monseigneur Germain
Harmonie et déséquilibre entre école de méditation et école de prières

J’estime qu’il est bien pour nous, les hommes, d’avoir des idées claires et je remarque que dans notre tête il y a souvent des confusions. Certaines personnes méditent en pensant qu’elles prient et il y a des personnes qui prient en pensant qu’elles méditent, il y en a qui font les deux et cela ne signifie pas forcément la même chose. Alors mon but, c’est d’apporter autant qu’il est possible et selon la tradition dans laquelle je vis, la Tradition Orthodoxe, un peu de clarté dans ce type de sujet.

Monseigneur GERMAIN est Évêque de Saint-Denis et de l’Église Catholique Orthodoxe de France

Compte rendu de la conférence donnée à PANHARMONIE le 19 janvier 1980

(Revue Panharmonie. No 186. Avril 1981)

J’ai prévu de vous présenter un sujet un peu particulier, dit Monseigneur Germain. Pourquoi est-ce que je propose ce type de problème ? C’est un peu pour me donner des arguments à moi-même. J’estime qu’il est bien pour nous, les hommes, d’avoir des idées claires et je remarque que dans notre tête il y a souvent des confusions. Certaines personnes méditent en pensant qu’elles prient et il y a des personnes qui prient en pensant qu’elles méditent, il y en a qui font les deux et cela ne signifie pas forcément la même chose. Alors mon but, c’est d’apporter autant qu’il est possible et selon la tradition dans laquelle je vis, la Tradition Orthodoxe, un peu de clarté dans ce type de sujet.

L’accès à la spiritualité se fait par des chemins multiples. La méditation et la prière en font partie. Certains prétendent qu’il n’y a qu’une seule voie, je trouve qu’il n’en est pas ainsi. De même qu’il y a douze Apôtres, révélant chacun un aspect de la Tradition, de même il y a plusieurs génies liturgiques. La Tradition, selon les nations et les cultures s’exprime différemment et de même il y a une multitude de chemins pour les humains. Si je vous demandais quel est le chemin sur lequel vous vous trouvez, vous seriez bien en peine de me répondre.

Dans le Christianisme et particulièrement dans celui dans lequel je vis, il y a deux écoles de pensées essentielles. L’école d’Antioche et l’école d’Alexandrie. Ce sont les plus anciennes. La première a pour symbole Saint-Jean-Chrysostome, Patriarche de Constantinople qui vivait au IVe siècle. Cette école avait pour particularité ce qu’on appelle une « école morale ». Elle applique ses critères en l’âme, en l’âme personnelle.

L’école d’Alexandrie qui n’est pas du tout morale, mais symboliste et théologique, a comme phare un des penseurs les plus extraordinaires des débuts du siècle, Origène.

Saint Jean-Chrysostome ne donnait pas le même enseignement que Siméon, le Théologicien, un moine grec, un des Pères spirituels les plus remarquables du XIe siècle, qui vivait au bord de la mer, et qui, à la fin de sa vie, eut la colonne vertébrale cassée et priait couché. Un jour, un de ses disciples ne le trouva pas à côté de lui. Sa pensée avait été si remarquable qu’il était en lévitation. Jean-Chrysostome était très différent. Les Pères spirituels n’enseignaient pas tous la même chose. Je vous cite quelques noms : Isaac le Syrien au IVe siècle, une des figures les plus extraordinaires des Pères du Désert. Ou encore des gens plus proches comme Saint Benoît qui est le Père des moines de l’Occident. Il ne vous apprendra pas la même chose que Basile-le-Grand qui est le Père des moines de l’Orient. Les écoles du Désert et les écoles que l’on trouve dans les villes n’enseignaient pas les mêmes voies.

Il est bien évident que toutes les écoles ont le même but, l’union avec Dieu ou la connaissance, ou encore la déification de la nature. Or nous ne pouvons pas suivre toutes les écoles, on ne peut pas les imiter toutes aveuglément soit en groupe, soit personnellement. On ne doit pas pour soi-même absorber n’importe quelle nourriture.

