La vie publique est désormais un service par abonnement par James Corbett

Il n’y aura pas besoin de policiers ou de sbires bottés pour vous empêcher de vaquer à vos affaires. Il leur suffira d’annuler vos abonnements, de vous couper de vos comptes bancaires, de vous mettre sur une liste noire ou, d’une autre manière, de débrancher votre vie numérique, et pouf — en un instant, vous serez dans l’incapacité de participer à la vie publique.

Voyager dans un pays étranger, c’est un peu comme entrer dans La Quatrième Dimension. Confronté à des coutumes bizarres et à des habitudes inhabituelles, on peut avoir l’impression que tout le monde autour de soi agit de façon étrange, alors qu’eux vous considèrent comme l’étrange.

Telle fut mon expérience lorsque j’ai essayé de commander un petit-déjeuner lors d’un récent voyage en Malaisie. En surface, cela peut sembler un exemple trivial d’un touriste étranger peu habitué à une coutume locale, mais cette expérience « triviale » m’a révélé quelque chose d’extrêmement inquiétant sur la direction que prend la civilisation elle-même.

En résumé, ce qui aurait dû être une simple commande de petit-déjeuner m’a permis de comprendre avec plus de clarté que jamais que, les peuples du monde entier avancent collectivement, en somnambules, vers un cauchemar. Dans ce cauchemar, notre capacité à participer à la vie publique — notre capacité même à exister dans le monde — est de plus en plus liée à des services par abonnement, à des appareils et à des infrastructures technologiques. Lorsque notre possibilité de nous soustraire à ces services sera finalement supprimée, on nous offrira un ultimatum glaçant : soit adopter la technologie même qui nous asservit… soit mourir.

Alors, voulez-vous savoir comment une mésaventure autour d’un petit-déjeuner dans un pays étranger peut mener à de telles conclusions dramatiques ? Alors, lisez la suite !

Petit-déjeuner en Malaisie

Comme vous le savez peut-être, j’étais récemment en Malaisie pour couvrir pour Global Research le vingtième anniversaire de l’Initiative de Kuala Lumpur pour criminaliser la guerre. Si vous ne savez pas à propos de ce voyage, vous pouvez regarder mon rapport sur la conférence (y compris la vidéo de mon discours) et mon entretien avec l’ancien Premier ministre malaisien, Tun Dr Mahathir Mohamad, pour vous mettre à jour.

Mais pendant que j’étais en Malaisie, il m’est arrivé une chose étrange : j’ai pris le buffet du petit-déjeuner de l’hôtel le matin avant de me rendre à la conférence. Cela n’a rien de particulièrement drôle, j’imagine, sauf si vous trouvez « drôles » les mélanges éclectiques de mets asiatiques et occidentaux que proposent généralement ces buffets.

La partie vraiment drôle, en revanche, fut quand je suis allé payer mon petit-déjeuner après avoir mangé. J’ai informé l’hôtesse que j’avais terminé et sorti mon portefeuille pour utiliser quelques ringgits malais que j’avais changés en arrivant dans le pays.

Elle a vu l’argent liquide et m’a lancé un regard gêné. « Ah, ici c’est paiement sans espèces uniquement ».

« Mais je n’ai pas de carte ».

Après un autre regard embarrassé et une brève consultation avec une collègue, elles ont décidé d’appeler quelqu’un de la réception pour ouvrir la caisse et accepter un paiement en espèces.

J’avoue que je n’étais pas totalement surpris par ce développement. Cela m’a rappelé mon voyage en Angleterre pour assister à la conférence Better Way en 2023. Je me souviens du même air de consternation (ou était-ce de condescendance ?) sur les visages des caissiers dans divers magasins, quand ils expliquaient qu’ils étaient « cashless only (paiement sans espèces uniquement)». Et je me souviens avoir réalisé à ce moment-là à quel point je suis protégé de la réalité de la société sans espèces à venir, vivant comme je le fais au Japon, où l’argent liquide est encore (en grande partie) roi.

