Betty
Accueillir

« Les miroirs feraient bien de réfléchir un peu avant de renvoyer les images. » Jean Cocteau BERNARD : Qu’est-ce que c’est, être vulnérable dans l’instant ? Qui accueille dans l’instant ? Accueillir c’est quoi ? BETTY : Accueillir c’est constater l’évidence et la précision de ce qui est là dans l’instant, quelle que soit […]

« Les miroirs feraient bien de réfléchir un peu avant de renvoyer les images. »

Jean Cocteau

BERNARD : Qu’est-ce que c’est, être vulnérable dans l’instant ? Qui accueille dans l’instant ? Accueillir c’est quoi ?

BETTY : Accueillir c’est constater l’évidence et la précision de ce qui est dans l’instant, quelle que soit l’interprétation que tu peux en faire.

BERNARD : Veux-tu dire que c’est accueillir ce qui est en tant qu’évidence ?

BETTY : Oui, si tu accueilles l’instant comme l’évidence, tu ne prends pas le temps d’interpréter ce qui est capté dans l’instant, tu le vis intensément !

BERNARD : L’interprétation est du domaine de la pensée, il faut le temps de penser pour créer un scénario.

BETTY : Absolument. Le mental réactif va chercher des références dans le passé et se monte une histoire sécuritaire.

BERNARD : Quand je suis dans le temps et que je pense : je suis là, qui pense être vraiment là? Pour être vraiment dans l’accueil de l’évidence est-ce qu’il faudrait que le « je », le sens de moi ne soit pas là ? Comment moi en tant que Bernard, comment puis-je accueillir l’évidence ? Est-ce que accueillir l’évidence ne se fait pas avec la disparition de moi ?

BETTY : Avec la disparition du moi il n’y a plus de questionnement, d’interprétation. Ce que tu peux faire en tant qu’un « je » est de constater que ce « je » ne fait qu’interpréter l’instant. Tu ne peux voir que l’illusion.

BERNARD : D’accord.

BETTY : Tu ne peux que constater la compulsion du « je » à interpréter.

BERNARD : Je peux constater l’interprétation du personnage que je crois être. Je peux me voir en train d’interpréter. Interpréter est donc une manière d’être dans le rêve. Je me vois rêver en me voyant interpréter.

BETTY : Le personnage interprète à travers sa propre mémoire. Le corps capte l’information; le personnage l’interprète, la traduit selon son histoire.

BERNARD : Donc je n’accueille pas vraiment l’évidence à ce moment-là ! C’est ce qui est là mais trafiquée par mon interprétation.

BETTY : Prenons un exemple admettons que tu parles de Bouddha, comme il n’est pas là dans l’instant, tu ne peux avoir qu’une interprétation de qui il est.

BERNARD : Est-ce que ça veut dire qu’à ce moment-là je suis en relation avec une image de bouddha, un concept de Bouddha ?

BETTY : Avec l’image que tu t’es faite de Bouddha et que tu prends pour la réalité.

BERNARD : L’image que je me suis faite de Bouddha en tant que représentation mentale à travers les choses que j’ai entendue, à travers la mémoire des images que je me suis faite dans ma tête depuis longtemps…

BETTY : Et n’oublie pas que tu as une image de qui tu crois être. Tu as fait de ton personnage une image (figé dans le temps) en laquelle tu crois. L’image de qui tu crois être a une opinion sur Bouddha.

BERNARD : Oui.

BETTY : Quand tu dis je suis Bernard, tu parles de qui ? Tu as construit une image de toi. Tu vas dans le passé et tes souvenirs s’assemblent pour construire un personnage. Cette image que tu as de toi est en relation avec l’image que tu as de Bouddha. La fraîcheur de l’instant n’a pas besoin d’aucune référence.

BERNARD : C’est donc une construction imaginaire qui entre en relation avec une autre construction imaginaire. Il n’y a aucune réalité là-dedans.

BETTY : Effectivement il n’y a aucune réalité là-dedans, qu’une rencontre fictive de deux constructions imaginaires dans le temps. Une rencontre entre deux cartes mortuaires.

BERNARD : C’est une manière de rêver.

