Claude Tresmontant
Défense de la psychiatrie

Henri Ey a été l’un des maîtres de la psychiatrie moderne. Il est mort récemment. Le 16 juillet 1977 il terminait un petit livre qui vient de paraître : Défense et Illustration de la psychiatrie, la réalité de la maladie mentale (éd. Masson). Ceux qui s’intitulent eux-mêmes les « intellectuels » sont, le plus souvent, les plus […]

Henri Ey a été l’un des maîtres de la psychiatrie moderne. Il est mort récemment. Le 16 juillet 1977 il terminait un petit livre qui vient de paraître : Défense et Illustration de la psychiatrie, la réalité de la maladie mentale (éd. Masson).

Ceux qui s’intitulent eux-mêmes les « intellectuels » sont, le plus souvent, les plus passifs de tous les hommes et les plus soumis, les plus obéissants aux modes régnantes. Ces modes, ils s’y soumettent et ils contribuent à les amplifier, à les rendre toutes-puissantes, surtout avec les moyens modernes de communication. Les modes intellectuelles sont des systèmes cybernétiques qui se nourrissent, qui s’amplifient eux-mêmes.

L’enseignement de la philosophie en France, depuis plusieurs générations, repose principalement sur quelques auteurs, Platon, Descartes et Kant. Et si l’on y ajoute Hegel, Marx, Nietzsche, Freud, Heidegger, il reste que les colonnes du système intellectuel enseigné sont toujours, au fond, Platon, Descartes et Kant. Cela est si vrai que les philosophes qui font aujourd’hui l’opinion, qu’ils restent chrétiens ou qu’ils cessent de l’être, qu’ils deviennent marxistes ou qu’ils cessent de l’être, sont toujours, au fond, dépendants des préjugés initiaux qui caractérisent et définissent le système philosophique qu’ils ont reçu, passivement, pendant leur adolescence. Ces préjugés, ces présupposés sont d’autant plus puissants, efficaces et tyranniques qu’ils sont totalement inaperçus. Ils sont inconscients, ils semblent aller de soi, ils n’ont pas été vus en tant que présupposés, ils n’ont donc pas été examinés critiquement.

En quoi consistent ces préjugés ? Ils sont nombreux mais il nous suffira ici de signaler ceux qui exercent une action puissante dans la querelle qui est faite depuis plusieurs années à cette partie de la médecine qui est la psychiatrie.

Un premier présupposé, qui nous vient de Platon et de la tradition platonicienne, c’est que la réalité sensible n’est pas intelligible en elle-même. L’intelligible et le sensible sont séparés, dissociés. Si l’on veut trouver l’intelligible, il faut fuir cette réalité sensible que nous fournissent nos sens.

Un second préjugé, lié au précédent, c’est que le corps et l’âme constituent deux choses, associées pour notre malheur. La sagesse, la science, l’intelligence n’est possible que si nous séparons l’âme du corps. Ce présupposé est passé chez Descartes, puis chez le Père Malebranche, mais aggravé par le fait que Descartes juxtapose à son platonisme initial une conception matérialiste et mécaniste du corps ; le corps, à ses yeux, est une machine, qui tient, qui subsiste et qui fonctionne sans recevoir d’information. Ce que Descartes déteste le plus et ce qu’il rejette avant tout, c’est la théorie aristotélicienne de l’information, la partie la plus moderne et la plus riche de la philosophie aristotélicienne. La théorie cartésienne du corps a eu des conséquences catastrophiques en médecine puisque, sous son influence, certaines écoles médicales ont cru pouvoir traiter chacun des organes à part, comme si les organes étaient les pièces d’une machine.

L’un des présupposés sur lesquels repose la célèbre Critique de Kant, c’est que la réalité sensible, en tant que telle, n’est pas informée. Si nous trouvons de l’information, de l’ordre, de l’intelligibilité dans notre expérience, c’est parce que le sujet connaissance l’y a mis. C’est nous, sujets connaissants, qui informons notre expérience. C’est nous qui constituons l’objet de notre connaissance. C’est un préjugé d’origine platonicienne : la réalité sensible, en elle-même et par elle-même, n’est pas informée. Lorsque, dans la Question juive, Sartre traite de la question de savoir ce qu’est un Juif, il déclare en substance que le Juif n’existe pas : ce qui existe, c’est l’antisémite, qui, par son regard hostile, crée l’existence du Juif. On reconnaît le schéma kantien : c’est le sujet connaissant qui constitue son objet.

