Henry corbin et la gnose « orientale », Un entretien avec Christian Jambet

(Extrait du journal Aurores N° 36 Sept-Oct 1983) Premier traducteur de Heidegger en France, Henry Corbin a été aussi le premier à y introduire la philosophie iranienne islamique. En portant à notre connaissance les questions des philosophes d’Ispahan, H. Corbin nous donne la possibilité de les rendre vivantes. Plusieurs années après sa mort, ses écrits continuent à […]

(Extrait du journal Aurores N° 36 Sept-Oct 1983)

Premier traducteur de Heidegger en France, Henry Corbin a été aussi le premier à y introduire la philosophie iranienne islamique. En portant à notre connaissance les questions des philosophes d’Ispahan, H. Corbin nous donne la possibilité de les rendre vivantes. Plusieurs années après sa mort, ses écrits continuent à être publiés.

D’autre part, Christian Jambet lui a consacré un ouvrage : « La logique des Orientaux, Henry Corbin et la science des Formes ». Philosophe lui-même, il est aussi un des plus qualifié pour parler de l’œuvre de Corbin. Christian Jambet a dirigé un Cahier de l’Herne « Henry Corbin » paru en 1981. I1 y présente H. Corbin comme un philosophe majeur. Son œuvre, nous dit-il dans son livre, vise à « réconcilier la philosophie des “Orientaux” de l’Orient et celle des “Orientaux” d’Occident et à rendre manifeste le sillage autonome des gnoses des Religions du Livre… »

A : Christian Jambet, vous êtes philosophe. Mais, avec votre dernier livre, vous quittez par moment le domaine de ce qu’il est convenu d’appeler la philosophie en Occident pour aborder un monde sensible que la pensée ne parvient pas à appréhender. Croyez-vous que la philosophie puisse mener à l’expérience mystique du Non-Savoir et quelle est votre conception de la philosophie ?

Christian Jambet : Il ne s’agit pas tant, dirai-je plutôt, de « quitter » les territoires de la philosophie classique occidentale, que de confronter les questions qui s’y sont posées à celles de la philosophie orientale. Mais s’agit-il ici de continents géographiques ? certes pas. Nous avons, en Occident nos « orientaux » selon l’esprit, et les orientaux de Bagdad ou de Damas ont leurs occidentaux. Il s’agit d’une distinction métaphysique. A la suite d’Henry Corbin, qui véritablement fit émerger hors de l’oubli le continent de la philosophie orientale authentique, nous pouvons caractériser ainsi l’orient spirituel : il s’agit d’un pôle visionnaire, accessible seulement à l’imagination active et à l’intellect, — au « noûs » des néo-platoniciens. Autrement dit, pour cette tradition philosophique, il n’y a nullement contradiction entre la spéculation métaphysique et la perception mystique : Dans la mesure où l’Un transcendant est l’objet de l’une et de l’autre, — et dans la mesure également où sans la perception imaginale des formes où se révèle cet Un, il n’y a pas d’accès possible à sa réalité. C’est ainsi que, tout ensemble, la gnose orientale se veut une connaissance et une inconnaissance : perception des Formes (Anges, « événements dans le Ciel », etc…), et expérience vivante de la transcendance toujours reconduite de l’Un, qui est toujours éprouvé, dans les Formes où il se manifeste comme un « au-delà » de l’être, un « au-delà » de l’essence, comme la pure existence indicible.

A. : L’étude comparée des gnoses et des spiritualités des Religions avec Émile Benveniste, Georges Dumezil, Mircea Eliade, H.C. Puech, G. Scholem Henry Corbin, et quelques autres, a dégagé des lignes de force qui donnent à la philosophie une dimension et une rigueur qu’elle avait perdu. Vous parlez d’une philosophie de la méta-histoire. De quoi s’agit-il exactement ?

C.J. : Ces grandes œuvres, si diverses soient-elles, offrent aux philosophes des leçons convergentes : à les résumer à grands traits, disons que nous devons désormais renoncer à tenir l’histoire des philosophies hors de l’espace des spiritualités. Nous devons au contraire comprendre mieux comment en Occident, et en Orient, un lien substantiel a, dans l’élément des Religions du Livre, uni la connaissance philosophique et la révélation religieuse, — surtout en son versant mystique ou spirituel. Cela même si la philosophie était souvent condamnée au nom de la Révélation, ou si, depuis la révolution galiléenne, nous vivons une pensée qui disjoint le sujet de la science et les discours de foi. Mais nous avons aussi à constituer, pour la philosophie comparée, tout un domaine de travail, comme cela a pu être fait en linguistique comparée ou en mythologie comparée. Je crois que c’était un souci essentiel à Henry Corbin, qui ne cesse de mettre en rapport Swedenborg et l’Ismaélisme, le Temple dans la tradition du Graal et la théologie mystique de la Ka’aba, Schelling ou Goethe et Sohravardî. Ces rencontres au-delà des limites de l’histoire supposent un lieu : ce qu’Henry Corbin a désigné du nom de métahistoire.