Quand j’étais jeune, j’étais ébloui par Saint François d’Assise. Lorsque vous lisez les fioretti, vous n’avez qu’une envie de dire : « J’y vais ! ». Ce n’est pas prouvé que vous devez y aller ! Alors, à l’intérieur de ce grand but dur est certainement l’union, la communion avec Dieu et les chemins de la connaissance qu’on peut appeler le « Chemin Royal », chacun doit suivre sa route, suivre celle qui lui est destinée. Que de dégâts parmi les personnes qui suivent des routes qui ne sont pas les leurs !

Certains devraient se concentrer sur la prière, sur une formule, mettons sur le Nom divin. D’autres sevraient se centrer sur l’action, d’autres encore doivent maîtriser leur corps par l’ascétisme, un autre devra peut-être cultiver la simplicité de la vie quotidienne, et cela suffira. C’est un charisme parmi les autres. Un autre, par contre, devra méditer sans cesse ou encore renoncer à toute pensée et aller lentement vers les mystères et parfois, l’un ou l’autre aura des révélations soudaines.

Il en est de même pour le mariage propice aux uns et pas aux autres. Il y a aussi la purification dans la solitude ou encore la vie au milieu de la multitude des gens. Il faut savoir quel chemin prendre et, en fait, ce qui convient, c’est de trouver son propre chemin. C’est la chose la plus difficile qui soit. Cela peut prendre des années. Il y a de nombreux exemples à cela, Sainte Thérèse de Lisieux et même Sainte Thérèse d’Avila, de même le Père de Foucault.

En passant je voudrais vous parler de la lecture. Il est intéressant de lire, mais lisons ou les Pères de l’Église ou les Maîtres spirituels. Il faut le faire comme on lit des prières, des psaumes, c’est-à-dire en laissant les mots nous pénétrer, sans nous presser, en prenant cela comme une nourriture, en étant vigilant ni d’accepter tout ce qu’on lit, ni de le refuser. Je connais des gens qui ont lu les récits du pèlerin russe ou du pèlerin hindou. Le Swami Ramdas, dans les « Carnets de pèlerinage » disait : « Dieu a permis, Dieu soit béni ! ». Ce sont des hommes vraiment extraordinaires et lorsqu’on lit ceci, tout à coup tout le reste du monde devient fade et on est saisi de vertige devant la réalisation de ces grands Maîtres spirituels par rapport à notre faiblesse.

On fête aujourd’hui le grand Saint Macaire l’Ancien. C’était un homme impassible, ce qui est une grande ascèse. Un jour il écrasa un moustique. Il disparut pendant quinze jours et au bout de ces quinze jours il revint tout boursouflé, méconnaissable. Il était allé dans un marais où il y avait des moustiques et il est resté là sans bouger, parce qu’il avait eu un moment incontrôlé ! Son impassibilité était telle que les Esprits sous le ciel n’arrivaient pas à l’émouvoir. Un jour où il sortait de sa cellule, il vit deux géants qui avaient les pieds sur terre et la tête dans le ciel et qui tiraient des petits brins d’herbe pour déraciner le désert. Alors il a tout de même souri. Tout ce qu’il avait vu disparut, Satan arriva et dit : « Je t’ai eu ! ».

Il est nécessaire de garder la sobriété et de se dire que certaines vies très simples, sont supérieures à des vies compliquées, complexes, qu’il y a des personnes qui peuvent sans le savoir, atteindre des sommets tout à fait extraordinaires. Ce même Saint Macaire voulant se vérifier, dit : « Seigneur j’ai acquis une certaine formation spirituelle, mais je voudrais que Tu me dises ce que Tu penses de moi et où j’en suis ». Alors l’Ange l’emmena du désert à Alexandrie dans une maison où il y avait deux sœurs qui faisaient des choses très simples, qui étaient charitables sans avoir des vertus exceptionnelles. Et l’Ange lui dit : « Tu vois, elles sont supérieures à toi ! ». La même chose s’est produite pour Saint Antoine le Grand. Toujours à Alexandrie il avait été amené chez un savetier auquel il demanda : « Je sais intérieurement que tu es supérieur à moi, que fais-tu ? ». Le savetier répondit : « Je fabrique des sandales ». – « Oui, je sais, mais encore ? » – « A chaque fois que quelqu’un passe, je dis à Dieu : Tu sais, Seigneur, lui il est digne de Toi, moi, je ne le suis pas ! et je continue ». C’est cette sobriété qui confère les prémices de la vie spirituelle.

