J. Krishnamurti
La beauté de la méditation

Je voudrais, si vous le permettez, aborder un sujet qui pourrait vous être quelque peu étranger, bien que vous ayez peut-être entendu le mot qui le désigne, tout en luit donnant un sens particulier. Je veux parler de méditation, qui est une des choses les plus importantes à comprendre. Si nous la comprenons, peut-être pourrons-nous […]

Je voudrais, si vous le permettez, aborder un sujet qui pourrait vous être quelque peu étranger, bien que vous ayez peut-être entendu le mot qui le désigne, tout en luit donnant un sens particulier. Je veux parler de méditation, qui est une des choses les plus importantes à comprendre. Si nous la comprenons, peut-être pourrons-nous mieux comprendre tout le processus, si complexe, de l’existence et mieux le vivre. L’existence inclut toutes les relations : non seulement celles entre nous-mêmes et nos possessions, mais nos rapports humains, et aussi notre relation ? s’il y en a une ? avec la réalité.

En cette existence angoissée et complexe, la compréhension est absolument essentielle. Je n’emploie pas le mot « compréhension » dans son sens littéral, parce que pour moi comprendre c’est « faire ». Il n’y a pas d’abord comprendre et ensuite faire mais comprendre c’est agir. La compréhension est le « faire ». Elle est « l’action même » : les deux ne sont pas séparées. La compréhension de tout ce problème nous conduira peut-être au mot « amour », et peut-être aussi à la chose que redoutent la plupart des êtres humains : la mort.

Nous allons donc, ensemble, explorer, étudier ce problème de la vie, de l’existence, qui inclut les relations, l’amour et la mort. La méditation est l’approche à la compréhension de la vie ? non à l’étude de la vie en tant que phénomène, car elle est trop importante pour cela, trop digne d’être aimée et vécue. En fait, méditer c’« est » vivre. Pour beaucoup de personnes, cependant, la méditation est un moyen de s’évader elles se retirent dans un monastère, revêtent des habits spéciaux et se dissocient de ce problème complexe qu’est la vie. Certaines écoles en Inde, et ailleurs en Asie, offrent des méthodes, des systèmes, des voies qui pourraient développer la sensibilité et qui, si vous êtes assez vains pour avoir des visions, vous permettront de vous enfuir dans quelque mystérieuse existence métaphysique ? laquelle, en réalité, sera la même vie sordide. Mais la méditation n’a aucune voie, aucun système, aucune méthode ; elle ne vous abstrait pas de la vie, de ses joies, de ses souffrances, de ses désespoirs, elle n’est pas une fuite, une évasion dans quelque monde mystique, irréel, romanesque, de votre imagination.

Pour nous ? ou du moins pour le conférencier ?, le mot méditation ne désigne pas une méthode d’évasion, mais plutôt une approche à la compréhension de toute l’existence. La méditation acquiert alors une grande importance, elle devient une bénédiction, une chose extraordinaire que l’on doit comprendre à son niveau le plus profond. Examinons-la donc ensemble. Vous savez, le mot méditation est devenu récemment à la mode; il est presque sur chaque lèvre; on le voit même dans des revues comme le New Yorker et les messieurs aux longs cheveux en parlent beaucoup. Ils vous offrent une méthode, un système, vous donnent quelques mots à répéter en tant que Mantra et vous assurent que par ces pratiques vous transcendez tous vos soucis et parviendrez à une réalité extraordinaire. Ce sont évidemment, des sottises car un esprit obtus, stupide, lourdement conditionné, plongé dans ses superstitions, ses préjugés, ses opinions, peut suivre une méthode et méditer indéfiniment, il sera encore obtus et stupide. Nous pouvons voir l’absolue futilité d’une méthode, d’un « savoir-faire », d’un schéma, serait-il établi par les Anciens ou par quelque gourou moderne avec ses prétentions et son offre absurde, contre une somme d’argent, d’un état généralement appelé illumination. Nous ne nous attarderons pas davantage sur ce genre de méditation, qui est une forme d’évasion; nous pouvons objectivement et intelligemment l’écarter.