BETTY : C’est une bonne définition pour le rêve d’individualité. Comment fais-tu pour définir le Bouddha à partir de ton point de vue ? Ton point de vue est fabriqué à partir de l’ensemble de tes connaissances, l’ensemble de tes pensées, l’ensemble des souvenirs des émotions ressenties. Cet amalgame fabrique une construction imaginaire que tu appelles Bouddha, et tu fais la même chose avec toi, c’est cette construction mentale imaginaire qui entre en relation avec la construction imaginaire de ce que tu appelles Bouddha.

BERNARD : Je crois voir un piège dans lequel je peux tomber : je vais accueillir ce qui est là, mais en oubliant de mettre, dans ce qui est là, ce que je crois être.

BETTY : Et voilà !

BERNARD : J’oublie que ce que je crois être doit aussi être vu.

BETTY : Tu oublies que celui qui accueille l’instant est lui-même une construction mentale.

BERNARD : L’observateur croit qu’il voit pourtant il oublie de tenir compte de qui il croit être.

BETTY : Et ce qu’il croit être est un personnage imaginaire. La seule chose que l’observateur peut faire c’est de constater qu’il est une construction mentale, robotique, seconde après seconde.

BERNARD : Ça fait un drôle d’effet, c’est comme si on tirait un tapis sous nos pieds il y a la peur de tomber dans le vide.

BETTY : Le personnage donnera des signaux de détresse, de peur. Il a l’impression de se mettre lui-même en danger, de devenir fou, lui qui ne veut habituellement que se protéger.

BERNARD : Ce qui est étrange et paradoxal. Il a peur de se mettre en danger, en danger de mort, de disparaître. En même temps la question que l’on peut se poser comme ça à première vue est : comment un personnage qui dans l’absolu n’existe pas, qui est une illusion, pourrait avoir peur d’être détruit ?

BETTY : La vision, le personnage imaginaire se croit réel. Peux-tu remettre en doute ta propre réalité ?

BERNARD : Le personnage qui prétend voir est donc encore une illusion ?

BETTY : La seule chose que le personnage peut faire c’est de constater qu’il interprète à partir de la construction imaginaire qu’il croit être. Le personnage a alors l’impression de vivre la fin du monde mais ce n’est que la fin de son monde imaginaire.

BERNARD : Ça fait peur! Je crois que j’existe et je veux toujours continuer d’exister. Si je tombe dans la vision que je n’existe pas, je parle comme si j’allais mourir; j’ai peur de tomber dans le vide. Je ne peux avoir la moindre idée de l’inconnu dans lequel je tomberais à la place de cette illusion, c’est impensable. Je peux intellectuellement, vaguement le recevoir, mais je ne peux pas du tout le concevoir.

BETTY : Et ne pouvoir le concevoir, ne pas en avoir la moindre idée c’est ce que j’appelle un état de vulnérabilité : la porte de l’inconnu. Le personnage interprète la vulnérabilité comme un danger. Je témoigne que c’est la grâce suprême : le personnage s’est dépouillé de lui même, de son bagage intellectuel, de sa lourdeur émotionnelle. Il est nu, sans armes.

BERNARD : Je ne peux pas concevoir ce qu’est ne pas exister…

BETTY : Du point de vue du personnage tu ne peux pas le concevoir effectivement. Mais un élan t’appelle à chercher la vérité à tout prix.

BERNARD : C’est un appel à tenter d’observer.

BETTY : Rêver c’est la souffrance, la confusion. Ne pas devenir fou dans le monde du rêve est un exploit.

BERNARD : Le rêve est sécurisant…

BETTY : Il semble sécurisant mais cette sécurité n’est jamais permanente, c’est une quête sans fin pour trouver une sécurité permanente qui n’arrive jamais!

BERNARD : J’avance, je cherche à me sécuriser, mais il n’y a pas de point d’appui solide dans ce désir complètement fou de la machine qui cherche à exister. Je ne trouve aucun espace où j’existe. Je crois que j’existe mais en même temps je n’arrive pas à exister…

BETTY : Tu ne peux pas exister en tant qu’image figée dans le temps, car la vie est le mouvement, pas ce qui se trouve dans le mouvement. Tu ne peux pas capturer la vérité comme si elle était une doctrine permanente et prétendre que tu la tiens entre tes mains. La vérité, la vie, l’amour est fraîcheur à chaque instant.