Mais, d’autre part, ces exemples sont des pièges, on pense : « Il suffit que ma conduite soit bonne, Il sait ce dont nous avons besoin, restons simplement comme nous sommes ». Ne soyons pas de faux-humbles !

Le Christ a dit : « Frappez, demandez, cherchez, le Royaume appartient à ceux qui luttent, qui travaillent, qui quêtent à chaque moment ». La différence entre un génie et un talent : le génie, c’est un talent qui a travaillé. Si ce n’est pas suffisant, c’est déjà quelque chose. On doit chercher son Maître spirituel, on doit chercher son Canon, comme disaient les Grecs anciens, c’est-à-dire sa mesure, sa règle. Nous devons chercher notre code, sachant que les Portes de la Ville Éternelle sont multiples.

Je voudrais maintenant, un peu guidé par l’Esprit, contempler les groupes d’Écoles qui se présentent devant nous. Que trouve-t-on comme Écoles de vie spirituelle à travers le temps et maintenant à certains moments ? Je crois qu’on peut les distinguer entre deux grands groupes, d’une part ce que je me suis permis d’appeler les « Écoles cosmiques » et d’autre part les « Écoles théologiques ». Toutes ces Écoles spirituelles cherchent l’union avec Dieu, la connaissance, et toutes font appel à la purification de l’esprit et du corps et à l’ascèse. Mais sur un certain point elles différent radicalement.

Prenons d’abord ce que j’appelle les « Écoles cosmiques » et tous ceux que l’on situe dans les Écoles à caractère cosmique, les Stoïciens. Nous avons beaucoup d’éléments stoïciens dans notre propre existence, les Cyniques chez les Grecs, la plus grande partie des Écoles hindoues. Qu’est-ce qu’ils visent ? Ils visent à unir la vie de l’homme au Divin (je dis exprès « Divin » et non « Dieu »). Ils cherchent à éveiller en nous le Divin ou encore à retrouver l’harmonie divine, l’harmonie de l’homme avec le monde et l’harmonie intérieure de l’homme.

Les Écoles théologiques, telles celles des moines du mont Athos par exemple, que nous appelons les Écoles de la Philocalie. La Philocalie, c’est une série de livres qui ont été publiés à la fin du XVIIIe siècle par un moine du Mont Athos qui s’appelait Nicodème. Il ramassa toute la sagesse des Écoles de Prière des déserts d’Égypte, de l’ascèse, des méditations des Pères de l’Athos et de toute cette civilisation qu’on appelle « byzantine », chrétienne, du début du VIIe siècle. C’est un héritage considérable dans lequel, encore actuellement, nous puisons beaucoup. Que font-ils ? Ils respectent les éléments dont je parlais tout à l’heure, mais ils en privilégient d’autres. Leur but ne consiste pas à trouver l’harmonie, à soumettre le corps à l’esprit, pas beaucoup non plus à supprimer le désordre et l’illusion pour trouver la Réalité, comme dans les autres Écoles, mais ils veulent trouver et donner le contact ou la communion intime et personnelle avec Dieu transcendant, c’est-à-dire le dépassement de l’abîme qui se trouve entre Créateur et créature. Job est, si on veut, un type de cette École quand il dit : « Seigneur entre Toi et moi il y a un abîme, on ne peut pas le franchir, comment faire ? ».

Les Écoles cosmiques seront essentiellement centrées sur la méditation et les Écoles théologiques seront essentiellement centrées sur la prière. Méditer, éveille l’âme et dégage l’esprit ; prier, fait entrer en contact avec Dieu transcendant. Les Écoles cosmiques ont à la base de leur vie la purification, les Écoles Théologiques de prière n’ont pas tellement la purification, elles ont ce qu’on appelle « la pénitence ». Les mots ont une importance parce que derrière eux ne se cache pas exactement la même réalité. Les Grecs disent « la métanoïa » pour la pénitence. Elle a donné naissance aux premières grandes prosternations.