Disons clairement tout de suite que la méditation n’est pas une façon de se distraire. On ne peut l’acquérir chez d’autres à aucun prix. Elle ne comporte l’acceptation d’aucune autorité d’aucune sorte, y compris celle du conférencier, surtout celle du conférencier, car en la compréhension de l’extraordinaire problème de la vie il n’y a pas d’autorité, d’instructeur, de maître, de gourou ils ont tous fait faillite. Chacun de nous est dans l’affliction, chacun a ses labeurs : nous sommes dans un état de confusion, d’anxiété, cherchant à atteindre un but ou un autre, et c’est cela qu’il est essentiel de comprendre, non quelque mystérieuse vision. Les visions sont facilement explicables, et par l’emploi de drogues, par la répétition de mots et de phrases, par l’exercice de différentes formes d’autohypnotisme, l’esprit « peut » produire n’importe quel fantasme, croire en n’importe quoi et opérer sur lui-même d’innombrables artifices.

C’est la vie même qui nous intéresse, la vie vécue de tous les jours, avec ses luttes pénibles et ses plaisirs fugitifs, avec ses craintes, ses espoirs, ses désespoirs, ses chagrins, avec la douleur de la solitude, de l’absence complète d’amour, avec les formes vulgaires ou subtiles de l’égoïsme, et avec, à la fin, la peur de la mort. C’est cette vie qui nous concerne directement, et pour la comprendre profondément, avec toute la passion dont nous sommes capables, La méditation est la clé, mais non une méditation selon les instructions d’un tiers, ou que décrit dans quelque livre un philosophe ou un spécialiste. Ce qui importe, c’est la qualité de la méditation. Le mot méditer veut dire soumettre à une longue et profonde réflexion. Ce n’est donc pas adopter une façon de penser ou apprendre à dominer son esprit pour le rendre calme et silencieux, mais plutôt comprendre tous les problèmes de la vie, et c’est alors que naît la beauté du silence, car sans cette qualité de beauté la vie n’a absolument aucun sens. Par beauté, je n’entends pas celle de ces montagne, de ces arbres, ou la beauté de la lumière sur l’eau, ou de l’oiseau sur son aile, mais la beauté de vivre, que vous pouvez rencontrer dans votre existence quotidienne, soit au bureau ou chez vous, ou lorsque vous marchez seuls, communiant avec la nature et le monde, parce que sans cette beauté la vie n’a aucune signification.

Examinons donc ensemble cette question, à la fois objectivement et intérieurement. Le mouvement vital vers l’extérieur est aussi le mouvement intérieur. Les deux ne sont pas séparés. Ils sont comme un flux et reflux, et les comprendre sans les séparer ou les diviser est la beauté de la méditation. Ce qui est requis à cet effet est que l’on vive totalement sans luttes, sans contradictions, une vie équilibrée et harmonieuse. Et la méditation est la voie.

La méditation comporte de nombreux éléments… Mais j’espère que cela vous intéresse, car c’est des questions les plus importantes à comprendre. Si vous ne savez pas comment méditer, comment vivre (et je crains que la plupart d’entre vous ne mènent une vie très superficielle aller au bureau avoir un bon emploi, une famille et un foyer, allez à un cocktail ou au cinéma, tout cela que nous appelons vivre), votre vie devient une affaire morne, vide, creuse. Malheureusement, la civilisation moderne, surtout dans ce pays, devient, de plus en plus standardisée, superficielle. Vous pouvez avoir les choses les plus luxueuses du monde, une bonne nourriture, de belles maisons, des salles de bains parfaites, et jouir d’une bonne santé ; cependant, sans vie intérieure, non une vie intérieure de seconde main, mais une vie intérieure qui vous est propre, que vous avez trouvée par vous-mêmes, qui a eu votre sollicitude, que vous vivez et qui « est » méditation, la vie devient une affaire sordide ? nous aurons encore des guerres, encore plus de destructions et de malheurs. La méditation, que cela vous plaise ou non, est absolument essentielle pour tout être humain quel qu’il soit, pour l’intellectuel alambiqué comme pour le simple passant. J’espère donc que nous pourrons y pénétrer et entreprendre ce voyage ensemble.