BERNARD : Ce qui est en apparence dans le temps est une illusion.

BETTY : Bernard,situn’avais pastonpointdevuepersonnel quiserais-tu ?

BERNARD : C’estçaquifaitpeur.Cequiresteraitcommeça…c’estrien.

BETTY : Rien de ce que tu prétends être !

BERNARD : Et tu vois, instantanément, ce rien je l’oppose à quelque chose.

BETTY : Tu l’opposes au connu, donc au plein. L’interprétation, l’évaluation du personnage est instantanée. Ce rien dont on parle est inconnu, donc il n’est pas connu de toi, il n’est pas caché dans un endroit secret, dans une église lointaine, dans le sac de grigris d’un sorcier. La vulnérabilité est de se positionner à la porte de l’inconnu en restant avec la peur du personnage qui se croit réel!

« Une phrase montait d’elle même: C’est un rêve… On ne rêve que de soi, que du personnage que l’on croit être! Une joie étouffante prenait la place de la complexité mentale de ce personnage illusoire. Une attention lucide atomique impersonnelle vivante et vibrante voyait le rêve de l’humanité y compris le rêve d’individualité de Betty. Ce que j’appelais la vie est un kaléidoscope vivant en mouvement! Cette attention qui voit est la demeure indivisible du Vivant et elle est perpétuel mouvement! L’Insaisissable réalité devient irréelle aussitôt captée! »

BERNARD: Une position qui apparaît insécurisante. C’est comme un saut dans le vide il faut oser même si ce que je crois être apparaît comme une illusion il faut avoir un très grand courage. Pour oser s’abandonner et lâcher prise.

BETTY : Ne te croit pas Bernard! Cette peur est encodée dans l’être humain. C’est la peur racine de l’être humain. Cette peur ne va pas te dévorer. Tu peux rester avec.

BERNARD : La peur de ne plus exister.

BETTY : Le rêveur a un instinct de survie imaginaire.

BERNARD : Car il s’identifie au corps. Je ne peux pas, par un mouvement, un effort personnel, changer cela. Tout ce que je peux faire est de le voir, voir cette peur.

BETTY : Nous nous comportons comme des enfants apeurés en quémandant de l’aide, en essayant de nous éloigner de la peur pour ne plus la ressentir. La peur appartient au rêveur. Elle est donc illusoire comme le rêveur.

BERNARD : Je ne peux rien faire, je ne peux que me demander : mais qui a peur ? C’est en observant en observant le « moi ». Je dois me demander : moi qu’est-ce que c’est ? Il y a un doute maintenant dans mon esprit. C’est une croyance qui est forte ! J’accepte l’idée que peut-être je me goure, je me trompe peut-être…

BETTY : Voilà une bonne idée : accueillir que, peut-être, tu te trompes sur ce que tu crois être.

La question : « Et si je me trompais sur l’entièreté de qui je crois être » a été la grande, la seule véritable question de ma vie. Elle est apparue comme un doute fondamental, profond. J’ai accueilli la possibilité de me tromper totalement sur qui je prétendais être. La peur montait… la vrai, la peur de ne pas exister individuellement et je suis restée avec elle, sans essayer de me sauver dans un refuge mental, émotif ou sensoriel. Je connaissais bien les labyrinthes de ces refuges. Je les avais explorés et je m’étais vu les explorer et revenir bredouille.

« Mais qui était cette femme qui se prétendait intelligente, cette femme qui prétendait avoir les émotions les plus subtiles de la terre, cette femme qui prétend être la personne la plus sensitive du monde ? Existait-elle vraiment ? » C’est elle que je remettais totalement en question, celle qui se pensait différente des autres, plus évoluée, plus spirituelle, plus victime, unique.

Et si je me trompais entièrement sur qui je crois être ? Cette question résonnait dans ma tête… et semait le doute existentiel. Je me sentais à la fois allégé de mes histoires et totalement insécure face a l’inconnu. Mes impressions n’étaient jamais stables… Et si je me trompais sur mes certitudes mentales, sur la nature de mes émotions ? Et si le corps n’est pas moi… est-ce possible que le personnage que je crois être interprète les sensations du corps et les colle à son histoire ? Serais-je monté de toutes pièces ? Je suis qui si je ne suis pas cet amalgame ? Il ne me restait rien !

