Ravi Ravindra
Le Travail de Gurdjieff et l'enseignement de Krishna

Traduction libre Cet article a été publié dans Gurdjieff : Essays and Reflections on the Man and his Teaching, ed. J. Needleman et G. Baker (New York : Continuum, 1996). Publié également dans R. Ravindra : Spiritual Roots of Yoga. « Si je cessais de travailler », dit Krishna dans la Bhagavad Gita (3.24), « tous ces mondes […]

Traduction libre

Cet article a été publié dans Gurdjieff : Essays and Reflections on the Man and his Teaching, ed. J. Needleman et G. Baker (New York : Continuum, 1996). Publié également dans R. Ravindra : Spiritual Roots of Yoga.

« Si je cessais de travailler », dit Krishna dans la Bhagavad Gita (3.24), « tous ces mondes périraient ». Il conseille à son ami et disciple, Arjuna, d’agir à son propre niveau et à sa propre échelle, comme Krishna lui-même agit au plus haut niveau et à la plus grande échelle [1]. De même, dans le Travail de Gurdjieff, il est fermement et constamment conseillé aux chercheurs de travailler à leur propre niveau, celui de la terre, de peur que la terre ne s’effondre.

Ce n’est pas le lieu pour discuter de la question des liens historiques entre l’enseignement de Gurdjieff et l’Inde. Gurdjieff a beaucoup voyagé et a pu être influencé par les différents courants de la vaste tradition indienne, soit directement, soit indirectement à travers le Tibet et d’autres régions d’Asie. Il fait référence à l’Inde à de nombreuses reprises dans ses écrits, souvent en suggérant que dans des temps anciens, si ce n’est maintenant, des écoles ésotériques dotées de véritables connaissances y avaient existé. Il s’est même qualifié d’« hindou » dans sa première annonce publique parue dans un journal moscovite en 1914, concernant la représentation d’une pièce mystérieuse indienne intitulée « La lutte des mages ». Ce cas particulier n’est peut-être rien de plus qu’un jeu de rôle utile, mais il ne fait aucun doute qu’il connaissait très bien les traditions indiennes et qu’il critiquait souvent sans pitié leurs exagérations et les nombreuses lubies dérivées de l’Inde qui étaient courantes dans les cercles occultes et spiritualistes de son époque.

On ne peut manquer d’être frappé par les nombreux parallèles entre le Travail de Gurdjieff et l’enseignement de Krishna, ainsi que d’autres enseignements traditionnels. Cependant, chaque enseignement a sa propre spécificité, un centre de gravité et une zone d’intérêt particuliers. L’important est de remarquer qu’aucun enseignement réel ne peut être fait par l’esprit humain ordinaire, ici-bas. Il ne peut y avoir de chemin d’ici à Là-bas, à moins que le chemin ne soit tracé de Là-bas à Ici. Aucun enseignement ne peut être vrai s’il ne provient pas d’En-Haut, par la Volonté du Ciel. De grands enseignants et messagers d’En-Haut sont nécessaires pour aider à la descente de la sagesse Céleste en préparant le bon terrain de l’être – corps, esprit et cœur. L’enseignement de Gurdjieff n’est pas personnel, pas plus que ne le sont les enseignements du Bouddha ou du Christ. Il ne revendique aucune invention subjective ou privée de ses idées ; au contraire, il souligne continuellement l’ancienneté de ses idées et de ses pratiques. Elles ne sont originales que dans le sens où elles proviennent de la Source et sont susceptibles de relier les pratiquants sincères aux origines. Cependant, le Travail est unique et fraîs. Et il est exigeant, car il demande une réponse totale. Les élèves de Gurdjieff se souviennent qu’il disait à propos de son enseignement : « Ça, pas bon marché ! » et Madame de Salzmann [2] nous a souvent rappelé la remarque de Gurdjieff : « Très bien, ce n’est pas assez ! ».

Il faut s’attendre à ce que les enseignements authentiques aient naturellement beaucoup en commun en profondeur. Ils sont susceptibles d’être différents les uns des autres en surface, en raison de l’accent mis sur les contingences de temps, de lieu et de langue. Chaque enseignement appartient à son époque, utilisant la modalité de pensée et l’idiome spécifiques aux personnes auxquelles il s’adresse, mais chaque enseignement invite ceux qui l’écoutent à répondre à ce qui est vrai avec une vibration objective tout à fait indépendante de leur propre subjectivité. Tout à fait légalement, comme l’explique en détail Gurdjieff à l’aide de la loi de sept [3] et comme l’indique en passant Krishna (BG 4.1-3), tout enseignement est soumis aux ravages du temps, à moins que l’on ne prenne grand soin de maintenir la vibration originale – qu’il ne faut pas confondre avec les anciennes formes – ou qu’il y ait une revitalisation continue.