Sur le plan de l’être intérieur, les Écoles cosmiques vont poser la valeur dans le mental purifié de toute image. C’est dire que l’être cherche à retrouver ce qu’on appelle « l’art ». Ils opposent la connaissance à l’intellect. Dans les Écoles théologiques on ne mettra l’accent pas tellement sur le mental purifié, mais sur le cœur, sans nier naturellement le mental, parce que le cœur est le siège de ce Dieu qui est transcendant. Dans les Écoles théologiques on vous dit : « Le passage du mental jusqu’au cœur est impossible sans la prière ». Cela agit d’une manière inattendue « Il (ce Dieu) viendra comme un voleur, veillez et priez, car vous ne savez pas le jour ou l’heure ». Cela veut dire que même en travaillant pendant des heures, des jours et parfois des siècles, pour que réponde la grâce divine cela ne dépend pas seulement de nous, mais de Lui. L’instant où le cœur entre en contact, en intime conversation directe avec Dieu, ne dépend pas de nous, ce oui compte, c’est la préparation.

De ces deux types d’Écoles vont sortir deux tendances, deux déformations qui se font malheureusement souvent jour. Il y a des personnes qui, inspirées par ce que j’appelle des Écoles Cosmiques, ont tendance à ne s’intéresser et à ne voir que l’évolution de l’âme et du monde. Ce n’est pas cela la déformation mais c’est celle de compter sur des méthodes et les techniques traditionnelles ou pas traditionnelles. Or les méthodes seules ne suffisent pas à transformer le monde et ne suffisent pas, s’il n’y a révélation à combler l’abîme lorsqu’il est là. Cette tendance existe à l’intérieur du Christianisme, elle a donné naissance à une chose qu’on appelle le pélagianisme. Pélage est un moine breton du VIe siècle, de la même époque que Saint Augustin. C’était une force de la nature qui donnait le primat, l’exclusivité à l’effort humain : Fais des efforts, travaille, laisse de coté toutes ces histoires de la grâce etc. Il y a encore une autre déformation d’une tendance toute différente, elle est inspirée par les Écoles théologiques. C’est de croire que tout vient par la grâce, qu’il suffit de s’abandonner à Dieu que l’on appelle « Seigneur et Maître ». On méprise les détails que d’un antre coté on a beaucoup apprécié, on relègue les techniques pour ceux qui font des efforts, on devient un peu nonchalant, on oublie ce qu’à dit le Christ : « Cherchez, frappez… », on devient sentimental, authentique, peut-être, mais dénué de vie spirituelle. Cette tendance a donné ce qu’on appelle l’Augustinisme oui vient de Saint Augustin, un grand saint et un grand génie. Si cela pouvait être valable pour lui cela ne l’était pas pour les Augustiniens.

Saint Augustin était lui aussi une force de la nature qui vivait d’une manière qui ne convenait pas et qui, tout à coup, eut l’irruption de la Présence Divine en lui. Alors pendant toute sa vie il s’est écrié : « Seigneur, j’étais le dernier des hommes et Tu es venu à moi ! Comment peux-Tu t’occuper d’un importun comme moi ? ». Et toute sa vie il était ébloui par cette pénétration de la Présence Divine à l’intérieur de l’être qui fait que l’homme se transforme. Mais cela s’est propagé à travers l’histoire, en dehors de Saint Augustin qui lui était un travailleur énergique dont la hantise était de trouver une pensée juste. Il avait fini par s’attacher à l’étude de la philosophie néo-platonicienne. Cette irruption de la grâce dans sa vie a impressionné des générations et des générations qui n’avaient pas connu une telle recherche et qui disaient : « Eh bien, Seigneur, à Toi de jouer ! Tu as bien joué pour un, pourquoi ne jouerais-Tu pas avec nous ? ».

