John R. Searle fut l’un des titans de la philosophie de la fin du XXe et du début du XXIe siècle. Ses travaux sur le langage, l’esprit et la réalité sociale ont façonné des champs entiers, et son style — clair, direct et combatif — a assuré à ses idées une portée bien au-delà des murs des universités. Le 17 septembre 2025, le monde a perdu une voix qui défendait la clarté contre l’obscurcissement et la rationalité contre le relativisme à la mode.
J’ai eu le privilège de le rencontrer et d’échanger avec lui. Je garde surtout le souvenir de sa participation à la conférence The Nature of Nature (La Nature de la Nature) que j’ai coorganisée avec William Dembski à l’Université Baylor en 2000, et à laquelle il a ensuite contribué par son essai « Consciousness » dans les actes publiés. Sa participation à cette conférence incarnait l’humour, la rigueur, la franchise et l’occasionnelle brusquerie qui le caractérisaient. Sa voix singulière nous manquera, et le monde philosophique est appauvri par son absence.
La persona intellectuelle
Searle a commencé sa carrière dans la philosophie du langage, un sujet récurrent dans ses écrits. Il a fait progresser le développement de la théorie des actes de langage dans Speech Acts (1969 ; tr fr Les actes de langage : Essai de philosophie du langage), Expression and Meaning (1979 ; tr fr Sens et expression : Études de théorie des actes de langage) et Foundations of Illocutionary Logic (1985, avec Daniel Vanderveken). Il a ensuite étendu ce travail à une ontologie des institutions dans The Construction of Social Reality (1995 ; tr fr La construction de la réalité sociale), montrant comment les promesses, les contrats et les gouvernements naissent de l’intentionnalité collective et des règles linguistiques.
Il est probablement plus célèbre, toutefois, pour ses travaux en philosophie de l’esprit, étroitement liés à son étude de l’intentionnalité et de son expression dans le langage. Il résista à la tentation éliminativiste de nier la conscience, mais s’arrêta avant de soutenir que la conscience était essentiellement immatérielle. Il tenta de tracer une voie médiane qu’il appela naturalisme biologique : la conscience est réelle, biologique et causée par des processus cérébraux. Si ses arguments en faveur du naturalisme biologique n’étaient pas entièrement convaincants, ils furent développés avec sa rigueur philosophique caractéristique et dans une prose simple et directe. Il n’avait pas peur de dénoncer les absurdités, qu’elles viennent des postmodernistes ou des réductionnistes.
Conscience et naturalisme biologique
L’essai de Searle intitulé « Consciousness », présenté pour la première fois sous le titre « Current Research into Consciousness » à la conférence The Nature of Nature, condense sa vision mûrie. Bien qu’il n’ait pas su expliquer comment, il affirmait que la conscience est « causée par des processus neurobiologiques et réalisée dans des structures cérébrales », mais qu’elle diffère de la digestion ou de la photosynthèse par sa subjectivité ontologique. Être conscient, c’est avoir une perspective qualitative à la première personne. L’analogie qu’il utilisait souvent était celle de la digestion : tout comme l’estomac digère réellement la nourriture, le cerveau produit réellement des états conscients.
Cette subjectivité, soutenait-il, ne place pas la conscience en dehors de la science. Nous pouvons étudier les états subjectifs avec une objectivité épistémique, tout comme nous étudions la douleur ou la perception. Searle rejetait à la fois le dualisme ontologique et le matérialisme réducteur : le premier, insistait-il, divise le monde de manière impossible en deux substances ; le second nie purement et simplement la réalité de l’expérience consciente. Le naturalisme biologique, affirmait-il, évite la confusion conceptuelle des deux extrêmes. Il n’est pas difficile de voir qu’il avait raison au sujet du matérialisme réducteur. Reconnaître qu’il avait tort sur la possibilité scientifique et le caractère défendable du dualisme ontique — ou même de l’idéalisme ontologique — est une discussion plus complexe qu’il vaut mieux réserver pour une autre occasion (à ce propos, voir les essais réunis dans Minding the Brain: Models of the Mind, Information, and Empirical Science, Discovery Institute Press, 2023).
La chambre chinoise et l’intelligence artificielle
L’argument le plus célèbre de Searle est sans doute celui de la chambre chinoise, présenté pour la première fois dans son essai « Minds, Brains, and Programs » (1980). Le point central de cette illustration est qu’une personne ne connaissant pas le chinois pourrait suivre des règles de manipulation de symboles chinois et produire des réponses cohérentes sans comprendre la langue. L’idée est que la syntaxe n’est pas la sémantique. La computation, aussi sophistiquée soit-elle, ne peut à elle seule engendrer le sens ou l’intentionnalité.
Ce défi adressé à « l’IA forte » est devenu encore plus pertinent à l’ère des grands modèles de langage (LLM). Les auteurs de Science and Culture sont revenus à plusieurs reprises sur la chambre chinoise, notant que des modèles comme ChatGPT produisent des sorties linguistiques impressionnantes, mais ne comprennent rien au sens véritable. Réussir un test de Turing ou ses équivalents modernes ne garantit pas une véritable intelligence artificielle, c’est-à-dire la présence d’une compréhension consciente et subjective dans un processus computationnel.
