Stephan A. Hoeller
Illumination et gnose : Une enquête sur la religion expérimentale

Traduction libre Extrait de New Dawn 186 (mai-juin 2021) L’étude de l’expérience religieuse mystique a été introduite dans les études psychologiques à la fin du XIXe siècle. Curieusement, cet intérêt quelque peu nouveau a été initialement stimulé par des chercheurs en psychologie médicale qui ont observé que des phénomènes ressemblant à ceux vécus par les mystiques […]

Traduction libre

Extrait de New Dawn 186 (mai-juin 2021)

L’étude de l’expérience religieuse mystique a été introduite dans les études psychologiques à la fin du XIXsiècle. Curieusement, cet intérêt quelque peu nouveau a été initialement stimulé par des chercheurs en psychologie médicale qui ont observé que des phénomènes ressemblant à ceux vécus par les mystiques ressemblaient fréquemment aux expériences des malades mentaux.

Un exemple remarquable qui a atteint un statut séminal est le travail de Théodore Flournoy, From India to the Planet Mars : A Study of a Case of Somnambulism with Glossolalia (Des Indes à la planète Mars, étude sur un cas de somnambulisme avec glossolalie) publié en 1900 (l’année où Sigmund Freud a publié son ouvrage L’interprétation des rêves). L’œuvre de Flournoy a influencé Pierre Janet, C.G. Jung et Freud lui-même.

En 1913, C.G. Jung a développé une technique pour induire des visions qu’il a nommée « imagination active ». Dans ces expériences, les états hypnagogiques étaient combinés à des techniques de visualisation dans le but d’induire des imaginations éveillées de caractère autonome. (Dans ce contexte, autonome signifie que la vision n’est pas dirigée consciemment, mais qu’elle agit d’elle-même. Cette caractéristique distingue nettement la procédure de Jung des « imaginations guidées » et des rêveries populaires dans les cercles du Nouvel Âge).

Pour résumer les principales conclusions tirées des études des psychologues des profondeurs sur les états mystiques et ceux qui leurs sont apparentés, les expériences mystiques sont des états de conscience qui entraînent une élévation radicale de la conscience et parfois une union profonde et durable de l’esprit individuel avec un domaine de transcendance qui s’étend au-delà de toutes les caractéristiques de l’incarnation terrestre. Ces états de conscience radicale et d’union mystique sont devenus la définition de certains états de conscience exaltés occidentaux et orientaux, le premier étant connu sous le nom de gnose et le second sous celui d’illumination. Ces états sont à la base des traditions connues sous le nom de gnosticisme et de bouddhisme.

Les traditions jumelles

Le présent auteur soutient qu’il existe deux traditions primordiales de spiritualité mystique dans le monde. Elles sont si étroitement liées l’une à l’autre qu’il peut être justifié de leur donner l’étiquette métaphorique de jumelles. Elles s’appellent le gnosticisme et le bouddhisme. Pour se familiariser avec les « jumeaux » et leur relation, il faut tenter une comparaison de leurs origines, dans la mesure où elles peuvent être discernées historiquement.

Comme l’enfant est le père de l’homme, aussi l’hindouisme védique est le précurseur du bouddhisme. On sait que le bouddhisme a évolué à partir de l’hindouisme par l’intermédiaire de son fondateur, Gautama le Bouddha. On dit que l’ascendance d’une personne est toujours importante, et cela peut également être vrai pour les traditions religieuses. La matrice religieuse hindoue, dont est issu le bouddhisme, a exercé une influence significative sur cette tradition.

Pendant une période inconnue avant le Bouddha, l’hindouisme possédait une école classique de yoga, appelée en sanskrit Jnana, ce qui signifie « la voie de l’union par la connaissance ». La structure et la composition de la vie religieuse hindoue ne sont pas sans rappeler celles de l’ancien gnosticisme. Il a été dit que l’hindouisme n’est pas tant une religion qu’une famille de religions. La diversité des anciennes traditions gnostiques est sans doute similaire. Les figures individuelles du gourou sont certainement présentes dans les deux traditions, tout comme diverses pratiques rituelles sacramentelles conçues pour aider à la transformation de la conscience.

Du côté de la doctrine, il existe également des similitudes significatives. La plus importante d’entre elles est peut-être la croyance en la présence du divin dans l’esprit humain. L’Atman est identique au Brahman, ainsi que le déclare l’école Advaita du Vedanta — la divinité universelle est présente en miniature dans chaque personne. Dans le gnosticisme, le Pneuma (esprit humain individuel) est considéré comme une étincelle jaillie de la flamme divine. Comme nous l’avons noté, la connaissance approfondie de soi est donc la connaissance de Dieu.

Un autre enseignement qui rend le fond du bouddhisme et du gnosticisme similaires est celui qui déclare l’existence de nombreuses divinités dans des royaumes situés entre les dimensions ultime et matérielle, mais toutes reliées à une plénitude spirituelle suprême. Ces quelques exemples pourraient indiquer que les fondements doctrinaux qui sous-tendent le bouddhisme s’apparentent au gnosticisme lui-même.