La plupart d’entre nous, qu’ils viennent d’Orient ou d’Occident, ont été coupés des eaux vives des grandes traditions qui sont constamment menacées par les forces jumelles de la sentimentalité et de la scolastique. De grands textes existent, de même que de merveilleuses cérémonies et des rituels riches de sens et de connaissances, mais ils n’ont pas d’action sur la totalité de notre être. Nos yeux sont ternis de sorte que nous ne voyons pas clairement et nous ne nous trouvons pas dans l’esprit juste qui nous permettrait de comprendre leur signification. Nettoyer nos yeux et nous connecter à notre esprit juste est le but de l’enseignement et de la pratique du Travail de Gurdjieff. Il est tout à fait raisonnable de se demander quelle lumière les traditions apportent à l’enseignement de Gurdjieff. Mais, en fait, les chercheurs engagés sur cette voie se rendent souvent compte, par leur profonde expérience personnelle, que les traditions se chargent de sens pour eux au contact de l’enseignement de Gurdjieff. Il apporte un regard neuf sur les anciennes formulations et une manière pratique d’entrer en relation avec notre propre profondeur ainsi qu’avec la profondeur des traditions.

Il est vrai que la tradition, si elle est bien comprise, est toujours juste ; mais il est également vrai que la tradition est presque toujours mal comprise, surtout lorsqu’elle est prise de l’extérieur et partiellement, en mettant l’accent de façon exagérée sur la spéculation rationnelle ou sur la dévotion sentimentale. Nous pouvons le constater historiquement : si les traditions n’avaient pas été mal comprises, Krishna, le Bouddha ou le Christ n’auraient pas lancé un défi aussi vigoureux aux gardiens des traditions officielles. On voit non seulement que les traditions sont continuellement trahies, mais qu’elles-mêmes trahissent la vérité – comme l’implique l’une des significations fondamentales du mot tradition. Chaque fois qu’une interprétation scolastique fige la tradition dans une formulation rigide, aussi libératrice qu’elle ait pu être et aussi sanctifiée par le temps, il faut surtout se rappeler les paroles de Krishna : « Pour la personne dont le Soi est réalisé les Védas sont aussi utiles qu’un petit réservoir d’eau lorsque l’eau d’un énorme lac devient disponible » (BG 2:46).

De nos jours, le défi de revitalisation des traditions est lancé par Gurdjieff, non pas pour les détruire mais pour récupérer et libérer leur noyau essentiel de l’incrustation de dogmes, d’exclusivisme et de répétition mécanique. Gurdjieff était un traditionaliste – bien que, de l’avis général, très peu traditionnel – dans le sens où il avait un énorme respect pour les traditions et croyait que toutes les grandes traditions portaient autrefois un noyau de vérité qui s’était perdu et qui pouvait être récupéré à partir des fragments qui avaient été préservés dans les textes sacrés et les cérémonies de nombreuses religions. Il qualifiait son œuvre de « christianisme ésotérique », mais on peut penser que, dans d’autres contextes, il aurait pu l’appeler aussi « bouddhisme ésotérique » ou « islam ésotérique ». L’ésotérisme ne fait pas référence à une quelconque dissimulation, mais plutôt à un niveau plus intérieur et plus élevé, qui n’est pas accessible à l’esprit et aux sentiments ordinaires, non intégrés. Pour s’approcher du niveau ésotérique, une préparation est nécessaire : une préparation non seulement pour comprendre la vérité mais aussi pour la supporter. Plus que toute autre chose, cela exige un sacrifice de nos habitudes mentales et émotionnelles qui nous maintiennent attachés à notre niveau mécanique.

