ans, il publie son premier ouvrage: Saint-Paul ou le colosse aux pieds d’argile, psycho-biographie mettant en évidence les traits psychotiques de l’apôtre et la mainmise paulinienne sur les rédacteurs des Évangiles. La même année, il publie Paroles de Jésus et pensée orientale où il revient à la source du message originel de Jésus débarassé de l’influence paulinienne des évangiles canoniques. Ces paroles sont celles de l’Évangile selon Thomas qu’il édite la même année (sous le pseudonyme de Philippe de Suarès). En 1976, il publie: Moïse et le monothéisme judéo-chrétien dans lequel il finit de démonter le mythe judéo-chrétien.

Durant la décennie 80, il publie cinq ouvrages, avec en point d’orgue, son dernier: Judas, traître ou initié, dans lequel il réhabilite le traître pour en faire le seul initié capable de comprendre et de transmettre le message de son maître.

Parallèlement à la sortie de ses ouvrages, il crée en 1975 la revue trimestrielle Les Cahiers Métanoïa où il poursuit la recherche entreprise dans ses livres, recherche centrées sur la non-dualité et sur la Gnose que la découverte de 1945 permet d’explorer. Les Cahiers approfondissent parallèlement la pensée orientale en dégageant des constantes universelles qui sont celles de la Gnose éternelle. Pendant plus de vingt ans, il animera cette revue et ce jusqu’à sa mort. Grâce aux textes inédits qu’il a laissés, la revue continue.

Il a consacré sa vie à approfondir et à mettre en valeur l’enseignement authentique de Jésus. Tous ses ouvrages sont autant d’introductions au livre parmi les livres: l’Évangile selon Thomas. Ce document capital, qui a été découvert avec une cinquantaine d’autres traités, gnostiques pour la plupart, nous rapporte les paroles authentiques de Jésus. Il s’agit d’un recueil antérieur aux évangiles canoniques comprenant 114 logia ou dits de Jésus.

Sur la fin de sa vie, tout en continuant, au travers des Cahiers Métanoïa, l’étude des logia de l’Évangile selon Thomas, il se consacre de plus en plus à une passion déjà ancienne: la poésie.

Émile Gillabert est décédé à Marsanne, le 6 juin 1995.

(Biographie empruntée au site Jésus simplement)

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(Revue Question De. No 53. Juillet-Août-Septembre 1983)

Votre travail actuel porte essentiellement sur la gnose. Vous avez publié récem­ment un ouvrage intitulé « Jésus et la gnose », qui se veut une réhabilitation des gnostiques et une mise en valeur du véritable enseignement de Jésus.

Auparavant, vous avez écrit d’autres ouvrages dont un avec un titre qui m’in­trigue : « Saint Paul ou le colosse aux pieds d’argile…»

Le titre me semble assez bien résumer le livre. La doctrine de saint Paul est forte en apparence, mais fragile en réa­lité. Elle repose sur le rachat des hom­mes par le sang du Christ et sur sa résurrection. Le discours est logique, effi­cace, mais il repose sur des prémisses invérifiables. De plus, il est fort éloigné du message de Jésus.

Ce livre a-t-il un lien avec les autres, le dernier par exemple ?

À l’époque où je l’ai écrit, je connais­sais déjà l’Évangile selon Thomas. Or, tandis que le, salut chez Saint-Paul se situe dans un devenir historique et col­lectif, chez Jésus, surtout dans l’Évangile selon Thomas, le salut est individuel et intérieur : « Le Royaume est le dedans de vous. » Mon objectif a toujours été de découvrir le véritable enseignement de Jésus. Il me fallait donc remettre en question ce qui s’y opposait.

N’est-ce pas ce que vous avez fait égale­ment avec « Moïse et le phénomène judéo-chrétien » ?

Oui, le judaïsme, peut-être plus encore que le christianisme paulinien, est une religion du devenir. Il me fallait donc remonter à la source de cette entreprise de salut, c’est-à-dire à Moïse. Saint Paul, en dehors des traits de génie qui lui sont propres, s’appuie sur le judaïsme et plus particulièrement sur l’essénisme.

Votre recherche ne comporte pas seu­lement une remise en question. Vous avez écrit un livre « Paroles de Jésus et pensée orientale » où vous montrez les correspondances entre l’enseignement de Jésus et celui des grandes traditions de l’Orient.