A. : D’où procèdent ce que vous appelez les Formes transhistoriques et de quelles façons les Idées s’imposent-elles au monde ?

C. J. : Il est frappant de constater que, dans des régions et des temps très éloignés les uns des autres — mais au sein du vaste ensemble que l’on désigne comme « les Gens du Livre », des Formes se répètent, qui commandent des modes de connaître comparables, des perceptions et des savoirs qui sont comme les variations d’un même thème, les monades effuses d’un même centre. D’où le projet, que je crois devoir déceler dans l’herméneutique d’Henry Corbin, et que j’aimerai reprendre, d’une science de ces Formes transhistoriques. Ceci n’est pas nier l’histoire. Mais l’histoire ne suffit peut-être pas à décrire le fait spirituel. Il conviendrait de montrer comment ce fait spirituel, et les Formes qui le déterminent, déterminent à leur tour l’histoire. C’est pourquoi je reprends, en la trahissant un peu sans doute, la belle thèse de Hegel : les Idées mènent le monde. C’est que je suis indécrotablement platonicien…

A. : A propos de « l’Imaginal » de H. Corbin et de l’Imaginaire selon Jung, vous écrivez ceci : « pour nos philosophes iraniens comme pour Platon, il n’y a pas d’autre définition de l’âme que d’être l’alter ego du monde de l’Âme, soit l’Imaginal ». Nous sommes loin de la psychologie. Pouvez-vous développer cette différence essentielle ?

C. J. : L’Imaginal c’est le mundus imaginalis, qui est, dans l’ontologie des philosophes et théosophes de l’Islam, le degré intermédiaire entre le monde sensible et le monde intelligible pur. A la suite de Plotin, qu’ils lisent dans la fameuse « Théologie » attribuée à Aristote (!), ils hiérarchisent en effet les univers, de l’Un absolument au-delà de l’êtant, à la matière première. Dans cette structure, ils introduisent, au niveau du monde de l’Âme (qui est l’Âme du monde), la dimension des Formes de l’Imagination active, réalités objectives et vivantes du monde Imaginal, lieu de la Révélation visionnaire. Cela n’a rien à voir avec l’objet de la psychologie occidentale. Quels que soient les mérites de l’enquête de C.G. Jung dans les domaines de l’Alchimie ou des spiritualités, son point de vue n’est pas celui d’un phénoménologue, mais d’un psychologue. Pour lui, le monde de l’Âme est une dimension de l’âme, alors que pour les Orientaux c’est tout le contraire : c’est l’âme humaine qui est émanation de l’Âme cosmique. Il est possible que nous soit révélé un jour prochain un Jung néoplatonicien, mais la tonalité dominante du « jungisme » est bien celle d’une psychologie. Et la confusion devient dès lors catastrophique, et pour la clinique, et pour la science des Religions.

A. : Avec Henry Corbin, la « situation herméneutique » devient « situation gnostique » dites-vous. Et aussi, le sens véritable de l’existence humaine apparaît de l’arrachement à l’histoire. Comment, dans cette perspective, comprendre l’historicité des Religions du Livre ?

C. J. : Pour Henry Corbin, le concept de la gnose ne recouvrait pas seulement ce que nous nommons le gnosticisme, un ensemble de doctrines dont les limites historiques peuvent êtres décrites, et bien au contraire, il s’agirait de distinguer entre ces deux termes. Il y a, répète-t-il, une gnose juive, une gnose chrétienne, une gnose islamique. Soit une doctrine (multiforme, complexe), qui vise à la fois la connaissance et le salut. Ajoutons : le salut singulier. Ainsi, en Islam, la religion exotérique intéresse le destin de la umma, de la communauté des fidèles, tandis que irfân, hikma sont des termes qui désignent une perception visionnaire qui mène à la transmutation de l’âme, à son « retour » vers sa patrie d’origine. Bien entendu, les frontières entre ces deux versants de la religion ne sont pas étanches. Les attitudes sont souvent réversibles : une pure gnose ésotérique peut se transformer en législation exotérique (comme dans l’Ismaélisme). Et inversement, les sciences traditionnelles de la religion officielle peuvent mener à l’herméneutique mystique.

Le projet n’en reste pas moins d’une histoire du fait spirituel qui ne se fonde pas dans la chronologie ou dans la sociologie de la religion exotérique. Car le problème posé est celui des modes de connaître qui ont soutenu, non l’obéissance, mais la quête d’un salut irréductible au lien social. C’est cela, au fond, la vraie question : comment, dans l’élément des discours spirituels, des visions et des expériences mystiques, les hommes ont eu accès, parfois, à un arrachement transhistorique, à une réalité « au-delà » de la mort. En outre, Henri Corbin considère, à juste titre, que l’origine des philosophies de l’histoire est la laïcisation de l’eschatologie religieuse. Notre siècle serait dominé par des pensées qui ont oublié leur origine. La sécularisation de la Promesse et de la Révélation a été rendue possible par le triomphe de la religion exotérique, plus spécialement par le « phénomène-Église ». Ainsi, étudier les rapports entre gnose et religion exotérique nous conduirait-il à comprendre ce que Nietzsche annonça : la mort de Dieu. Ajoutons : — et la formation de l’État moderne.