La méditation comporte une concentration, ce qui est lorsqu’on l’observe, une sorte d’exclusion. Je veux dire que la concentration contraint la pensée à s’exercer dans une direction particulière à l’exclusion de tout le reste. C’est ce qu’on entend généralement par concentration. On oriente et on dirige la pensée sur quelque chose et cette concentration construit un mur, érige une barrière qui interdit l’entrée à toute autre pensée. En cette action un processus dualiste est à l’œuvre, une division, une contradiction. C’est assez évident lorsque vous y regardez de près. La méditation est donc autre chose que la concentration et que le contrôle de la pensée, bien que la concentration soit évidemment nécessaire. La méditation inclut une attention qui n’est pas concentration, bien que la concentration soit comprise dans l’attention. Être attentif, c’est se prêter passionnément, tout entier, esprit, cœur et corps, à quelque chose. En cette attention, si vous l’examinez soigneusement, vous verrez qu’il n’y a ni le penseur et la pensée, ni l’observateur et l’observé, mais rien qu’un état, qui est attention. Pour s’y trouver complètement on doit être parfaitement libre.

Voici donc le problème : seul un esprit totalement libre peut se trouver dans cet état de complète attention, à la fois intellectuelle et émotionnelle, et prendre conscience de toutes ses réactions; cette prise de conscience étant la source de sa liberté. Cela n’est pas trop difficile si vous voyez la chose simplement. Lorsque vous écoutez quoi que ce soit ? de la musique ou l’étrange cri des coyotes lorsqu’ils s’appellent le soir, ou le chant d’un oiseau, ou la voix de votre mari ou de votre femme ? prêtez-y votre complète attention, et c’est bien ce que vous faites lorsque la provocation est très intense, immédiate alors vous écoutez avec une attention extraordinaire. Lorsque l’expérience est douloureuse ou bénéfique, lorsque vous pensez en avoir un profit, vous écoutez très attentivement quoique cependant, si vous en attendez une récompense, la crainte de la perdre intervient dans votre action d’écouter.

Donc, l’attention comporte un état de liberté. Seul un esprit libre est capable d’avoir cette qualité d’attention en laquelle il n’y a aucune ambition, rien à gagner ou à perdre, et pas de peur. Pour comprendre l’immense problème qu’est vivre et pour atteindre cet état d’amour, il est essentiel d’avoir un esprit silencieux et attentif. Nous allons donc apprendre ensemble ce que veut dire être attentif, car ce n’est qu’en l’état d’attention que l’on peut méditer. Nous allons « apprendre » et non pas accumuler des connaissances ce sont deux choses différentes. Nous apprendrons ensemble à considérer ce problème qu’est vivre; lequel est relation, amour et mort.

Qu’est-ce que c’est que vivre ? Je ne demande pas ce que vivre « devrait » être ; ni ce qu’est la raison d’être, le but de la vie ni ce qu’est le sens réel de la vie ni ce qu’est le principe sur lequel la vie devrait se baser mais qu’est-ce que vivre, en fait, en ce moment, tels que nous sommes dans l’intimité et le secret de notre vie quotidienne ? Car c’est cela le seul fait, cela et pas autre chose. Tout le reste est théorique, irréel, illusoire. Cette vie, qu’est-ce que c’est en fait? Notre vie, la vie privée d’un être humain. Quelle est la vie privée d’un être humain dans ses rapports avec la société qu’il a construite et qui le retient prisonnier ? Car il « est » la société, c’est évident, il « est » le monde, le monde n’est pas différent de lui, cela aussi est évident.