Effectivement. On retrouve dans l’Évangile selon Thomas les grands thèmes propres à l’Orient et que l’Occident, nourri de la pensée grecque et de la pensée juive, n’a pas perçus : réalisation par le retour à l’unité originelle, connais­sance par l’identification, recherche inté­rieure pour aboutir à la gnose, salut dans le présent libérateur, etc.

Estimez-vous que la découverte de Nag­-Hamadi est importante pour l’approfon­dissement de la gnose ?

Les textes de Nag-Hammadi représentent une contribution capitale et décisive à l’étude de la gnose des débuts de l’ère chrétienne. Ils modifient de fond en comble la conception communément ad­mise jusque-là par les historiens des religions.

Comment cela ?

Jusqu’en 1945, date de la découverte, nous ne pouvions connaître la gnose que par ce qu’en avaient dit les Pères de l’Église.

N’étaient-ils pas opposés à la gnose ?

Oui, ils considéraient les gnostiques comme des hérétiques et la gnose comme la pire des hérésies ! C’est pour­quoi on les a appelés les hérésiologues. On compte parmi eux Épiphane, Hippo­lyte, Saint Irénée, Tertullien, Saint Jérôme. C’est ainsi qu’Irénée a laissé une œuvre importante : Adversus Haereses dans la­quelle il réfute les croyances des gnostiques et met en relief leur soi-disant dualisme…

Pourquoi « soi-disant » ?

Parce que cette accusation, qui continue à avoir cours encore aujourd’hui, est sans fondement. Le gnostique est justement celui qui veut transcender le dualisme pour retrouver l’Un originel. En revanche, cette accusation se retourne contre ceux qui la lancent. Le judéo-chrétien est réel­lement dualiste parce qu’il maintient la dualité Créateur-créature non seulement dans le temps, mais dans l’éternité.

Comment avez-vous, personnellement, pris contact avec les textes de Nag-Ham­madi ?

Tout d’abord, il m’a été donné de lire l’Évangile selon Thomas dans une édi­tion, disons provisoire, celle de Do­resse. Cela remontait aux années 1965. Malgré les lacunes de cette édition hâ­tive, sa lecture fut pour moi une révé­lation d’une force extraordinaire, un vrai raz-de-marée ! Enfin je trouvais en Occi­dent ce que j’avais en vain demandé au christianisme mais que, de son côté, l’Orient m’avait apporté. Les paroles de Jésus, comme les Upanishads, comme la Bhagavad-Gita, répondaient à mes ques­tions sur la nature de l’homme et son destin.

Qu’est-ce qui différencie l’Évangile selon Thomas des évangiles canoniques ?

L’Évangile selon Thomas contient 114 logia (pluriel de logion) ou dits de Jésus. Sur ces 114 logia, quelque 60 sont paral­lèles aux logia canoniques, d’autres sont partiellement différents, enfin une bonne vingtaine n’ont pas leur correspondant dans les évangiles canoniques, justement ceux dont le caractère ésotérique est le plus marqué. Une autre caractéristique de l’Évangile selon Thomas vaut d’être relevée ; les 114 paroles de Jésus sont absolument sans commentaires : pas d’indication de lieu ni de temps, pas d’évocation de la vie de, Jésus, pas de relation de miracles, pas d’appels à l’ima­gination…

Je vois une autre différence. Dans le nouvel Évangile, l’idéologie messianique du salut à venir me semble absente.

Je vous sais gré de le signaler. Non seulement elle est absente, mais, chaque fois que les disciples y font allusion, Jésus les rabroue et leur rappelle que ce qu’ils attendent est venu, que le Royaume est déjà là…

Selon vous, Pierre serait le prototype de l’affirmation de la personne, tandis que Thomas témoignerait de l’effacement de la personne en présence de l’Être que nous sommes en définitive.

C’est tout à fait cela. Pour avoir la vue juste, il faut inverser les signes. Nous ne devons pas nous affirmer en tant que personnes, mais nous libérer de la per­sonne, comme le dit si bien Nisarga­datta.

Dans le récit de la Cène, il est fait men­tion de Judas, qui trahit son maître.

Oui, on fait dire à l’histoire ce qu’on veut. Si vous relisez ce récit, vous remar­querez que c’est Judas qui, le premier, reçoit la bouchée de la main de Jésus.

Oui, c’est même extraordinaire qu’il ait les prémisses de la communion.