BERNARD : Si on se pose cette question, est-ce que ça n’entraîne pas de voir que tout dans toute ma vie serait illusoire ? Qui j’ai rencontré, ce que j’ai fait, ce que j’ai vu, que j’ai dit… Je me suis trompé sur toute la ligne ?

BETTY : Se poser cette question capitale m’a projetée directement dans l’instant car tout ce que je croyais être n’existait que dans le passé.

BERNARD : Donc n’existe pas.

BETTY : Le passé n’est pas vivant ; c’est un souvenir. Le rêveur en fait une interprétation qu’il ramène dans l’instant pour se sécuriser, parce qu’il a peur de l’inconnu. Le moi fabrique la réalité avec sa mémoire. Le passé est le souvenir de l’interprétation d’un personnage imaginaire.

BERNARD : Je ne peux avoir une vision fraîche de moi car ce que j’appelle moi je ne le vois qu’à travers la mémoire. Si ce que je crois être m’apparaissait tout neuf dans l’instant mon personnage s’évanouirait …

BETTY : Peux tu imaginer que tu n’as aucune opinion sur rien, aucun point de vue, c’est presque inimaginable, non ?

BERNARD : Il n’y aurait plus aucun moi pour avoir une opinion et aucun moi sur qui avoir une opinion. Un jour tu m’as dit : il faut avoir l’humilité d’accepter de ne pas comprendre mentalement. Tu peux respirer l’information et la laisser s’installer à sa façon et non pas à la tienne.

BETTY : Il faut bien dire que cette construction imaginaire, le moi, ne cherche que la sécurité et l’amélioration. Il cherche à acquérir toujours plus. Il est intéressé à transformer sa condition. Il ne cherche qu’une zone de confort permanente. La résistance à l’instant fabrique un personnage imaginaire.

Imagine que tu te mets derrière une fenêtre et que de l’autre coté de la fenêtre tu vois la vie de Bernard Pernel se dérouler dans ses activités journalières. Tu observes que ce personnage, Bernard, vit selon les lois de la dualité, donc des moments heureux, des moments malheureux, des moments de liberté, des moments d’emprisonnement, des moments de confort physique et des moments d’inconfort physique. Tu le vois vivre des épisodes de vie où les émotions semblent sous contrôle et tu le vois aussi vivre des moments où l’émotion est à fleur de peau et dérangeante. Peux-tu t’asseoir derrière la fenêtre et regarder ce personnage que tu crois être. Ce personnage qui semble réel est un amalgame de souvenirs, d’émotions non résolues et d’interprétations des capteurs sensoriels du corps.

BERNARD : C’est possible, là maintenant… plein d’images me viennent de ce que je m’imagine être moi. Je me vois dans ce mouvement de balancier.

BETTY : Et sous ce mouvement de balancier tu constateras que le personnage n’a aucun pouvoir personnel et c’est pourquoi je dis : n’essaie pas de comprendre les rouages de la dualité et d’intervenir dans ce mouvement de balancier. Regarde et constate que tu t’identifies au moindre soubresaut émotif de ce personnage que tu crois être.

La quête habituelle du chercheur spirituel est de forcer le balancier à répondre à ses besoins, et ses besoins ne sont en fait que des désirs personnels de réalisation de l’image qu’il s’est faite de lui. Il résiste à l’instant, il veut l’amélioration de son état personnel qu’il juge insatisfaisant. Il veut évoluer ; il rêve.

BERNARD : Il veut, lui, devenir libre au lieu de voir que sa liberté, c’est de ne plus se prendre pour lui.

BETTY : Il veut être libre du monde de la dualité sans voir qu’il fait simplement une erreur de perception en se prenant pour le corps qui, lui, fonctionne selon les lois de la dualité : les opposés : le blanc/le noir, le jour/la nuit, le froid/le chaud. Le rêveur prétend avoir le pouvoir de contrôler, de diriger ce mouvement pour sa propre satisfaction. Le rêveur, le personnage n’existe même pas ! La liberté est de constater que le point de vue d’acteur que l’on revendique est faux.