Ce qui nous intéresse, c’est « ce qui est », c’est notre propre vie, et non des abstractions, non des idéals qui sont, de toute façon, des stupidités. Quelle est notre vie ? De la naissance à la mort c’est une constante bataille, une lutte sans fin, pleine de peur, de solitude et de désespoir, une lassante routine d’ennuyeuses répétitions et un manque total d’amour, que soulage parfois un plaisir fugitif. Telle est notre vie, notre existence quotidienne torturée, qui consiste à passer quarante années dans un bureau ou à l’usine, à s’occuper des soins monotones du ménage, dans un état perpétuel d’envie et de jalousie ; redoutant les échecs, rendant un culte au succès, et pensant sans cesse au plaisir sexuel. Que tout cela est fastidieux ! Tel est le schéma de notre vie. Vous pouvez vous en rendre compte si vous êtes vraiment sérieux et si vous voyez « ce qui est ». Mais si vous n’êtes qu’à la recherche de distractions variées, soit à l’église, soit sur des terrains de football, ces divertissements engendreront leurs propres souffrances et leurs problèmes. Les esprits superficiels « trouvent » leurs évasions à l’église ou au football, mais nous ne nous occuperons pas d’eux, car ce que nous avons à dire ne les intéresse pas réellement.

La vie est sérieuse, mais en ce sérieux est aussi un grand rire. Les personnes sérieuses sont les seules qui soient vraiment vivantes, les seules qui puissent résoudre les immenses problèmes de l’existence. Notre vie, telle qu’elle est vécue quotidiennement, est un labeur. Personne ne peut le nier mais personne ne sait comment y remédier. Nous voulons trouver une autre façon de vivre, ou du moins nous le disons, et quelques-uns d’entre nous font des tentatives dans ce sens. Mais avant de faire ces tentatives, il nous faut d’abord comprendre « ce qui est », non « ce qui devrait être ». Nous devons réellement prendre en main « ce qui est », et le voir, mais nous ne pouvons pas entrer en contact intime avec sa réalité si nous avons un idéal, si nous pensons devoir changer « ceci » en « cela », ou si nous nous donnons le changement comme tâche. Si, cependant, vous êtes capables de voir « ce qui est » tel que c’est, vous verrez se produire une modification d’une espèce particulière, et c’est ce que nous allons explorer.

Tout d’abord, nous devons voir ce qu’est notre vie quotidienne telle qu’elle est en ce moment, la voir sans hésitation on répugnance, sans résistance ou douleur. Mais cela est ardu ! Pouvons-nous la voir et vivre avec ce que nous voyons ? Pouvons-nous entrer en contact intime avec le quotidien, être avec lui en rapport direct ? Voilà notre difficulté ! Pour être en rapport direct avec une chose on ne doit interposer aucune image entre soi et la chose qu’on observe, l’image étant le mot, le symbole, la mémoire de ce que cette chose était hier ou il y a mille hiers.

Disons-le simplement. Les relations que vous avez avec votre femme ou avec votre mari sont basées sur des images, celles-ci étant l’accumulation de nombreuses années de plaisirs, de rapports sexuels, de conflits, d’efforts, d’ennui, de gestes répétés, de domination. Vous avez d’elle cette image et elle en a une de vous, et le contact de ces deux images est ce qu’on appelle une relation, qu’on accepte comme telle, mais qui n’en est pas une du tout. Il n’y a pas de « contact direct » entre un être humain et un autre, et de même nous n’avons pas de contact direct avec l’actuel, avec « ce qui est ».

Veuillez, je vous prie, me suivre ! Ce que je dis peut sembler complexe, mais si vous écoutez tranquillement cela ne l’est pas. Il y a l’observateur et la chose observée, et il y a une division entre les deux et cette division, cet écran est le mot, l’image, la mémoire, l’espace dans lequel ont lieu tous les conflits. Cet espace est l’ego, le « moi », qui est une accumulation de mots, d’images, de mémoires accumulés par mille hiers, et par conséquent on n’a pas de contact direct avec ce qui est. Soit que l’on condamne ce qui est, soit qu’on le rationalise, ou qu’on l’accepte, ou qu’on le justifie ? et tout cela est de la verbalisation ? il n’y a pas de contact direct, donc pas de compréhension, et en conséquence ce qui est ne se résout pas.

