Pascal Ruga
De la réalisation de soi

Nous ne partons pas à la conquête d’une « Toison d’or », c’est à la rencontre d’une « dé-conquête » du moi que nous allons… Il s’agit de ne plus tergiverser, d’aller droit au FAIT sans l’évaluer, d’user d’une vigueur qui n’épuise pas — nous savons que la fatigue est une grande ennemie de l’esprit. Nous adapter à la […]

Nous ne partons pas à la conquête d’une « Toison d’or », c’est à la rencontre d’une « dé-conquête » du moi que nous allons… Il s’agit de ne plus tergiverser, d’aller droit au FAIT sans l’évaluer, d’user d’une vigueur qui n’épuise pas — nous savons que la fatigue est une grande ennemie de l’esprit. Nous adapter à la situation qui est la nôtre, si pénible pourrait-elle Être, sans quoi (que la moindre révolte nous possède) et tout est à recommencer. Ne somnolons pas dans l’illusion que donnent les mots et voyons l’état réel de notre nature. La méditation que nous proposons commence dans ces abords.

Ma vision peut se manifester de deux façons : elle peut Être affectée, ce qui impliquerait la manifestation des exigences de mon ego ; et elle peut ne pas Être affectée (ne pas confondre avec l’indifférence et l’insensibilité), ce qui indiquerait qu’elle dépasse les limites d’un moi. Ce qui m’affecte engendre la souffrance ou la jouissance, et ce qui ne m’affecte pas permet à mon esprit d’être plus lucide, parce que moins conditionné, et par cela plus près du mystère des choses et de ce qu’elles peuvent me révéler. La vérité est sentie autant qu’elle est comprise ; habituellement nous ne la voyons que sous son aspect intellectuel, en réalité elle est plus que cela.

Ce qui n’est pas reçu dans un certain état d’innocence de la perception, n’est pas la vérité, mais un simple jeu de l’esprit qui prend son intelligence analytique pour du bon pain…

La grande aventure de l’esprit, c’est d’avoir découvert que nous ne sommes pas seulement une masse de chair et d’os destinée à faire de l’humus, mais de sentir cette ondée secrète de l’âme qui nous traverse et nous relie à notre vraie patrie au-delà de notre situation spatio-temporelle. Ondée qui nous enlève aux limites du moi et nous tient éveillés aux frontières de nos conditionnements comme si nous allions nous en arracher et nous envoler ailleurs…

Nous savons comment commence ce phénomène : L’agitation habituelle s’atténue sans que nous l’ayons voulu de volonté déterminée. Un calme s’introduit en nous, ralentit nos mouvements, nous infuse un sentiment de plénitude et une conscience d’Être qui semblent exprimer en même temps une sorte d’accomplissement. Une décantation s’opère, — l’Essentiel seul est pris en considération (sans d’ailleurs qu’un choix y préside). La vie est acceptée avec une sereine gravité, la démarche se fait plus, légère, presque dansante, et toutes choses prennent une potentialité existentielle plus accrue. Ces choses nous révèlent à chaque instant l’état de relation, non en fonction d’un moi durci dans la facilité des habitudes contractées, mais valorisé par un Réel qui nous traverse de son infini. C’est une vision insituable, vision où n’existe plus ni rêve ni imagination, elle se sustente de ce qu’elle est sans se projeter dans l’avenir ou se cristalliser dans le passé. Orientée au-delà de toute exaltation, c’est vraiment la tonalité d’un accord qui s’effectue dans l’aisance d’une sensibilité et d’une compréhension spontanée.

