David Bohm – Les limites de la pensée. Une conversation avec Michael Mendizza

Traduction libre Alors que nous nous précipitons dans le 21e siècle, l’impact de l’information et de la technologie va changer nos vies de façon spectaculaire. Pour appliquer correctement nos connaissances actuelles et futures, nous devons d’abord explorer notre façon de penser, non pas en termes de son contenu mais plutôt dans la totalité du domaine […]

Traduction libre

Alors que nous nous précipitons dans le 21e siècle, l’impact de l’information et de la technologie va changer nos vies de façon spectaculaire. Pour appliquer correctement nos connaissances actuelles et futures, nous devons d’abord explorer notre façon de penser, non pas en termes de son contenu mais plutôt dans la totalité du domaine de la pensée humaine en tant que système unifié, qui s’étend dans le monde entier. Nous devons voir clairement comment la pensée nous affecte physiquement, comment elle modifie nos perceptions et comment elle change le monde dans lequel nous vivons.

Le professeur David Bohm, éminent physicien théoricien et visionnaire, s’intéressait profondément et passionnément aux relations entre l’esprit et la matière. Le Dr Bohm suggère que la majorité de nos pensées personnelles sont en fait collectives ; elles ont évolué en un réseau complexe de réflexes automatiques. Plutôt que de contrôler nos pensées, Bohm pense que se sont ces réflexes qui nous dirigent et guident de manière de plus en plus dangereuse. Le professeur Bohm affirme clairement que l’ordre naturel de l’esprit, et son intelligence créatrice, a été perturbé ou endommagé par notre mauvaise utilisation de la mémoire, ce qui entraîne une perte dramatique d’authenticité, de liberté et de comportement véritablement intelligent.

J’ai eu le grand privilège de rencontrer David et Saral Bohm en 1978, alors que je faisais un documentaire sur la vie de Krishnamurti. Chaque année, nous nous rencontrions pour examiner comment les idées de David et de Krishnamurti pouvaient avoir un impact sur les parents, les enfants et l’éducation. Ce qui suit est extrait de notre dernière rencontre, une interview filmée dans laquelle David décrit avec une grande clarté le défi que nous devons relever pour apporter un changement profond en nous-mêmes, en nos enfants et dans notre culture.

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David, vous avez passé de nombreuses années à explorer le monde de la physique théorique, mais aussi la nature de l’intelligence et de la conscience humaine. Ces dernières années, vous avez décrit la pensée comme un vaste système, fonctionnant en chacun de nous et dans le monde que nous avons créé par notre utilisation de la pensée. Plutôt qu’une chose de la plus haute importance, vous suggérez que la grande majorité de notre pensée est en fait un ensemble de réflexes qui fonctionnent automatiquement et mécaniquement. Vous suggérez également que la pensée s’est séparée artificiellement et incorrectement du corps physique et de nos émotions. C’est peut-être un bon point de départ.

La pensée n’est pas séparée de la perception. En fait, la pensée n’est pas non plus séparée du sentiment, car elle peut induire des sentiments. La pensée que quelqu’un m’a maltraité peut provoquer de la colère ou alors les pensées peuvent provoquer des sentiments à partir de la mémoire. Pour mieux comprendre cela, nous devons faire une distinction entre réfléchir et la pensée. La pensée est le participe passé de quelque chose qui a été fait. La réflexion se déroule en ce moment même.

Nous avons tendance à penser que les sentiments sont toujours actifs parce que le mot sentir est actif, mais nous pourrions imaginer le mot ressenti, introduire le mot ressenti et dire qu’en plus de la réflexion et de la pensée, il y a des sentiments et des ressentis. Nous avons des sentiments directs, lorsqu’on voit ou vit quelque chose.

Ensuite, il y a les sentiments qui viennent de la mémoire. Mais ces sentiments ne sont pas vus forcément comme venant de la mémoire. Ils sont en fait vécus comme des sentiments directs, tout comme nos représentations sont vécues comme une perception directe. Cette confusion est très grave car elle nous conduira à essayer de traiter nos projections et nos représentations comme si elles étaient réelles.

Il semble que cette confusion vienne lorsque nous ne remarquons pas qu’une émotion ou un sentiment ne provient pas de l’expérience actuelle, mais plutôt de ce que nous avons ressenti dans le passé. La source est vraiment dans notre mémoire.

La pensée est l’activité du passé et du présent. La pensée est le passé. Nous pouvons comprendre la pensée comme un réflexe conditionné. Nous pourrions prendre l’exemple de Pavlov et de son chien. Le chien a un réflexe naturel. Quand il voit de la nourriture, il salive quand il a faim. Si vous faites sonner une cloche plusieurs fois à chaque fois qu’il voit de la nourriture, il salivera alors lorsque vous la ferez sonner. Peut-être que le fait de sonner la cloche est associé au souvenir de la perception de la nourriture et qu’ensuite la salivation se produit. Il finit par sauter l’étape de la perception de la nourriture et vous aurez alors un réflexe conditionné. Je dis que la pensée fonctionne comme un réflexe conditionné. Quand vous pensez à quelque chose, cela laisse une trace dans la mémoire et cette trace réagit en fonction de la situation par notre association.

La pensée est-elle toujours le passé qui se projette dans le présent et est-ce ce que vous appelez un réflexe ?

Oui, mais elle change constamment car chaque expérience entre dans le passé. Tout ce que vous apprenez va dans le passé et devient de la pensée. À mesure que le réflexe devient de plus en plus automatique, il devient de plus en plus de la pensée et de moins en moins intelligent, de moins en moins adapté à la situation particulière. Nous avons tendance à nous rabattre sur les réflexes automatiques.

Pour saisir ce que vous dites, il faut distinguer entre une perception directe et l’activité mécanique de nos pensées.

Pour l’instant, je dirais que la perception est la capacité à percevoir quelque chose de nouveau, qui n’est pas contenu dans la mémoire. La perception la plus élémentaire est la perception sensorielle. Vous pouvez voir où se trouvent les choses, bien que la mémoire entre dans l’organisation de cette perception, il doit y avoir quelque chose qui n’est pas seulement de la mémoire.

Quand nous ouvrons les yeux et que nous voyons quelque chose – c’est un aspect de ce que vous appelez la perception des sens ?

Très souvent, les gens regardent si automatiquement qu’ils ne remarquent presque rien. Il n’y a essentiellement aucune perception ou très peu. Plus on y prête attention, plus la qualité de la perception augmente. Mais la pensée est plus que cela. La pensée introduit les sentiments et les ressentis. À partir d’une pensée, il peut y avoir une association qui donne lieu à un ressenti et qui peut à son tour donner lieu à plus de pensée ce qui peut affecter la perception.