Voyez, messieurs, il y a l’envie. L’envie est mesurée par des comparaisons et l’on est conditionné de façon à l’accepter. Un tel réussit. Il est brillant, intelligent. Tel autre ne l’est pas. Depuis notre enfance nous avons appris à mesurer, à comparer, et ainsi est née l’envie. Mais nous considérons l’envie objectivement, comme une chose extérieure à nous, tandis que l’observateur lui-même « est » cette envie. Il n’y a pas une division réelle entre l’observateur et ce qu’il observe. Lorsque l’observateur s’en rend compte, il voit qu’il ne peut rien au sujet de cette envie, que tout ce qu’il ferait serait encore de l’envie, parce qu’il en est à la fois la cause et l’effet. Le « ce qui est » de notre vie quotidienne avec tous ses problèmes tels que l’envie, la jalousie, la peur, la solitude, le désespoir, n’étant pas différent de l’observateur (qui dit « je suis cela », qui est envieux, jaloux, craintif, dans la solitude et plein de désespoir) et celui-ci n’y pouvant rien, cela ne veut pas dire qu’il accepte cette situation, qu’il vive avec et s’en contente. L’origine de ses conflits était dans la séparation entre lui et ce qu’il observait, mais quand la résistance à « ce qui est » n’est plus là, il se produit une transformation radicale, et cette transformation est méditation.

Percevoir en vous-mêmes toute la structure et la nature de l’observateur qui est vous, de même que celle de l’observé, qui encore est « vous », et se rendre compte de cette totalité, de cette unité, c’est cela la méditation. Et comme il n’y a là aucun conflit, il se produit une dissolution complète et un dépassement de « ce qui est ».

Vous vous demanderez aussi ce qu’est l’amour. Nous avons traité de la peur. Considérons ensemble la question de l’amour. Vous savez que ce mot est chargé à l’excès, déformé, piétiné, avili par les prêtres, les psychologues, les politiciens, par les journaux, les hebdomadaires, et que tout le monde en parle sans fin. Mais qu’est-ce que c’est ? Ne nous demandons pas ce que l’amour « devrait être », quel est l’amour idéal, ultime, mais quel est celui que nous éprouvons, que nous connaissons. Ce que nous appelons de ce nom comporte de la jalousie et de la haine et est accompagné d’angoisse. Ce n’est pas un point de vue cynique, nous ne faisons que constater, qu’observer « ce qui est » ce qu’est la chose que nous appelons amour.

L’amour est-il de la jalousie, de la haine, un sens de possession, de domination exercée par le mari ou par la femme ? Vous dites aimer votre famille, vos enfants. Si vous aimiez réellement vos enfants de tout votre cœur ? non à la mesure de votre médiocrité ? pensez-vous qu’il y aurait une guerre demain ? Si vous les aimiez réellement, les élèveriez-vous comme vous le faites, les dresseriez-vous, les forceriez-vous à se conformer à l’ordre établi par une société pourrie ? Si vous les aimiez réellement, accepteriez-vous qu’ils soient tués ou horriblement mutilés dans une guerre ? la vôtre ou celle des autres ? Tout cela, n’est-ce pas indique ? si vous l’observez ? un manque total d’amour. Car l’amour n’est ni un sentiment ni je ne sais quelle sottise émotionnelle et, par-dessus tout, l’amour n’est pas plaisir.

Il nous faut donc comprendre ce qu’est le plaisir. Pour la plupart d’entre nous, l’amour, le sexe et le plaisir sont synonymes. Dans ce que nous appelons amour, il y a l’amour pour Dieu ce que nous entendons par là, je pense que même les prêtres ne le savent pas, car ils sont, eux aussi, dans un état de conflit avec leurs ambitions, leurs désirs, leurs autoritarismes, leurs possessions, leurs dieux, leurs croyances, leurs rituels et il y a aussi le soi-disant amour qui est sous-entendu dans le plaisir sexuel. L’amour comporte, en outre, l’angoisse, la douleur, le désespoir; donc, si l’amour n’est pas plaisir, qu’est-ce que le plaisir ?