Cependant, cet état, qui semblerait participer de l’éternité, ne dure pas, non qu’il disparaisse (lors de son éclipse il existe à son niveau latent et ne demande qu’à revenir) mais la souffrance est de nouveau là. Après quelques instants ou même quelques heures de cette grâce, nous sommes repris dans l’engrenage de nos désirs et de nos frustrations quotidiennes. Nous assistons en somme à un dédoublement de la personnalité. Tous les problèmes qui paraissaient s’être estompés, ressurgissent soudain, et parfois avec une violence qui nous étonne. Plus la grâce qui nous traversait était aiguë, plus le retour aux contingences de la condition humaine est dramatique. Nous nous trouvons devant des remous, peut-être des ébauches de mutation de notre être biologique assumant une prépondérance de l’esprit. Nous nous dirigeons vers l’éclatement des automatismes qui nous emprisonnent dans un réseau de fausses évidences. Nous avons l’impression que tout à coup il est possible que tombent nos chaînes. Existe-t-il une alchimie de l’esprit qui fonderait au moment crucial l’authenticité de notre être ? N’oublions pas d’entrevoir que la pensée est un poison si elle reste uniquement fixée à un niveau mental ou verbal, ce qui explique que de grands intellectuels peuvent être souvent infantiles et inadaptés. Le problème consisterait à savoir comment la pensée se transmue en réalité, et pour cette réalisation nous n’avons comme point de départ que ce qui résulte de nos expériences. Notre esprit joue avec nous comme un savant avec ses cobayes… Nous nous devons d’envisager la qualité de notre sacrifice, connaître les tendances profondes de notre psyché et tenter de jouer le grand jeu.

Dépasser le stade d’une vision purement mentale équivaut à une chirurgie de l’esprit ; c’est ce que nos traditions philosophiques et religieuses occidentales conçoivent encore fort peu tant elles sont attachées à une forme de penser analytique (en dehors de laquelle il n’existe qu’une révélation biblique presque toujours rendue dogmatique, stéréotypée dans ses œuvres). Nous ne payerons jamais assez notre paresse d’avoir négligé la possibilité d’envisager une réalisation totale de notre personne. Il nous avait semblé plus simple de séparer la matière et l’esprit, c’est ce qui a donné un si bel avenir à nos disciplines scientifiques trop uniquement axées sur l’analyse ; et aujourd’hui il y a malaise entre les autorités religieuses (de là, la nécessité de réunir des conciles) et les pas gigantesques de la science. Il ne nous vient pas à l’esprit que religion et science sont une, qu’elles se doivent de trouver une dialectique qui les accorde. Il est possible que dans ce domaine, l’Occident apportera un jour une révolution à la pensée d’Orient engourdie dans une passivité contemplative et millénaire. Il faudra bien que nous y venions, à cette spiritualité de la matière ! L’expérience religieuse ne peut être valable que par un travail d’intériorisation effectué positivement avec la plus grande liberté de moyens ; c’est-à-dire, que cette chirurgie de l’esprit dont nous parlions, nous ne pouvons l’envisager que sur le plan d’une relation au tout propre à chacun de nous. Il ne s’agit plus de décider si nous sommes juif, chrétien, musulman, bouddhiste, védantiste ou quoi que ce soit d’autre, mais de savoir si nous sommes conscients de notre relation au mystère de cet univers qui nous contient. Religion = religare (relier), tout est là.

Nous avons vu que la grâce peut être approchée, qu’elle se manifeste comme l’expression d’une totalité ; nous avons constaté que pour la majorité des cas, elle ne dure pas. Pourquoi ? La fatigue, peut-être ? mais la grâce pourrait-elle être conditionnée ? n’est-elle pas précisément à l’opposé d’un conditionnement ? Il va de soi qu’il existe une sagesse du corps, il faut compter avec notre être biologique, lui accorder sa juste place, ne le reléguer ni dans l’ascétisme, ni dans l’intempérance ; en réalité il est l’habitat de l’esprit, et si sa forme est périssable, l’esprit qui l’habite ne l’est point si nous savons l’enlever à toute personnalisation. ON NE DOUTE PAS DE L’EXISTENCE DE LA RÉALITÉ, CE SERAIT UNE ABSURDITÉ… Si l’état de grâce ne dure pas, c’est qu’il se heurte à la carapace des privilèges que prétend s’octroyer notre moi dans le déroulement de son histoire, c’est le choc entre le temporel et l’intemporel.

Il n’y a rien de plus sérieux que d’être présent à ce que l’on est sans l’appui de concepts quelconques. Être présent dans l’équanimité d’une sorte d’indifférence sacrée envers toutes choses, non point insensibilité, mais non identification. Ne plus avoir le désir de transformer qui ou quoi que ce soit (on ne transforme pas la réalité, c’est-à-dire, ce qui en elle est inaliénable, informel en tant que vérité). Être là, dans ce lieu qui n’appartient plus au temps et à l’espace, ne plus brasser la vie et la mort. Être là, les mains vides, mûrir son éternité.

