(Revue Aurores. No 38. Décembre 1983)
Le troisième tome de l’ «Histoire des croyances et des idées religieuses» de Mircea Eliade suit les deux précédents consacrés respectivement à la période s’étendant de l’âge de pierre aux mystères d’Eleusis et de Gautama Bouddha au triomphe du Christianisme. Le professeur Jean Chevalier rend compte de la lecture de cet ensemble et plus spécialement de celle du 3e tome.
L’un des grands mérites de Mircea Eliade est d’avoir revalorisé, au regard de la pensée contemporaine, le langage mythologique qu’elle avait relégué dans le domaine des extravagances. Il est un inventeur de sens, suivant une acception scientifique du terme, c’est-à-dire, non pas qu’il imagine exister hors de lui ce qui n’existe pas en dehors de sa propre imagination, mais qu’il dévoile un sens préexistant, forge l’outil de la découverte et décèle un filon dans la mine. Il est un des initiateurs de l’herméneutique comparative. Quoi de plus ingénieux, en effet, que son interprétation du «plongeon cosmogonique» des mythologies nordiques eurasiennes, qui préfigure déjà le dualisme gnostique, avec la transformation du serviteur, de l’intermédiaire, du démiurge, en rival, en adversaire, en démon, pour expliquer les imperfections de la Création et les dégradations de la Mort? A travers les différences de millénaires et de territoires se dessinent les lignes de force de l’inquiétude et de la créativité humaines, manifestant une parenté profonde sous l’opacité des consciences.
Ce n’est pas en restant au niveau des généralités faciles que Mircea Eliade se montre un incomparable défricheur de sens. Il examine les mythes, rites et croyances jusque dans leurs menus détails, ne négligeant aucun trait qui puisse solliciter l’intervention de l’herméneute, pour démasquer son rôle particulier dans un ensemble traditionnel. La somme d’érudition incorporée dans cette Histoire des Croyances et des Idées religieuses est vraiment prodigieuse! Ce qui est le plus étonnant, c’est la réussite qui, loin de ressembler seulement à une savante compilation, constitue une intelligente exploration des profondeurs, la projection d’un faisceau de lumière sur ce qu’on a justement appelé «la conscience des anciens et l’inconscient des modernes». Nous sommes loin d’un James George Fraser, avec ses hâtives et superficielles généralisations.
On comprend qu’une œuvre d’une telle étendue, conduite quasi en solitaire par Mircea Eliade, présente cependant quelques inégalités, des déplacements d’intérêt, des aspects privilégiés. Sans doute parce qu’ils sont déjà mieux connus, l’auteur passe plus rapidement sur les caractères spécifiques du Christianisme et de l’Islam que, par exemple, sur l’initiation chamanique. L’histoire institutionnelle tient en l’occurrence, dans ce tome III, plus de place que l’interprétation des croyances et des rites. Mais, du récit même, de son caractère événementiel et chronologique, l’auteur réussit à dégager «l’univers symbolique» dans lequel il s’inscrit. Le mouvement de l’histoire reflète l’évolution des consciences ou montre leur étroite corrélation, comme par exemple la symbolique de la mort, exprimée par le nouvel art funéraire, après la grande peste du XIVème siècle. Toute manifestation peut être perçue à la fois comme une image du monde et une image d’une conscience imprégnée d’inconscient. Peur et fascination, le sacré pénètre la réalité profane, lui conférant un sens qui dépasse les apparences.
En commentaire d’une pensée de saint Augustin, Roma non pereat, si Romani non pereant! (Rome ne périrait pas si les Romains ne périssaient pas), Mircea Eliade montre que c’est la qualité des hommes qui assure la valeur et la permanence des Institutions, et non l’inverse.
D’où la primauté de l’esprit, quand un ordre se profile sur le chaos des contingences. Ce survol de dix siècles de vie religieuse, qui va des religions eurasiennes aux tibétaines, qui couvre le Christianisme, l’Islam et le Judaïsme, du Haut-Moyen-âge aux Temps modernes, serait une gageure s’il n’était dominé par cette idée directrice et illustré par des exemples nombreux et précis. Bien sûr, des spécialistes chicaneront sur tels détails, signaleront quelques coquilles (ex. p.60, Les Nombres divins, au lieu des Noms divins, pour désigner une œuvre du Pseudo-Denys-L’Areopagite), ou contesteront la méthode. Une immense somme de connaissances, un perpétuel souci d’une herméneutique des profondeurs, voilà ce qui rend, en tout cas, la lecture d’une telle œuvre à la fois des plus instructives et des plus fascinantes. L’histoire des religions y apparaît comme une confrontation perpétuelle, dans l’intimité de la conscience humaine, entre l’intensité du désir de vivre et le temps impitoyable destructeur: la vie émergeant de la matière et des dieux, la vie luttant contre la mort. Dans cette histoire tumultueuse se mêlent l’intuitif, l’imaginaire, l’imaginal, le révélé, dans un écheveau que l’intelligence s’évertue sans cesse à démêler, ainsi qu’en témoigne de façon si brillante l’œuvre d’un Mircea Eliade.
Jean Chevalier
QUELQUES LIVRES DE MIRCEA ELIADE
Techniques du Yoga – Gallimard, 1948
Le Mythe de l’Eternel Retour – Gallimard 1949, nouvelle édition revue et augmentée, 1969.
Traité d’Histoire des Religions – Payot 1949, nouvelle édition, 1979
Le Chamanisme et les techniques archaïques de l’extase – Payot, 1951, édition revue et augmentée 1977.
Images et Symboles – Gallimard, 1952
Le Yoga. Immortalité et Liberté – 1954 Payot 1954, nouvelle édition revue et augmentée 1968, 1977
Forgerons et Alchimistes – Flammarion, 1956
Mythes, rêves et mystères – Gallimard, 1957
Méphistophélès et l’Androgyne – Gallimard 1962
Patanjali et le Yoga – Edition du Seuil, 1962
Aspects du Mythe – Gallimard, 1963
Le sacré et le profane – Gallimard, 1965
De Zalmoxis à Gengis-Khan – Payot, 1970
La Nostalgie des origines – Gallimard 1970
Religions australiennes – Payot, 1972
Fragments d’un journal – Gallimard, 1973
Occultisme, sorcellerie et modes culturelles Gallimard, 1978
Histoire des croyances et des idées religieuses vols I, II, III – Payot, réédition 1983.