Des immeubles de bureaux rutilants, des échangeurs en béton et des lotissements ainsi que des zones industrielles en constante expansion : la ville moderne est de plus en plus présentée comme un symbole de progrès. Mais si ce « progrès » même dissimulait un ordre destructeur ? Et si la ville moderne représentait le centre de commandement d’un ordre extractiviste et néolibéral qui a remodelé la terre, le travail et la vie elle-même ?
Si les décideurs pensent que l’urbanisation est l’évolution naturelle d’un État-nation moderne, ils devraient s’arrêter pour considérer qu’elle repose sur le résultat délibéré de politiques qui sapent l’autosuffisance rurale, marchandisent le sol et plongent les communautés paysannes dans la précarité.
Une fois que les systèmes agricoles traditionnels ont été déstabilisés par le piège de la dette liée aux prêts subventionnés, les politiques d’ajustement structurel, les régimes d’intrants d’entreprises, les chaînes d’approvisionnement mondialisées, les semences brevetées et la production monoculturale, la migration massive vers les villes devient une inévitabilité orchestrée d’en haut. La ville absorbe ainsi les déplacés parce que la campagne a été systématiquement dépouillée de ses opportunités ou découpée pour des projets d’infrastructures ou des opérations immobilières.
De la métropole triétats proposée aux Pays-Bas aux mégapoles, comme Delhi, l’urbanisation moderne coupe les êtres humains du sol, de leur mémoire et de leur communauté dans une dynamique foncièrement anti-écologique.
Mais plus encore, le système urbano-industriel moderne repose sur une profonde crise morale et spirituelle. Le soin de la terre, la valeur du travail manuel, la continuité intergénérationnelle, la démocratie locale et la retenue écologique sont des valeurs fondamentalement incompatibles avec les principes organisateurs de la ville : vitesse, consommation, doctrine de la terre-comme-actif, requalification de l’individu en consommateur et expansion économique perpétuelle.
La modernité capitaliste réduit les êtres humains à des instruments dans un système marchand, favorisant dépendance, aliénation et méfiance. Prenons le Bangladesh, par exemple, où des agriculteurs ruraux déplacés par des accaparements de terres pour l’aquaculture de crevettes ont migré vers les usines de confection de Dhaka, subissant des journées de 14 heures, des effondrements d’usines comme celui du Rana Plaza (qui fit 1 134 morts en 2013) et des salaires inférieurs au minimum vital face aux exigences de la mode jetable mondiale.
De plus, la planification urbaine masque souvent des formes plus profondes de dépossession ; pensons aux projets de « rénovation urbaine » qui expulsent des milliers de vendeurs de rue informels de lieux stratégiques pour laisser place à des centres commerciaux et des aménagements de luxe. Cette planification implique un accroissement de la surveillance, une capture corporative et une vision technocratique de l’avenir, qui affaiblissent ou remplacent des modes de vie intime fondés sur l’appartenance à un lieu.
Cela peut sembler une évaluation sombre. Pourtant, certains résidus moraux et culturels persistent « sous l’échangeur, à côté du temple » sous la forme d’économies informelles, de solidarités communautaires et de traditions alimentaires locales qui continuent d’incarner une éthique agraire même au sein de paysages de béton. Il suffit d’observer les marchés décentralisés de produits agricoles en Inde et, ailleurs, l’urbanisme agroécologique sous la forme de jardins communautaires, de fermes sur les toits et de coopératives alimentaires participatives.
Mettre en œuvre ces modèles ne résoudra pas magiquement les problèmes évoqués, mais cela montre que les éthiques agraires peuvent et savent infiltrer la vie urbaine : le respect, l’ancrage local et la retenue écologique peuvent être intégrés au tissu même de la planification urbaine.
Ces actes d’autosuffisance et de soin mutuel sont des expressions de « l’art de l’impossible » : un refus de se soumettre entièrement à la logique de la marchandisation et un témoignage de la résilience d’un ordre moral plus ancien, enraciné dans le lieu.
De telles pratiques représentent une résistance à l’avenir urbain corporatisé. Elles suggèrent que l’imagination agraire n’est pas un espace confiné, mais capable d’adaptation et de survie au sein d’un système qui cherche à l’éteindre.
Écrire au sujet de pratiques, d’éthiques et d’une morale enracinées dans une philosophie agraire ne peut être rejeté comme naïf ou comme l’utopie d’un rêveur ; une telle écriture est essentielle, car elle préserve la conscience et l’imagination, témoigne de vérités négligées et maintient des visions de ce qui devrait être, guidant réflexion et action même lorsque le monde en est très éloigné.
Les réflexions de Wendell Berry — agriculteur, poète et écrivain — sur la gestion responsable, la responsabilité intergénérationnelle et les relations intimes entre les humains et le sol résonnent profondément avec les pratiques de solidarité communautaire et les traditions alimentaires locales qui persistent même dans les paysages urbains.
De même, Gerard Winstanley, écrivant au XVIIe siècle, imaginait une société dans laquelle la terre et le travail étaient partagés comme un bien commun, non comme des marchandises à exploiter. Son insistance sur la responsabilité communautaire et la justice écologique souligne le potentiel radical et durable des éthiques agraires face à la logique de l’extraction et du profit.
Dans cette lumière, la critique du développement centré sur la ville devient plus qu’une critique économique. Elle constitue un défi à la définition même du progrès. Le rejet du récit festif de la modernité néolibérale est une affirmation philosophique selon laquelle une société ne peut être jugée à sa prouesse technologique alors que ses fondations écologiques s’effritent et que ses habitants sont aliénés des sources mêmes de la vie.
La ville moderne devient donc un champ de bataille où deux visions de la civilisation s’affrontent : le modèle dominant de croissance dirigée par les entreprises et administrée depuis le centre, et l’éthique fragile, mais persistante de gestion responsable, d’ancrage local et de responsabilité partagée. Comme le montre clairement mon nouveau livre en accès libre, The Agrarian Imagination: Development and the Art of the Impossible (L’imaginaire agraire : le développement et l’art de l’impossible, disponible ici), le véritable développement humain ne peut être mesuré par les lignes d’horizon urbaines ou les chiffres du PIB, mais par la survie des relations entre les personnes, la terre et la communauté, qui donnent sens à la vie.
Colin Todhunter se spécialise dans l’alimentation, l’agriculture et le développement et est associé de recherche au Centre for Research on Globalization à Montréal. Ses livres en libre accès sur le système alimentaire mondial sont disponibles sur Figshare (aucune inscription requise).
Texte original publié le 3 décembre 2025 : https://off-guardian.org/2025/12/03/beneath-the-concrete-the-soil-still-whispers/