Gérard Pinson
Cerveau, Éthique et Éducation

(Revue 3e Millénaire. Ancienne série. No 18. Janvier/Février 1985) Mieux connaître ce que l’on sait du cerveau humain c’est déjà entrevoir à quel point celui-ci recèle des richesses potentielles que nous ne sommes pas encore capables d’exploiter. Là se cache encore les immenses possibilités de l’homme de demain. Celui que Dieu a peut-être vraiment fait […]

(Revue 3e Millénaire. Ancienne série. No 18. Janvier/Février 1985)

Mieux connaître ce que l’on sait du cerveau humain c’est déjà entrevoir à quel point celui-ci recèle des richesses potentielles que nous ne sommes pas encore capables d’exploiter. Là se cache encore les immenses possibilités de l’homme de demain. Celui que Dieu a peut-être vraiment fait à son image et qui n’est pas encore abouti.

***

L’espèce humaine est le fruit le plus récent de l’évolution naturelle [1]. Or celle-ci se caractérise, de manière continue depuis qu’elle a commencé, il y a trois milliards d’années, par le développement croissant de l’autonomie des individus qui composent les espèces animales.

Nés dans les océans primordiaux, les animaux primitifs se sont tout d’abord pourvus de moyens de locomotion, leur donnant la liberté de leurs mouvements. Ils conquirent ensuite la terre et l’air, s’affranchissant du milieu marin. La régulation de leur température interne, des comportements de plus en plus raffinés, ou la gestation, furent autant d’acquisitions obtenues au profit de leur autonomie.

Doté enfin d’un cerveau énorme, presque totalement dépourvu de limitations instinctuelles, l’homme est la plus autonome de toutes les créatures vivantes.

Un exemple permet d’illustrer concrètement les conséquences aussi tragiques que; riches de promesses des singularités du phénomène humain.

Lorsque des loups se mesurent en combat singulier pour la suprématie sur la bande, le protagoniste qui se révèle être le plus faible tombe au sol et offre sa gorge au plus fort en signe de soumission. Des limitations instinctuelles précises empêchent alors le vainqueur, malgré l’excitation qui peut l’étreindre après une telle bagarre, d’« achever ». son adversaire… pour le plus grand bien de ce dernier et de son espèce. L’instinct de domination-soumission imprègne donc la vie « mentale » des loups d’un certain nombre de pulsions et organise leur vie sociale par des autorégulations innées auxquelles ils ne peuvent désobéir, limitant d’autant leur « liberté » de loup.

On aura compris que le cas des humains est tout différent. .Aucune divinité tutélaire instinctuelle ne présidant à l’organisation sociale de l’espèce par l’intermédiaire de quelques savoir-faire innés, il nous faut apprendre les règles des jeux nécessaires à la vie communautaire (l’être humain isolé étant, une exception) [2].

Corollaire nécessaire de, notre autonomie, l’absence d’autorégulations naturelles, d’informations innées pratiques (autres que de simples pulsions dont nous sommes, comme tout, être vivant pétris) a pour conséquence dramatique ce que nous savons de plus noir sur la condition humaine : la violence suicidaire qu’expriment dictateurs, mercenaires, violeurs, barbouzes, proxénètes, criminels, tortionnaires toujours ardents à la besogne, n’a pas de frein. L’actualité nous le montre quotidiennement.

D’où la nécessaire acquisition par l’espèce de savoir-faire culturels (et non génétiques) propres à organiser sa vie sociale et leur acquisition non moins nécessaire par l’individu. Savoir-faire spécifiquement humains, constitués tout autant de techniques que, cela va de soi, de valeurs. Ainsi, il DOIT y avoir éducation : c’est la condition d’existence d’une espèce inachevée, c’est aussi la condition de sa libération par rapport aux déterminismes de sa nature brute (aux sens de « non travaillée » et de « barbare »).

On prend donc la mesure de la contribution des « neurosciences » et de quelques autres disciplines à ce qui n’était jusqu’à présent qu’éducation empirique, et pour cause. Non seulement elles permettent de mieux comprendre les nécessités de l’éducation de la « cire vierge » cérébrale, mais elles donnent aussi, comme on le verra, quelques indications pratiques sur les moyens de cette éducation, au sein de l’école comme dans les médias ou ailleurs.

Mais ce faisant, on est conduit, inévitablement, à CONCEVOIR L’ÉDUCATION COMME LE SEUL FONDEMENT POSSIBLE DE LA PAIX SOCIALE, donc de la paix tout court. Si la science peut éclairer le rôle et suggérer certaines techniques de l’action éducative, c’est bien à l’éthique, c’est-à-dire aux valeurs [3], qu’il revient d’en préciser quelques contenus fondamentaux. En dernière analyse, s’éduquer, c’est se transcender.