Mais c’est lors de ma deuxième matinée en Malaisie que la réalité de ma situation m’a frappé. Ce deuxième matin-là, encore une fois, même manège : même petit-déjeuner, même tentative de payer en espèces, même air de consternation/condescendance, même refrain « cashless only »… mais cette fois, personne à la réception pour ouvrir la caisse. Apparemment, il n’y avait littéralement aucun moyen pour eux d’accepter mon argent physique comme paiement de leurs services. Nous étions dans une impasse.

« Alors, j’imagine que celui-ci est gratuit ? » ai-je plaisanté à moitié.

Avec le même regard gêné, elle a cherché des yeux un responsable. Manifestement, elle ne savait pas quoi faire. Quelques instants plus tard, elle a abandonné, m’a fait un signe de tête et m’a indiqué de partir. Il s’est avéré que le manque d’infrastructure de l’hôtel pour traiter les espèces signifiait qu’ils préféraient littéralement me laisser manger gratuitement plutôt qu’accepter ces billets de papier jugés dépassés.

Le troisième et dernier jour, fatigué des tracas du petit-déjeuner à l’hôtel, je suis sorti pour manger dans l’un des nombreux cafés voisins. Un endroit en particulier paraissait accueillant et avait une belle carte, alors j’y suis entré, j’ai choisi ce que je voulais, et attendu que le serveur vient prendre ma commande. Et attendu encore. Et attendu plus longtemps. Finalement, j’ai compris la réponse à mon énigme : un de ces panneaux « Scannez le QR code pour commander » qui (je suppose) deviennent de plus en plus familiers sur les tables de restaurant dans le monde entier.

Une fois de plus, je me suis heurté à une barrière technologique entre moi et mon petit-déjeuner. Là encore, je ne pouvais pas suivre le système. J’avais bien emporté ma tablette tactile en Malaisie (car je sais trop bien qu’il devient de plus en plus difficile de voyager sans), mais je n’avais pas de forfait local et le café n’offrait pas de Wi-Fi gratuit. Ainsi, il m’était totalement impossible de scanner le code et de commander.

Face à ce dilemme, j’ai réalisé que je pouvais héler quelqu’un ou aller au comptoir, expliquer la situation et commander directement. Mais j’ai décidé de ne pas le faire. Dans un acte de défi sans doute passé inaperçu, j’ai choisi de ne pas donner mon argent à un restaurant qui obligeait les gens à entrer dans la cage de verre numérique simplement pour commander leur petit-déjeuner. Je suis parti.

J’ai trouvé un café voisin et recommencé le processus depuis le début. Celui-ci aussi proposait une carte attrayante et une atmosphère agréable. Je me suis présenté à la caisse, ai commandé mon petit-déjeuner et sorti mon portefeuille.

« Ah, c’est paiement sans espèces uniquement », m’a dit le caissier avec ce regard familier de consternation/condescendance… au moment précis où j’ai réalisé que je n’étais pas à une « caisse », mais bien à un terminal de paiement numérique.

Prêt à abandonner complètement l’idée de petit-déjeuner, j’ai haussé les épaules, fait demi-tour et commencé à sortir du café. Peut-être en réalisant que le vieux papier sale pouvait malgré tout avoir une certaine utilité, le caissier a gentiment proposé de régler avec son téléphone si je lui donnais l’argent liquide. Au final, j’ai obtenu mon petit-déjeuner avec les ringgits de papier que je tentais d’écouler depuis deux jours.

Dans l’ensemble, ce n’était peut-être pas une série d’événements particulièrement importante. Peut-être que ce n’était que malchance et que je suis tombé par hasard sur les rares endroits en Malaisie qui n’acceptent pas l’argent liquide ou n’ont pas de serveurs pour prendre les commandes. Peut-être qu’il n’y a rien à craindre. Peut-être qu’un régime imposé « sans espèces uniquement » est bon pour moi.