L’argument de la chambre chinoise demeure une référence parce qu’il est d’une mémorabilité saisissante. Il incarne la capacité de Searle à condenser une intuition profonde en une expérience de pensée qu’aucune gesticulation rhétorique ne peut dissoudre.
Libre arbitre, rationalité et scientisme
Searle a également défendu le libre arbitre et l’agence rationnelle contre les conceptions réductionnistes. Il soutenait que notre expérience vécue de la délibération et de la prise de décision fondée sur la raison ne peut être niée de manière cohérente. Les tentatives visant à les éliminer sont auto-réfutantes, puisqu’elles reposent sur l’agence rationnelle même qu’elles prétendent discréditer.
Les auteurs de Science and Culture se sont penchés sur la défense du libre arbitre par Searle, critiquant parfois certains de ses arguments, mais affirmant un point central : le déterminisme mécaniste ne pourra jamais rendre compte de la réalité de la liberté humaine. Ils ont également utilisé ses travaux comme point de référence pour critiquer le scientisme, cette croyance selon laquelle la science à elle seule expliquerait toute la réalité. Le réalisme de Searle concernant la subjectivité et l’intentionnalité demeure une ressource pour ceux qui mettent en garde contre l’assimilation du cerveau à un ordinateur ou de l’esprit à un programme.
Philosophe public et fouet du postmodernisme
Searle n’était pas seulement un philosophe académique, mais aussi un intellectuel public. Il devint célèbre pour ses critiques virulentes du relativisme postmoderne. Il considérait le déni de la vérité et de la rationalité comme une abdication de la tâche centrale de la philosophie. Ses échanges avec Derrida et ses critiques de Foucault n’étaient pas de simples joutes polies, mais des désaccords fondamentaux sur la nature même de la raison.
Cette même franchise le rendait accessible à un large public. Bien qu’il n’ait pas renoncé au travail technique, il insistait sur le fait que la philosophie pouvait et devait être rédigée avec suffisamment de clarté pour être comprise par tout lecteur réfléchi. À une époque où l’engouement pour l’intelligence artificielle et l’obscurcissement postmoderne dominent tous deux le discours culturel, la voix de Searle rappelait avec vigueur que la philosophie a de l’importance.
Un lien personnel
Lors de la conférence The Nature of Nature, Searle présenta son argument emblématique : la conscience est une réalité biologique, ni illusoire, ni réductible. Son texte publié dans les actes de la conférence reste un modèle de clarté. Il y mettait en lumière les caractéristiques essentielles de la conscience — qualité, subjectivité, unité — et appelait à une science de l’esprit qui reconnaisse ces réalités. Bien que son naturalisme biologique demeure problématique, sa reconnaissance de la réalité des esprits était et demeure essentielle.
Pour moi, personnellement, sa présence à cette conférence — aux côtés de diverses autres lumières du firmament intellectuel, dont deux lauréats du prix Nobel — fut un privilège. Il incarnait la détermination à maintenir la philosophie liée à ce qui est à la fois évident et profond : que les esprits existent, qu’ils comptent, et que toute philosophie digne d’attention doit les prendre au sérieux.
Héritage et adieu
Searle laisse derrière lui un héritage aux multiples facettes. En matière de langage, il a clarifié la manière dont nous accomplissons des actions en parlant. En ontologie sociale, il a montré comment les institutions naissent de règles et d’intentions partagées. En philosophie de l’esprit, il a reformulé le débat sur la conscience, affirmant qu’elle est aussi réelle que la digestion et aussi résistante à la réduction que toute expérience à la première personne. Son expérience de pensée de la chambre chinoise continue de façonner les débats sur l’intelligence artificielle.
Au sein de Science and Culture, nous avons souvent revisité ses arguments pour critiquer les excès de l’engouement pour l’IA et les angles morts du réductionnisme matérialiste. Cet engagement continu montre combien ses idées demeurent fécondes.
Avec la disparition de Searle, nous avons perdu un philosophe qui n’avait pas peur des vérités simples ni de la clarté publique. Sa voix, impatiente face aux absurdités et attachée à ce qui est réel, nous manquera. Pourtant, ses arguments subsistent, et ils continuent de défier philosophes et technologues à maintenir la subjectivité humaine au centre de notre compréhension de l’esprit.
Le monde philosophique est plus pauvre sans lui, mais il est plus riche de la clarté qu’il a laissée derrière lui. Repose en paix, John.
Bruce Gordon, professeur d’histoire et de philosophie des sciences au Saint Constantine College à Houston, Texas, et enseignant en logique, mathématiques et sciences à la Upper School du même établissement. Il a enseigné la logique et la philosophie à l’Université Northwestern, à l’Université de Notre-Dame, à l’Université Baylor et à la Houston Christian University (anciennement Houston Baptist University), ainsi que les mathématiques et les sciences au King’s College de New York. Il est directeur associé de la recherche et Senior Fellow au Center for Science and Culture du Discovery Institute.
Texte original publié le 3 octobre 2025 : https://scienceandculture.com/2025/10/john-searle-1932-2025-a-titan-passes/