BERNARD : Il me semble… je ne sais pas ce que tu vas me répondre à cela, mais à part une compréhension intellectuelle il est possible pour le rêveur de constater, dans des situations de la vie, que c’est une évidence : il n’a pas de contrôle ni de direction possible. Je suis bien obligé de me rendre à l’évidence que je n’ai pas de choix.

BETTY : L’erreur de perception est de t’identifier au corps et de prétendre que son fonctionnement est sous ton contrôle. Tu te crois alors le contrôleur de cet organisme paisible qui ne sait rien de toi. C’est une erreur de perception.

BERNARD : Je vois bien que c’est ce que j’ai toujours fait. À ce moment-là, l’identification est très forte, ce qui m’amène immédiatement à vouloir des sensations agréables le plus possible et à éviter les sensations désagréables.

BETTY : C’est une quête illusoire, un rêve d’individualité.

BERNARD : En regardant en moi, je vois que ce n’est pas possible et pourtant je continue à le faire quand même. Pourquoi?

BETTY : C’est une construction mécanique robotique qui est autonome. Elle fonctionne d’elle-même. Elle ne peut être arrêtée, mais peut être vue. À la question : « pourquoi continuer de le faire si je le vois ? », la réponse est que les émotions sont le carburant qui fait fonctionner cette machine à rêver. Le mouvement des émotions provoque une identification très forte, l’observateur redevient le Rêveur. Il s’identifie aux émotions et là, un cercle vicieux s’installe, car le rêveur ne veut pas laisser les émotions se déployer : il a peur. Il veut les éviter. Il ne veut pas rester conscient de l’émotion. Il rêve de retrouver la paix. Et malgré le constat que la paix n’est pas permanente, le conditionnement de vouloir se sécuriser est puissant. Laisser les émotions se déployer donne l’impression de se laisser souffrir consciemment. Exactement ce que le rêveur veut éviter.

BERNARD : C’est ce qui est étrange au bout d’un certain temps dans la vie, on voit bien que ce n’est pas possible de trouver la vérité dans les choses du monde, dans les objets. Je cherche une paix permanente, pourtant cette tentation est toujours là, alors pourquoi ? ce n’est pas assez vu ? Pas assez aveuglant ?

BETTY : Il y a l’espoir de trouver une solution rapide pour être soulagé, pour ne pas revivre encore l’émotion.

Dans le rêve, je n’avais plus d’intérêt à attendre une solution facile. Et même avec l’impression de tomber dans un ravin, je restais consciemment avec l’émotion et la peur.

BERNARD : Veux-tu dire que même après avoir vu le mécanisme, la machine va toujours chercher à trouver une solution?

BETTY : C’est une machine qui fonctionne depuis des millénaires. C’est une machine: elle ne raisonne pas, elle est froide. Imagine un bateau sur l’eau. Si tu coupes les moteurs, le bateau va quand même continuer sur sa lancée pour finalement arrêter. À chaque fois qu’il y a identification au personnage, qu’il y a la volonté d’avoir raison de maintenir son opinion, la machine à rêver est nourrie et reprend des forces. Voir sans intervenir la prive de carburant.

BERNARD : Est-ce lié au fait de s’échapper dans la pensée, de créer un scénario dans le temps ?

BETTY : C’est inimaginable pour le personnage de rester dans l’instant. Pourtant, résister à l’instant c’est déclencher la machine à rêver.

BERNARD : Est-ce qu’on peut dire que l’on vit tout le temps dans l’imaginaire ? Nous sommes comme des zombies ? C’est comme si je créais un pont entre l’instant et le passé, c’est comme si je ne vivais pas.

BETTY : C’est un rêve. Le personnage est occupé à rêver !

BERNARD : Je relis les instants par la pensée. Je prends l’instant d’avant et l’instant d’après, je les relis et prétends que c’est ma vie.

BETTY : Tu relis tes propres pensées passées et celle que tu imagines pour le futur et tu appelles ça : ta vie. L’instant présent est libre du passé, libre d’une interprétation individuelle et d’une présomption du futur.

BERNARD : Quand j’essaie d’être à l’écoute de ce que tu dis là, c’est terrifiant. J’imagine que ça ne l’est pas réellement, mais ça paraît terrifiant pour ce moi que je crois être. Je suis un mort-vivant !

BETTY : C’est ressenti comme une impression de défaite, une impression d’avoir galéré toute sa vie pour rien. Soit conscient que c’est une impression attachée à ce personnage que tu crois être. C’est le personnage qui le ressent.