Voilà donc ces deux types d’Écoles que l’on peut, je crois, résumer de la manière dont nous venons de le faire. Contemplons maintenant un peu plus directement la méditation et la prière.

Parmi nos contemporains les uns méditent, ce sont souvent, disons, des spiritualistes et très souvent on voit méditation sans prière, et prière sans méditation. Ceux par exemple qui prient, demandent mettons souvent la santé, le pardon de leurs péchés ou telle ou telle grâce, ce qui est d’ailleurs bien, car il faut demander. Mais ce n’est pas suffisant. Ceux qui méditent, ils contemplent, ils reçoivent la force spirituelle et la sérénité, mais il semble que ce ne soit pas suffisant, parce que je crois que l’homme a besoin de prière.

Je pose la question : prenons d’abord la méditation, je ne vais pas vous dire ce que c’est, parce que probablement vous le savez mieux que moi. La méditation agit comme une information, une information de l’esprit. Elle est au départ la lutte contre l’oisiveté.

Il y a un Père de l’Église, Éphrem le Syrien qui a donné une prière que les Orthodoxes disent pendant tous les jours de carême : « Seigneur, Maître de ma vie, que l’esprit d’oisiveté, de découragement, de domination et de parole facile, s’éloignent de moi ». Il y a une graduation dans ces quatre choses. Il dit d’abord : éloigne l’oisiveté et, en face de ces quatre moments, oisiveté, découragement, domination et parole facile, il met l’esprit de pureté, d’humilité, de patience et de charité qu’il demande au Seigneur de lui donner. En face de l’oisiveté il y a la pureté, en face du découragement l’humilité, en face de la domination la patience, en face de la parole facile la charité. Mais ce qu’il y a d’intéressant, c’est que le premier effet de la méditation, c’est de supprimer l’arrêt de notre être, de notre esprit ou de notre âme sur tel ou tel sujet. Elle retire la distraction de notre esprit. Et là, je crois, il y a un premier effet : cette lutte contre l’oisiveté par la méditation, est le premier échelon vers le silence ; le vrai silence de l’âme. Sans méditation qui justement éveille le mental en le purifiant, l’homme sera toujours un être dispersé qui va sauter comme un papillon de branche en branche, d’un sujet à un autre, d’une tradition à une autre, d’une méthode à une autre. Cependant il y a une méthode de méditation qui lie à la prière, elle porte un nom, c’est la vigilance ou la veille. Le Christ ne dit pas seulement « Priez », Il dit : « Veillez et priez », ce n’est pas la même chose. Cette veille, nos contemporains lui donnent relativement peu de place. Chez ceux qui s’adonnent à la méditation, que donne la vigilance ? A mon avis, c’est une activité contradictoire, elle est antinomique, c’est-à-dire qu’elle prend deux opposés, non pas pour les mettre en lutte, mais pour les obliger à prendre conscience et à dépasser notre état du moment. Dans la vigilance ou la veille il y a deux éléments, un élément passif et un élément actif. Si l’homme n’écoute pas, ne veille pas, il ne peut pas recevoir, son âme est tendue et quand notre être est tendu on ne peut rien atteindre. La détente est indispensable. Dans la vigilance l’intelligence et les sentiments ne sont pas reliés, c’est-à-dire que tous les climats troublés de l’intérieur vont entrer dans une zone de tranquillité, la nature se repose et, simultanément, elle demeure éveillée. C’est une activité contradictoire, je dors et tout de même, je veille. La vigilance est donc une détente, le refus de tout activisme, de toute tension et simultanément la lutte contre le sommeil.

Dans la veille l’élément actif est négatif et l’élément passif est positif, d’où la nécessité d’une technique que la philocalie appelle apatheïa, l’apathie, c’est-à-dire l’état sans passion. Mais, d’autre part il y a le sentiment de vigilance qui consiste à repousser toutes les impressions extérieures tout en demeurant présent. Vous voyez le double visage de la veille : détente et travail. Travail sur la présence et détente sur le repos sans s’y installer. Et je crois pouvoir dire que cette veille est translative à la prière, elle l’accompagne et la sous-tend, c’est une des formes de la méditation.