C’est à cette condition seulement qu’une éducation peut réellement être qualifiée d’« humaine », et satisfaire, parmi d’autres, à ces deux impératifs :

révéler l’autonomie des INDIVIDUS

transmettre le patrimoine culturel de l’ESPÈCE.

… deux aspects fondamentaux de la question qu’il conviendra de garder à l’esprit.

L’auto-construction de soi-même

On connaît des expériences demeurées célèbres réalisées sur des planaires (petits vers plats vivant en eau douce) par plusieurs chercheurs américains [4] qui, après les avoir conditionnés, avaient constaté que pour diminuer brusquement la durée de l’apprentissage de leurs élèves, il suffisait de leur faire manger une planaire conditionnée ! De ces expériences il est vain bien sûr d’espérer généraliser l’anthropophagie dans les écoles — Dieu merci pour les enseignants (et les élèves…). Ni même d’invoquer l’apprentissage des mathématiques en dragées ou celui de la jurisprudence sous forme de suppositoires. De telles expériences éclairent cependant d’une lumière crue (si l’on ose dire) l’information, qu’on peut imaginer comme un processus comparable à la nutrition, dans laquelle l’intellection jouerait un rôle analogue à celui de la digestion : rendre assimilables les aliments. Dans ces conditions, l’information intellectuelle serait le fruit d’une construction physiologique résultant de l’assimilation des connaissances.

Il y a dix ans encore, on pouvait douter des planaires et de ce qu’elles semblaient nous apprendre. C’est maintenant chose impossible : les données. issues de la neurophysiologie et de la psychologie animales montrent que le développement cérébral est notamment dû à l’augmentation du nombre de neurones et à l’accroissement et la complexification étonnante de leurs interconnexions par le biais des phénomènes biochimiques qui s’y produisent. Information veut dire formation intérieure : bien plus que simple métaphore étymologique, cette définition doit donc être prise au sens propre.

On peut citer à cet égard des études effectuées ces dernières années sur le chant des oiseaux qui ont tout d’abord renseigné sur l’origine des connaissances vocales extériorisées par ces animaux : les oiseaux apprennent à chanter au contact de leurs congénères. Si les mécanismes d’apprentissage s’appuient sur des structures cérébrales innées (situées dans quelques noyaux bien définis de leur cerveau), ces mêmes structures possèdent une plasticité étonnante qui leur permet, étant jeune oisillon, d’apprendre la « culture » musicale de leur espèce.

Il est alors facile de faire la différence entre un individu qui chante et un congénère silencieux : les noyaux cérébraux du premier sont plus développés que ceux du second. Plus précisément, cette supériorité tient à la complexification du « câblage » entre neurones. Et meilleur est le ténor, plus complexe est ce câblage, plus nombreuses sont les connexions et les associations possibles.

Le cerveau humain est dans un cas comparable. Dans le tissu cellulaire cérébral peu différencié dont nous disposons à notre naissance s’organise peu à peu un réseau de plus en plus dense de voies de communications, d’associations entre neurones. Ce phénomène s’étend jusque vers l’âge de 18-20 ans, après quoi l’ensemble se stabilise, puis voit disparaître les neurones et les liaisons trop peu souvent utilisées : tout se joue donc durant les deux premières décennies de la vie, pendant lesquelles la densité du réseau cérébral augmente, à condition toutefois — et c’est là chose immensément importante que ses neurones travaillent sans cesse et connaissent un métabolisme élevé leur permettant d’élaborer toujours plus de contacts entre eux.

Il est clair que la condition nécessaire pour qu’il en soit ainsi est qu’on les fasse travailler, donc qu’on les soumette au moment opportun aux stimulations adéquates.

Des expériences portant sur des rats l’ont montré de façon spectaculaire : on élève des jeunes rats répartis en deux groupes que l’on dispose dans un environnement différent, pauvre dans un cas (des cages nues), riche en stimuli de toute sorte dans le second (cages pourvues de divers objets, de jeux, de nourritures variées, etc.). Parvenus à l’âge adulte, on soumet ces rats au test du labyrinthe (un labyrinthe que les rats doivent apprendre à traverser) qui donne alors un verdict très clair : les rats du second groupe apprennent facilement au bout de quelques essais à se repérer dans le labyrinthe et à le traverser ; ceux du premier malgré un nombre élevé d’essais, infructueux, se révèlent incapables d’accomplir cette performance.

De la pédagogie à l’autopédagogie

Les lois du développement du cerveau humain, quoique probablement bien plus complexes, plus « fines », présentent des analogies certaines avec celles du développement du cerveau des animaux supérieurs : le substrat biologique de base est le même [5].