Notez, je vous prie, que nous ne condamnons pas le plaisir. C’est un grand plaisir que de voir ces belles montagnes éclairées par le soleil couchant, ces arbres merveilleux qui ont supporté les feux des forêts et la poussière de nombreux mois, et qui scintillent, lavés par la pluie c’est un grand plaisir que de voir les étoiles par un beau soir (si jamais vous regardez les étoiles). Mais on pense que ce ne sont pas des plaisirs : on n’est intéressé que par des plaisirs sensuels, intellectuels ou émotionnels. Nous devons donc nous demander : qu’est-ce que le plaisir ? Nous ne le condamnons pas, nous essayons de le comprendre, d’aller au-delà du mot.

Le plaisir, comme la peur, est engendré par la pensée. Hier vous étiez dans la vallée silencieuse, vous contempliez la merveille des collines lointaines, et ce moment particulier était un moment de délectation. Maintenant intervient la pensée qui dit « comme ce serait agréable de répéter l’expérience d’hier ! ». Et l’évocation de l’expérience d’hier la vision du bel arbre, du ciel, des collines, ou votre plaisir sexuel, « est » un plaisir. L’image qui accompagne dans votre pensée le souvenir de votre jouissance d’hier, le fait d’y revenir voilà ce qui constitue le début du plaisir. De même penser à ce qui pourrait se produire demain, à la possibilité que ce plaisir vous soit refusé ou que vous perdiez votre emploi, à la maladie ou à un accident éventuels, aux soucis et aux souffrances qui en résulteraient, est le début de la peur. Donc, la pensée crée et le plaisir et la peur, mais pour vous l’amour est la pensée.

Suivez ceci de très près, je vous prie. L’amour est de la pensée parce que, pour vous, l’amour est du plaisir, lequel est le produit de la pensée, que la pensée nourrit. Le plaisir ne se situe pas au moment de la vision du coucher de soleil, ou de l’acte sexuel, mais lorsque vous y pensez. Ainsi votre amour est le produit de votre pensée, il est nourri, alimenté, prolongé en tant que plaisir par la pensée. Si vous y regardez de près, vous verrez que c’est un fait évident.

Et l’on se demande l’amour est-il la pensée? Nous savons que la pensée peut cultiver le plaisir, mais elle ne peut, en aucune façon, cultiver l’amour, pas plus qu’elle ne peut cultiver l’humilité. L’amour n’est donc pas du plaisir, il n’est pas non plus un désir bien que l’on ne puisse rejeter ni le plaisir ni le désir. Lorsque vous regardez le monde, la beauté d’un arbre ou un visage charmant, c’est une vraie délectation à ce moment-là. La pensée intervient ensuite et lui confère le temps et l’espace qui le transforment en plaisir.

Lorsque l’on comprend et que l’on vit en toute réalité la nature et la structure du plaisir dans ses rapports avec l’amour ? ce qui fait partie de la méditation ? on se rend compte que l’amour est une chose toute différente. On peut alors aimer vraiment ses enfants et créer un monde nouveau. Lorsqu’on parvient à cet état, lorsqu’on « connaît » l’amour, quoi que l’on fasse, aucun tort n’est commis. Ce n’est que lorsqu’on cherche son plaisir ? ainsi que vous le faites en ce moment ? que tout se dérègle.

Il y a aussi le problème de la mort. Nous avons examiné ce qui est notre vie quotidienne et nous avons, je l’espère, entrepris ensemble, profondément en nous-mêmes, un voyage pour découvrir ce qu’est l’amour. Nous allons maintenant essayer de découvrir ce qu’est la mort. Vous ne pourrez comprendre l’immense problème de ce qu’est la mort (non ce qu’il y a après la mort) que lorsque vous saurez comment mourir. Lorsqu’on sait comment mourir, ce qui survient après la mort n’a absolument aucune importance. Nous allons donc voir ce que veut dire mourir.