Nous avons donc notre perception sensorielle directe et aussi des sentiments passés ou ce que vous appelez des ressentis et ils semblent se combiner d’une manière ou d’une autre pour nous donner cette impression de réalité. Il y a aussi ce que nous appelons l’intellect, qui joue également un rôle.

Appeler, uniquement, la partie intellectuelle, la pensée, n’est pas adéquat. Les sentiments qui viennent sont associés au même processus et en font également partie. Tout ce qui est la réponse de la mémoire doit être mis ensemble et appelé par un seul nom et la pensée est le meilleur et le plus caractéristique des noms.

Vous décrivez comment ces schémas physiques, émotionnels et intellectuels se superposent en couches de mémoire et qui se répètent ensuite.

Nous avons besoin de schémas répétitifs, mais la question est de savoir si ces schémas répétitifs seront dominant ou s’il y a autre chose de plus intelligent qui s’y mêlerait. Il est clair que le schéma répétitif n’a pas d’intelligence. Sa capacité d’adaptation à de nouvelles circonstances est limitée. Les gens ont comparé ce schéma à un programme informatique. Je pense que ce n’est pas une bonne comparaison. Un programme est quelque chose qui a été établi au préalable, quelqu’un l’a conçu ; mais ces réflexes conditionnés sont façonnés par l’expérience. Ils ne sont pas préprogrammés. Personne ne les a mis en place.

Ces habitudes ou réflexes deviennent très puissants et pourtant très subtils. Pouvez-vous décrire comment ils se développent dans le système ?

Par exemple, si vous avez une émotion de colère, celle-ci est induite par la pensée. Si quelqu’un vous fait attendre pendant quelques heures et que, soudain, il arrive, vous serez plus en colère en pensant qu’il vous a maltraité, qu’il n’a aucun respect pour vous et qu’il vous fait perdre votre temps. En pensant ainsi, vous pouvez développer des sentiments de colère très puissants, l’adrénaline peut s’accumuler ainsi que toute la neurochimie. Mais s’il donne une excuse juste, ça disparaît soudainement, n’est-ce pas ? S’il ne donne pas de bonne excuse ou si c’est une fausse excuse, la situation empire.

De même, penser à des choses agréables ou qui vous plaisent, peut induire des sentiments et un état chimique. Et vous pouvez induire la peur par la pensée, en pensant à des choses dangereuses. Ainsi, les pensées et les émotions ne sont pas séparées ; la tension dans le corps, qui fait également partie du processus, ne l’est pas non plus.

Des études ont montré que ce que nous appelons les pensées, les émotions et les sensations physiques surviennent toutes dans notre perception comme une expérience unifiée. C’est notre langage qui les fragmente en différentes catégories.

La pensée va beaucoup plus loin que cela parce que tout ce que nous voyons dans le monde entier, dans toute notre société, a été d’abord pensé. Leurs formes et leurs fonctions ont été déterminées par la pensée. Les maisons, les villes, les usines, les fermes, les avions etc. sont profondément influencés par la pensée. Ils sont en fait un prolongement de la pensée.

Tous nos systèmes d’organisation de la société sont un prolongement de la pensée. Il n’y a pratiquement rien dans le monde que nous voyons ou expérimentons qui ne soit une organisation de la pensée. Tout cela fait donc partie du système. Il n’y a qu’un seul système. Il ne s’arrête pas à l’intérieur d’un être humain. Il va d’une personne à une autre, à travers la société, à travers l’histoire, partout dans le monde entier. Le problème écologique est le résultat de la façon dont nous avons pensé le monde, et c’est quelque chose que nous pouvons exploiter indéfiniment et auquel nous pensons continuellement.

Tout les schémas semblent se répéter à l’intérieur de chacun de nous, il y a, également, une répétition correspondante de nos schémas extérieurs. Il semble que les jeunes d’aujourd’hui interagissent davantage avec l’information et la technologie qu’avec les autres ou la nature, et je pense que cela peut aggraver ces réflexes que vous décriviez.

L’ordinateur et l’information peuvent créer une réalité. Mais ils ne font que répéter ce qui a toujours été construit par la pensée de manière plus profonde et plus générale. C’est, comme vous le dites, est assez dangereux, car nous avons tendance à traiter cela comme une réalité indépendante. C’est là que se situe le problème du système de pensée. Il affecte la réalité. Il crée un certain type de réalité et ensuite il perd le fil presque volontairement pour dire qu’il s’agit d’une réalité indépendante.

Ensuite, il crée des problèmes et dit qu’il s’agit de problèmes indépendants. Et pendant que vous essayez de résoudre ces problèmes, vous continuer à créer le problème. C’est le problème fondamental de notre processus de pensée. Il ne distingue pas la partie de la réalité qui est créée par la pensée et celle qui est indépendante de la pensée, ni les parties qui sont un mélange des deux.

Comment la pensée crée-t-elle cette impression de réalité indépendante ?

La pensée crée une réalité virtuelle et contribue également à une authentique réalité, la vraie réalité. Elle crée clairement une réalité virtuelle dans la mesure où vous voyez des choses qui sont caractérisées ou projetées. Vous les vivez comme si elles provenaient de quelque chose d’indépendant. L’arc-en-ciel étant un exemple assez simple ou aussi l’ennemi, l’ennemi haïssable, l’empire du mal et ainsi de suite.

Vous faites l’expérience de vos propres émotions en tant que cette réalité virtuelle, qui semble être un ensemble indépendant d’émotions. Mais il y a aussi une véritable perturbation continuelle. La chimie est très similaire à ce que serait une émotion ne s’originant pas principalement dans la pensée. En voyant un coucher de soleil, ou en voyant quelque chose de beau par exemple, vous éprouverez une certaine sensation qui n’est peut-être pas seulement un souvenir. Mais si ça se répète plusieurs fois, ça va ressortir de votre mémoire pour se projeter sur la chose que vous voyez. C’est très similaire à la réalité virtuelle. Dans la réalité virtuelle de l’ordinateur, vous n’avez rien à projeter, en dehors de l’information. Toute cette information est expérimentée comme si elle était là.

En outre, la pensée affecte considérablement la véritable réalité. La pensée a créé les bâtiments, les usines, les fermes, les gouvernements, les douanes, la pollution et aussi toutes les bonnes et mauvaises choses, les problèmes écologiques… Elle a amélioré notre santé sur le plan médical. Elle a produit toutes sortes de découvertes scientifiques et techniques qui ont changé la face de la terre, et en principe elle pourrait encore, à une échelle plus large, faire beaucoup plus de changement dans le système solaire ou ailleurs dans l’univers.