À tous les scénarios élaborés par les pensées, je disais : « je ne crois pas ce scénario et ses conclusions », je ne les croyais pas car j’étais consciente que toutes les questions se créaient au cœur de la machine à rêver… qui n’existait pas. Comment les questions pouvaient-elles alors exister ? Je regardais les scénarios se monter avec une indifférence qui grandissait et se perdait dans l’impersonnel.

BERNARD : Si je crois que le personnage a échoué, cela sera encore une nouvelle illusion, une illusion, de plus, de croire que j’ai tout raté.

BETTY : En t’émouvant sur toi, en croyant ce désespoir, tu actualises une émotion, et rends plus réel ton rêve.

BERNARD : C’est plutôt porter mon attention sur le personnage, en me disant que si ça c’est produit comme ça ce n’est pas parce que le personnage était dans une position fausse, mais simplement parce que je croyais ce personnage. Il ne faut pas se faire d’illusions à propos du fonctionnement de ce personnage illusoire. Si le personnage que je crois être n’a pas de véritable réalité rien de ce qu’il a pu faire qui apparaît comme positif ou négatif n’a pu exister non plus.

Un personnage qui n’existe pas, je ne peux prétendre qu’il a fait ceci ou cela, il ne s’est rien passé en fin de compte.

BETTY : Il ne s’est rien passé de réel dans l’histoire du personnage : c’est un rêve, un rêve d’individualité. Croire mentalement que le personnage n’existe pas et continuer cependant d’y croire est refuser de voir. C’est se créer un état artificiel du personnage qui a compris quelque chose. Nous ne parlons pas ici d’apporter une solution à un personnage imaginaire qui fait une recherche sur lui-même.

BERNARD : Ça, c’est l’affaire de la psychothérapie ou d’autres démarches.

BETTY : C’est la démarche de l’être humain en général.

BERNARD : C’est l’amélioration de moi, de ce que je crois être. Et cette recherche d’amélioration est totalement liée à la recherche de sensations.

En allant faire telle et telle technique, est-ce que je ne recherche pas continuellement de meilleure sensation, de nouvelles façons de mieux fonctionner, même avec la psychothérapie je recherche des sensations psychologiques ?

BETTY : Le rêveur cherche une zone confortable à tous les niveaux : psychologique, émotionnel et sensoriel.

BERNARD : Le rêveur cherche tout le temps un point de sécurité pour maintenir l’équilibre.

BETTY : Oui tout à fait. Il cherche et ne sait pas ce qu’il cherche. La recherche est le rêve.

BERNARD : Et cette sécurité finalement, il ne la trouve pas.

BETTY : Il ne peut pas la trouver car dans ce monde de dualité, la sécurité et l’insécurité seront également ressenties. C’est un monde où les opposés s’autoéquilibrent; ce monde est fait comme ça et ça ne changera pas.

BERNARD : Finalement la vraie paix que tu évoques dans tes réponses n’est pas l’opposé de l’insécurité, n’est pas dans la dualité. Est-ce que la sécurité n’est pas simplement de ne pas se vivre comme « moi », comme ce personnage que je crois être ?

BETTY : On ne parle plus alors de sécurité ; la sécurité est dans la bipolarité. On parle ici de clarté instantanée.

Le personnage peut voir, dans son monde, le rythme de la bipolarité : le jour succède à la nuit, la sécurité à l’insécurité, l’angoisse au bien-être. Le rêveur interprète la dualité car il se sent concerné personnellement, il a peur pour sa stabilité mais il est et restera instable. C’est sa nature profonde.

BERNARD : Lorsque le personnage se sent concerné par ce balancement de la dualité, il interprète. Pourtant, il ne lui viendrait pas à l’esprit de s’opposer aux cycles du jour et de la nuit, ça nous apparaît tout à fait naturel, tandis que nos différents états d’âme nous semblent quelque chose que l’on peut ou que l’on doit changer. C’est évident que je veux avoir un contrôle là- dessus.