Un exemple particulièrement frappant d’habitude de pensée en rapport avec la tradition indienne est celui de la kundalini qui serait une force située enroulée comme une boucle d’oreille ou un serpent à la base de la colonne vertébrale, dans le chakra (centre subtil d’énergie dans le corps) représentant la terre (prithivi). Dans la plupart des cercles religieux et philosophiques de l’Inde, en particulier ceux, qui sont fascinés par les phénomènes occultes, accordent une très grande valeur à la kundalini. Mais, Gurdjieff n’a rien de positif à dire sur la kundalini. Ayant entrepris, comme il le dit lui-même, « de détruire impitoyablement, sans aucun compromis, dans la mentalité et les sentiments du lecteur, les croyances et les opinions, enracinées en lui depuis des siècles, sur tout ce qui existe dans le monde » [4], il attribue à l’organe kundabuffer, au parallélisme suggestif, la propriété de faire percevoir à l’être humain la réalité à l’envers [5]. Ouspensky cite Gurdjieff disant : « En réalité, Kundalini est la puissance de l’imagination, la puissance de la fantaisie, qui usurpe la place d’une fonction réelle… Kundalini peut agir dans tous les centres et, avec son aide, tous les centres peuvent trouver leur satisfaction, non plus dans le réel, mais dans l’imaginaire… Kundalini est une force qui a été introduite dans les hommes pour les maintenir dans leur état actuel. Si les hommes pouvaient vraiment se rendre compte de leur situation, s’ils pouvaient en réaliser toute l’horreur, ils seraient incapables de demeurer tels qu’ils sont, même pour une seconde. Ils commenceraient aussitôt à chercher une issue, et ils la trouveraient très rapidement, parce qu’il y a une issue ; mais les hommes manquent à la voir, simplement parce qu’ils sont hypnotisés. Kundalini est cette force qui les maintient dans un état d’hypnose. S’éveiller, pour l’homme, signifie être “déshypnotisé” » [6].

Lorsque nous nous remettons du choc causé par la critique impitoyable de Gurdjieff à l’égard de l’un des précieux joyaux de la spiritualité indienne, nous pouvons commencer à examiner à nouveau la tradition. Nous découvrons que l’autorité la plus complète et la plus pertinente sur le yoga, Patanjali, l’auteur des célèbres Yoga Sutras, ne mentionne jamais la kundalini, et que certains textes très anciens et faisant autorité sur le yoga, comme Yoga Yajñavalkya, considèrent la kundalini comme un obstacle à l’évolution spirituelle d’une personne, un obstacle qui doit être éliminé pour être touché et transformé par l’énergie du Ciel. L’être humain est situé le long d’un axe qui s’étend du Ciel à la terre, et le bon ordre intérieur exige un flux d’énergie (prana) du haut vers le bas. Naturellement, les pouvoirs d’en bas, retranchés et enroulés dans l’organisme sous forme de la kundalini [7], résistent et tentent de bloquer l’entrée et le mouvement du prana d’En-haut.

Bien que je sois né et que j’aie été élevé en Inde et que j’aie appris la Bhagavad Gita par cœur lorsque j’étais enfant, ce texte ancien est resté essentiellement un livre fermé. Ce n’est qu’après avoir rencontré les idées et les pratiques du Travail que le texte est devenu vraiment sacré : il est devenu plus profond, plus universel et beaucoup plus engageant existentiellement qu’auparavant. Gurdjieff et Madame de Salzmann soulignaient constamment l’importance de lutter contre sa nature habituelle, l’automate que l’on appelle moi-même. Ce moi, y compris la psyché et le corps, est le champ de bataille dans lequel s’affrontent les forces du vrai moi, le Soi (Atman), et celles de la mécanicité, de l’inattention et de l’inconscience. Le cadre symbolique de la Bhagavad Gita est à juste titre un champ de bataille. Krishna dit dans le Mahabharata que les êtres humains n’ont pas le choix entre la guerre et la paix ; le seul choix concerne le niveau de la lutte du guerrier. Il existe des niveaux de plus en plus subtils sur lesquels la bataille doit être menée encore et encore : à l’intérieur de soi, il y a des forces d’opposition, de résistance et de discorde autant que des forces d’aspiration recherchant l’ordre juste. Arjuna, et par extension chacun d’entre nous, n’a que ce choix : nous pouvons être contraint par notre propre nature, qui est la Nature légitime (Prakriti) suivant ses lois en miniature, à lutter et à souffrir comme une victime du drame cosmique, ou nous pouvons voir la nécessité de travailler et de souffrir intentionnellement comme un instrument des desseins de Krishna. En entreprenant la lutte en tant que yajña (sacrifice, en tant que moyen d’échange avec les niveaux supérieurs), Arjuna contribue au maintien et à la défense de l’ordre (dharma).