La mort est inévitable. Le corps, l’organisme, comme toute machine constamment employée, doit s’user et parvenir à sa fin. La plupart d’entre nous, malheureusement, meurent de vieillesse ou de maladie sans savoir ce que c’est que mourir. Il y a le problème de la vieillesse, et la vieillesse nous fait horreur. Je ne sais pas si vous avez jamais remarqué comment, en automne, une feuille tombe d’un arbre, comme sa couleur est riche, comme elle est pleine de beauté et de douceur, et pourtant elle est détruite si facilement, sans aucun effort ! Tandis que nous, lorsque nous devenons vieux… Eh bien, regardez nous ! Quelle laideur ! Comme nous sommes défigurés et prétentieux ! Observez-le en vous. Et parce que nous n’avons su vivre ni dans notre jeunesse ni à l’âge mûr, la vieillesse devient un énorme problème. Le fait réel est que nous n’avons jamais vécu parce que nous sommes effrayés, effrayés par la vie, effrayés par la mort, et à mesure que nous vieillis­sons tout ce que nous redoutions vient nous frapper. C’est un de nos plus grands problèmes. Nous allons donc voir ce que veut dire mourir, tout en sachant fort bien que l’organisme doit parvenir à sa fin et tout en sachant que la conscience, désespérée à l’idée de sa fin, cherchera inévitablement une conso­lation et un espoir en quelque théorie, ou quelque croyance, qui sera en général la résurrection ou la réincarnation.

Vous savez que toute l’Asie est conditionnée de façon à accepter la théorie de la réincarnation. Ils en discutent beaucoup, ils écrivent à ce sujet, et misent leurs existences entières sur l’espoir d’une réalisation dans « la prochaine vie ». Mais un point essentiel leur échappe : si vous naissez de nouveau, il est nécessaire de vivre cette vie-ci avec rectitude. Ce que vous faites maintenant compte énormé­ment, ainsi que ce que vous pensez, comment vous vous comportez, comment vous parlez et comment fonctionne votre pensée, puisque c’est votre action dans cette vie qui déterminera votre vie prochaine. Il se pourrait qu’il y ait une rétribution. Cependant, ils ont l’air d’oublier cela, et parlent sans fin de la beauté de la réincarnation, de sa justice et de mille autres sottises.

Nous ne voulons pas éviter de voir le fait de la mort en adoptant une théorie quelconque. Nous voulons lui faire face sans peur. Que veut dire « mourir psychologiquement, intégralement » ? On ne peut pas argumenter avec la mort de l’orga­nisme, dire : « attendez quelques jours encore, s’il vous plaît, que je devienne un chef d’entreprise », ou « patientez un instant, qu’on me fasse archevêque ». Vous ne pouvez pas discuter, c’est final ! Il vous faut donc apprendre à mourir intérieure­ment, psychologiquement. Mourir intérieurement veut dire que le passé doit parvenir complètement à une fin. Vous devez mourir à tous vos plaisirs, à tous les souvenirs qui vous sont chers, et c’est tous les jours que vous devez mourir, non en théorie mais en fait. Mourir à ce plaisir que vous avez eu c’est mourir à lui instantanément, sans donner une continuité à ce plaisir en tant que pensée. Et vivre ainsi c’est avoir l’esprit toujours jeune, frais, innocent, toujours vulnérable. C’est cela la méditation. Lorsqu’on a établi en soi les fondements de la vertu, qui sont une mise en ordre des relations, il se produit cette qualité qui est aimer et mourir, qui est le tout de la vie. Alors l’esprit devient extraor­dinairement calme, « naturellement silencieux ». Il n’est pas contraint au silence par un refoulement, une discipline, une imposition, et ce silence est immensément riche.

Au-delà de cela, tout mot, toute description sont sans effet. Alors l’esprit ne mène pas d’enquête à la recherche de l’absolu, il n’en a pas besoin, car en ce silence il y a « ce qui est ». Et en sa totalité est la bénédiction de la méditation.

17 novembre 1968