Il y a d’autres formes de méditation qui se distinguent totalement de la  prière pour permettre de communier avec le Divin, pour rentrer dans son Esprit, c’est le silence.

Laissons cela, car ce n’est pas mon sujet de vous parler de ce qui constitue comme un balancement entre la méditation et la prière. Ce que je voulais un peu souligner est, avec la méditation, avec la veille, l’entrée dans le mental spirituel.

Parlons de la prière. Il existe une prière de demande. Elle est intéressante, quelquefois excellente. Pourquoi ? Parce que le Christ est venu dans le monde pour servir, et non pour être servi. Et lorsqu’on demande quelque chose à Dieu, c’est à ce moment qu’un enfantement se produit, notre propre enfantement. Car lorsque l’homme demande quelque chose à Dieu il a conscience de s’adresser à Dieu comme l’enfant à son père. Une des grandes prières est de demander à Dieu de donner l’Esprit-Saint. C’est la plus grande demande que l’on puisse faire. Je laisse de côté ce genre de prière, parce que ce n’est pas là-dessus que je voulais insister. Ce dont je veux vous parler doit avoir un caractère très court. Dieu n’est pas sourd ! La prière n’est pas seulement pour demander, elle est une nourriture pour l’âme. Vous connaissez la transfiguration du Christ sur la montagne, que fait-il avant ? Avant de montrer Sa Gloire sur le Mont Thabor ? Il prie deux heures à l’écart. Ce que très peu de personnes savent, c’est que le Christ s’est transfiguré en pleine nuit. C’est aussi en pleine nuit qu’Il est descendu dans les eaux du Jourdain et, une fois de plus, après une longue prière. Parce qu’il y a des choses qui se font en plein jour et d’autres qui se font en pleine nuit. Alors pourquoi, Celui qui est le Maître du ciel et de la terre, le Fils unique du Père, avant de dévoiler la lumière inaccessible, pourquoi prie-t-Il ? Comment Celui qui a tout pouvoir sur le monde, qui a ressuscité Lazare, qui commande au vent et à la mer, comment peut-Il avoir recours à la prière ? Souvenez-vous, c’est Lui qui a fait la longue prière au moment de la Sainte-Cène, c’est Lui qui a enseigné de ne pas prier longuement : « Que votre prière soit brève, le Père sait ce dont vous avez besoin », et Il prie longuement ! Eh bien. Il Prie parce que ce type de prière est une nourriture pour Son Humanité, parce que la prière nourrit la nature humaine. Car dans l’homme coexistent l’esprit, l’âme et le corps. Tout se communique à l’homme par l’esprit, c’est le seul endroit où la communication se fasse directement, de manière immédiate. La Prière est indispensable non pas pour demander quelque chose, mais pour nourrir l’esprit.

C’est une chose que nos contemporains ne savent pas toujours ou ne savent pas du tout. Il y a trois types de nourritures : il y a la nourriture pour le corps, il y a une nourriture pour l’âme, laquelle ? L’art par exemple, et il y a une nourriture pour l’esprit, c’est la prière. Après, peut-être, la prière peut nourrir tout le reste.