BETTY : Le personnage résiste à l’autoéquilibre de la dualité. Il pourra le constater en le regardant et, par le fait même, en abdiquant, en cessant de penser intervenir. Il sait, par exemple, qu’il ne peut intervenir sur la naissance ou la mort du corps. C’est facile de constater que ce n’est pas l’affaire du personnage imaginaire. C’est la même chose pour le début, la fin et le contenu de sa vie imaginaire.

BERNARD : Le fait de se dire : « mon corps est né et il va donc mourir » c’est quitter l’instant. Ça m’arrive assez souvent, étant donné mon âge, d’avoir peur, non pas de ma mort car c’est l’inconnu, j’ai peur d’une idée de ce que pourrait être ma mort et je me fais peur avec ça. Je construis des images, des impressions, je me construis un scénario. À un moment je le vois et ça retombe. Alors, en fin de compte, revenir dans l’instant élimine la peur de la mort.

BETTY : Tu ne peux que constater qu’à l’instant où tu me parles le corps vit. Le corps est un merveilleux et sensible capteur de sens avec un mental fonctionnel qui traduit toutes les captations en représentations visuelles, sonores…mentales.

La machine à rêver elle, t’exile de la réalité.

BERNARD : Donc de l’instant. C’est ça, cette espèce de fausse vie qui s’interpose entre ce que je crois être et la vie immédiatement. C’est comme vivre une vie de fantôme! C’est pénible d’avoir cette impression d’être à côté de la plaque. J’ai l’impression d’exister, mais je n’existe pas. Une image qui me vient : si tu danses avec une partenaire et que tu ne danses pas très bien et que tu n’es pas dans le rythme, tu as l’impression d’un manque d’harmonie.

La disponibilité est de laisser venir en soi l’intention de voir quand elle est là.

BETTY : C’est voir que tu réagis. Partir dans les pensées, vouloir contrôler, désirer, contester l’instant, c’est donner du carburant à la machine à rêver, c’est provoquer une réaction. Quand tu réagis à un événement, regarde à l’intérieur de toi à partir de quel point de vue tu réagis.

BERNARD : Ça me paraît contradictoire, est-ce qu’il n’y a pas une contradiction ? Quand on se voit réagir dans une situation, ça oblige à voir quelque chose dans notre passé ?

BETTY : Oui, à l’instant où tu vis et vois la situation, il est possible que tu voies quelque chose venir de ton passé ou pas.

BERNARD : Oui quelque chose de passé qui colore le présent.

BETTY : Accueillir l’information dans le présent sans chercher à analyser le passé est autre chose que de plonger dans le passé pour comprendre l’ensemble du souvenir. L’information est fraîche dans l’instant, elle est pertinente dans cet instant précis. Si tu l’analyses, tu filtres l’information fraîche, la rendant ainsi adaptée à ton histoire. Elle a alors perdu sa fraîcheur donc sa précision.

BERNARD : D’accord, ça c’est vraiment important. Le passé peut remonter dans l’instant mais ne doit pas être touché.

BETTY : Ce n’est pas intellectuel, ce n’est pas l’aboutissement d’une recherche. L’information viendra et se présentera dans l’instant, comme un indice pour que tu voies le personnage que tu crois être; un indice qui n’est pas filtré par ce personnage.

L’instant suivant sera peut-être dépouillé de l’information qui était vivante dans l’instant précédent donc il faut constamment remettre ton horloge à zéro et être vigilant à regarder la fraîcheur de chaque instant et à regarder la compulsion du personnage à la trafiquer.

BERNARD : L’instant est vivant ! Est-ce que cette précision n’est pas une manière de montrer la différence entre l’introspection psychologique dans la plupart des thérapies et l’investigation que tu proposes dans l’observation de soi.

BETTY : Se voir sera toujours nouveau à chaque instant et révélateur, nul besoin de faire une introspection qui équivaut à ramasser des indices dans le passé pour les évaluer avec les nouveaux. Tu ne peux pas conserver ce qui est vu dans l’instant pour t’en servir dans l’instant suivant et c’est ce qui demande une grande vigilance dans l’art de voir.

BERNARD : C’est très différent de la compréhension de la psychothérapie. Que penses-tu du lying où on s’appuie dans l’instant ? On regarde ce qui vient, ce qui est là, ce qui monte et on accueille ce qui vient : la peur, la colère, le froid, la tristesse. Il y a dans l’instant des émotions qui se vivent. Par une espèce de fil invisible, c’est la même émotion, qui relie d’autres émotions du passé que j’ai occulté. C’est une mémoire vivante.