Ainsi, la pensée affecte la réalité tout en créant une réalité virtuelle. L’important n’est pas de savoir si elle est virtuelle ou réelle, mais si nous faisons la distinction entre les effets qui proviennent indépendamment de la pensée et ceux qui ont été produits, au moins en partie, par la pensée. Nous devons en tenir compte. Or, la pensée ne le fait pas. Elle n’a jamais évolué dans ce sens. C’est là son erreur fondamentale.

Il semble que notre capacité à distinguer entre les perceptions générées par la pensée et celles qui proviennent de manière indépendante devienne de plus en plus difficile, maintenant que la technologie ajoute un plus grand pouvoir à l’information en général.

Si nous parlons d’information, nous devons également parler de désinformation. Une quantité énorme d’informations est de la désinformation, ce qui rend les choses confuses et aggrave la situation. Notre énorme capacité à propager l’information et à la diffuser dans le monde entier est également la capacité à propager la désinformation. Ces informations deviennent de la pensée et cette pensée devient dynamiquement active comme un réflexe, surtout lorsqu’elles sont répétées et que les gens cessent d’y penser lorsqu’elles se produisent, elles sont, tout simplement, acceptées.

Le principe de la publicité n’est pas de présenter un ensemble d’arguments rationnels qui justifie votre achat, mais de dire plutôt n’importe quoi. Si vous répétez le nom suffisamment de fois, vous aurez automatiquement un réflexe et penserez à cet objet au moment de l’achat. Vous pouvez donc avoir un programme qui n’a rien à voir avec l’objet et qui est tout aussi bon, sinon meilleur, que celui qui en a.

Les annonceurs savent depuis longtemps à propos de la pensée comme réflexe et ils s’en sont servis. Mais ça devient incontrôlable car tout le monde, y compris les annonceurs, fonctionne par réflexe. Vous pourriez demander : pourquoi font-ils cela ? Parce que toute la société a rendu nécessaire de gagner sa vie d’une certaine manière et ils ont progressivement adopté les réflexes comme le nourrisson. Cela inclut le désir de le faire, l’envie de le faire, l’intention de le faire. Ces réflexes deviennent vous-même. Vous avez un réflexe d’intention. Mais vous avez aussi un autre réflexe qui dit que c’était un libre choix. Si c’était un libre choix, il ne serait pas né de la pensée ou du passé. Nous ne nous rendons pas compte que la pensée est un système. Nous ne réalisons pas jusqu’où ça mène. Nous utilisons simplement ce système, qui fonctionne dans un certain domaine.

Nous ne remarquons pas qu’il y a un domaine où ce n’est pas adéquat. Au moins, la pensée n’est pas adéquate pour traiter les problèmes qu’elle crée elle-même. La majorité de nos problèmes sérieux est produite, actuellement, par la pensée. C’est pourquoi la pensée par elle-même, en y incluant l’information et la technologie, ne peut jamais les résoudre.

Il semble y avoir un espoir implicite que nous soyons capables de trouver une solution aux problèmes que nous avons créés ou que la science et la technologie puissent résoudre les problèmes qu’elles ont créés. Suggérez-vous que cet espoir est peut-être faux ou même une illusion ?

Disons que nous avons une nation. Les nations ont été produites par la pensée. Elles ne naissent pas naturellement. Si vous passez d’un pays à l’autre, il n’y a pas de grand changement à la frontière. La frontière est une abstraction. Même si vous y faites une clôture, c’est le résultat d’une abstraction. Mais maintenant, vous dites qu’il y a une grande différence entre la population des deux côtés. Ils peuvent commencer à parler différemment et à se comporter différemment et cela crée tout un ensemble de réflexes différents qui, selon eux, les distinguent. À l’intérieur du pays, ils disent que nous sommes tous unis, mais nous ignorons le fait que nous ne le sommes pas. Il y a autant de désunion à l’intérieur du pays qu’entre les pays. Donc, la pensée commet deux erreurs. Elle fait une fausse division et une fausse unité basées sur des mauvaises abstractions. Le fait est qu’on a attribué à cette nation une grande valeur. Elle est très importante et beaucoup de choses en dépendent maintenant. Les gens disent que si cette nation est attaquée, c’est comme si j’étais attaqué. Donc la pensée est identifiée à vous-même.

Dans Science, Ordre et Créativité (paru, en français, sous le titre La Conscience et l’Univers), vous avez décrit comment la pensée joue faux avec elle-même, ce qui, je suppose, est ce que vous entendez par l’auto-illusion ou l’aveuglement.

La racine du mot « faux » est simplement fallacieux, et je distinguerais entre ce qui est faux et ce qui est incorrect. Une pensée ou une idée peut être correcte ou incorrecte selon la façon dont elle correspond à la réalité. Un processus de pensée faux est celui qui vise à tromper. C’est très différent, n’est-ce pas ? Une chose peut être correcte mais fausse. L’information peut être correcte en apparence, mais au sens large elle est destinée à tromper.

C’est donc l’intention qui compte ?

C’est l’intention, mais cela conduit aussi à des distorsions plus subtiles en dehors du champ particulier de l’abstraction. Elle conduit à des perceptions qui sont fausses et à des intentions qui sont fausses. Par exemple, nous avons la censure, qui relève de départements gouvernementaux spéciaux, visant à donner de fausses informations pour que les gens se donnent bonne conscience à propos de leur pays. Cela est accepté.

Mais la pensée le fait aussi.

Je dis que c’est la pensée qui le fait. La censure, c’est la pensée. Le département gouvernemental est la pensé. Tout le système gouvernemental est le réflexe automatique de la pensée. J’essaie de dire que la pensée fonctionne comme un système. La pensée pense qu’il y a des gens pour la contrôler, mais en fait, elle contrôle les gens qui sont censés la contrôler. Elle les force et leur dit de défendre les pensées qui ont une grande valeur.

Nous devons donc comprendre vraiment que la pensée fonctionne comme un seul système, dans toutes ses manifestations, en nous et dans le monde.

Et ce n’est pas quelque chose que quelqu’un contrôle directement. C’est intégré. Elle crée l’intention, le sentiment et l’objectif. Par exemple, on expose les gens à des chansons sur leur pays – toutes sortes de choses sur leur pays depuis leur enfance. Ils développent des réflexes et ils ont automatiquement tous les sentiments associés à ces réflexes. Si quelqu’un dit quelque chose qui donne une mauvaise image du pays, ils ressentent automatiquement des sentiments d’hostilité et veulent le réprimer. Ainsi, vous avez la pensé qui est auto-trompeuse et il est clair qu’aucune information ne pourra faire face à une telle auto-tromperie, car cette information entrera soudainement dans le système auto-trompeur.

