13 septembre 2024
Les boucles étranges conduisent souvent à des régressions infinies, comme cette image de carnets dans des carnets que j’ai dessinée dans un carnet
CAMBRIDGE, MA, 13 SEPTEMBRE, 2024. J’ai récemment rencontré un écrivain, que j’appellerai Bob, aussi obsédé que moi par le problème corps-esprit. Ce problème concerne, dans un sens strict, la manière dont la matière crée l’esprit, mais il englobe également les énigmes de la conscience, de l’intelligence, du libre arbitre, du soi, du sens, de la moralité…
Le problème corps-esprit, en bref, est le mystère de ce que nous sommes. Et de ce que nous devrions être. L’énigme clé est la conscience, sans laquelle rien d’autre n’a d’importance. Je n’ai pas envie de défendre cette proposition, je l’affirme simplement comme un axiome.
Bob réfléchit aux récentes avancées en matière d’intelligence artificielle et se demande si elles favorisent tel ou tel modèle de cognition. J’ai dit à Bob que je n’étais pas un adepte des modèles dominants de l’esprit. Je pensais à la théorie de l’information intégrée, à l’outil de l’espace de travail global et à l’engin de Penrose-Hameroff.
Le seul modèle qui me semble vrai, ai-je dit à Bob, ou du moins sur la bonne voie, est la boucle étrange de Douglas Hofstadter, qui est rarement mentionnée dans les débats sur le corps et l’esprit. Je décrirai ci-dessous l’idée de boucle de Hofstadter. Ou du moins, essayer.
Hofstadter est un… Eh bien, qu’est-ce qu’il est exactement ? Il est difficile à définir. Je le qualifierais de philosophe, mais Hofstadter déteste la plupart des philosophes (son ami Daniel Dennett, qui vient de mourir, étant une exception). On pourrait qualifier Hofstadter de polymathe, car ses idées puisent dans les mathématiques, la physique, la biologie, les sciences cognitives, l’informatique, l’art, la musique, le zen, et j’en passe.
Il est surtout connu pour son opus Gödel, Escher, Bach : An Eternal Golden Braid (tr fr Gödel, Escher, Bach : Les Brins d’une Guirlande Éternelle), paru en 1979 et toujours aussi étonnant. Ce livre de 777 pages traite de nombreux sujets. Mais son objectif principal — qui peut être difficile à discerner au milieu des digressions exubérantes de Hofstadter — est le problème corps-esprit.
La solution de Hofstadter est la boucle étrange, c’est-à-dire quelque chose qui fait quelque chose à elle-même. Elle se réfère à, réfléchit, définit, restreint, contredit, poursuit, joue avec, se crée elle-même. Comme le théorème de Gödel sur les limites des théorèmes. Le dessin d’Escher représentant des mains se dessinant l’une l’autre. Les fugues de Bach, qui s’enroulent sur elles-mêmes comme des bandes de Möbius.
Hofstadter explique, avec force détails, comment des processus purement physiques génèrent des esprits et du sens. Les boucles au niveau des électrons et des quarks donnent lieu à des boucles au niveau des gènes et des neurones, jusqu’au niveau des symboles, des concepts et du sens.
La langue, qui consiste en des mots définis par des mots, est un immense enchevêtrement de boucles étranges. Il en va de même pour les mathématiques, la science, la musique, l’art et toute la culture humaine. Gödel, Escher, Bach est également une boucle étrange. Sa structure ressemble à une fugue, avec des thèmes et des motifs récurrents, et parle constamment de lui-même.
L’esprit humain est la boucle la plus étrange de toutes. Nos esprits sont des boucles étranges qui traitent des symboles, qui sont générées par la matière et qui exercent une influence sur elle. Tissez toutes les boucles à différents niveaux et vous obtiendrez la « guirlande dorée éternelle » de l’existence.
Pour Hofstadter, les boucles étranges constituent le mécanisme essentiel des esprits, quelle que soit la forme qu’ils prennent. Les machines réellement intelligentes, si nous les construisons, et les extraterrestres, si nous les rencontrons, doivent avoir des esprits en boucle, tout comme nous.
Le problème corps-esprit est lui-même une boucle étrange, qui s’enroule comme un ouroboros au cœur de la philosophie, de la science, des mathématiques, de l’art, de tout. Certains experts, notamment Dennett, l’ami de Hofstadter, s’efforcent d’expliquer le problème corps-esprit. Mais à mon avis, Hofstadter — et ce commentaire pourrait le faire grimacer — rend le problème plus mystérieux, voire mystique.
Pourquoi grimacerait-il ? Parce qu’un paradoxe se cache dans la carrière de Hofstadter. Son œuvre me semble être un long argument contre la réduction des esprits à des processus physiques. Et pourtant, ironiquement, Hofstadter est un réductionniste et un matérialiste militant qui minimise l’importance de la conscience et du libre arbitre.