Il faut que j’en vienne à mon expérience particulière, la seule que je puisse vraiment connaître, et chacun pourra peut-être s’y retrouver quelque peu, nous ne sommes pas si différents les uns des autres… Cette expérience, qui me tient jour après jour, me fait avouer dès l’abord que jamais je n’ai senti si lancinante la nécessité de mon corps et le glas toujours plus rapproché de sa destruction ; et pourtant, jamais je ne me suis senti plus arraché de ce qui est sur le point d’être détruit… Une chose est certaine, tout ce qui me détermine ne donne pas la teneur de cette Réalité qui parfois me frôle et allège ma pesanteur. Je ne trouve de répit que lorsque je plonge au cœur de la solitude et du silence qui m’habitent ; je ne m’apaise que dans ce qui semble me nier. Je n’ai pas d’autre point d’appui que le vide. Ici, le chant de la vie devenant plus secret n’épouse plus seulement l’épanouissement d’une forme, mais me rend attentif à un ordre de grandeur où je m’anéantis. Je garde mon regard au seuil d’une intériorité où le mystère me reçoit. J’obéis aux signes et peu importe ce que je deviens, ce que je suis suffit à m’étonner de cette existence où le désir s’estompe, mais où il peut encore sourire avec la grâce de l’enfant que j’étais jadis…

Si nous envisageons la réalisation de soi au niveau d’un problème, nous sommes déjà pris dans une contradiction ; prêts à nous engager dans une opération mentale et à nous en suffire. D’ailleurs il n’existe aucun critère qui puisse nous donner satisfaction. Qui prouve que tel ou tel soit réalisé ou pas ? Nous savons avec quelle facilité nous sommes prêts à tomber dans le premier panneau venu ; les « gourous » de nos jours naissent comme des champignons… Nous ne pouvons pas nous imaginer toutes les subtilités, les nuances, les ruses qu’emploie le moi pour conserver ce qu’il croit être ses prérogatives sur notre esprit, et surtout sur celui des autres… Il est même inutile de nous raccrocher aux quelques expériences antérieures de dépouillement de la personnalité, car elles ne représentent qu’une cristallisation mémorielle qui est plus un obstacle qu’une aide à notre dépassement. Dépasser quoi ?… Concevons-nous bien la difficulté de nous soustraire à un désir, de le neutraliser ? Les mots possèdent. des antonymes innombrables, ils sont la poix qui nous englue à nos fixations, et celui qui se contente de jongler avec les mots aurait vite fait (bien qu’en surface) de démolir ce que nous essayons de dégager dans ces pages.

Partir de rien n’est pas facile lorsque nous sommes à pied d’œuvre avec tous les entrelacs de notre complexité humaine. Si quelque chose de révélateur se passe en nous, il faut s’ouvrir à cela dès l’instant où nous le sentons sans que notre volonté intervienne, comme si nous ne faisions qu’obéir à une nécessité qui se manifesterait sans mobiles… Voilà de quoi faire sursauter ! Comment peut-il exister une nécessité sans mobiles ? Nous sommes-nous trouvés dans la position d’un être qui ne poursuit plus rien ? Si oui, qu’en résulte-t-il ? Comprenons-nous que si chaque poursuite est laissée à sa faillite (et il n’en peut être autrement), du vide qui en résulte se révèle alors quelque chose d’intensément réel et d’entièrement neuf ?

Cependant, gardons-nous de répondre trop vite, il nous faut être attentifs à ce qui est, observer calmement le film de nos désirs comme si nous n’y participions pas. Il ne s’agit pas de faire de la philosophie et de nous satisfaire d’un concept (un de plus…), mais d’être présents à ce vide qui semble traverser l’esprit comme un indicatif de sublimité, ce vide que nous ne pouvons pas plus éviter que l’on ne tourne le dos à la réalité qui nous compose. Être présent à cela c’est sauter dans l’Inconnu, rayonner hors de notre continuité asphyxiée par le temps, c’est aborder à l’indicible. Notre biologie peut suivre son cours jusqu’à ce que notre corps se dissolve, il n’en reste pas moins que nous sommes traversés par cela que nous ne pouvons identifier à aucun objet. Toute forme ne peut que nous emprisonner à nouveau. S’abandonner, percevoir ce qui en nous se manifeste en intense Présence, et non pas cette soumission à ce délire d’exister.