Peut-on passer de ce modèle national à l’individu ?

Oui, l’individu et le modèle national et social sont essentiellement un seul et même système. Mais individuellement, nous devons avoir une idée qui nous représente nous-mêmes. La question est de savoir comment nous nous représentons nous-mêmes.

Vous avez peut-être des schémas, vous avez des noms qui nous symbolisent et des descriptions qui nous représentent, mais intérieurement nous avons des images et des sentiments qui nous représentent. Les sentiments peuvent être des représentations plutôt que des sentiments directs. Pour représenter un personnage, un acteur utilise des sentiments qui sont presque impossibles à distinguer des sentiments directs juste. Nous utilisons ces représentations à l’intérieur pour nous représenter nous-mêmes mais nous en perdons le fil. Nous commençons à jouer notre personnage, mais pas délibérément.

L’acteur sait ce qu’il fait, mais pas nous. Il y a toutes sortes de choses que nous appelons l’image de soi, qui est ce genre de représentation. Il y a toutes sortes de qualités attribuées au moi par d’autres personnes, par votre expérience, par ce que vous voudrez être et ainsi de suite. Vous le vivez comme si c’était ainsi ou comme si ça devait être ainsi. Vous faites l’expérience de l’image de soi.

Que signifie vraiment le mot « soi » ?

Le mot « self (soi ou moi) » a une racine. L’un de ses sens fondamentaux est quintessence, la chose, son vrai soi. Il y avait quatre essences dans les temps anciens, comme les quatre éléments, et puis ils ont pris une cinquième essence, la quintessence, qui était l’essence de toute essence, et l’ont appelée le Moi (ou le Soi). Nous disons donc que le moi est mon être le plus essentiel. Nous avons trois mots qui expriment le moi. Ils sont en fait, comme disent les enfants, « me, myself and I (moi, moi-même et ma personne) ». « Moi » est le soi en tant qu’objet et « ma personne » est le soi en tant que sujet. Ma personne (I) est le soi actif, qui est censé être celui qui réfléchit, qui fait les choix, qui a des désirs et des pulsions et qui a le pouvoir. Il est plein de puissance et de gloire. Il est essentiellement semblable à Dieu.

Moi est le soi à qui les choses arrivent. Tout arrive à moi. Ce soi est limité. Mais le moi représenté par la personne (I) est, en principe, illimité. Le grand Je suis. Un enfant doit commencer à se considérer comme le grand Je suis, car il se voit comme le centre de l’univers d’où découle toute action. Ensuite, il apprend de la société qu’il n’est que le petit moi. Ils disent : « Qui pensez-vous être ? » « Le grand Je suis. » Cela fait partie du processus de conditionnement par lequel la notion de soi se construit.

Or, ce moi, s’il était la quintessence, aurait manifestement une valeur et une importance énormes. L’entièreté de son contenu est ce qu’on pense ou dit de lui ainsi que tous ces réflexes. Si vous avez de mauvais réflexes, cela va perturber chimiquement et physiquement tout le système. Le corps lui-même va exiger que cette perturbation cesse. Il y a une pression qui pousse ces réflexes à rechercher d’autres réflexes qui produiront un meilleur état du corps. Par conséquent, la pensée n’est pas utilisée par le principe de réalité, guidée par une représentation correcte de la réalité, mais plutôt par le principe de plaisir, le principe de plaisir-douleur, pour éviter la douleur et en faire un état plus agréable, qui est chimiquement plus harmonieux. Il y a une tendance intrinsèque à s’aveugler dans ce processus de pensée qui n’a pas d’intelligence. C’est juste un système de réflexes.

Comment pouvez-vous dire que l’image que nous avons de nous-mêmes n’est pas intelligente ?

Il y en a peut-être eu au départ, mais une fois qu’on en arrive aux réflexes, il n’y a plus d’intelligence. Une idée intelligente, une fois qu’elle s’appuie sur des réflexes, elle n’est plus intelligente. Tout ce qui est présent dans la réflexion finira par devenir de la pensée.

Vous avez peut-être une idée intelligente en réfléchissant, mais elle devient de la pensée, alors il n’y a pas d’intelligence particulière en elle. Il faut quelque chose d’au-delà pour voir si les abstractions sont pertinentes et valables.

Pouvez-vous me donner un exemple ?

Disons qu’il faut une certaine perception au-delà de la pensée pour voir si l’ensemble est cohérent ou non, si ça se tient. Par exemple, ça peut être incohérent s’il y a contradiction, s’il y a conflit ou confusion. Si vous obtenez des résultats que vous n’avez pas l’intention d’avoir ou que vous n’en voulez pas, c’est un signe d’incohérence, et ces réflexes doivent d’une manière ou d’une autre être stoppés et examinés.

Il semble que nous soyons enfermés dans un système clos qui empêche cette qualité de perception.

Le système est peut-être ouvert, mais le système de la pensée, tel qu’il s’est développé, tend à rejeter la perception des évidences qui remettraient en question des notions fondamentales sur le soi, ou sur tout ce à quoi le soi est identifié, comme la famille, l’argent, le pays, etc. Il rejette ou se défend contre la perception de l’incohérence.

Il semble que cette auto-illusion ou aveuglement est inévitable, ou y a-t-il une issue ?

C’est ainsi que la pensée a évolué. Je ne dis pas que c’est absolument nécessaire. La façon dont la pensée a évolué depuis les tout premiers temps de la civilisation jusqu’à aujourd’hui, a eu tendance à construire cette caractéristique.

Pouvons-nous examiner comment le système de la pensée a ainsi évolué ?

Dans les sociétés très anciennes, du type chasseurs-cueilleurs ne comptant qu’un petit nombre de personnes, la pensée était très simple. On pouvait probablement suivre la plupart des façons dont la pensée affectait les choses. Même à cette époque, dans certaines tribus, le mot « être humain » était utilisé aussi dans le sens de « membre de la tribu ». Ainsi, lorsqu’ils voyaient quelqu’un d’autre, ils n’avaient ni mot, ni pensée pour le spécifier, et ils le plaçaient, automatiquement, dans une autre catégorie. Alors, les fondations devenaient problématiques. Ce n’était pas si sérieux à l’époque. Mais lorsque la pensée s’est de plus en plus développée avec encore plus de personnes, de plus grandes unités et aussi de plus en plus de technologie, il devenait plus difficile de suivre ce qui venait de la pensée et ce qui n’en provenait pas, surtout autour du soi qui a des émotions si puissantes. La pensée est trop puissante.