Je connais de réputation un moine russe qui vécut au XIXe siècle. Il était théophane et il était reclus, enfermé dans une tour et priait. Un jour il a senti qu’il perdait pied. Alors qu’a-t-il fait ? Il a demandé qu’on lui apporte un violon et il s’est mis à en jouer. Pourquoi? Parce que son esprit était nourri, son corps n’avait pas de besoins, mais son âme n’était pas nourrie. C’est remarquable ! Il a trouvé tout seul que quelque chose lui manquait. L’homme a besoin de nourriture et l’esprit de l’homme a besoin de la prière, sinon il sommeille et puis il dépérit. Quand l’esprit aspire vers Dieu, il prie et il Lui parle. Il y a mille façons de prier selon les êtres, selon les jours, avec des chants, avec des paroles, sans paroles, avec des parfums, la prière est un parfum. Je connaissais un Grec qui est mort dans notre Église il y a une quinzaine d’années. Il m’a dit : « Quand j’étais jeune, j’étais au Mont Athos et j’ai cru que les moines se parfumaient. Et puis j’y suis retourné l’année dernière et j’ai compris, ils ne sont pas parfumés, c’est le parfum spirituel, car ils ne se lavent jamais ! ». Il avait raison. C’est la pulsation de l’esprit et l’homme qui ne prie pas meurt. L’homme qui ne médite pas s’endort, c’est la différence entre méditation et prière, l’un dort, l’autre meurt. La méditation va veiller et la prière va faire vivre. On peut prendre l’exemple de la prière liturgique, lorsqu’on la prend comme nourriture de l’esprit ou de l’âme, c’est quelque chose qui devient absolument merveilleux. La liturgie est une école de prière perpétuelle. En fait, ce n’est pas une école, tout à coup on bénit Dieu, « Tu es béni ! » et après on Lui demande quelque chose : « … Ah ! Tu sais, ma sœur est malade… » puis on passe à une prière didactique : « Tu es venu nous sauver… » ensuite on est angoissé et on chante un chant de victoire : « Christ est ressuscité… ! ». Dans la prière liturgique l’esprit s’éveille et lorsque l’esprit commence à prier, cette prière devient la vie. Plus elle coule, plus la Présence Divine est là et plus Dieu est présent, paradoxalement, plus on commence à se distinguer de Lui. Moins on prie, moins on se distingue de Lui. C’est un grand sujet !

La prière bénifie l’homme et lui donne Dieu pour ami. Tandis que la méditation éveille l’homme et le fait communier avec le Divin et avec l’harmonie en lui ouvrant le silence. C’est tout à fait remarquable et pas tout à fait la même chose.

Je me permets de terminer de la façon suivante : La prière, le besoin de parler a normalement trois phases ; tandis que la méditation a des méthodes, même des techniques. La première phase de la prière est volontaire, on s’y oblige. J’appelle cela « le stade de la bonne volonté ». C’est une période d’effort, d’effort mécanique, d’étape, dure, parce que tout en détourne, tout est bon pour abandonner, y compris la charité. Tout intéresse, sauf la prière. C’est une première phase qui n’est pas commode, on est sec, les mots n’ont pas de résonance, c’est la lutte. La deuxième étape, c’est quand l’esprit commence à écouter chaque mot et quand les paroles, à ce moment là, commencent à être devant nous, on écoute, comme on écoute une musique et on commence à pénétrer et à saisir la conscience. Et la troisième étape, c’est quelque chose qui peut arriver et qui peut ne pas arriver, c’est, au moment où on ne s’y attend pas, la prière qui descend dans le cœur. C’est une étape qui réchauffe. On devient prieur, on devient ce qu’on n’était pas. La lutte, la volonté, la pensée intérieure, s’arrêtent.

On peut illustrer cela par l’histoire de la fameuse Marie l’Égyptienne. Elle n’avait jamais lu, ni étudié l’Écriture Sainte, mais elle était partie au désert sous l’impulsion d’un choc profond. Elle était une prostituée et un jour qu’elle avait voulu aller dans une église à Alexandrie qui était la grande ville de l’époque, elle n’a pas pu y entrer et pourtant la porte était ouverte. C’était un phénomène spirituel pour l’éveiller. Elle partit alors au désert. C’est un vieillard, un moine appelée Sozime qui, après quarante-sept ans l’a trouvée. L’ermite était lépreux. Il l’a trouvée quelques instants avant sa mort. Elle ne s’était nourrie que de trois petits pains pendant tout ce temps.

Mais, ce qui est intéressant, c’est qu’elle connaissait par cœur toute l’Écriture Sainte qu’elle n’avait jamais lue. Les mots s’étaient inscrits en elle, la prière était descendue dans le cœur. Et alors il n’y a plus besoin d’instruments, de moyens, c’est le Verbe qui sort du cœur et on devient divin.