On connaît, malheureusement, l’influence désastreuse de la malnutrition chez l’enfant sur la croissance de ses facultés cérébrales.

On sait aussi qu’à tel âge s’actualise telle ou telle potentialité contenue dans notre cerveau. L’apprentissage du langage est ainsi l’apanage de la petite enfance : le développement des aires cérébrales correspondantes est optimal de deux à cinq ans ; si l’on s’y prend trop tard, les cellules nerveuses de ces aires disparaissent, et l’enfant restera à vie incapable de parler. L’opportunité d’apprendre dès cet âge les langues étrangères est d’ailleurs une question qui, sur le plan neurophysiologique, reste ouverte. On devine ainsi l’importance énorme que peuvent avoir les stimuli de toute sorte sur le développement du cerveau humain : depuis le contact corporel, les caresses, les soins variés que reçoit de sa mère le bébé, en passant par les jeux enfantins qui ne parviennent jamais semble-t-il à épuiser une énergie quasi illimitée, jusqu’aux innombrables activités manuelles ou abstraites qui surchargent l’emploi du temps des adolescents français, tout, absolument tout, est matière à construction de soi-même.

Mais plus ou moins bien.

Car toute la question est là: S’il est vrai que l’instruction est le fruit d’une action opérée sur soi-même en vue de se former soi-même, il est vrai aussi qu’elle ne peut être le résultat que d’une autoconstruction active où s’engage la TOTALITÉ de la personne. Quelle quantité et quelle qualité de stimuli choisir pour l’éducation des rejetons d’une espèce néoténique [6], qui s’étend sur deux décennies ? Il est clair que l’importance de leur action sur le développement du cerveau, ajoutée à la durée fort longue que cela nécessite, impose l’obéissance attentive aux impératifs de ce développement.

Dans le cas contraire, on aboutit à une situation paradoxale, où l’étude devient une activité en soi. Elle est le fruit d’une mise en situation limitée où ne peuvent se développer qu’un certain type de compétences et de comportements. Interminablement, les élèves sont conditionnés à l’improductivité intellectuelle. Ils se voient imposer l’habitude de produire peu, ce qui les rend bientôt inaptes au travail fructueux. Bientôt le stimulus « ambiance scolaire » éveille la réponse « ennui » aussi sûrement que la sonnette pavlovienne faisait saliver les chiens expérimentaux.

Or quelles sont les conséquences physiologiques et psychologiques de l’ennui ? Parmi d’autres, un désordre neurologique grave : l’inaptitude à concentrer et à fixer l’attention.

Cette maladie de l’attention détermine chez les élèves deux types de comportements, contradictoires en apparence : le rejet chez les prétendus « cancres » et l’ingestion passive chez les élèves réputés bons. Qu’on ne s’y trompe pas : ces attitudes sont identiques quant au fond : elles sont les deux formes les plus courantes de l’inassimilation. « Intelliger » c’est faire exactement le contraire : c’est exercer un choix. L’intellection est la résultante d’une ACTIVITÉ critique, donc sélective. « Un lapin qui mange du chou ne devient pas un chou, disait Jean Piaget, il transforme le chou en lapin. De même, la connaissance n’est pas du tout une copie, mais une intégration dans une structure. »

Toute pensée qui nous est propre est, par définition, individuée : elle nous forge, nous façonne et nous forme, et construit en nous un être humain original. La pensée d’autrui a le pouvoir opposé si nous ne l’intégrons pas dans la nôtre. Elle nous parasite et nous déshumanise.

Il ne saurait donc y avoir d’apprentissage sans participation, de savoir transmis à la manière d’un calque, comme une simple photocopie: S’éduquer c’est (aussi) se créer soi-même : j’apprends, donc je deviens ! A la pédagogie, il faut substituer l’AUTO-PÉDAGOGIE : c’est en s’auto-éduquant qu’il est possible d’acquérir soi-même, exercer pleinement et jouir de son AUTONOMIE. L’autonomie ne s’octroie pas. Elle se gagne.

Les images mentales, véhicules de la pensée

La spécialisation croissante des études est un phénomène bien connu. Au cours de sa scolarité, l’élève suit d’abord la voie « littéraire » ou « scientifique » ; ou la « filière » (le mot est révélateur) « classique » ou « technique ». S’il opte pour cette dernière, il faut encore qu’il choisisse entre sciences naturelles et sciences physico-chimiques ; puis, par exemple, de la physique extraire l’électricité, elle-même bien trop vaste. Il se restreint à l’électronique, qui lui fournit un travail dans un de ses innombrables — mais encore très étendus — domaines d’utilisation : il finit par se spécialiser dans la fabrication d’un appareillage donné, dans la conduite d’un type de mesures ou dans la vente d’une seule sorte de machine, quand ce n’est pas dans la vente d’une seule marque, japonaise cela va de soi…

Double spécialisation, donc : « verticale », car les études s’effectuent chaque année à l’intérieur d’un domaine chaque fois plus borné. « horizontale », car chaque morceau du réel étudié est soigneusement disjoint des autres morceaux.