Où en sommes-nous aujourd’hui ?

Oui. Avec la croissance de la civilisation, je pense que le problème est devenu de plus en plus difficile, de sorte qu’il n’est plus viable. L’autre point est que la technologie nous donne de plus en plus de pouvoir. Nous avons de plus en plus besoin d’une pensée cohérente.

Elle est de plus en plus dangereuse lorsqu’elle est incohérente, et pourtant, il y a une tendance de plus en plus forte à rendre nos pensées incohérentes. La télévision, comme vous l’avez expliqué, nous conditionne avec toutes sortes de pensées et de sentiments incohérents et dénués de sens qui nous affectent de manière aléatoire.

Tous les sentiments et impressions qui sont constamment recyclés nécessitent évidemment beaucoup d’attention, et c’est cette attention dont nous avons besoin pour mettre réellement de l’ordre dans notre vie.

Tout d’abord, nous avons dit que la pensée introduit des divisions entre les nations et elle introduit également des divisions entre les individus. Elle dit qu’il y a une division nette, que les individus sont séparés et limités par la peau et en fait c’est ainsi que nous nous sentons. Si, en fait, on ne s’arrêtent pas à notre peau mais que la pensée le voit ainsi, nous nous verrons de cette façon et agirons en conséquence ; des problèmes seront créés que notre pensée essaiera alors de résoudre de manière indépendante. Il s’ensuit une confusion de plus en plus grande. Une pensée confuse et incohérente conduit à des émotions confuses et incohérentes, à une chimie confuse et à une panne du cerveau. On pourrait dire qu’elle crée dans les synapses, toutes sortes de combinaisons inappropriées de substances chimiques. C’est ce que j’aimerais appeler le smog électrochimique. Le cerveau est dans cet état et il est de plus en plus confus et se décompose.

Nous avons besoin d’une qualité, que j’appelle la proprioception, une véritable perception-de-soi. On dirait que dans le corps c’est intégré. Si vous bougez votre main, vous savez que vous la bougez. Votre intention ou votre impulsion de bouger est présente en même temps que le mouvement. Vous pouvez faire la différence entre bouger votre main et la laisser tomber par la gravité. Si vous ne pouviez pas faire cette différence, vous ne survivriez pas.

Il y a eu le cas d’une femme, je crois qu’Oliver Sacks l’a signalé, qui a perdu cette proprioception et s’est soudainement réveillée sans elle. Nous avons besoin de la proprioception juste pour pouvoir nous asseoir. La personne était totalement invalide, mais elle a progressivement appris à remplacer la proprioception par la vision, de sorte qu’en regardant attentivement, elle a finalement pu s’en sortir.

Il y avait aussi le cas d’une femme que nous connaissons qui aurait eu un AVC au milieu de la nuit. Lorsqu’on a allumé la lumière, on l’a vue se frapper elle-même, puis elle s’est arrêtée. Ses nerfs sensoriels ont été détruits, mais ses nerfs moteurs fonctionnaient. Elle a bougé sa main et ne savait pas qu’elle la bougeait. Elle s’est cogné le front et le cerveau a supposé que quelqu’un d’autre la frappait, alors elle s’est battue contre cette personne. Plus elle se battait, plus ça frappait.

Mais dès que la lumière a été allumée, la proprioception a été rétablie. Il y a donc deux choses, une, c’est que le corps possède une proprioception intégrée, et deux, que même si elle ne fonctionne pas, elle pourrait être remplacée par un autre sens.

Pouvons-nous aller plus loin ?

Oui, appliquons-cela à la pensée. La pensée ne possède apparemment pas cette proprioception. Nous faisons des choses et toutes sortes de choses se produisent, des émotions se produisent et nous ne voyons pas que c’est notre pensée qui les a produites. Les nations sont bâties. Toute la société est produite. Des conséquences sans fin en résultent et la pensée les prend comme étant indépendantes d’elle. C’est une abstraction inappropriée. Puis, plus tard, elle fait la mauvaise abstraction de l’unité afin de compenser. Cela continue encore et encore.

La question est de savoir pourquoi la pensée n’est pas proprioceptive. Cela fait aussi partie du processus corporel. C’est un ensemble de réflexes plus subtils. Il n’y avait aucune raison pour que ça se développe de manière proprioceptive. Notre façon de penser n’est pas intégrée à notre structure génétique. C’était ouvert à la culture. En fait, la pensée, comme nous la connaissons, ne serait guère possible sans la culture.

Je ne comprends pas. La pensée telle que nous la connaissons ne serait pas possible sans la culture ?

La plupart de nos pensées sont basées sur la langue et la langue vient d’une structure socioculturelle. Les degrés d’abstraction les plus élevés ne peuvent être produits que socialement. Les idées telles que : tous, toujours, jamais, à jamais, sont des pensées très puissantes.

Peut-on développer cette idée que la pensée et le langage sont étroitement liés ?

Il y a évidemment une sorte de réflexion pré-verbale, comme je l’ai dit, et que l’enfant apprend de diverses manières, par imitation et par certains types de raisonnement. Mais le langage n’est produit que lorsque les gens se parlent. Ils doivent établir des représentations et des symboles communs. Le symbole représente la chose et possède aussi une énorme flexibilité, une relation entre les deux. Cela ne peut se produire que dans l’acte même d’utiliser le langage.

En fait, les premières pensées peuvent être basées sur des images, des images simples qui pourraient constituer une sorte de langage plus privé et plus personnel, mais ensuite elles sont ratachées aux mots et finalement les mots les remplacent la plupart du temps.

Nous parlions de la proprioception et de la possibilité de développer cette même vigilance avec le mouvement de nos pensées. Mais je ne comprends toujours pas pourquoi nous ne l’avons pas déjà développée puisque nous l’avons dans notre corps.

La pensée est la réponse de la mémoire, que ce soit la mémoire de l’intellect ou la mémoire des émotions, la mémoire des états physiques, la mémoire de cette société, la langue, votre pays, vous-même, tout cela est dans le même bouillon. Tout est connecté. La mémoire est la seule chose dont vous n’êtes pas conscient, voyez-vous, la mémoire actuelle. Vous n’êtes conscient que de ses réactions.