Gurdjieff s’est rendu compte que l’humanité contemporaine ne pouvait répondre aux voies religieuses traditionnelles basées sur la foi, l’espoir ou l’amour. Il cite les délibérations du Très Saint Ashiata Sheimash, un messager d’En-Haut, concernant la terreur de la situation humaine :

« Je consacrais une année entière à des observations spéciales sur toutes leurs manifestations et perceptions [des êtres humains], et je me convainquis catégoriquement au cours de cette période, que d’une part, chez les êtres de cette planète, les facteurs qui auraient dû engendrer en leur présence les impulsions êtriques sacrées de Foi, d’Espérance et d’Amour étaient déjà très dégénérés mais que d’autre part, le facteur qui devrait engendrer l’impulsion êtrique sur laquelle se fonde en général tout la psychisme des êtres de système tri-cérébral – impulsion existant sous le nom de conscience morale objective – n’était pas encore atrophié, et demeurait en leurs présences presque dans son état primitif.

En raison des conditions anormalement établies d’existence extérieur ordinaire, ce facteur, pénétrant peu à peu jusque dans les profondeurs de leur conscient qu’il nomment ici le “subconscient”, ne prend de ce fait aucune part au fonctionnement de leur conscient ordinaire » [8].

Gurdjieff a enseigné des moyens pour éveiller la conscience objective – qui a autant à voir avec une perception sensible d’une réalité supérieure qu’avec un insight direct sur soi-même, produisant presque toujours un remords de conscience, mais sans perte d’espoir. L’enseignement de Gurdjieff concerne le corps, le sentiment et l’intellect, et pas seulement l’un ou l’autre. Même si les différentes composantes du Travail peuvent, à différents moments, exiger davantage de l’un ou l’autre aspect de l’être humain dans sa totalité, l’accent est mis sur l’harmonisation de toutes les parties. Le Travail est également appelé la Quatrième Voie, par opposition aux voies qui mettent un peu exclusivement l’accent sur la discipline physique et l’ascétisme, ou sur la foi et la dévotion, ou sur le raisonnement et la connaissance. Tous ces autres aspects ne sont pas ignorés dans le Travail, mais sont plutôt intégrés dans un tout intégral. On peut presque dire que la quatrième voie est destinée à « l’homme numéro quatre » qui n’a pas un développement déséquilibré de l’esprit, des émotions ou du corps, et chez qui les différents centres psychiques sont dans un certain équilibre [9]. On peut dire que l’équilibre des centres est un but intermédiaire du Travail, afin que ce qui est au-dessus des centres puisse avoir la possibilité de s’incarner dans une action consciente dans le monde.

Avec ce contexte du Travail, on s’interroge sur les interprétations traditionnelles de la Bhagavad Gita qui énumèrent les différents yogas (voies, disciplines, pratiques) et mettent presque toujours l’accent sur l’un ou l’autre. Les différents yogas qui sont généralement mentionnés sont : le karma yoga de l’action, le bhakti yoga de l’amour, le jñana yoga de la gnose et le dhyana yoga (ch’an en chinois et zen en japonais) de la méditation. Un examen plus attentif du texte, en gardant toujours un œil sur la pratique réelle et en ne s’en tenant pas exclusivement à une étude théorique, révèle que dans l’ensemble le yoga énoncé par Krishna pour la transformation d’Arjuna est celui du buddhi yoga [10]. Les divers autres yogas constituent des membres du buddhi yoga, comme les divers instruments de musique d’un orchestre, et sont appelés et mis en valeur à différents moments de la symphonie. Ce yoga est basé sur l’éveil de buddhi, l’intelligence et la volonté intégrées. Buddhi est dérivé de la même racine que celle de buddha ; la racine verbale est budh, qui signifie s’éveiller, discerner. Buddhi est la faculté de vision supérieure, de discernement, d’attention, et elle est au-dessus de l’esprit ordinaire (manas) et des sens. Buddhi semble être un composite des centres émotionnels et intellectuels supérieurs dans l’enseignement de Gurdjieff, alors que manas est un composite du mental inférieur et des émotions.