Dresser l’acte d’accusation de la spécialisation et de l’émiettement de l’information, c’est en fait s’interroger sur la nature de nos facultés mentales, et tout particulièrement sur deux d’entre elles : l’intellection et la mémorisation. Comment mémorise-t-on de l’information ? Si l’information intellectuelle est une construction physiologique résultant de l’assimilation des connaissances, quelle est la différence entre une connaissance comestible et une connaissance qui ne l’est pas ?

Le problème de la mémorisation a fait la substance, et le fera certainement encore longtemps, d’innombrables programmes de recherche. Les premières théories avancées pour rendre compte des structures de la mémoire s’inspiraient tout naturellement d’un mécanisme bien connu, notamment des laboratoires : l’ordinateur. La mémoire d’un ordinateur est organisée comme un magasin de pièces détachées : une place pour chaque chose, et chaque chose à sa place. L’information, soigneusement partagée, pulvérisée même, en éléments d’information élémentaires (les « bits »), « s’ordonne » selon des règles de rangement fort strictes. En s’inspirant de ce modèle, on chercha à rendre compte des processus de la mémoire humaine, en spécialisant chaque neurone ou chaque groupe de neurones dans la mémorisation d’une ou d’un type d’information.

Cette théorie rencontra un certain scepticisme dans le monde scientifique, qui doutait de sa vraisemblance : existerait-il, en effet, quelque part dans notre cerveau un « détecteur de Volkswagen jaune », c’est-à-dire un neurone ou un groupe de neurones ne réagissant que lorsqu’une Volkswagen jaune se manifeste ? !

Nous avons évoqué, dans un article précédent [7], une hypothèse, parmi beaucoup d’autres, fondée sur le stockage holographique de l’information. Un hologramme est une image en relief. Il doit cette particularité au fait qu’il mémorise l’information de façon globale, et non point par point comme le fait une photographie ordinaire. Aussi peut-on le casser en mille morceaux, le sujet holographié apparaît en entier mille fois au travers de chaque morceau [8] ! Il y a multiplicité simultanée de l’information une partie contient une information sur le tout, et chaque partie la contient.

De plus, pour enregistrer l’hologramme il faut disposer d’un laser. Alors que le faisceau lumineux émis par une source ordinaire ressemble à la foule qui arpente le hall de la gare de Lyon le soir vers 18 heures, . celui émis par un laser suggère plutôt un défilé militaire… Une telle lumière est dite cohérente.

L’analogie avec les caractéristiques cérébrales est immédiate : délocalisation de l’information mémorisée, capacité de stockage élevée, reconnaissance des formes, associativité, … etc. Peut-être même trop facile : après tout, il n’y a pas de laser dans notre boîte crânienne ! En réalité, la métaphore de l’hologramme soulève une question plus fondamentale, celle de la nature même de l’information. Car enfin, on connaît de celle-ci l’image squelettique que nous en offrent les ordinateurs. Mais la signification de l’information (qui vit et se développe entre autres sur le terreau humain) n’implique-t-elle pas une conception tout autre de la notion d’information ? Car s’il est vrai que notre cerveau enregistre et manie l’information à la façon d’un hologramme lorsque nous construisons notre propre système de représentation de la réalité, alors deux conséquences s’imposent.

D’une part,. chaque élément d’information est image du tout, c’est-à-dire de son contexte global, qui le contient. Les attributs et les propriétés de tout :élément reflètent, manifestent implicitement « l’ordre général », c’est-à-dire les attributs et les propriétés de l’ensemble. L’information est distribuée [9].

D’autre part, aucun élément n’étant isolé, il est lié aux autres éléments par des liens logiques, des liens de position (structures, formes, etc.) ou des liens sémantiques, qui lui confèrent sa signification. Ces liens sont des repères qui situent l’élément dans son contexte. Chaque élément étant ainsi référencé, l’ensemble est ordonné, classifié de façon cohérente.

Il ne faut pas être grand clerc pour s’apercevoir que les conséquences envers la pédagogie de ce que peuvent apporter ces observations sont prodigieuses.