A. : Que nous enseigne l’Imâm caché des Duodécimains ?

C. J. : Comment répondre en quelques mots ? il faut renvoyer ici à l’ample méditation qui termine En Islam Iranien, le monumental ouvrage d’HenryCorbin. Enseigner est-il d’ailleurs le mot juste ? L’Imâm caché est le douzième des Imâms du shî’isme, descendant de Ali Tâlib, gendre de Mohammad. Il est, tout à la fois, le pôle de la connaissance ésotérique, le sauveur promis à la fin des temps et le pôle mystique de la transmutation intérieure de l’âme. Pour le shî’isme spirituel, il est tout sauf un triomphateur temporel tandis que pour le shî’isme politique il est la version orientale du millénium. Pour les tenants de la « gnose du shî’isme » il est le Guide intérieur, qui « n’enseigne » pas, mais qui apparaît ; dirige, et conduit à la résurrection.

A. : Vous observez que le sentiment dualiste de l’existence chez les gnostiques a engendré la conception monothéiste. En dehors de toutes explications rationnelles, nous pouvons constater que cette conception de l’unité est universelle. Ne pensez-vous pas qu’elle suppose l’expérience visionnaire ?

C. J. : Je dirais plutôt que le problème d’un Sohravardî est de concilier en une métaphysique rigoureuse le donné révélé du monothéisme et le « sentiment dualiste » de la vie, — qu’il reçoit du manichéisme et du mazdéisme. D’où les tensions intérieures que ses ouvrages révèlent. Cette situation est-elle universelle ? Je ne suis pas sûr que l’état actuel de la science des Religions permette de l’affirmer. Je resterais sur ce point assez volontiers silencieux.

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Né en 1903, Henry Corbin, licencié de philosophie en 1925, suit les cours d’Étienne Gilson et de Louis Massignon. Il mène de front des études de théologie, de philosophie latine médiévale, d’arabe et de persan, après le sanskrit. Diplômé de l’École des langues orientales, il devient bibliothécaire à la Bibliothèque nationale Alors qu’il achève son diplôme sur Luis de Leon, et qu’il entreprend les études aviceniennes qui aboutiront plus tard au grand livre sur les Récits visionnaires, en 1929, grâce à Massignon, il découvre Sohravardî, qui ne le quittera plus. En 1930, il lit Heidegger, dont il publie la première traduction française en 1939 (Qu’est-ce que la métaphysique ?) Il publie parallèlement des travaux de philosophie islamique, il pense ensemble l’historial et l’imaginal. Il se lie aux frères Baruzi, à G. Vajda, à E. Benveniste, qu’il retrouvera à Téhéran, à A. Koyré, à A. Kojève. Il écoute les leçons de Kojève sur Hegel, qu’il annote en allemand, en français. C’est au cours de Kojève qu’il rencontre Lacan. Tout se noue ici, dans cette salle des Hautes Études. Henry Corbin, grâce à Husserl, à qui il semble qu’il ait voulu consacrer sa thèse, grâce à Heidegger, et surtout grâce à Sohravardi voulut contourner, et contester, ce visage de Hegel que son ami A. Kojève construisait. En 1938, H. Corbin supplée A. Koyré à l’École pratique des hautes études (section des sciences religieuses), pour une « conférence » sur Hamann. En 1940, en compagnie de Stella Corbin, il part pour Istanbul. Jusqu’en 1945, il y dirige l’Institut français d’archéologie et travaille sur les fonds manuscrits des bibliothèques de Turquie : Sohravardî, Mollâ Sadrâ, Avicenne, mais aussi les ismaéliens, parmi lesquels Abû Ya’qûb Sejestanî.

Avec le premier volume des œuvres philosophiques et mystiques de Sohravardî commence la lente résurrection du continent oriental, ishrâqî. En septembre 1945, il part pour Téhéran. Pendant trente années, il dirigera le département d’Iranologie, qu’il a créé, à l’Institut franco-iranien. Il anime la Bibliothèque iranienne, où il publie, seul ou en collaboration, de nombreux philosophes et de nombreux mystiques. C’est là que paraît le monument entrepris avec Sayyed Jalâloddîn Ashtiyânî, de l’Anthologie des philosophes iraniens, du XVIIe siècle jusqu’à nos jours.

En 1949 commence la collaboration régulière d’Henry Corbin au Cercle Eranos, à Ascona (Tessin), où il se lie à G. Scholem. C. G. Jung, M. Eliade. où il retrouve H.-C. Puech et L. Massignon. En 1954, il devient titulaire de la direction d’études « Islamiques et Religions de l’Arabie » à la 5e section de l’École pratique des hautes études, où il succède à L. Massignon. En 1974, avec R. Stauffer, A. Faivre, G. Durand, R. de Chateaubriand, il crée l’université Saint-Jean de Jérusalem dont il veut faire un « Centre de recherches spirituelles comparées ».

(Extrait de La logique des Orientaux)