Chez une personne non intégrée, le désir-volonté – qui découle principalement des sens, des goûts et des aversions, des plaisirs et des peurs – dirige l’esprit. Un tel esprit, à son tour, dissipe la vision de buddhi en désirs contradictoires. Si une personne est intégrée, il y a un renversement de cet ordre naturel non éduqué et l’établissement de l’ordre juste. L’ordre interne approprié est une condition préalable au maintien de l’ordre externe. Le dharma externe n’est possible qu’après l’établissement de l’ordre interne juste, qui n’est possible que par la discipline spirituelle (yoga). Le yoga est n’importe qu’elle discipline ou voie ou chemin pour la transformation d’un être humain, d’un état de fragmentation à un état d’intégration, de l’esprit de singe à l’esprit de Bouddha [11].

Il existe une tendance persistante dans les traditions spirituelles de l’Inde, plus prononcée dans les écoles influencées par le Vedanta, à considérer l’ensemble de la création manifestée – individualité, temps, espace, énergie et substance – comme une erreur impie que doit réparer une personne spirituelle. Il convient de noter que la Bhagavad Gita elle-même est plutôt unique dans la tradition indienne en ce qu’elle met l’accent sur l’action dans l’ici-maintenant, sur le corps comme véhicule de yajña et du dharma. L’enseignement de Krishna, tout comme celui de Gurdjieff, n’est pas de faire de nous des anges mais de nous rendre humains – entiers, complets et intégrés.

Les traditions spirituelles indiennes ont été tellement occupées par l’unicité de tout ce qui existe que l’unicité d’une personne, avec sa responsabilité et ses possibilités spécifiques, tend à être ignorée. Il n’y a qu’une seule réalité, et c’est Brahman ; tout le reste est faux. La pluralité peut être autorisée, mais seulement à un niveau inférieur de vérité relative, d’ignorance. Les distinctions ne sont pas considérées comme une marque de vision suffisamment élevée, et ne sont que des apparences. Ce point de vue, bien que semblant provenir de la plus haute réalisation des sages, n’est que théorique et n’est pas lié à leur expérience réelle. Il relègue tout le domaine de l’espace-temps, de la particularité, de l’unicité et de l’histoire à un niveau inférieur, et parvient en quelque sorte à le dénigrer dans la pratique sociale. Malheureusement, entre les mains de ceux qui ne sont pas des sages et qui n’ont ni l’amour qui les accompagne ni le sens de l’unicité de toute chose – et c’est le cas de presque tout le monde, sans exclure les théologiens et les philosophes – le résultat est assez pitoyable.

Une grande partie de la spiritualité indienne donne facilement l’impression que l’individualité est une illusion dont le sage se débarrasse lorsqu’il est illuminé. Étant donné l’accent mis par Gurdjieff sur le développement d’une véritable individualité, d’un Moi indivisible, d’êtres humains « ayant en leur présence toutes les possibilités de devenir des particules d’une partie de la Divinité » [12], nous devons revoir notre position. S’il est vrai que Krishna enseigne le renoncement au moi égoïste (samkalpa atma), il ne conseille pas l’abandon de l’individualité (svabhava) qui est le véritable représentant en chaque personne de Krishna lui-même, d’Atma même, du Soi réel. Selon Krishna, l’intégration d’une personne n’est possible que par la découverte de son individualité, son svabhava, son propre devenir essentiel. L’un des enseignements fondamentaux de la Bhagavad Gita est que personne ne peut être vraiment libre sans suivre son propre svabhava, qui se manifeste dans le svadharma et le svakarma correspondants. En d’autres termes, seules les entreprises et les actions qui correspondent aux tendances les plus profondes de chacun et à la place qui lui revient dans le schéma cosmique peuvent conduire à la liberté.

Bien sûr, cette liberté ne concerne qu’un niveau d’existence particulier, et elle n’est possible que lorsque les exigences de ce niveau sont satisfaites. Sinon, comme le dit Krishna, on est contraint de revenir encore et encore à ses désirs les plus profonds et les plus insatisfaits. L’incarnation humaine est nécessaire, utile et sacrée ; elle a lieu dans le but d’entreprendre une action, qui est requise pour le maintien de l’ordre intérieur et extérieur. Le monde est réel, même si, en général, nous vivons dans un monde imaginaire de notre propre fabrication et non dans le monde réel.