En effet, que ce soit pour les langues, comme pour toute matière enseignée, l’apprentissage en tant qu’enregistrement d’information devrait obéir à des règles de mémorisation très claires : l’information emmagasinée dans le cerveau tient compte en le reflétant, du contexte dans lequel elle se situe, à condition que celui-ci soit cohérent. Une chose ne sera vraiment apprise que si elle est donnée dans un contexte plus large, qui lui confère en définitive sa signification. Faute de quoi, sans toile de fond sur laquelle elles prennent tout leur sens, l’absence de signification fait d’un ensemble d’informations une liste d’éléments disparates, sans liens entre eux, quasi vides de sens. Chacun sait qu’il est bien plus difficile de mémoriser les listes chiffrées d’un relevé bancaire que les strophes d’un poème ou d’une chanson !

Aussi paraît-il nécessaire de s’attacher à montrer les interactions, les interdépendances, les liens logiques qui font la trame de l’univers. L’interdisciplinarité serait une nécessité biologique ! Il est donc vain de vouloir diviser le réel en tranches pour l’enseigner, voire en petits carrés, ou même en poudre… Il est au contraire nécessaire de mettre en évidence, d’une part, les thèmes, les relations qui lient les objets d’étude entre eux, d’autre part, les liens qui unissent ces objets à leur contexte : « le manque d’attention aux contextes fait obstacle à l’apprentissage, écrivent les auteurs du rapport du Club de Rome sur l’Éducation [10]. « L’information est diffusée à l’heure actuelle avec la prétention de se faire comprendre sans tenir compte du contexte. »

Cela est d’autant plus vrai que l’on s’est aperçu de l’importance de l’ensemble des formes de raisonnement que l’on pourrait appeler « synthétiques » ou de « visualisation », parmi les différents processus mentaux de traitement de l’information. Non seulement l’image semble être le véhicule et le support d’information par excellence, mais encore le mot image doit être pris dans son sens le plus général. Le cerveau a la possibilité de procéder par recoupements multiples, de « faire des rapprochements », de façonner ou de discerner des images mentales conceptuelles, bref, de forger de façon cohérente, à partir d’un ensemble de données apparemment séparées, une VISION ordonnée et synthétique pourvue de signification. En quelques mots comme en cent : le cerveau est une machine à fabriquer les hologrammes, oui tout se passe comme s’il l’était !

Parmi d’autres conséquences qu’un tel procédé de traitement de l’information entraîne, il faut citer, pour conclure, certains modes de pensée qui en sont corollaires.

C’est, a-t-on dit, le propre du processus holographique que de restituer une image (plus ou moins nette) de l’objet entier à partir d’un fragment quelconque de l’hologramme. On peut supposer alors qu’à cette propriété physique particulière s’apparenteraient certaines aptitudes appartenant en propre au cerveau humain (le différenciant fondamentalement en cela des machines à calculer et des ordinateurs) .

La pyramide de l’éducation n’est-elle pas inversée ?

Ainsi l’induction, aptitude à deviner, mécanisme par excellence de la découverte, de l’intuition, de l’invention, semble être tout à fait caractéristique : on explore un domaine, on amasse un ensemble d’informations qui se complexifie, d’où émerge une « vision » (« insight » disent les Anglo-Saxons), une idée, une théorie plus générale qui associe ses éléments en une synthèse plus vaste. Ainsi, toute l’histoire des mathématiques, des éléments de géométrie égyptienne ou grecque à la théorie des ensembles apparue au XIXe siècle, est faite de ces dépassements successifs.

L’apprentissage, enrichissement continu fait de tels dépassements, obéit de toute évidence à ce genre de processus. Comme on pourrait dire qu’à chaque fois qu’apparaît une structure plus chargée d’ordre (plus riche d’informations) il y a transcendance, s’éduquer, en tant que se complexifier et faire émerger en soi des aptitudes nouvelles, c’est bien, en ce sens, se transcender.

Dès lors, on peut se demander si, faisant du raisonnement déductif la voie royale d’accès au savoir, nous n’avons pas, en mésutilisant gravement nos facultés mentales, fait un contresens profond sur la nature réelle de l’intellection. Légitimement soucieux de rigueur, on a jusqu’à présent fait fond, pour l’essentiel, sur le mode de pensée cartésien, déductif, pour éduquer.

L’introduction des mathématiques dites « modernes » par exemple, bien que leur enseignement subisse à l’heure actuelle une certaine transformation et tende à occuper une place plus judicieuse, ou la récente réforme de l’enseignement des sciences physiques dans le second cycle pensée, elle, aux beaux jours des dites mathématiques, en sont un exemple. On insiste sur les fondements logiques ou axiomatiques d’une discipline, qu’on explore ensuite par déductions successives en absorbant les faits nouveaux au fur et à mesure de la progression de l’élève. Cette démarche est évidemment solide par sa rigueur. Mais, ignorant l’induction, la réalité concrète et pratique de ces émergences qui sont l’apanage de l’esprit humain, et qui font sa grandeur, cette démarche n’oublie-t-elle pas l’invention des images (c’est-à-dire l’imagination) et n’exclut-elle pas, en définitive, la pensée… au profit du calcul ? Fondée sur une immense cascade de déductions successives, la pyramide de l’éducation moderne n’est-elle pas inversée, la pointe en bas ? !