Et ce n’est pas tout. Jésus dit : Quel­qu’un d’entre vous me livrera. Or, le sens premier de livrer (en grec : tradi­domi veut dire transmettre…) Judas, le seul initié (voir logion 13), est le seul à même de transmettre le mes­sage, d’où le sens des gestes et des paroles de Jésus.

Jésus dit également : « Ce que tu as à faire fais-le vite. » Pourquoi cela ?

Parce que Jésus sait qu’il va être arrêté Or il faut que celui qui peut continuer son enseignement ne soit pas arrêt comme complice. Et c’est dans ce but que Judas — outre la valeur symbolique du geste de Jésus — reçoit en premier la nourriture. Le récit ajoute qu’après il sortit seul la nuit. Cette succession d’événements reproduit le drame avec une cohésion qui éclaire le gnostique.

Mais l’histoire des trente pièces d’argent, de la pendaison et du baiser ?

L’épisode des trente pièces d’argent et de la pendaison figure seulement dans le récit de Matthieu. Or, vous le savez, Matthieu apporte souvent des éléments à son récit pour faire coïncider l’Ancien Testament et le Nouveau, voulant mon­trer ainsi que Jésus vient réaliser les prophéties. Avouez que cette préoccupa­tion n’est pas celle de quelqu’un qui a le souci de l’histoire.

Et le récit du baiser ?

Judas, le jumeau de Jésus, noyé dans la foule, s’approche subrepticement du Maître pour lui dire un dernier adieu. Le baiser est le symbole de leur intimité et de leur communion. Le symbole de la transmission du message.

L’antinomie des chrétiens et des gnos­tiques ne me paraît nulle part aussi évi­dente que dans leur façon de comprendre la résurrection. Pour les premiers, la résurrection est la réanimation du cadavre, pour les autres, elle signifie l’éveil, la réalisation.

Oui, et c’est même sans doute la pre­mière divergence qu’on peut constater après la mort de Jésus. Elle se fait jour entre Saint Paul et les gnostiques Hy­ménée et Philète ; Saint Paul qui croit que le Christ est sorti vivant du tombeau et nous a ainsi donné le gage de notre propre résurrection, et Hyménée et Philète qui croient, eux, que « les vivants ne meurent pas », et à qui Saint Paul reproche de penser que la résurrection a déjà eu lieu (2 Tm. 2. 16-18).

Il me semble me souvenir que Saint Paul pense, lui aussi, échapper à la mort.

Oui, mais pas comme Jésus l’exprime dans le nouvel Évangile, ni comme les gnostiques le comprennent. Parlant du retour du Christ et de la résurrection des morts dans sa première lettre aux Thes­saloniciens, Paul ajoute : … « nous les vivants, nous qui serons encore là, nous serons réunis à eux et emportés dans les nuées pour rencontrer le Seigneur dans les airs ». Saint Paul croit avec d’autres à l’arrivée imminente du Jour du Seigneur et s’identifie à son corps physique, alors que Jésus, lorsqu’il dit que les vivants ne meurent pas, entend faire comprendre que l’ego nous donne une fausse identité et que, d’ores et déjà, si nous réalisons notre Être essentiel, nous sommes au-delà de la mort.

Aujourd’hui, les chrétiens croient de moins en moins à la résurrection en tant que réanimation du cadavre et votre éclairage est de nature à les conforter. Y a-t-il sur ce point de la résurrection des traités gnostiques de Nag-Hammadi autres que l’Évangile selon Thomas qui confirment l’affirmation de Jésus : « Les Vivants ne meurent pas » ?

Oui, et même plusieurs. Encore faut-il les lire avec un œil gnostique car ce qui est évident pour les uns est inacces­sible à d’autres.

Vous me faites penser à un passage de Pascal : « Il y a de l’évidence et de l’obscurité pour éclairer les uns et obs­curcir les autres »… Pourtant, on ne peut pas dire que Pascal fût un gnostique… Mais revenons à la résurrection dans les traités de Nag-Hammadi. Ce thème n’est-il pas essentiel ?