Outre le désintéressement (et l’absence d’orgueil qui l’accompagne) et les sentiments naturels de compassion et d’amour qui caractérisent tous les sages, il y a une caractéristique qui mérite d’être soulignée et qui est rarement mentionnée. Un sage voit simultanément l’unité de tout ce qui existe et l’unicité de chaque chose. On ne peut pas ne pas être conscient du paradoxe apparent que cela implique. Cependant, nous parlons de l’expérience des sages et non des limites de notre esprit ordinaire. C’est un fait de leur existence et de leur comportement que, dans leur relation avec les autres, les sages sont conscients que chaque être humain est une manifestation de l’Énergie Divine Une, mais qu’en même temps, chaque personne présente un potentiel unique (et les difficultés particulières correspondantes) et une expression merveilleusement unique de l’Immensité. Chaque personne est reliée à l’Unité – et en fin de compte, tout ce qui existe est Krishna ou Brahman, ou, comme l’a dit Madame de Salzmann, tout provient de la même énergie consciente – mais une personne n’est pas remplaçable par une autre comme une pièce dans une machine. L’Un est unique dans chaque manifestation. C’est précisément parce qu’un sage se connaît très bien lui-même et qu’il est donc devenu une « première personne universelle » que chacun est considéré par le sage comme étant à la fois un avec la Source et unique en lui-même.

Il est nécessaire de faire une dernière remarque en rapport avec la compréhension de l’individualité. Dans la pensée indienne, et en particulier dans les Yoga Sutras, la première manifestation de l’ignorance fondamentale (avidya) est appelée asmita, que l’on traduit souvent par individualité. Littéralement, cela signifie « je suis ceci ou je suis cela ». Cette expression est faussement proche de JE SUIS, une pratique significative dans les évangiles [13] et sacrée dans le Travail de Gurdjieff, comme en témoigne le titre de la troisième série d’écrits de Gurdjieff : « La vie n’est réelle que lorsque Je suis ». L’asmita est une limitation de l’Être par la spécification et la restriction, et conduit donc à la petitesse et à la suffisance. JE SUIS, par contre, est la pratique de la conscience et de la participation à la plénitude de l’Être, et conduit toujours à l’humilité.

Madame de Salzmann a souvent insisté sur la nécessité de surveiller le point subtil de transition entre l’effort, qui est fait par l’ego, et le lâcher-prise de l’effort de l’ego afin que ce qui est plus élevé, et donc inconnu de l’ego, et certainement pas sous son contrôle, puisse entrer et nous transformer d’En-Haut. L’action réelle et véritable vient d’En-haut et ne peut être contrôlée d’en bas. Dans la terminologie de la Bhagavad Gita, une personne peut courtiser Krishna, mais pas le contraindre. C’est pourquoi un bon aspirant est simultanément un guerrier actif et un amant – jusqu’à ce qu’il devienne un bien-aimé réceptif, sachant quand s’affirmer et quand se rendre : bien-aimé en haut et guerrier en bas.

Après avoir recommandé à Arjuna d’accomplir son propre dharma et d’agir comme le bon guerrier qu’il est, Krishna dit vers la fin de la Bhagavad Gita (18:66) : « Mettant tous les actes méritoires (Dharma) sur le côté, abandonne-toi uniquement et complètement à Ma volonté. Je te libérerai de tout péché. N’aie pas de peine. » On peut abandonner tous les dharmas et tous les efforts si on est complètement discipliné et vigilant contre les distractions d’en bas. Bien aligné et ordonné, on est un vaisseau spacieux rempli d’En-Haut. Une telle personne est un Krishna miniature, un humain microcosmique, qui aide à maintenir le cosmos par un Travail alchimique.

Mais ce qui est vrai au sommet de la montagne ne l’est pas à la base. Cet enseignement, « le plus secret (ésotérique) de tous les secrets » (BG 18:63), « ne doit pas être divulgué par toi à quiconque est sans austérité, non dévoué et non obéissant », prévient Krishna dans le verset immédiatement suivant (18:67). Il ne faut pas abandonner l’action juste, l’effort et le dharma, par lâcheté, apitoiement ou paresse. Seul un guerrier gagne le droit d’être un amant, et ensuite d’être l’aimé. En fin de compte, bien sûr, il est moins important de connaître Krishna ou de l’aimer que d’être connu et aimé par lui.