Remettre cette pyramide à l’endroit supposerait une pédagogie active qui, trouvant ses fondements. dans la réalité concrète, laisserait à l’imagination la place qui lui revient, faisant éclore en nous ces visions holographiques qui sont le sang de notre pensée.

L’éducation de la sensibilité

La section précédente évoquait dans sa dernière partie la prépondérance à l’heure actuelle du raisonnement déductif sur l’imagination, qui néglige la complémentarité évidente entre ces deux formes de pensée dans l’apprentissage.

La notion de complémentarité, naguère hypothétique, apparaît aujourd’hui dans les études les plus diverses des mécanismes cérébraux. L’association de processus mentaux différents, voire opposés, mais complémentaires, semble être en effet la voie royale dans la formation de la pensée la plus élaborée. Que l’on se rappelle ici cette image de l’association entre l’oxygène et l’hydrogène où l’on voit émerger de cette union l’eau et ses propriétés totalement nouvelles.

L’idée de complémentarité entre déduction et imagination est corroborée par un exemple célèbre d’association de processus mentaux. Il s’agit des deux hémisphères cérébraux. On sait que la moitié gauche du cerveau contrôle des activités mentales comme la lecture, l’élocution et le calcul. Elle est le siège de la pensée analytique, de l’abstraction. Le cerveau droit permet par contre la reconnaissance des formes, des mélodies, il est, par la manipulation de symboles, de représentations imagées, le support de la mémoire visuelle, de l’appréhension « globale » du monde.

Il faut noter cependant que l’on a souvent simplifié exagérément cette distinction entre cerveau gauche et cerveau droit, faisant du premier une sorte de machine à calculer et attribuant au second des aptitudes plus « humaines ». Or, le cerveau, gauche ou droit, semble traiter l’information de façon non mécanique, par le biais d’images mentales « holographiques » qui le différencient en cela fondamentalement d’une machine, d’un ordinateur par exemple. Il semble que le cerveau gauche traite de façon préférentielle des images conceptuelles abstraites (à travers le langage notamment) et qu’au cerveau droit revienne l’usage d’images plus concrètes et plus visuelles (les formes).

On note d’ailleurs que la dissymétrie observée n’existe pas seulement au niveau des aptitudes intellectuelles. L’individu « cerveau gauche » par exemple a des contacts humains faciles. Le sujet ne présente pas de blocages affectifs, ses souvenirs reviennent très facilement, mais son élocution bien que rendue plus aisée perd toute intonation. Il est incapable de reconnaître une musique ou la voix de quelqu’un, incapable de dire s’il aime ou s’il n’aime pas. L’individu « cerveau droit » au contraire voit son élocution inhibée. Les réponses sont courtes, et les contacts difficiles. Mais il reconnaît facilement une voix d’homme et une voix de femme, percevant même de façon subtile et précise les intonations des personnes qui lui parlent. Contrairement à l’impuissance de son condisciple dans ce domaine, il est capable de reproduire l’air d’une chanson très précisément. Mais demandez-lui de classifier les types de sons, et vous constaterez que cette tâche dépasse ses forces.

Si l’on essaie de résumer tout cela le mieux possible, on pourrait dire que l’hémisphère droit gouverne la pensée concrète et l’imagerie mentale ; il perçoit le monde des phénomènes dans toute sa richesse, toute sa variété . Mais son tonus émotionnel est négatif. L’hémisphère gauche par contre gouverne la pensée logique et abstraite ; il recherche et découvre dans ce monde un réseau harmonieux de causes et d’effets. Son tonus émotionnel est positif.

Deux personnages coexistent donc en nous : un « penseur » extraverti et un « artiste » introverti.

Enfin il faut remarquer qu’il n’existe pas d’hémisphère cérébral « majeur » ou « mineur » : de leur coopération dépend une pleine actualisation de nos facultés humaines. Mais on a pu montrer que, malgré l’équilibre qui existe potentiellement, chaque hémisphère inhibe d’une certaine façon l’activité de; l’autre : l’usage plus fréquent de l’hémisphère gauche favorise l’hégémonie de celui-ci dans notre pensée, aux dépens de l’hémisphère droit : l’abstraction prend une importance inconsidérée, l’imagerie mentale dépérit. Le contraire serait vrai aussi, mais on ne l’observe que très rarement dans nos cultures, qui privilégient, et de loin, le type « cerveau gauche ».