Ma conclusion, c’est qu’il ne faut pas confondre la méditation qui ouvre le cœur, éveille le mental et purifie, qui permet de retrouver l’unité, réorganise l’image du Divin ; avec la prière qui remplit le cœur, brise le mental, distingue Dieu d’avec l’homme et le déifie, ce qui est un autre sujet, et qui lui communique la vie avec Dieu. A mon avis les deux sont indispensables, l’une est plus cosmique et l’autre plus théologique, d’une certaine manière. Pour prendre les civilisations qui nous ont inspirés à travers le temps, l’une est plus grecque et l’autre plus hébraïque. Mais toutes deux se rejoignent dans le Christ qui nous a dit : « Veillez et priez ! ». Et même quand l’Évangéliste Jean dit que le Verbe s’est incarné, qu’Il est venu dans le monde plein de grâce et de vérité, il désigne ces deux chemins.

F. CATALA : Les deux chemins ne sont-ils pas les racines de l’âme ? Dans l’être transcendantal il y a le cosmique. L’âme n’est-elle pas précisément le plan intermédiaire qui relie le transcendant au cosmique ?

MONSEIGNEUR GERMAIN : Je suis entièrement d’accord. En effet, l’être a deux racines de l’âme, car les deux phénomènes peuvent s’y rencontrer.

M. LANGEVIN : Je crois que les deux choses interfèrent. Dans la méditation on médite et on prie aussi. A certains moments on prie. Il y a des phases semblables, vous avez d’abord les pensées qui vous viennent, ensuite un certain calme mental et tout à coup, dans des moments privilégiés, c’est la communion. A partir du moment où le mental s’est arrêté il y a quelque chose qui descend. Quand on remercie, ce n’est pas une méditation, c’est une prière.

MONSEIGNEUR GERMAIN : Cela peut être la communication, mais aussi les deux conjuguées.

M. LANGEVIN : La méditation telle que nous la concevons, n’est pas de méditer sur un sujet. Celui-ci n’est qu’un support qui, au bout d’un certain temps, disparaît.

MONSEIGNEUR GERMAIN : Les anciens Égyptiens disaient : « Tu cherches Dieu, contemples une pierre, mais pas tes sentiments ! ». Ici c’est l’écartement de tous les sujets, autant que l’on peut, afin que l’homme entre dans sa propre âme.

Je me permets d’ajouter quelque chose au sujet de la méditation et de la prière : il arrive que certains se lancent dans la prière et cela ne donne pas de bons résultats pour eux. C’est que la prière commence par l’esprit, pas par l’intellect. C’est l’esprit qui peut entrer en contact avec Dieu. Mais si l’esprit n’est pas éveillé, dégagé, débroussaillé, il va se confondre avec le reste, avec le monde psychique, physique, etc. Trop d’imagination va se mêler à la prière, trop d’affectivité. C’est à ce moment là que la méditation devient indispensable pour dégager le terrain, afin que l’homme se rende compte qu’il y a quelque chose sur lui, comme l’Esprit. Je me suis rendu compte plusieurs fois de la difficulté de ce genre de problèmes. Je vous donne un exemple : l’Évêque Jean, juste avant la guerre de 1940 se trouvaient avec des hommes politiques qui disaient : « Il n’y aura pas de guerre ». Alors lui, il dit : « Non, il n’y aura pas de guerre ». Mais tout à coup, il rentre en lui-même et il se dit à voix basse :

« La guerre est certaine ! ». Qu’est-ce qui s’était passé ? Son âme ne voulait pas la guerre, alors il a parlé comme les autres. Mais comme il était un homme de prière et de méditation, il servait en lui ce qu’on appelle « l’Esprit » et l’Esprit a une certaine caractéristique, il est toujours clair.

Mme LANGEVIN : Vous recevez quelquefois une réponse à ce que vous cherchez, parce qu’il n’y a pas d’obstacle intellectuellement.

MONSEIGNEUR : Parfaitement. Les moines athnosniques disaient :

« Pour les paysans la vie monastique va bien, mais pour les intellectuels quel fatras, on a un mal à s’en débarrasser ! ». Alors la méditation est indispensable.