« Il faut que nous nous rappelions, écrit-il dans Gödel, Escher, Bach, que les lois physiques sont ce qui fait tout fonctionner jusque dans le fin fond des coins et recoins neuroniques qui sont trop éloignés de nous pour que nous puissions les atteindre avec nos sondes introspectives de haut niveau ».
Hofstadter est d’accord avec Dennett pour dire que la conscience n’est « pas un mystère aussi profond qu’il n’y paraît » parce qu’il s’agit d’une « illusion ». Hofstadter veut apparemment dire par là que nos pensées et perceptions conscientes sont souvent trompeuses et qu’elles sont insignifiantes par rapport à tous les calculs qui se déroulent sous le niveau de notre conscience.
Notre sentiment de libre arbitre est également une illusion, selon Hofstadter. Il m’a dit qu’il n’avait pas l’impression d’avoir vraiment pris de décisions dans sa vie. « J’ai l’impression que les décisions sont prises pour moi par les forces à l’intérieur de mon cerveau ».
Je ne suis pas d’accord avec Hofstadter pour dire que la conscience et le libre arbitre sont des illusions. Mais je suis tout à fait d’accord avec son affirmation la plus originale et la plus profonde : au fond de tout, quelque chose se fait quelque chose à elle-même.
Dans I Am a Strange Loop (tr fr Je suis une boucle étrange), la suite plus accessible de Gödel, Escher, Bach qu’il a publiée en 2007, Hofstadter qualifie la boucle étrange de « cycle fermé ». Il écrit que « malgré l’impression de s’éloigner toujours plus de son point de départ, que l’on aboutit étrangement exactement là où l’on avait commencé ». Un exemple paradigmatique est l’escalier d’Escher, qui monte, monte et monte, mais n’aboutit jamais nulle part.
Le fabuliste argentin Jorge Luis Borges offre un exemple encore plus frappant de boucle dans sa fable effrayante « Borges et moi ». Il y décrit comment lui, le vrai Borges, est opprimé par son personnage d’auteur, Borges. Quoi qu’il fasse, quoi qu’il crée, l’autre Borges le récupère. « Ainsi, ma vie est une fuite, et je perds tout, et tout appartient à l’oubli, ou à lui », écrit « Borges ». « Je ne sais pas lequel de nous deux écrit cette page ».
C’est l’inverse cauchemardesque du dessin d’Escher représentant deux mains qui se créent mutuellement. Si Borges savait dessiner, il pourrait montrer deux mains qui s’effacent frénétiquement l’une l’autre.
En 1981, je suis sorti d’une transe psychédélique convaincu d’avoir découvert le secret de l’existence : Dieu traverse une perpétuelle crise d’identité cosmique. Pensez à la responsabilité ! Être Dieu ! Comme le Borges de « Borges et moi », Dieu fuit son/sa/leurs/lui-même. Toute cette folle aventure humaine cosmique, cette guirlande dorée éternelle (nous l’espérons) dans laquelle nous nous trouvons, découle de cette autopoursuite en boucle de Dieu.
Voilà. C’est le secret de l’existence.
J’ai fini par me persuader que ce moi cosmique anxieux que j’avais rencontré, ou que j’étais devenu, au cours de mon voyage, n’était qu’une projection de mon petit moi angoissé. Mais j’ai des flashbacks de cette vision sublime et infernale chaque fois que je contemple des boucles étranges. Comme en ce moment.
Quand j’ai dit à Bob que j’aimais le modèle de la boucle étrange de Hofstadter parce que j’étais un jour devenu la boucle étrange qui crée tout, il m’a fait un petit sourire sec. Oui, Bob devrait être sceptique, je le serais aussi si je n’avais pas fait ce voyage en 1981.
Mais cette expérience, ainsi que les écrits fantastiques de Hofstadter, m’ont convaincu que si Dieu existe, Il/Elle/Iels doit être une boucle étrange. Oui, ce sont des boucles étranges sur toute la ligne.
Pour en savoir plus :
Consultez mon profil de Hofstadter dans mon livre gratuit en ligne Mind-Body Problems, dont j’ai emprunté certaines parties pour écrire cette chronique. Mes livres Quantum Experiment et Pay Attention sont également assez bouclés.
Consciousness and the Dennett Paradox (La conscience et le paradoxe de Dennett)
Drawing a Pen with the Same Pen and Other Strange Loops (Dessiner un stylo avec le même stylo et autres boucles étranges)
What Is It Like to Be God? (Qu’est-ce que c’est que d’être Dieu ?)
Texte original : https://johnhorgan.org/cross-check/is-god-a-strange-loop