Les raisons en sont multiples, que l’on peut trouver tant dans l’histoire ancienne que dans l’histoire récente de notre civilisation : il faut remonter tout d’abord aux temps pas si lointains où, dans un régime de famines endémiques [11], la pensée rationnelle était une des conditions de survie de l’espèce. D’où la suspicion légitime que les maîtres ont toujours eu pour les séductions de la cigale, lui préférant de loin la concurrence sans merci de la fourmi qui, elle, passe l’hiver… Il faut aussi considérer l’évolution récente de la technologie, à laquelle l’orientation de l’enseignement actuel tente de répondre.

Toutefois la rigueur mais aussi les facilités (du point de vue de la « sélection » par exemple) de la connaissance purgée soigneusement de toute subjectivité laissent en jachère des continents entiers de nôtre personnalité. C’est de ce point de vue qu’il faut considérer les affres que connaissent, l’un après l’autre, la quasi-totalité des enseignements non scientifiques : éducations musicale et artistique, lettres, philosophie, histoire-géographie, etc.

Fait plus significatif encore, les disciplines scientifiques elles-mêmes ont été l’objet de cet « apartheid épistémologique » entre l’intuitif et le déductif, la « finesse » et la « géométrie », la cigale et la fourmi. La pensée mathématique élabore des équations. Elle est humaine, vivante, sensible, hésitante. Ses produits sont poétiques, humains, émouvants. Les automatismes mathématiques sont secs, durs, froids, péremptoires, insensibles à tout, inhumains. Leur infaillibilité est celle des ordinateurs, dont on peut tout attendre et tout redouter. Dans la section précédente on constatait précisément l’hégémonie du calcul face à la pensée dans l’éducation actuelle — notamment scientifique —, voire dans la culture tout entière. Il est facile alors de comprendre, comme on va le voir immédiatement, combien s’avère dangereuse et inhumaine cette « pyramide inversée ». On peut affirmer en effet que notre bien-être, au sein précisément de la civilisation technique que nous avons eu le bonheur d’inventer, dépend pour une bonne part d’une éducation judicieuse de notre sensibilité. Comme en dépend aussi, purement et simplement, notre survie.

L’hégémonie du calcul face à la pensée

Microprocesseurs et télématique sont en effet en train de supprimer la plupart des emplois manuels et mentaux qui fournissent encore des débouchés professionnels à un grand nombre d’humains. Les machines ne tarderont plus à les supplanter partout où elles peuvent les remplacer, et les hommes ne seront employés qu’aux tâches dont ils sont seuls à pouvoir s’acquitter, et qui sont seules à satisfaire à leurs besoins d’hommes évolués. Laissant les rigueurs du calcul à nos ordinateurs — nous nous résignons avec joie à leur laisser la suprématie sur ce terrain — il dépend donc de nous de leur préférer les richesses de notre pensée et de notre sensibilité. Plus notre environnement technologique sera puissant, plus nous sentirons la nécessité, du plus profond de notre chair, d’accomplir en nous ce « je-ne-sais-quoi » qui est à la source de notre humanité.

Faute de quoi, une société qui sacrifie à ses fantasmes technologiques fait d’une partie de la jeunesse contemporaine des victimes antisociales (terroristes, délinquants, toxicomanes, etc.) : on est là, n’est-ce pas, aux antipodes de la paix sociale. De l’autre des inadaptés aux exigences de l’évolution du monde où ils auront à vivre : ils ne sont utilisables qu’à des activités… en voie de disparition !

Les conditions de notre survie exigent donc aujourd’hui d’écouter en nous ces voix conjuguées et complémentaires qui sont nos guides car elles nous viennent des points cardinaux de notre cerveau : pensée rationnelle et pensée symbolique, analyse et synthèse, rigueur et imagerie, affect et intellect s’associent et s’interfécondent. Nous pouvons jouir pleinement de notre logique naturelle au sein de notre univers intérieur tout en exerçant la plénitude de notre sensibilité dans nos jeux intellectuels. Une puissante symphonie n’est-elle pas une construction rigoureuse de l’esprit ? Et quel mathématicien n’a pas dans son travail été sensible à l’élégance d’une démonstration bien construite ?

C’est en sollicitant conjointement toutes nos ressources mentales — ce qui va bien au-delà, on le voit maintenant, de la simple association de deux moitiés de cerveau — que nous parviendrons à réaliser cette difficile unité intérieure : sentir ce que l’on pense et penser ce que l’on sent. Et c’est bien de cette association que naîtra la pensée véritablement humaine, faite de sensibilité aux exigences de la raison comme à celles du cœur et qui transcende les dialectes jadis hétéroclites que sont la raison du savant, les images du poète et les visions du mystique.

