Traduction libre
Plaisir et joie. La recherche du plaisir. Joie spontanée.
L’action juste. La vraie spiritualité.
D’après la tendance de la discussion qui a suivi l’exposé d’hier, je suis enclin à aborder plus longuement aujourd’hui la question du plaisir et de la spiritualité. Dans de nombreuses approches religieuses traditionnelles, cette question du plaisir et du sexe a été très déformée.
L’esprit humain ou l’ego vit dans un état de dualité ou de conflit. Il essaie toujours de séparer le plaisir de la douleur, le bien du mal, la vertu du vice, la spiritualité de la matérialité. Mais la vie est entière, sans division. La vérité ou la spiritualité se trouve au-delà de la dualité et du conflit ; tant que vous êtes pris dans un conflit, vous êtes loin de la spiritualité. Si vous commencez par une approche intellectuelle, vous penserez certainement que la spiritualité est une négation de la matérialité, que la recherche de Dieu exige la négation du plaisir. Vous pouvez penser que la spiritualité s’apparente à l’ascétisme, mais si vous y regardez de plus près, vous constaterez que le plaisir et la douleur ne sont pas très différents, bien que l’esprit humain ait tendance à les diviser. La recherche du plaisir ne peut se faire sans douleur. Cela ne signifie pas que pour éviter la douleur, il faille éviter le plaisir ; l’évitement du plaisir reste un plaisir. Lorsque l’on renonce aux plaisirs de la vie et que l’on adopte un mode de vie ascétique, ce dernier devient un mode de plaisir. Même la poursuite de la vertu est une voie de vice.
En outre, si vous évitez ou refusez le plaisir, vous refuserez également la joie, vous refuserez également la beauté de la vie. Et s’il vous plaît, n’interprétez pas cela comme un encouragement à l’indulgence — la vie de joie n’est pas une vie d’indulgence. Derrière chaque plaisir, il y a un élément de joie et de beauté ; s’il n’y avait pas de beauté ou de joie, il n’y aurait pas de plaisir. Dieu, à mon sens, est un état de joie. L’amour ou la vérité est un état de joie. Refuser la joie dans la vie, c’est refuser Dieu, refuser la vérité et la beauté.
Le plaisir est une dérivation de la joie provoquée par un processus intellectuel. Lorsque vous éprouvez un sentiment de joie créative, vous constatez qu’il n’y a pas d’observateur, qu’il n’y a pas d’expérimentateur, qu’il n’y a pas d’ego dans cet état. Par exemple, lorsque vous voyez le soleil se coucher derrière les arbres et les sommets des montagnes, et que vous êtes remplis d’un grand sentiment d’admiration et de beauté, à ce moment-là, votre ego est complètement dissous ou fusionné dans cette vue. Il n’y a pas de dualité entre celui qui jouit et celui qui est apprécié, mais seulement un état d’émerveillement et d’admiration. Mais si vous dites que vous devez venir ici tous les jours pour voir le coucher de soleil parce que vous l’appréciez tellement, et que vous revenez le lendemain à l’heure prévue, l’expérience sera très différente de celle d’aujourd’hui. L’expérience d’aujourd’hui était spontanée et créative ; l’expérience de demain est planifiée et est le résultat d’une poursuite. Aujourd’hui, l’esprit était absolument frais, il n’anticipait rien. Lorsque vous prévoyez de venir admirer le coucher de soleil le lendemain, votre esprit est encore rempli des souvenirs d’aujourd’hui. Demain, vous ferez donc l’expérience de vos souvenirs, de votre expérience passée, et non de quelque chose de créatif et de nouveau. Même si aujourd’hui il s’agit d’une joie créative, demain il s’agira d’un plaisir. La différence est que la joie est spontanée, alors que le plaisir est quelque chose que l’on recherche. Une expérience joyeuse libère l’esprit, libère le cœur et ne charge pas l’esprit de souvenirs — la joie n’est pas cumulative. Mais lorsque l’on recherche le plaisir, les expériences s’accumulent et se rassemblent autour d’un centre que l’on appelle l’ego ou le moi. Dans un état de joie, l’ego est réduit à néant ; dans la poursuite du plaisir, l’ego est au centre. Si vous ne gardez pas le souvenir de cette expérience joyeuse, vous ne la poursuivrez pas demain comme un plaisir.
Une autre chose à comprendre est que la joie n’est jamais ennuyeuse ; on ne peut jamais avoir trop de joie. Mais le plaisir poursuivi au-delà d’une certaine limite devient ennuyeux. À mesure que l’on recherche le plaisir, l’esprit s’alourdit d’expériences, de souvenirs et d’ego, et perd sa sensibilité. La question n’est pas de savoir si nous devons renoncer ou fuir le plaisir et mener une vie ascétique. La seule question est de savoir si nous pouvons vivre dans un état de vide et de simplicité dans lequel il n’y a pas d’accumulation, mais une expérience de la joie d’instant en instant sans recherche. Lorsque j’utilise le mot renoncement, je ne veux pas dire que vous devez renoncer à la voie de la joie, à la vie de joie, mais seulement à la recherche et à la poursuite du plaisir.