Cet état de détachement ne s’atteint à l’aide d’aucune discipline, et aucun chemin ou sentier (fussent-ils de sagesse) ne peuvent y aboutir. Toute tentative de vouloir seulement progresser, peut être considérée comme un déguisement de paresse, ne peut que donner un départ incorrect, vicier notre recherche. Nous sommes vraiment au cœur d’une difficulté d’être. Pour y voir clair, laissons s’épandre sur nous sans nous y attacher, espoir et désespoir : ce sang lourd de notre ego ; et nous verrons que seul ce qui reste au-delà de nos sentiments passionnels, transcende l’ombre et la lumière de ce que nous ne pouvons nommer. C’est la plus étrange des transmutations, rien ne nous permet de la situer ou d’en suivre la genèse. En réalité, il n’y a rien à obtenir, tout est là déjà, seul le sombre écran de notre moi nous empêche de le voir. Le mot réalisation, comme tous les mots, n’exprime qu’un à peu près de CELA que nous sentons nous envahir dès que le moi s’efface.

Il va de soi qu’il ne suffit pas de lire ces lignes et de formuler peut-être un accord (fût-il timide), mais qui ne dépasserait pas la forme mentale, ce serait ajouter une intoxication aux multiples autres… sans compter l’illusion que donne l’intellect, l’impression qu’il suffirait de comprendre pour… Il n’y a plus rien à comprendre, il n’y a qu’une claire acceptation de la réalité, acceptation dont la présence vous dégage presque miraculeusement des carcans des conditionnements. Si la vie se désenlace de tous motifs de profits, elle est ramenée de ses automatismes où elle se cloîtrait prudemment avec ses peurs, ramenée à sa spontanéité naturelle, c’est ce que les adeptes du Zen appellent « Le retour au foyer ».

La vie est un feu, et les formes en elle auxquelles nous nous attachons n’en sont déjà que la cendre… Le génie de la vie c’est de nous intégrer à notre place véritable au sein de cet univers dont nous faisons partie, et dont, on ne sait trop pourquoi, nous tentions de nous séparer par notre égotisme. Cette séparation est-elle un jeu ? peut-être, mais un jeu entre les mains duquel nous ne sommes presque toujours que des marionnettes… Un jeu dont le mouvement serait de basculer de l’unité à la dualité, et inversement… Pouvons-nous nous en satisfaire ? Nous ne le croyons pas, et une extase latente au plus profond de notre être semble répondre à notre question. Indubitablement, il y a dans la vie quelque chose qui dépasse les buts courants que celle-ci nous propose. C’est un état d’être si subtil, qu’il n’est plus possible de l’énoncer semblable au mouvement qui nous emporte dans sa ronde d’agitation habituelle. Un état de création continue dépossédé de son objet, création qui ne crée pas pour le bénéfice d’atteindre un but ou de satisfaire une cause, car il est dans sa nature d’être ainsi, — elle crée comme le soleil brille. Cette création ne peut être que liberté totale dans le canevas de notre biologie, elle s’inscrit comme une liberté d’ordre psychologique. Ce n’est pas cette fausse liberté qui consiste à faire ce que l’on veut… mais une liberté qui exprime notre vraie nature.

Alors nous ne pourrons qu’aimer celui qui souffre et se débat dans le cauchemar de la non-réalisation (fût-il victime ou bourreau). L’état de liberté est un état d’Amour, c’est ce qui reste lorsqu’il n’y a plus identification aux passions. Vivre dans la vérité, c’est vivre en instance d’Amour avec toutes les créatures, ce n’est pas un précepte moral, c’est la Réalité même au-delà de tous jugements, la Réalité dans son accomplissement.

NOVEMBRE

Dans l’appel des solitudes immobiles
Un oiseau a troué le silence
Dans la luisance des arbres noirs
Dans les nuages où s’assombrissent les jours
Luit une joie sacrificielle
Où s’annonce le repos. des lumières
Novembre fruit secret des aubes à venir
Novembre où s’écroulent les ors du dernier été…

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Extrait de Mûrir son éternité (1977) de Pascal Ruga