Il y a quelques années, des pères jésuites et des pères dominicains expliquaient gravement que l’enfant dans le ventre de sa mère n’existe que s’il est nommé, s’il est reconnu. C’est encore, au fond, le même schéma : l’embryon d’homme n’a pas en lui-même et par lui-même d’existence objective. C’est nous, par la connaissance que nous en prenons, en le nommant, qui lui donnons l’existence. Tout le mouvement antipsychiatrique depuis plusieurs années consiste à affirmer que la maladie du psychisme n’existe pas objectivement : c’est le psychiatre qui crée l’objet de la psychiatrie.

Le docteur Henri Ey, dans son petit livre, se débat contre ces divers préjugés, sans d’ailleurs les rattacher à leurs origines philosophiques inconscientes. Un organisme vivant, en réalité, c’est un psychisme qui, en informant une matière multiple, constitue cet organisme vivant ou ce corps concret que je peux voir et toucher. Lorsque le principe informant s’en va, à la mort, il ne reste pas un corps, mais la matière multiple qui avait été informée et qui ne l’est plus ; ce qu’on appelle le cadavre, qui n’est pas un corps.

Le psychisme, par conséquent, ne se surajoute pas au corps comme le pensaient Platon et Descartes : le psychisme, c’est ce qui constitue le corps organisé. Et donc toute maladie de ce corps organisé, tout trouble organique, est aussi un trouble psychique. Nos grand-mères savaient cela : un enfant qui a des vers intestinaux a aussi des troubles du caractère, tout simplement parce que les parasites sont violemment toxiques. Un organisme intoxiqué ne peut pas être un psychisme équilibré et donc libre. L’un des présupposés de l’antipsychiatrie provient de cette difficulté toute platonicienne et toute cartésienne à comprendre que le psychiatre puisse prétendre à soigner le psychisme en traitant des troubles ou des lésions organiques, car pour un cartésien, le corps et l’âme constituent deux choses. Une armée de psychologues, de psychanalystes et de psychothérapeutes s’imagine aujourd’hui pouvoir soigner les troubles du psychisme sans connaître la biologie humaine et la neurophysiologie : c’est le présupposé cartésien.

Si les maladies du psychisme ne sont pas des maladies de l’organisme, comme le pensent les psychiatres, alors elles sont le résultat de conflits sociaux et politiques : c’est justement ce que répètent les adversaires de la psychiatrie. Contre eux, Henri Ey maintient que les maladies du psychisme sont des maladies de l’individu qui proviennent d’une désorganisation ou désinformation de ce que Ey appelle le corps psychique.

Sous l’influence des courants matérialistes qui travaillent la pensée moderne, un dogme s’est imposé à la plupart de ceux qui font profession de penser pour nous, c’est que la réalité objective, la nature, ne comporte pas de norme objective. Si l’Univers et la nature sont l’œuvre du hasard et de la nécessité, il ne saurait y avoir de norme objective et constituante dans les êtres. Et s’il n’existe pas de norme qui commande à la formation de l’être, par exemple de l’être humain, alors la distinction du normal et du pathologique perd toute signification. Contre ce nouveau préjugé des nouveaux philosophes, Ey montre que bien évidemment la psychiatrie repose sur le discernement de la norme ontologique et ontogénétique qui constitue l’être humain. La maladie du psychisme comme toute maladie organique a une réalité objective, indépendante du psychiatre connaissant parce que la maladie consiste justement à s’écarter de cette norme biologique immanente qui constitue le vivant.

L’ouvrage de Henry Ey a une profonde portée philosophique. Il s’oppose violemment aux courants aujourd’hui dominants et orchestrés. La maladie du psychisme est une désorganisation de l’être, qui est à la fois un être biologique et un être psychique. La psychiatrie est donc à la fois une science de l’homme et une science de la nature, elle est une science biologique. Sous l’influence des philosophies dominantes, nos intellectuels se sont détournés de la biologie, ils l’ignorent le plus souvent. Ils n’aiment pas ce qui est physiologique. Et l’un des dogmes les plus souvent ressassés, c’est qu’il n’existe pas de nature humaine.

Pour un biologiste, la nature humaine, c’est ce qui est inscrit dans le message qu’un homme communique à une femme. C’est l’Idée directrice de l’homme et donc sa norme. Ne reconnaissant ni la réalité objective d’une nature humaine ni celle d’une norme qui commande à la construction de l’homme, les opposants à la psychiatrie sont forcément conduits à considérer celle-ci comme une entreprise tyrannique visant à imposer du dehors une norme qui, à leurs yeux, n’existe pas. Et c’est la raison pour laquelle Henri Ey doit expliquer que le psychiatre n’est pas un policier ni un militant politique. Il est un médecin qui s’efforce d’aider le malade à retrouver la normalité, c’est-à-dire la liberté.

26 La Voix du Nord, 21 janvier 1978