Le plaisir est une poursuite de souvenirs, une sensation psychologique dérivée de souvenirs passés — il n’y a rien de nouveau ou de créatif là-dedans. En fin de compte, le plaisir vous ennuiera ou vous liera et vous asservira. Poursuivre le plaisir, c’est refuser la liberté, refuser la beauté et la joie de vivre. Il ne sert à rien de condamner ou d’éviter le plaisir. Il s’agit seulement de le laisser venir à soi sans le rechercher, car même si l’on renonce à la recherche psychologique du plaisir, le plaisir sensoriel subsistera dans la vie. Mais si l’on y regarde de plus près, le plaisir sensoriel est momentané et ne crée aucun problème. Le problème n’est créé que par la pensée, par le processus intellectuel qui tente de construire la joie à partir du plaisir. Une vie de joie est donc une vie libre de toute indulgence sensuelle ; ce n’est pas une vie d’ascétisme, de stoïcisme ou de déni. À mon avis, il n’y a rien de plus répressif et de plus stupéfiant qu’une telle vie. Mais encore une fois, je tiens à insister sur ce point : ne prenez pas ce que je dis pour un plaidoyer en faveur de l’épicurisme ou de l’indulgence. L’indulgence dans le plaisir et l’évitement du plaisir peuvent être aussi destructeurs l’un que l’autre.
Vous devez trouver un équilibre, un point délicat où il n’y a ni indulgence ni abstinence. C’est une question d’intelligence et de bon jugement, et vous devrez le découvrir ou le développer vous-même — aucun gourou, aucun enseignant, aucun prophète ne peut vous l’apprendre. Les personnes qui établissent des règles d’abstinence et de répression sexuelle sont des névrosés, pas des personnes éveillées. Un yogi ou un saint qui réprime son désir peut garder un extérieur très calme, un visage calme, mais lorsqu’il brûle à l’intérieur, il est en conflit ; il est divisé et fragmenté, il n’est pas spirituel. Un homme saint est quelqu’un qui est entier à l’intérieur et à l’extérieur. Vous savez peut-être que le mot « saint (holy) » vient de « totalité (whole) », qui signifie « entier », « non divisé », « non fragmenté ». Saint ne signifie pas quelque chose de surnaturel, d’étrange. Une personne sainte signifie simplement quelqu’un qui est intégré, qui est un et le même à l’intérieur et à l’extérieur. Si vous vivez une vie sans conflit, vous êtes saint.
Lorsque vous serez libérés de tout conflit intérieur, vous serez libérés de tout conflit dans votre environnement. Vous vivrez en paix avec vos voisins et avec les autres êtres humains, et c’est la seule façon de mettre fin à la guerre. La guerre ne peut être arrêtée par des révolutions extérieures, par la pratique du pacifisme, en prêchant ou en parlant de paix. La guerre ne peut cesser qu’en provoquant cette révolution intérieure dans votre psyché, lorsque vous vivez sans conflit. Ainsi, quoi que vous fassiez, vous ne devez comprendre qu’une chose : vos actions doivent émaner d’un état exempt de conflit et se terminer dans un état exempt de conflit. Toute action qui n’est pas orientée dans ce sens est destructrice. Pour cela, vous devrez devenir votre propre gourou ou enseignant, et vous devrez apprendre de votre propre vie. L’esprit humain est devenu très paresseux après des siècles de conditionnement. Nous avons tous développé un étrange besoin de nous tourner vers quelqu’un d’autre pour nous guider ou nous diriger, mais nous devons comprendre que suivre quelqu’un d’autre sans développer notre propre intelligence, c’est détruire l’intelligence.
Pour moi, un esprit spirituel est donc un esprit libre de tout conflit, libre de toute opposition. Il ne renie rien, il ne court après rien, il ne recherche ni les plaisirs, ni la renommée, ni la célébrité, ni l’argent, et il ne fuit aucune de ces choses. La Bible dit : « Le chemin est droit, la porte est étroite ». Le chemin de la vérité ou de la spiritualité est très, très étroit — une ligne mince entre deux opposés et vous devez marcher très attentivement. Une vie spirituelle est une vie de responsabilité totale, de soin et d’attention — soin de soi et soin des autres. Dans cette vie, votre action est telle qu’elle vous apporte le bonheur à vous et à tous les autres.
La véritable spiritualité signifie que mon amour pour une personne et mon amour pour tous les autres ne sont pas en conflit. Mais l’esprit humain vit normalement en conflit — il crée une relation exclusive avec quelqu’un et entre en conflit avec les autres. Par exemple, vous pouvez être en grande harmonie ou en communion avec une femme et ressentir un grand sentiment d’amour pour elle. Dans cet état d’amour ou de communion, vous pouvez vous cacher et vivre dans le monde de votre imagination ou de vos émotions. Vous êtes heureux tous les deux, mais vous oubliez le reste du monde, le reste de votre vie. C’est une division, et cette division crée un conflit. Cette relation devient un moyen d’échapper à la réalité de la vie. La vraie question est de savoir si vous pouvez vivre en harmonie dans cette relation sans pour autant fuir le reste de la vie, le reste de vos relations. L’esprit orienté vers le plaisir a tendance à éviter toutes les relations qui lui posent un défi. Peut-être que dans cette relation individuelle, il n’y a pas de défi — c’est si beau et si agréable — et vous essayez d’éviter toutes les autres relations qui vous posent un défi. Ce type de division doit cesser, et s’il est possible d’y mettre fin, un changement se produit dans toutes vos relations, dans l’ensemble de votre vie. La relation entre deux personnes n’est plus centrée sur l’ego. Elle s’inscrit dans une harmonie beaucoup plus grande.
Grottaferrata
21 juin 1974