Il est presque inévitable que, dans n’importe quelle tradition, les mots accompagnant les observations du sommet de la montagne soient tôt ou tard reproduits dans les manuels de philosophie et de religion, et qu’ils soient lus, discutés et débattus, sans être accompagnés par la pratique qui seule pourrait aider à incarner la vision. C’est pour se prémunir contre cette partielisation et cette dégénérescence de la vision qu’il est traditionnellement recommandé à un chercheur de travailler avec un maître qui incarne l’enseignement et reste dans un échange dynamique avec les niveaux supérieurs et inférieurs. Un maître pratique a toujours un rappel nécessaire, comme dans la remarque pertinente qui suit de Madame de Salzmann : « Les personnes religieuses parlent du Seigneur, de l’Éternel. C’est une énergie d’un niveau très élevé. Ils disent que le Seigneur m’aide ; c’est vrai, mais il faut que je fasse quelque chose. Je dois me préparer à ce que ce Seigneur m’aide » [14].

Le sentimentalisme et la scolastique sont les deux principales voies par lesquelles la vitalité de toute tradition spirituelle est drainée. Cela s’est également produit en Inde. La compréhension purement mentale de la vision suprême des sages, dans laquelle Atman est dit ne faire qu’un avec Brahman, c’est-à-dire que le moi le plus profond d’une personne est identique à l’Absolu le plus élevé, a eu tendance à nous faire oublier la situation réelle dans laquelle nous sommes très loin de la réalisation de cette identité suprême. Si nous ne reconnaissons pas notre situation réelle, et si nous ne souffrons pas de notre aliénation au Réel, rien ne peut en fait changer. Dans le creuset de cette souffrance, ce qui nous maintient attachés aux niveaux superficiels de nous-mêmes peut être dissous. « Reste en face de ton insuffisance », exhortait sans cesse Madame de Salzmann ; « souffre le fait que tu es en fragments ! ».

L’aspect significatif de tout enseignement véritable, qu’il s’agisse de Krishna ou de Gurdjieff, est la préparation de l’être humain tout entier afin d’être en mesure de recevoir l’énergie et la substance d’au-dessus de soi. De manière assez typique dans la tradition philosophique indienne, le plus haut réside dans la partie la plus profonde de la personne. La personne n’est pas limitée par le corps physique, et la frontière entre l’intérieur et l’extérieur n’est pas déterminée par la peau. Il existe des niveaux de plus en plus subtils à l’intérieur d’une personne et l’on peut accéder à un soi plus réel si l’on est prêt et capable de payer le prix requis, à savoir le sacrifice du samkalpa atma (soi fantaisiste). L’un des souvenirs les plus forts que j’ai de Madame de Salzmann est celui d’une femme assise comme une combinaison de tigre et de faucon, compatissante dans l’espoir qu’elle dégageait et terrifiante dans l’exigence objective, demandant « Êtes-vous prêt à payer le prix ? »

Le travail, comme le yajña dans la Bhagavad Gita, est l’occasion, le processus ou le moyen d’un échange de substances ou d’énergies entre les niveaux d’être. L’invocation de forces supérieures (devas, dieux) ou leur alimentation est un yajña. Les dieux nourrissent les êtres humains par le biais de yajña, et sont à leur tour nourris par les êtres humains par le biais de yajña, dans un cycle d’entretien réciproque (BG 3:10-13). L’univers entier est créé en tant que yajña et est soutenu par lui. Nous ne pouvons vivre sans participer au rite cosmique, le yajña universel ; et nous sommes soit des instruments, soit des victimes. Par l’acte volontaire du sacrifice, en particulier le purusha yajña, une personne s’offre en sacrifice. En cela, le moi est le sacrifiant, le moi-ego est l’oblation, et le Soi réel est le mangeur du sacrifice. En devenant la nourriture du Soi, l’ego devient sacré ; en sacrifiant sa volonté propre, une personne peut être voulue par le Soi.

Sans une véritable intégration interne, on est fragmenté et en morceaux ; il y a de la discorde à l’intérieur, qui s’ajoute à la discorde extérieure. Ce qui est nécessaire, comme le disait Gurdjieff, c’est de mourir à son moi ordinaire alors qu’on est encore vivant, c’est-à-dire à ses habitudes et à ses attachements. Ce n’est que lorsque le prix requis a été payé qu’une nouvelle naissance peut avoir lieu. Il faut travailler pour entrer en contact avec les niveaux supérieurs – un contact vivant, substantiel, qui ne se limite pas à la philosophie rationnelle ou à la poésie des vœux. Il convient de citer un fragment d’une lettre que Madame de Salzmann a écrite à l’auteur : « C’est un moment où les idées ne suffisent pas. Il y a une force, une force supérieure ; elle est en nous, mais elle ne peut avoir aucune action tant que notre état ne le permet pas – tant que nos centres ne sont pas reliés. A ce stade, les idées ne coopèrent pas, il faut sentir l’insuffisance intérieure, être touché, en souffrir et donner toute son attention à cette relation intérieure qui ouvrira la porte à l’énergie supérieure » [15].