Il y a un lien dont vous ne pouvez pas être directement conscient. Même s’il y a, probablement, un moyen de relier ensemble intelligemment les centres émotionnels et intellectuels, une fois qu’ils sont dans ce bouillon, il n’y a plus aucun moyen pour les relier clairement. Supposons qu’une émotion inadéquate vienne de la mémoire et que le centre intellectuel dise que c’est une émotion inadéquate et envoie un message au centre émotionnel, mais ce dernier ne l’a pas produit. Ça s’embrouille et on se demande « que dois-je faire ? » Et cela va aussi dans la mémoire.

Alors, ça devient un peu bordélique là-dedans.

En gros, on pourrait dire que le cerveau humain n’a pas de structure génétique qui permette à la réponse de la mémoire d’être consciente d’elle-même. En fait, vous pouvez voir à quel point il serait difficile d’obtenir une telle structure génétique. Si nous n’utilisons pas beaucoup de mémoire, alors tout va bien, mais lorsque nous construisons des niveaux d’abstraction très complexes en fonction de la mémoire, émotionnellement et physiquement et de toute autre manière, alors nous créons un problème.

Je dis que plus la civilisation se développe, plus elle produit des tensions dans le système. À moins que nous trouvions un moyen d’y remédier, ça va s’effondrer, comme c’est déjà le cas. Comment pouvons-nous obtenir une proprioception des réponses de la mémoire ? Il peut même y avoir une certaine proprioception intégrée entre toutes les émotions et les pensées dans le corps ou bien vous pourriez l’apprendre, mais la mémoire est le problème. Pouvons-nous établir un moyen de remplacer, non pas remplacer, mais tout comme cette femme lorsque sa proprioception a échoué, elle a pu utiliser sa vision. Y a-t-il quelque chose que nous pouvons utiliser à la place ?

La question est de savoir comment allons-nous considérer la réponse de la mémoire comme un reflet du processus de pensée. Nous devons être conscients de l’intention de penser ou de l’impulsion de penser et de son lien. Si une impulsion est présente, vous pouvez sentir son lien avec le résultat d’une manière non verbale.

C’est comme essayer d’utiliser un miroir. Si vous avez un miroir et que vous voulez vous raser et que vous considérez l’image dans le miroir comme la réalité, alors vous essayerez de raser l’image. Immédiatement, l’incohérence vous conduirait à arrêter. Vous devez apprendre à vous raser mais cela demande un certain apprentissage car tout ce que vous voyez dans l’image doit être traduit en un mouvement relatif au corps et ce n’est pas automatique. Vous apprenez de manière non verbale que lorsque vous voulez raser une certaine partie du visage, vous vous dirigez par l’image en déplaçant votre main vers le visage.

Le point est que si une émotion est inappropriée, il ne sert à rien de diriger l’attention vers le centre émotionnel, qui n’est qu’une image de la mémoire. La réponse doit être dirigée vers le processus de pensée lui-même.

Alors comment sortir de ce ravissement ?

Je suggère que si nous sommes plus attentifs et devenons conscients de l’acte de penser, de la pensée elle-même, d’abord intentionnellement en trouvant les mots qui expriment votre pensée, non pas pour le plaisir de les penser mais dans l’intérêt de faire bouger la chose, en traitant cela comme si c’est une machine et en y allant lentement.

Il semble que c’est quelque chose que les enfants pourraient apprendre assez facilement si les adultes étaient capables de le développer d’abord en eux-mêmes.

Je pense qu’ils le pourraient. Vous avez déjà dit une fois que les adultes doivent faire cela en premier. Je pense qu’une fois que les adultes l’auront fait, les enfants trouveront cela très facile parce qu’ils ne sont pas beaucoup conditionnés. Toute la façon dont nous utilisons la pensée va à l’encontre de cela parce qu’implicitement ça vous dit de ne pas vous préoccuper du processus de la pensée car la pensée ne fait rien d’autre que de vous donner l’information ; donc, elle n’a pas besoin d’être examinée.

C’est une forme élémentaire de jeu libre. Progressivement, vous apprenez le bon mouvement. À ce stade, ça s’apprend progressivement et devient un ensemble de réflexes, puis vous êtes capable de vous raser sans avoir à beaucoup réfléchir ou à beaucoup observer. C’est un cas très simple de cet élément de jeu libre et d’apprentissage. Votre esprit doit être en train d’explorer telle ou telle voie, tout en étant conscient de l’impulsion ou de l’intention de bouger et du résultat. Le but de l’opération n’est pas d’obtenir un résultat souhaité mais d’apprendre, c’est ça la différence. Il ne s’agit pas d’un jeu oisif pour ainsi dire.

Le jeu oisif existe-t-il ?

Il n’y en a pas, mais les gens ont cela à l’esprit quand ils pensent que ce n’est pas sérieux.

Le but du jeu est donc d’apprendre ?

Oui. La proprioception dépend d’une attitude d’apprentissage, d’une prise de conscience de l’impulsion de bouger et des résultats renvoyés en même temps, sans avoir à y réfléchir. Dans la proprioception, vous n’avez pas conscience d’un observateur distinct qui observe. La conscience est là sans penser qu’il y a un moi qui observe. Une fois que vous commencez à penser à un moi qui apprend, vous avez introduit une division. Vous avez introduit cette confusion entre le résultat de la pensée et le processus de la pensée. Par conséquent, vous n’êtes pas capable d’apprendre parce que vous ne pouvez pas garder cohérent ce qui est une réalité indépendante et ce qui ne l’est pas.

Si vous envisagez d’apprendre à utiliser le miroir, vous avez besoin de l’élément de jeu libre pour commencer. Je pense que c’est le genre de chose qui serait dans la situation d’apprentissage de l’enfant. Si vous avez un jeu libre, vous ne pouvez rien en tirer à moins d’être conscient que le jeu est né en vous, dans votre intention ou dans votre impulsion. Cela vous permet d’établir un feed-back dans lequel vous pouvez apprendre. L’apprentissage au-delà de la répétition, au-delà de la programmation ou du conditionnement doit toujours impliquer cela.

Je pense que les gens veulent vraiment entrer dans cet état de jeu créatif ou imaginatif, mais ils ont du mal à le faire.

Je dirais plutôt que les gens sont conditionnés à rester dans le système des réflexes répétitifs. Le système de réflexes, comme je l’ai expliqué, a déjà tendance à se défendre et à vous y maintenir. Il comporte certaines récompenses, certains plaisirs et un sentiment de sécurité. La première intention de s’en sortir crée un sentiment d’insécurité dans le système des réflexes, de sorte que le système des réflexes commence à se défendre contre le libre jeu créatif.

Il y a donc cette défense, mais il semble que si les enfants développent cette qualité, ils doivent être entourés d’adultes qui comprennent et encouragent ce sens du jeu.