Bien que proche du judaïsme et plus encore du christianisme, le gnosticisme a sans doute été inspiré par les expériences mystiques des initiés des différents Mystères de Grèce, d’Égypte, de Rome et peut-être de Perse. Ces Mystères ont permis à de nombreuses personnes de vivre des expériences mystiques individuelles très impressionnantes. Leur tradition a survécu sous diverses formes chez les gnostiques, les hermétistes et les néo-platoniciens. Ainsi, avec d’autres, les gnostiques sont devenus les héritiers des Mystères de l’Antiquité.

La sagesse de ceux qui savent

En ce qui concerne le bouddhisme lui-même, les signes qui le relient au gnosticisme sont nombreux et puissants. L’objectif suprême du bouddhisme est identique au but ultime du gnosticisme. Ce n’est autre que la libération, c’est-à-dire l’affranchissement de l’existence incarnée et donc de toute souffrance. Cette libération ne s’obtient pas par la croyance ou par le respect de préceptes moraux, mais par une modification radicale de la conscience, une expérience d’une puissance libératrice inexprimable appelée par les bouddhistes Bodhi, souvent traduite par illumination, et connue par les gnostiques sous le nom de Gnose, cette dernière étant traduite par G.R.S. Mead comme « la connaissance des choses qui sont ». La qualité suprême à cultiver dans la quête de l’Illumination/Gnose par le bouddhiste est appelée Compassion, tandis que la qualité gnostique chrétienne correspondante est connue sous le nom d’Amour.

Certains étudiants occidentaux ont choisi de croire que la doctrine Mahayana sur l’état de bodhisattva impose aux bouddhistes de continuer à se réincarner jusqu’à ce qu’il n’y ait plus personne à aider. Il y a quelques années, S.S. le Dalaï-Lama, entendu par le présent auteur, a répondu à une telle question : « Vous n’avez qu’à obtenir l’illumination, alors vous saurez » !

Elaine Pagels, pionnière contemporaine de la recherche gnostique, a souligné dans Les Évangiles secrets qu’il est légitime de traduire le terme Gnose utilisé par les anciens gnostiques par insight, car il implique un processus intuitif de connaissance de soi. Pagels souligne également que cette connaissance de soi au niveau le plus profond revient à connaître simultanément le Divin et que c’est là le véritable secret de la gnose.

Edward Conze (1904-1979), photo vers 1930.

De nombreuses déclarations très instructives ont été faites par feu le célèbre érudit bouddhiste Edward Conze, qui a ouvertement appelé le bouddhisme « le gnosticisme de l’Asie ». Les paragraphes suivants sont en partie basés sur une conférence du professeur Conze à laquelle j’ai assisté il y a quelques décennies dans le Pacifique Nord-Ouest des États-Unis. La conférence portait sur la convergence du gnosticisme et du bouddhisme. Voici quelques-uns des points saillants :

1. Le salut (la libération) s’obtient par la gnose, ou l’illumination. La gnose offre un insight de la structure asservissante de la création archonique ; le bouddhisme pratique l’insight de l’origine dépendante de l’existence manifeste. Ces insights apportent la libération.

2. L’ignorance est la véritable racine du mal. Dans le gnosticisme, elle est appelée agnose, et dans le bouddhisme avidya. L’absence de vision libératrice engendre la méchanceté et les mauvaises actions.

3. La connaissance, chère aux gnostiques et aux bouddhistes, est atteinte non pas par les moyens ordinaires de l’information et du raisonnement, mais comme le résultat d’une révélation interne.

4. L’accomplissement spirituel diffère selon ce que l’on pourrait appeler les types psychospirituels. Il existe des niveaux d’insight qui vont du matérialisme insensé (la conscience hylétique) à la gnose illuminée (les états pneumatiques).

5. En ce qui concerne les règles de comportement et les commandements, un certain relativisme mystique est inhérent aux deux systèmes. Alors qu’aux niveaux inférieurs de l’ascension spirituelle, les règles de comportement sont souvent considérées comme étant d’une grande importance, dans les états spirituels exaltés, leur signification diminue. (Des accusations d’antinomisme ont été lancées à la fois contre les gnostiques et les bouddhistes par leurs détracteurs).

6. Lorsqu’il s’agit de choisir entre le mythe et le fait, le gnosticisme et le bouddhisme montrent tous deux un penchant pour le mythe. Les mythologues modernes, dont Mircea Eliade et Joseph Campbell, ont conclu que les connaissances acquises par l’illumination du bouddhiste et par la gnose du gnostique sont mieux comprises en termes de mythe.