Une autre parole revient à plusieurs reprises dans l’Évangile selon Thomas : « Il ne goûtera pas de la mort. » Elle correspond à ce que nous lisons dans l’Évangile selon Philippe : « Pendant que nous sommes en ce monde, il nous convient d’acquérir la résurrection afin que, si nous nous dépouillons de la chair, nous soyons trouvés dans le repos ». Cette parole se trouve confirmée plus loin : « Il convient que nous devenions des hommes pneumatiques (autre quali­fication du gnostique) avant que nous sortions du monde. »

Dans la liste des ouvrages de Nag-Hammadi, j’ai aperçu un titre, « Traité de la Résurrection ». Y est-il question aussi de résurrection au sens gnostique du terme ?

Effectivement, un manuscrit porte le titre de « Traité de la Résurrection ». Or, il exprime, bien qu’en termes différents, la même réalité. S’adressant à Réginos, l’auteur du traité lui prodigue ce conseil : « Fuis les divisions et les liens et tu as déjà la Résurrection… pourquoi ne te considères-tu pas déjà comme ressus­cité ? »

Si donc nous devons nous considérer comme ressuscités dès maintenant, la résurrection post mortem perd tout son sens. Pour comprendre de telles pa­roles, il ne nous faut pas être identifiés à notre pseudo entité psycho-somatique.

Le moins qu’on puisse dire est que les gnostiques avaient une conception de la Réalité tout autre que les chrétiens.

Je suis bien de votre avis. Avant de ré­pondre à d’autres questions, je voudrais vous rapporter un court échange de Jésus avec plusieurs disciples dans le Dialogue du Sauveur, autre traité de Nag-Hammadi. Les disciples disent : « En quel lieu nous rendrons-nous » Le Sei­gneur dit : « Vous pouvez l’atteindre en ce lieu même »… La réponse de Jésus rejoint celle que nous lisons dans l’Évangile selon Thomas : « Ce que vous attendez est venu, mais vous, vous ne le connaissez pas » (log. 51). On peut ajouter avec Jésus cette parole qui revient souvent sur ses lèvres : « Que celui qui a des oreilles pour entendre entende! »

Refuser la croyance à la résurrection de la chair, n’est-ce pas s’exposer à mé­priser la chair ? N’a-t-on pas reproché aux gnostiques leur dualisme outrancier aussi bien dans le sens d’une ascèse inhumaine que dans celui d’une débauche effrénée ?

Il nous faudrait tout d’abord distinguer le corps ou la chair de ce que Jésus appelle le monde tel qu’il est vu par le mental. Cette distinction est capitale et, pour ne l’avoir pas faite, ou pour avoir entretenu l’ambiguïté en culpabilisant la fonction sexuelle, les religions ont sou­vent rabaissé la chair et prôné une forme tronquée de réalisation.

Le monde n’est-il pas comparé à un cadavre dans l’Évangile selon Thomas ?

Il y a effectivement un logion (56) où Jésus dit : « Celui qui a connu le monde a trouvé un cadavre ; et celui qui a trou­vé un cadavre le monde n’est pas digne de lui.»

Ne peut-on pas prétendre que le monde englobe aussi le corps ?

C’est mon mental et non mon corps qui me fait croire que je suis une entité séparée. C’est donc mon mental et non mon corps qui crée les séparations, les divisions, la peur, le désir, etc. Bref, c’est lui qui engendre la maya.

Mais le corps est le compagnon insépa­rable du mental ou de la psyché.

Pas obligatoirement. Lorsque le mental s’est effacé, le corps devient le lieu ou l’occasion de l’Esprit. D’où sa dignité incomparable lorsqu’il n’est plus le jouet ou la proie du mental.

Est-ce que Jésus souligne cette dignité ?

Oui, et à plusieurs reprises, en parti­culier dans un logion qui est comme la réplique de celui que je citai à l’instant. Le voici : « Celui qui a connu le monde a trouvé le corps : mais celui qui a trouvé le corps, le monde n’est pas digne de lui » (log. 80). Trouver le corps, c’est re­connaître qu’il ne doit pas être asservi au mental, donc au monde, c’est lui offrir la possibilité d’être le temple de l’Esprit.

Je ne vois pas bien comment le corps peut survivre si l’ensemble mental-corps ou psycho-somatique n’existe pas en tant qu’entité séparée.

Le corps fait partie de la manifestation. L’Absolu ou l’Esprit s’y reflète à titre privilégié, pourrait-on dire, lorsque le mental fait silence. Le reflet ne doit pas être confondu avec la Réalité. Néan­moins, le reflet est à l’image de la Réalité, d’où son rôle privilégié qui est de permettre à la Réalité de se reconnaître. Il y a un logion très important qui est en quelque sorte un raccourci saisissant de cette cosmologie :

1 Jésus a dit :

2 Je suis la lumière qui est sur eux tous.

3 Je suis le Tout.

4 Le Tout est sorti de moi,

5 et le Tout est parvenu à moi.