Oui, il s’ensuit que ce jeu libre doit être encouragé et que des situations doivent être créées là où c’est possible, plutôt que l’autre type de situation où l’enfant est encouragé à être répétitif et mécanique. La question des récompenses et des punitions est cruciale. Si l’enfant est récompensé pour avoir produit un résultat souhaité, cela le jettera automatiquement dans le système des réflexes. Cela lui procure une très puissante pression émotionnelle pour continuer dans cette voie. Tout ce système de récompenses va jeter les enfants dans le système mécanique des réflexes. Si l’enfant participe au jeu libre et créatif, c’est cela sa propre récompense. Il n’a pas besoin qu’on lui dise spécialement « tu es très bon, tu es meilleur que quelqu’un d’autre » ou qu’on lui donne des récompenses.

J’espère que vous pensez que cet espace de jeu est utile. Je pense que c’est vraiment une question cruciale non seulement pour la petite enfance, mais aussi pour l’industrie, la science et l’éducation.

Il faut avoir ce libre jeu créatif pour établir la proprioception. Et pour la porter plus loin dans d’autres domaines, il faut faire appel à l’imagination.

Le poète Coleridge définit plusieurs types d’imagination. Il appelle la perception l’imagination primaire. Il n’y a pas de différence fondamentale entre la façon dont nous percevons une chose et la façon dont nous l’imaginons librement. La façon dont nous voyons le monde entier a été créée par l’activité du cerveau. Le type d’illusions qui sont possibles le montre. Dans la perception de quelque chose d’inconnu, nous devons être libres de le ressentir, de la même façon qu’apprendre à utiliser le miroir.

Puis Coleridge dit qu’il y a une imagination secondaire. C’est la création de formes qui n’ont jamais existé, qui ne proviennent pas de la perception des choses mais plutôt c’est la création de nouvelles formes qui peuvent ensuite vous guider pour les trouver ou les produire.

Puis il a établi une troisième qualité d’imagination, qu’il a appelée fantaisie ou fantastique (fancy, fantasy), qui repose sur le réflexe de la mémoire. Elle produit également le même type de perception et d’images que les deux autres, mais elle les produit à partir de la mémoire. La fantaisie peut produire un sens de la réalité comme dans La vie secrète de Walter Mitty. Le sens de la réalité est établi lorsque vous avez quelque chose, qui est fantasmé comme étant stable et résistant au changement, comme si c’est juste là. D’une certaine manière, l’imagination est centrale. Pour voir quelque chose que vous n’avez jamais vu auparavant, vous avez besoin d’une sorte de jeu créatif.

Les premières années d’un enfant semblent remplies de cette exploration ludique, avec la joie d’apprendre et de découvrir. Je pense qu’il est important de trouver des moyens d’encourager cela au-delà de la petite enfance.

Le premier point est de ne pas le décourager. Nous avons cet énorme système, qui est toujours décourageant. Le système de la pensée tel qu’il s’est développé, est très décourageant pour l’imagination. Deuxièmement, nous devons donner un encouragement positif.

Vous avez souvent dit que nous devons encourager cette capacité créative afin de résoudre les problèmes monumentaux auxquels nous sommes confrontés. Comment y parvenir ?

La conscience primaire vient de la façon dont les gens vivent tout le temps. Si nous vivons selon des formules et des réflexes, c’est ce que l’enfant apprendra. Il est tout à fait naturel qu’un enfant qui utilise le processus créatif en tirera profit. Si c’est ce que font les adultes autour de l’enfant, c’est ce que l’enfant apprendra. Comme vous le disiez, les relations de l’enfant avec ses parents et avec sa mère sont un point très crucial, le lien, la proprioception sensible, qui est détruite en traitant l’enfant comme quelque chose de manipulable. Je pense que c’est la première étape.

Un exemple que vous avez utilisé pour illustrer comment le jeu créatif est écrasé, était une étude impliquant des chimpanzés et de la peinture.

Oui. Desmond Morris a un jour montré dans une émission télévisée ce qui arrivait à des chimpanzés. Ces chimpanzés ont reçu de la peinture et des toiles et ils ont commencé à peindre des motifs abstraits avec un certain équilibre. Ils étaient fascinés par cela et ne pouvaient pas s’arrêter. C’était plus intéressant que toute autre chose et ils s’y adonnaient sans fin. Ils avaient l’air très éveillés et ressemblaient à des enfants faisant la même chose. Puis ils ont commencé à récompenser les chimpanzés qui produisaient de bonnes peintures et bientôt la qualité du travail a baissé. Ils n’étaient intéressés que par la récompense. La peinture était négligée.

Puis tout s’est arrêté. Avec les êtres humains, cela ne va peut-être pas aussi loin. Si vous établissez une situation où la récompense est le point principal, alors vous allez entrer dans les réflexes. Ils vont garder l’esprit sur la récompense et essayer de trouver un système de réflexes qui permet d’obtenir la récompense infailliblement.

Revenons à l’imagination et définissons la comme la capacité de l’esprit à créer des images mentales.

Et même faire plus, pour créer des images dans la sensation, ainsi que dans la vision ou dans le son, ou pour créer quelque chose qui est similaire à ce qui pourrait être perçu, puisque c’est le même processus. Image suggèrent imitation – c’est de la même racine. Dans un certain sens, c’est inadéquat. La capacité de l’esprit à percevoir de manière créative des choses qui ont été vues et celles qui n’ont pas été vues.

L’acte même de perception implique ce libre jeu créatif de l’imagination.

Je dirais que cette perception imaginative est tout d’abord sensible à l’échec de la cohérence. Elle ne tient pas à ce qui est incohérent. La pensée tient trop longtemps, elle la défend. L’imagination ne défend pas ce qui est incohérent, donc elle poursuit son chemin. Si elle trouve quelque chose qui n’est pas cohérent, elle laisse tomber et tente autre chose. C’est peut-être aussi la bonne attitude scientifique, mais les scientifiques sont limités dans leur capacité à suivre cela. C’est une caractéristique essentielle de l’intelligence. La capacité, à travers le jeu, est de découvrir de nouvelles relations, de nouvelles structures, qui seront cohérentes, en fin de compte, parce qu’elles sont basées sur la capacité à détecter l’incohérence et donc ce qui subsiste est cohérent.

Vous avez décrit la perception directe que les gens ont lorsqu’un accord est frappé au piano, comment l’harmonie du son semble résonner avec une structure interne innée, qui nous attire. Je pense que l’inverse est également vrai, que nous sommes repoussés par la discorde.