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1 Les remarques sur la Bhagavad Gita faites dans cet article ont constitué la base d’une conférence donnée à la Société d’Études et de Recherches pour la Connaissance de l’Homme, à Paris, France, en juin 1981. A ce sujet, voir R. Ravindra, « Teaching of Krishna, Master of Yoga », American Theosophist, v. 72, 55-61, 1984. Également inclus dans Yoga and the Teaching of Krishna par R. Ravindra ; Theosophical Publishing House, Adyar, Chennai, Inde, 1998.

2 Née en 1889, Madame Jeanne de Salzmann a hérité de la responsabilité du Travail en 1949 après la mort de Gurdjieff, et a assumé cette responsabilité avec une intelligence et une force extraordinaires jusqu’à ce qu’elle quitte son corps physique à l’âge de cent un ans en 1990.

3 Sur la loi des sept, voir P.D. Ouspensky, Fragments d’un enseignement inconnu, chapitre 7.

4 G.I. Gurdjieff, All and Everything: Beelzebub’s Tales to His Grandson, Préface.

5 ibid. p.88.

6 Ouspensky, op. cit., p. 220.

7 Il peut être utile de citer une autorité contemporaine sur le yoga à cet égard : « Si vous analysez ce que j’ai dit, vous verrez que la kundalini n’est rien d’autre que ce qu’on a appelé avidya [ignorance]. De la même façon qu’avidya est devenu si puissant qu’il empêche purusha [l’esprit, la personne même] de voir, la kundalini empêche le prana d’entrer dans la sushumna [le canal central du corps pour la circulation du prana]. » T.K.V. Desikachar, Religiousness dans Yoga : Lectures on Theory and Practice, édité par M.L. Skelton et J.R. Carter, University Press of America, Lanham, MD, 1980, p.244.

8 G.I. Gurdjieff, op. cit. , p. 359. (version française pages 346-347)

9 Pour les détails et les définitions, voir Ouspensky, op. cit. chapitres 2 et 4.

10 Pour une discussion détaillée de la buddhi et du yoga de la buddhi, et des notions comparables dans la pensée de Plotin, voir A.H. Armstrong et R. Ravindra : « The Dimensions of the Self : Buddhi in the Bhagavad Gita and Psyché in Plotinus ; » Religious Studies, vol. 15, pp. 327-342, 1979. Également inclus dans Yoga and the Teaching of Krishna par R. Ravindra ; Theosophical Publishing House, Adyar, Chennai, Inde, 1998.

11 A ce sujet, voir R. Ravindra : « Yoga : The Royal Path to Freedom », in Hindu Spirituality : Vedas through Vedanta (volume 6 de The Encyclopedic History of World Spirituality) ; ed. K. Sivaraman ; New York, Crossroad Publishers, 1989. Également inclus dans Yoga and the Teaching of Krishna par R. Ravindra ; Theosophical Publishing House, Adyar, Chennai, Inde, 1998.

12 G.I. Gurdjieff, op. cit. , p. 452.

13 A ce sujet, voir R. Ravindra, The Yoga of the Christ, Element Books, Shaftesbury, 1990, en particulier les chapitres 6 et 14. Ce livre a été publié sous le titre Christ the Yogi en 1998, et sous le titre The Gospel of John in the Light of Indian Mysticism en 2002 par Inner Traditions International, Rochester, Vermont, U.S.A. Publié également par la Theosophical Publishing House, Adyar, Chennai, Inde, 2007.

14 Cette remarque et d’autres remarques de Madame de Salzmann dans ce qui suit sont tirées de R. Ravindra, Heart Without Measure : Gurdjieff Work with Madame Jeanne de Salzmann ; Shaila Press, Halifax, Canada, 1999. Une version de poche a été publiée par le Morning Light Press, Sandpoint, Idaho, U.S.A. en 2002.

15 Communication privée ; reproduite dans Heart Without Measure:Gurdjieff Work with Madame Jeanne de Salzmann, op. Cit.