6 Fendez du bois, je suis là ;

7 levez la pierre,

8 vous me trouverez là.

(log. 77)

Dans ce logion, Jésus, Réalité non-mani­festée, ou non-née, engendre la Réalité sous son aspect manifesté, puis l’absorbe, dans un jeu incessant.

Autant dire que ceux qui accusent les gnostiques de mépriser le corps se méprennent.

Et dire que des historiens des religions ont prétendu que l’Évangile selon Tho­mas était gnostique parce que dualiste !

Il serait juste de dire qu’il est gnostique parce que non dualiste.

Oui, comme en témoigne le très beau logion :

1 Jésus a dit :

2 Si la chair a été à cause de l’esprit,

3 c’est une merveille ;

4 mais si l’esprit a été à cause du corps,

5 c’est une merveille de merveilles.

6 Mais moi, je m’émerveille de ceci :

7 comment cette grande richesse

8 a habité cette pauvreté.

(log. 29)

Le rôle du corps est merveilleusement mis en lumière : « si l’esprit a été à cause du corps »…

Oui, l’Esprit s’est reconnu grâce au corps parce que « cette grande richesse a habité cette pauvreté ».

Une question découle naturellement de ce que vous venez de dire sur le corps : quelle est la place de la femme dans les traités de Nag-Hammadi en général, et dans l’Évangile selon Thomas en particulier ?

Vous m’invitez une fois de plus à prendre le contre-pied de ce qui a été dit sur, ou plutôt, contre les gnostiques. Ils ont été accusés de misogynie et de perversité. L’Évangile selon Thomas lui-même n’a pas échappé à cette accusa­tion. Les premiers commentateurs ont vu dans certains logia un vrai mépris de la femme alors que, tout simplement, la femme, comme l’homme, est invitée à faire le deux un, autrement dit, à retrou­ver l’androgynie primordiale. Vous pou­vez, pour vous en convaincre, relire certains logia, comme le 22, le 61, le 105, le 114.

On reproche aux juifs d’avoir sous-estimé la femme et d’avoir en quelque sorte évacué la Mère divine. Du reste, ce reproche est aussi adressé à Saint Paul. Qu’en est-il chez les gnostiques ?

Votre remarque n’est que trop vraie en ce qui concerne le judéo-christianisme. C’est à croire que le Dieu juif, et, dans une certaine mesure, le Dieu chrétien, est uniquement masculin.

Chez les chrétiens, la Vierge-Mère tem­père la rigueur d’un Père tout-puissant.

Oui, mais partiellement, car si elle connaît la condition de mère, elle n’en ignore pas moins celle d’épouse, donc de partenaire du couple, lequel symbo­lise l’androgynie en réunissant les élé­ments masculin et féminin. Ce qui frappe, en revanche, chez les gnostiques, c’est la présence des éléments mâles et des éléments femelles dans la divinité Su­prême. Cependant, le Principe masculin et le Principe féminin nous sont sou­vent présentés comme différenciés et dissociés.

Dans l’Évangile selon Thomas, Jésus dit: « Ma mère m’a enfanté mais ma Mère véritable m’a donné la vie »…

C’est du reste un trait caractéristique de la gnose éternelle que la place donnée à la déesse dans le couple divin.

Oui, la Mère divine, ou la Sophia, ainsi désignée par les gnostiques, est là pour nous permettre de retrouver le chemin de l’Un. Pour expliquer la création et l’histoire du salut, les gnostiques ont recours à un mythe, simple au départ, qui va se compliquant au fur et mesure que s’élaborent les récits de la création et de son retour au Créateur.

Au fond, si je comprends bien, le mythe assure une fonction salvatrice.

Oui, le gnostique cherche à sortir d’une situation aliénante. Il veut voir clair en lui-même et transcender les divisions. Or le mythe est là pour tenter d’expliquer le désordre, la souffrance et la mort, et pour nous offrir la possibilité de retrou­ver l’Un originel.

La fonction du mythe est bien déter­minée.

Le mythe d’après moi a pour fonction de nous faire passer du plan psychique au plan pneumatique, ou, si vous préfé­rez, du monde des images au monde sans image.