On comprend dès lors l’immense importance d’une éducation de la sensibilité a tout entier organisé en fonction de cette tâche, notre appareil cérébral n’est à même de donner les fruits que l’on peut en attendre que dans la mesure où il lui est possible de capter les informations issues de notre environnement, constitué tout autant des richesses variées de notre univers intérieur que des immensités de notre univers extérieur. Des premières il vient d’être longuement question, et l’on rappellera simplement qu’au problème de survie précédemment évoqué se greffe un aspect d’« autoconstruction de soi » explicité dans la seconde partie de cet article. Quant aux secondes, il n’est besoin que de souligner l’immense engouement de la jeunesse actuelle pour l’écologie par exemple et autres «  retour-à-la-nature… ». D’ailleurs, à ses appels si pressants font écho les voix les plus autorisées. Jean Dausset, prix Nobel de médecine, écrivait « Il est urgent que l’homme prenne conscience de sa place dans le monde du vivant. » Et, dans leur rapport remis au président de la République [12], François Gros, François Jacob et Pierre Royer écrivent en substance : « Il n’est pas question de transformer les citoyens en naturalistes ou en biologistes. Il s’agit seulement de leur donner le sens de la nature. » Le sens de la nature : c’est bien précisément par l’élargissement du champ de notre vision à tout ce qui constitue notre environnement naturel, intérieur et extérieur, que nous pourrons d’autant mieux appréhender la nature humaine dans son contexte et apprécier clairement la pâte dont nous sommes faits.

Dans le cas contraire, à ne donner du monde qu’une image partielle par omission, parcellaire par routine et en définitive partiale par mésinformation, on s’expose à des échecs certains : inassimilation dans le meilleur des cas, rejet pur et simple dans les autres. Ce qu’un homme pense, il le devient : s’il est vrai que « je dépends presque totalement de ce que j’apprends pour actualiser ce que je suis », une information qui dénature l’homme en dérobant son environnement naturel à ses regards est INHUMAINE : elle fait obstacle à l’homonisation.

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Gérard PINSON : Physicien, passionné par les mystères du cerveau humain est également un spécialiste des hologrammes.

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1 Si cette hypothèse est la plus généralement admise, il faut rappeler qu’elle n’est pas celle de la Bible ni celle de la science anthroposophique comme le rappelle Daniel Simonnot dans son étude.

2 Dans cet ordre d’idée, on peut citer un autre exemple. Victor de l’Aveyron, l’enfant sauvage, montrait quand on le punissait (sciemment !) pour une faute qu’il n’avait pas faite les signes de la plus grande colère et d’un profond désarroi. Cela révèle sans doute l’existence chez l’homme d’un sens inné de la justice. Il va sans dire que ce sens ne nous est d’aucun secours quant à l’organisation pratique de la justice humaine : du laxisme à la loi du talion l’éventail des possibilités est large !

3 Cf. ce qu’écrivent les auteurs du rapport du Club de Rome sur l’éducation à propos du rôle des valeurs dans l’apprentissage. James W. Botkin, Mahdi Elmandjra, Mircea Malitza : « On ne finit pas d’apprendre », rapport du Club de Rome, éd. Pergamon Press, Paris 1980.

4 Mc Connel et al. à l’université de Michigan ; et John à Rochester, N.Y.

5 Ce qui ne veut pas dire que nous soyons des rats ! Issus d’un ancêtre commun, hommes et rats présentent évidemment ces caractères communs. Mais du cerveau du rat à celui de l’homme, il y a… l’infini !

6 La néoténie — cas rare dans le règne animal — caractérise des individus capables de se reproduire avant d’avoir atteint l’âge adulte physiologique : c’est le cas par exemple de l’amblystome, salamandre du Mexique, qui se reproduit habituellement à l’état de têtard. On soupçonne chez l’espèce humaine cette particularité, qui se traduit par des traits de caractère « juvéniles » que nous conservons tout au long de notre vie : tête surdimensionnée par rapport à la taille corporelle, grands yeux, et surtout aptitude et goût pour le jeu, ce qui nous rend particulièrement passionnés et doués… pour apprendre !

7 G. Pinson : « Holographie et concept d’information », 3e millénaire no 6.

8 Avec, il est vrai, une légère perte d’information : les détails sont moins nets et, si l’hologramme est en couleurs, les couleurs sont moins vives.

9 Pour plus de détails, voir : G. Pinson, A. Demailly, D. Favre : La Pensée : approche holographique. Presses universitaires de Lyon, 1984.

10 « On ne finit pas d’apprendre », op. cit.

11 N’oublions pas que la dernière grande famine eu lieu, en Europe, en Irlande en 1846, il y a seulement un peu plus d’un siècle.

12 F. Gros, F. Jacob, P. Royer, Sciences de la vie et société, éd. La Documentation française, 1979.