Mais malgré tout, l’épreuve du petit-déjeuner malaisien a mis en évidence de façon limpide quelque chose que je sais depuis longtemps, mais que je n’avais jamais réussi à formuler.

À savoir ceci : nous entrons dans l’ère de la participation publique comme service (Public Participation as a Service : PPaaS).

L’ère de PPaaS

Vous souvenez-vous de l’époque où l’on pouvait acheter un logiciel dans un magasin ? Il venait sur une disquette, vous vous souvenez ? Vous rameniez la disquette à la maison, la mettiez dans le lecteur, et installiez le programme sur votre ordinateur.

Eh bien, si vous vous souvenez de ces jours-là, j’ai une mauvaise nouvelle pour vous : vous êtes un dinosaure et vous êtes sur le point de disparaître.

De nos jours, on n’achète plus de logiciel, il n’arrive pas sur une disquette, et on ne se rend certainement pas dans un magasin physique pour l’obtenir. Ça, c’est tellement XXe siècle, papi ! Il faut vivre avec son temps !

Aujourd’hui, on s’abonne à un logiciel et on se connecte au cloud pour y accéder.

Les informaticiens ont un terme pour cela : Software as a Service (Logiciel en tant que service), ou « SaaS ».

Ce modèle a, bien sûr, ses avantages. C’est rapide, pratique, et cela permet d’accéder automatiquement aux dernières améliorations et mises à jour de n’importe quel logiciel dès qu’elles sont publiées.

Mais cela signifie aussi que vous ne possédez plus réellement la plupart de vos biens numériques. Autrefois, si vous achetiez Microsoft Word, vous pouviez au moins utiliser cette version du logiciel aussi longtemps que vous parveniez à faire tourner votre ordinateur, même vieillissant. Mais aujourd’hui, dès que vous cessez de payer votre abonnement à Microsoft 365, Word (et tout le reste de la suite) disparaît.

En d’autres termes, votre capacité à utiliser un logiciel en mode SaaS dépend d’un flux continu d’argent vers le fabricant du logiciel.

Ce que je commence à réaliser, c’est que nous sommes désormais entrés dans l’ère de PPaaS : Public Participation as a Service (participation publique comme service).

Vous n’allez plus dans un restaurant, vous ne commandez plus à un être humain et ne payez plus en espèces.

Maintenant, vous allez dans un restaurant, vous utilisez votre smartphone et votre abonnement cellulaire pour scanner un QR code afin de commander votre nourriture, et vous payez avec votre application de paiement électronique.

Et, tout à coup, des choses qui pouvaient autrefois être faites par n’importe qui sont désormais réservées à ceux qui disposent des appareils numériques requis et des abonnements nécessaires.

Et ce n’est pas seulement dans les restaurants, bien sûr. Comme nous l’avons vu durant la « scamdemie (ou plandémie) », les QR codes peuvent aussi être utilisés comme une forme de barrière numérique pour accéder à des espaces publics. Désormais, les QR codes et les paiements sans espèces sont de plus en plus nécessaires pour aller à un concert, prendre le métro ou acheter un hot-dog dans un stade.

Bien sûr, selon l’endroit où vous vivez et l’état d’avancement du chemin vers la tyrannie numérique, il peut encore exister l’option de payer en espèces ou d’acheter un billet physique pour prendre le métro ou aller à un concert.

Mais si mon expérience en Malaisie m’a appris quelque chose, c’est que l’option cash n’est pas toujours garantie. Elle peut disparaître à tout moment, et quand ce sera le cas, tout ce que vous pourrez espérer, c’est qu’un caissier compatissant accepte de payer avec son propre téléphone si vous lui donnez vos espèces.

Éviter le cauchemar

J’espère qu’à ce stade vous mesurez l’ampleur du problème que représente réellement cette ère de PPaaS.