BETTY : C’est l’émotion qui apporte avec elle ses propres racines et non pas le mental réactif du personnage qui analyse et décide de faire du ménage dans la vie du personnage pour s’améliorer. Il balaie les émotions sous le tapis et s’imagine qu’elles ont disparu !

Le personnage a fait de lui-même un contenant pour conserver vivantes les émotions du passé. Ces émotions lui servent à justifier qui il croit être. Il ne voit pas que cette compulsion a conserver ses émotions est sa propre souffrance.

BERNARD : Voilà on peut le dire comme ça.

BETTY : Laisse les émotions faire leur job sans intervenir mentalement !

BERNARD : La mémoire est comme des dossiers poussiéreux qui seraient dans de vieux tiroirs du passé. Le grand écrivain Proust a raconté un jour qu’il était dans un endroit et buvait un thé en mangeant une madeleine, il trempe sa madeleine dans sa tasse de thé et le fait de goûter la Madeleine a ravivé chez lui des souvenirs enfouis. Un pan de son enfance est remonté à la surface, une sorte de mémoire…

BETTY : Une mémoire émotionnelle vivante et non une mémoire intellectuelle.

BERNARD : Ça démontre bien que c’est apparemment dans le passé mais que c’est vivant dans l’instant.

BETTY : La sensation de la Madeleine trempée n’était pas fraîche, elle n’était pas captée comme un instant nouveau, car la mémoire émotionnelle s’est collée à la sensation et a fait resurgir une émotion passée qui était gardée vivante dans l’histoire du personnage et donnait au rêveur l’impression d’avoir une histoire dans le temps.

BERNARD : La sensation était connectée avec ce qui s’était déroulé dans son histoire passée.

BETTY : Et amplifié par la fermentation d’une émotion refoulée. La Madeleine avait un goût d’émotions dans l’enfance, elle goûtait l’enfance et non pas la fraîcheur de l’instant.

BERNARD : Ça lui a permis de laisser des émotions refoulées remonter à la surface et de voir des émotions de l’enfance. Est-ce que cela peut aider à voir comment on a construit le personnage que l’on croit être ?

BETTY : Tout à fait. L’émotion est un indice vivant et ne sera pas provoquée par le personnage lui-même, ça se présentera précisément au bon moment. C’est inutile de vouloir provoquer la réminiscence de ses souvenirs.

BERNARD : On ne peut décider d’aller à la pêche de ses souvenirs

BETTY : En accueillant l’émotion telle qu’elle est, avec sa propre intensité, ses propres mécanismes, sans intervenir, elle arrachera elle-même ses propres racines.

BERNARD : Dans l’exemple d’un couple qui a vécu le décès de leur bébé, dont la souffrance avait été refoulée. La mère n’avait pas vécu l’intensité de l’émotion directement dans l’instant et à chaque fois qu’elle voyait une femme qui promenait un bébé dans un landau, l’émotion remontait et elle souffrait.

BETTY : L’émotion n’a pas été accueillie dans l’instant et elle a fermenté, s’est transformée, en attente de compléter son élan, et son élan est de faire un cycle complet, du début à la fin. En bloquant la route de l’émotion, le rêveur cristallise une énergie qui finit par l’empoisonner. C’est contre nature et le rêveur le ressent comme de l’angoisse. La mémoire émotionnelle est la colle qui maintient le rêveur dans le rêve.

BERNARD : C’est la même émotion mais dans un espace-temps différent

BETTY : C’est la même émotion et elle veut simplement finir sa course. Partir à la chasse à l’émotion ne sert qu’à freiner le mouvement de déracinement des émotions.

Cependant, tu peux t’asseoir sur un petit banc à l’intérieur de toi et regarder le processus émotionnel se faire du début à la fin sans intervenir. Tu peux te voir refusant l’émotion en essayant de te cacher dans un des trois refuges du rêveur : le refuge du mental réactif, de l’émotionnel ou de la compensation sensorielle, en constatant que ton histoire était bâtie sur des émotions gardées vivantes dans le temps et servaient à rendre crédible l’impression d’exister, d’avoir une histoire personnelle, d’être « toi » !