Oui, ou alors simplement en utilisant des mots, qu’ils aient un sens ou non. Le mot « signification » a trois significations : signification, valeur et but. Non seulement ils signifient quelque chose de cohérent, mais ils peuvent aussi être perçus comme ayant une grande valeur et générer des intentions et des impulsions fortes. Tout cela va de pair.

Ce n’est pas seulement le contenu de l’imagination. Ils sont tous liés entre eux. Le mot intelligence a comme racine interlegere. Inter signifie entre et legere pourrait signifier lire ou choisir ou cueillir. Si vous l’interprétez comme signifiant, lire entre les lignes, cela peut aider à comprendre. Les réflexes vous permettent de lire ce qui se trouve sur les lignes, mais lorsque vous lisez entre les lignes, vous devez avoir une certaine qualité de liberté et d’imagination. L’intelligence doit être de cette nature.

Maintenant, vous réunissez l’intelligence et l’imagination créative. Je pense que nous devrions développer cela davantage.

Je veux également faire une distinction entre l’intelligence et l’intellect. L’intellect est le participe passé d’interleger. C’est ce qui a été lu. C’est plus ou moins la même chose que la pensée, une pensée très organisée visant la logique et la cohérence, etc. et c’est plus ou moins le niveau auquel un ordinateur pourrait fonctionner. Un ordinateur peut reproduire tout ce que l’intellect peut faire, mais il ne reproduira pas l’imagination créative et l’intelligence. Nous pouvons facilement voir comment l’imagination apportera l’harmonie, l’ordre, la beauté et un sentiment de cohérence, mais pourquoi devrais-je y mêler l’intelligence ?

C’est une question de raison. Le mot raison est basé sur le mot latin ratio et vous pouvez voir que ratio est une qualité de base que vous devez percevoir. Ratio est aussi bien qualitatif que quantitatif. Tout comme deux objets sont liés dans la réalité, ils le sont aussi dans la pensée. C’est un ratio qualitatif et il est étendu au ratio quantitatif. Ce ratio, une fois appris, devint une partie du système de réflexes. Ce sont des réflexes très organisés qui visent la cohérence. Aucun ratio ne peut être cohérent, quel que soit la place où il est appliqué, parce que de nouvelles situations surviennent où il n’est pas pertinent, où les abstractions utilisées ne sont pas appropriées.

C’est le tableau. Dire que l’intellect n’est que le résidu de l’intelligence perceptive. Le point majeur est l’intelligence et non l’intellect. Mais à l’heure actuelle, on a tendance à dire que le résultat est le point majeur.

Vous avez laissé entendre à bien des égards que le cerveau qui peut inclure l’esprit est littéralement infini. Comment pouvez-vous dire cela ?

Tout ce que nous disons sur la structure de la matière est une abstraction. Nous pouvons faire une abstraction de ce tableau. Il semble avoir une forme assez étrange, mais nous savons que c’est en fait un rectangle. Il semble plus compliqué lorsqu’il est projeté sur l’œil. Il change toujours quand on se déplace autour de lui. Ensuite vous dites que c’est vraiment un rectangle. Mais si vous regardez plus attentivement, à travers la physique, vous dites que c’est constitué d’atomes et que c’est surtout un espace vide avec une sorte d’abstraction nuageuse. Ensuite, même les atomes qui étaient supposés être indivisibles sont eux-mêmes constitués de plus petits éléments, qui à leur tour sont pour la plupart des espaces vides, et cela se transforme en quarks, en champs et en bien d’autres choses. Au moins, l’expérience jusqu’à présent a montré que vous ne trouverez pas de structure ultime, bien qu’on en cherche une maintenant.

De nombreux physiciens croient qu’ils vont trouver ce qu’ils appellent la Théorie du Tout. Je voudrais suggérer qu’il n’y a pas de limite à la subtilité de la structure possible de la matière. Elle pourrait s’estomper dans ce que nous appelons l’esprit. Ce n’est qu’une hypothèse de dire que le cerveau est limité.

Si vous examinez l’évidence générale, vous verrez qu’il n’y a pas de base pour cela et qu’il serait préférable de dire qu’il n’est pas limité. C’est une meilleure hypothèse. Au moins, elle reste ouverte. Sinon, ça fermerait tout le système, ce qui serait l’un des facteurs qui le transformerait en un ensemble de réflexes.

Il semble que tout notre système éducatif est basé sur un faux modèle de cette intelligence créative dont nous avons parlé ?

Le premier point est de réaliser que l’intellect n’est pas l’intelligence. Les règles de la logique formelle ne sont pas les mêmes que celles de l’intelligence. Elles sont le produit d’une intelligence qui s’est cristallisée. Vous voyez qu’il existe une intelligence perceptive et une intelligence qui s’est cristallisée en tant qu’intellect. Nous devons dire que lorsque les gens ont une nouvelle idée, ils trouvent de nouvelles catégories de raison, de nouvelles relations, de nouveaux ratios qui, je pense, doivent être perçus. Nous devons comprendre la notion de ratio de perception. Je pense que toutes les grandes découvertes ont été de cette nature.

Je dirais que l’intelligence est fondamentalement une faculté, la même dans tous les domaines. Ce n’est pas seulement l’intellect, mais aussi l’art, la perception, l’action et elle agit de manière créative par le biais d’un libre jeu. Cette intelligence créative doit imprégner la vie en général, tandis que l’intellect doit ressortir comme un cas particulier. Nous en avons besoin dans certains cas. L’intelligence devrait pouvoir utiliser l’intellect, mais ça ne fonctionne pas dans l’autre sens. L’intellect ne peut pas contrôler et utiliser l’intelligence. Cette intelligence est présente autant dans le travail de l’artiste que dans celui du scientifique ou de la personne qui écrit un livre ou met en place une industrie pratique. Quoi que vous fassiez, nous avons besoin de cette intelligence. Elle a une origine universelle, qui se ramifie dans différents domaines. Ce n’est que dans la mesure où vous appliquez l’intellect que vous obtiendrez cette ramification. L’intellect crée les divisions, qui peuvent avoir une certaine pertinence jusqu’à un certain point. Mais même alors, dans ces divisions, l’intelligence doit être le mouvement principal, qui utilise les structures de l’intellect.

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C’est avec le plus grand respect et la plus grande affection que je remercie David et Saral Bohm pour leur inspiration, leur insight et le soutien qu’ils nous ont apporté au fil des ans. L’exemple qu’ils ont partagé, à travers leur vie, leur compréhension et leur compassion, continue à résonner dans notre vision de Touch the Future.