7. L’un des mythologèmes [1] les plus puissants apparaissant à la fois dans le gnosticisme et le bouddhisme est le principe divin féminin de la sagesse — Sophia et Prajna, respectivement. Conze aimait citer le Hevajra Tantra : « Prajna est appelée Mère parce qu’elle donne naissance au monde ». En fait, il existe d’autres figures féminines importantes parmi les divinités du bouddhisme Mahayana qui peuvent être considérées comme apparentées à Sophia, telles que Tara et Kwan Yin. Il est à noter que dans le christianisme occidental (catholicisme romain et protestantisme), la figure de Sophia a été reléguée dans la clandestinité, ce qui n’était pas le cas dans les églises orthodoxes de l’Est. La Sophia occultée a été remise en évidence par les théologiens sophiologues [2] russes, à partir de la fin du XIXsiècle et jusqu’à aujourd’hui, à commencer par le magnifique érudit et poète Vladimir Soloviev (1853-1900). Un très grand nombre d’artistes, de littéraires, de philosophes et de théologiens sont devenus des partisans et des dévots de « la sagesse féminine de Dieu ». On peut affirmer que les sophiologues russes ont été les plus proches de la redécouverte d’une divinité féminine semblable aux figures du bouddhisme.

Vladimir Soloviev (1853-1900)

Après avoir noté plusieurs similitudes dans les enseignements et l’ambiance spirituelle du bouddhisme et du gnosticisme, une avant-dernière évaluation de leur relation peut être importante. Les origines, historiques et autres, des deux traditions sont similaires. Toutes deux ont débuté avec un fondateur qui a fait l’expérience d’états spirituels exaltés et dont l’exemple a contribué à générer une tradition orientée vers une telle expérience. De même que la tradition bouddhiste s’est détachée de l’hindouisme, la tradition gnostique, sous une apparence chrétienne, s’est séparée du judaïsme. La similitude de l’histoire des deux s’arrête ici, car la majorité de la chrétienté a rejeté la minorité gnostique, la condamnant à une existence essentiellement clandestine. Le bouddhisme, quant à lui, s’est transformé en une religiosité folklorique, bien que des communautés ésotériques se soient maintenues. Les deux traditions ont maintenu leur orientation vers l’expérience transcendantale, qui permettait de grandes, voire ultimes transformations. Ainsi, nous pouvons conclure que, même au milieu de leurs fréquentes incompréhensions, les premiers leaders de la psychologie des profondeurs ont découvert quelque chose d’une importance capitale en ce qui concerne la conscience mystique.

Non seulement les mystiques de l’Orient et de l’Occident ne devaient pas être considérés comme des victimes de la psychose, mais plutôt comme des personnes ayant accédé à une vision si profonde qu’elle remplace toute connaissance et information du monde. Les sages gnostiques et bouddhistes ont toujours eu leurs successeurs dans l’histoire.

Il est peut-être approprié de conclure cet article par un passage, en partie méditation, en partie sermon, entendu il y a de nombreuses années de la bouche d’un enseignant, et dont l’auteur actuel se souvient :

Richard, Duc de Palatine (1916-1977)

« Vous n’êtes pas de ce monde. Vous n’êtes pas ce corps que vous habitez. Vous n’êtes pas ces émotions, ces pensées, cet ego auquel vous vous identifiez. Vous n’êtes même pas votre vie et votre mort. Lorsque vous arrivez à vous distancer de ces choses, alors le vrai vous, le vous gnostique, entre dans le champ de votre cognition. Plus pur que l’éther, plus rayonnant que le soleil, plus pur que la neige, rempli de vie et sorti du contexte de la mort, voilà le moi que vous êtes. Pour vous aider à le savoir, Jésus, Bouddha et tous les autres grands messagers de la lumière sont venus dans ce monde, faisant le sacrifice de venir de la plénitude au vide pour vous apporter cela. Vous devez le savoir, et vous devez le faire, car sans cela vous n’êtes pas vraiment vivant, vous n’êtes pas vraiment conscient, mais avec cela, vous êtes tout, vous avez tout, et le Tout est devenu vous. C’est le message de la gnose ! »

(Cette méditation a été conduite pour ses étudiants par feu Richard, Duc de Palatine lors de ses visites aux USA).

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À propos de l’auteur: Stephan A. Hoeller Ph.D. est l’auteur de The Gnostic Jung and the Seven Sermons to the Dead (1982), Jung and the Lost Gospels (1989), et Gnosticism: New Light on the Ancient Tradition of Inner Knowing (2002). Il est le directeur de la Gnostic Society of Los Angeles, évêque de l’Ecclesia Gnostica (www.gnosis.org), et une figure de proue des activités gnostiques contemporaines.

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1 Un élément central de base, un motif ou un thème d’un mythe

2 La sophiologie (également appelée Sophianisme ou Sophisme par ses détracteurs) est une école de pensée controversée de l’orthodoxie russe qui soutient que la Sagesse divine (ou Sophia) doit être identifiée à l’essence de Dieu, et que la Sagesse divine s’exprime d’une certaine manière dans le monde sous la forme d’une sagesse « créaturelle ». Cette notion a souvent été comprise ou mal comprise (selon le point de vue) comme introduisant une « quatrième hypostase » féminine dans la Trinité.