Vos explications me paraissent très insé­curisantes pour les chrétiens. En effet, si je vous ai bien, suivi jusqu’ici, vous renversez complètement la situation car, selon vous, ce n’est plus la gnose qui est une hérésie chrétienne, mais bel et bien le christianisme qui est une forme déviée de la gnose, et Jésus serait à l’origine de la gnose.

Cela me paraît l’évidence même. Du reste, Jésus ne se prive pas de le dire : « Les pharisiens et les scribes ont pris les clefs de la gnose et ils les ont cachées. Ils ne sont pas entrés, et ceux qui voulaient entrer, ils ne les ont pas laissés faire. Mais vous, soyez prudents comme, les serpents et purs comme les colombes. »

Cependant, les chrétiens ne sont pas visés et ne peuvent pas l’être.

Ils sont visés dans la mesure où ils continuent, comme les juifs, à cacher les clés de la gnose. Or nous avons vu que les clés de Saint Pierre n’ouvraient pas les mêmes portes que celles de la gnose.

Les historiens et les exégètes sont-ils d’accord avec vous ?

Comment le seraient-ils ? La plupart d’entre eux en restent aux vieux schémas et commentent les textes de fon à faire entrer leurs explications dans ces schémas périmés.

On peut quand même se demander qui a raison.

Certes, et si l’histoire et l’exégèse peu­vent laisser subsister les doutes, il est pour moi une autre vérification qui est déterminante. La gnose obéit à des cri­tères qui sont les mêmes sous tous les cieux et à n’importe quelle époque. Ce sont, à mon sens, ces critères qui consti­tuent la vérification par excellence.

Et qui font l’objet de votre ouvrage « Paroles de Jésus et pensée orientale ». Dans cet ouvrage, vous montrez que la pensée scientifique est au fond plus près de la gnose que la pensée religieuse.

La science contemporaine remet en cause la réalité des objets. Cette table, ce cendrier apparaissent comme des objets solides alors que le chercheur en micro­physique voit de l’énergie en mouvement. Cette vision du monde va dans le sens de la non-dualité gnostique. C’est par suite d’une illusion que je vois les choses séparées. Le savant et le métaphysicien sont d’accord sur l’interdépendance de toute chose ; l’un et l’autre comprennent cette parole de Jésus : « Il y a de la lumière au dedans d’un être lumineux, et il illumine le monde entier » (log. 24).

Je présume que le travail qui se fait au sein de l’association Métanoia, dont vous vous occupez, va dans le même sens que celui de vos livres.

Effectivement, par notre revue trimes­trielle « Les Cahiers Métanoïa », par nos rencontres de Marsanne, nous approfon­dissons l’œuvre entreprise dans mes livres. En revanche, le dernier, Jésus et la Gnose, est comme le fruit du travail accompli dans l’association depuis 10 ans. Mais notre association se justifie éga­lement pour une autre raison : elle favo­rise les échanges entre gens qui, sans cela, seraient très isolés.

J’ai pu en effet constater combien étaient peu nombreux ceux qui cherchaient la réalisation dans une voie purement gnos­tique.

Ils éprouvent d’autant plus le besoin d’échanger avec des personnes qui par­lent le même langage.

Quelle est la signification du mot « Méta­noïa » ?

« Métanoïa » est un mot grec qui veut dire changement de mentalité, renver­sement. Au cours de sa métanoïa, le chercheur se rend compte qu’il a vécu sous une fausse identité. En découvrant son Être essentiel, sil se reconnaît autre. Jésus parle des phases que connaît le chercheur assidu : bouleversement, puis émerveillement, enfin unification (log. 2).

Votre recherche exige une remise en question fondamentale. N’avez-vous pas peur qu’elle provoque un phénomène de rejet tant elle est déconcertante ?

La gnose a toujours été déconcertante à vue humaine. Aussi, a-t-elle toujours été combattue. Aujourd’hui, l’arme la plus efficace, qu’on ait trouvé contre elle est l’indifférence, du moins apparente, ou la moquerie. Mais rien n’est changé sous le soleil. Du temps de Lao-Tseu, il en était déjà ainsi : « Quand un esprit inférieur entend parler du Tao — lisez gnose —, il le tourne en dérision ; s’il ne le tournait pas en dérision, « le Tao ne serait pas le Tao »…

Propos recueillis par Daniel Escoulen