Ce n’est pas seulement que notre dépendance à Big Tech est presque totale ni que notre capacité à mener une vie signifiante et productive dépend de plus en plus de notre faculté à verser leur livre de chair mensuelle à ces seigneurs technologiques et fournisseurs de services numériques.

C’est que cette technologie apporte nécessairement avec elle tous les maux de la technocratie. Big Tech est désormais Big Brother. Ils savent où vous allez, à quelle heure vous arrivez, à quelle heure vous partez, avec qui vous êtes, ce que vous faites et, bien souvent, à quoi vous pensez… parfois même avant vous !

Et si Big Tech le sait, alors l’État de sécurité intérieure — qui, comme nous le savons déjà, est le Big Brother du Big Brother — le sait aussi. Les fédéraux surveillent silencieusement toutes les données qui transitent par les serveurs des grandes plateformes Internet. Et si le gouvernement décide que vos déplacements, vos fréquentations ou vos conversations ne lui plaisent pas, il aura le pouvoir de vous en empêcher.

Il n’y aura pas besoin de policiers ou de sbires bottés pour vous empêcher de vaquer à vos affaires. Il leur suffira d’annuler vos abonnements, de vous couper de vos comptes bancaires, de vous mettre sur une liste noire ou, d’une autre manière, de débrancher votre vie numérique, et pouf — en un instant, vous serez dans l’incapacité de participer à la vie publique.

Si vous avez suivi ce raisonnement jusqu’à cette conclusion effroyable, alors vous savez aussi qu’il est beaucoup plus facile de décrire le cauchemar de la participation publique comme service que d’empêcher sa réalisation.

En tant qu’individus menant nos vies quotidiennes, comment freiner ce train fou que constitue cette poussée sociétale vers la numérisation de chacun de nos gestes et de chacune de nos actions ? Comment préserver ne serait-ce que l’option de ne pas avoir de smartphone, de forfait mobile ou d’application de paiement sans espèces ?

Évidemment, si je connaissais la réponse à ces questions, je l’aurais déjà mise en œuvre et nous vivrions dans un monde meilleur. Mais malheureusement, il y a très peu de chances que nous puissions inverser cette tendance à moins et jusqu’à ce que nous parvenions à convaincre une part significative de la population que le PPaaS est un problème.

C’est pourquoi je pense en réalité que des événements comme les coupures « Net Zero » en Europe cet été ou les coupures provoquées par la tempête Eowyn, qui ont plongé des centaines de milliers de personnes dans l’obscurité numérique l’hiver dernier, sont en fait des choses positives — d’une certaine manière. Tout au moins, de tels événements aident à rappeler aux larges pans de la population qui avancent en somnambules vers le cauchemar de PPaaS qu’il existe une raison de continuer à utiliser des espèces, des billets papier et des reçus physiques.

Mais, à moins d’une explosion EMP (Impulsion électromagnétique), d’un Grand Événement Carrington ou de quelque autre cataclysme qui ramènerait l’humanité à l’âge de pierre et réinitialiserait l’horloge de nos vies numériques, il est difficile d’imaginer que la tendance sociétale globale vers la participation publique comme service change de sitôt.

Après tout, souvenez-vous que, pour tous les Malaisiens vaquant à leurs occupations quotidiennes, commander leur petit-déjeuner via un QR code et payer avec une application n’est pas seulement normal, mais attendu. De leur point de vue, c’est moi qui étais l’étrange en voulant des serveurs et des menus physiques.

Tout ce que je sais, c’est que, si nous ne faisons pas l’effort de boycotter les commerces qui suppriment l’option de payer en espèces, de héler un serveur ou d’entrer dans un espace avec un billet physique, nous n’échapperons jamais à la ruée vers la PPaaS.

Texte original publié le 14 septembre 2025 : https://corbettreport.substack.com/p/public-life-is-now-a-subscription