(Revue Teilhard de Chardin. No 69. Avril 1977)
Extraits
Si dans le I ching, tout se tient, tout se meut aussi. Tout se tient par un mouvement « simple, facile, imperceptible » qui opère les « discontinuités », tout aussi bien que les rencontres, les échanges, les innombrables changements et transformations.
Rien ne l’arrête. Un « tambour » l’excite, un rythme le harcèle, « l’élan et le repos, les deux tempos du mouvement sont constants et permanents », « un yin et un yang… et cela sans fin».
Qui fixe le rythme de cette cadence ? Qui bat le tambour?
Les auteurs du Grand Commentaire Hi-tzü répondent sans hésitation : « une puissance spirituelle » shen. « Celui qui connaît la loi des changements et des transformations, celui-là connaît ce que fait la puissance spirituelle shen ».
Ce shen « puissance spirituelle » appartient aux « racines », aux fondements de l’Univers. Régissant le « domaine des changements et des transformations », il commande le mouvement. La force qui attire yang vers yin, et yin vers yang, c’est lui. La « saute impondérable » qui de yin fait yang et de yang fait yin, ou d’un germe d’une tige, d’une tige un bourgeon, d’un bourgeon une fleur, d’une fleur un fruit, d’un fruit un élément corrompu, d’une corruption un germe, etc., c’est encore shen « la puissance spirituelle ».
Le Shuo-kua, l’une des « 10 Ailes » expose l’ampleur de l’acte de shen en faisant le tour du Cosmos à l’aide des « huit trigrammes » pa kua, ou huit forces cosmiques :
« Au premier grondement de tonnerre » chen,
les 10.000 êtres s’ébranlent.
C’est l’Est et le Printemps.
« La brise ou l’aimable » sun,
les unifie et les régularise.
« Le feu qui est lumière » li,
leur permet de se voir, de se discerner.
C’est le plein Sud et le plein Eté.
« Le repos, l’accueil, la terre » k’un,
les reçoit, les nourrit sans oublier aucun de ceux « qu’elle porte ».
Vient alors « le lac et la joie » tui.
C’est l’Ouest et l’Automne,
l’heure des récoltes, des fruits murs,
de la joyeuse consommation, mais aussi de la décomposition…
(Mais) «L’élan, le don, le ciel » k’ien
apparaît. Une joute s’engage entre la puissance
de corruption, de désordre, de mort, et la force de pureté, d’ordre, de vie.
Le Monde approche de l’Hiver et du Nord,
il arrive à «l’abîme où roulent les torrents » k’an,
ils jaillissent en sources jaunes.
Là, sans exception, les 10.000 êtres retournent tous.
Là aussi s’opère la plus extraordinaire des « transformations » : après la joute yin et yang se rejoignent, ils s’unissent, ils s’échangent. La graine corrompue se transforme en germe lourd de sève et chargé des promesses surabondantes de la Vie!
« La montagne, la majesté tranquille » ken,
se pose alors comme un point final.
Avec le déclin devenu renouveau et le terme / germe des 10.000 êtres, le mouvement cosmique atteint sa perfection dans une sérénité triomphante. La Vie ne connaît pas la mort! C’est la « dynamique » de l’univers, « énergie spirituelle, écrit Teilhard de Chardin, la plus obscure »; la Chine la qualifie de « merveilleuse » miao, et charge ce mot d’un pouvoir extra-humain, insaisissable :
Nul n’a pu voir ce qui opère
la « saute » de tous ces changements et transformations,
mais les effets sont là…
« ils apparaissent avec une évidence indéniable » et le Shuo-kua de conclure :
C’est shen « puissance spirituelle » qui accomplit les merveilles.
Shen « mirabilise » miao les 10.000 êtres.
Ce même shen « puissance spirituelle » vient se blottir au cœur de l’homme, accompagnant les « souffles » ch’i :
Lorsque le Sang s’est uni au « Souffle » ch’i,
lorsque la communication s’est établie entre
l’Efflorescence et les Gardiens…
(l’efflorescence, c’est la vie qui paraît au-dehors avec ses couleurs, son éclat, son frémissement, sa beauté; les Gardiens, c’est la vie ensevelie dans les profondeurs de l’être avec son sérieux, sa vigilance, sa mission de défense et de protection).
Lorsque les Cinq Viscères ont été formés,
lorsque la « puissance spirituelle » shen
portée par le « Souffle » ch’i,
s’est abritée dans le Cœur…
l’ensemble ainsi réalisé,
c’est l’homme.
Inséré dans le cœur de l’homme, tel un joyau dans son écrin, « la puissance spirituelle » shen, en devient le « trésor » : « le cœur est le souverain du corps. La « puissance spirituelle » shen, le trésor du cœur ». Là, dans le cœur, il est « enveloppé par le souffle ».
Shen et ch’i « l’esprit et le souffle » que tous les peuples ont associés dans une sorte d’équivalence : Ruah des Hébreux, Pneuma des Grecs. A tous, le « souffle » s’impose comme l’image-limite, la plus délestée de tout poids, la plus libérée de toute contrainte ou détermination, la plus dégagée de qualités sensibles, la plus représentative enfin de l’attraction vers le haut, que l’homme ressent dans la partie la plus vitale et la plus indicible de son être.
En Chine aussi, le « souffle et l’esprit » ont partie liée : « l’esprit et les souffles s’étreignent mutuellement… ils ne se séparent pas… quand l’esprit primordial apparaît, le souffle primordial vient également à l’existence ». Ensemble esprit et souffle partagent la responsabilité des changements et des transformations : « le commencement de la Grande transformation, c’est « le souffle ch’i ». Tous deux ils président à la vie et à la mort : « quand il y a « souffle » ch’i, il y a Vie ». Quand il n’y a plus « souffle », il y a « mort », et « Celui qui possède la puissance spirituelle a la vie, qui perd la puissance spirituelle, a la mort ». Ensemble encore puissance spirituelle et souffle produisent « l’essence vitale » tsing qui peut exprimer tout aussi bien ce qu’il y a de plus subtil, de plus immatériel, de plus sélect dans les 10.000 êtres, que leur capital génétique ou liqueur séminale, tant il est vrai qu’en Chine, la vie concrète ne fait qu’un avec le principe qui secrètement l’anime, comme le rayon lumineux ne fait qu’un avec la source de sa lumière!
Là peut-être se dessine l’originalité de la vision chinoise : alors que le Pneuma des Grecs reste toujours distant de Hyle « la matière », « le souffle » ch’i de la Chine joue sur l’ambivalence de deux aspects, l’un proprement « aérien », sans qualité substantielle, l’autre cohérant, figeant, solidifiant, coagulant, celui qui forme le poids, le tangible, la substance. Emanant de la source indistincte et primordiale « le souffle pur et léger monte, il produit le ciel. Le souffle épais et lourd descend, il produit la terre ». C’est « le commencement du commencement, ou avant-germe, du germe », dont parle Huainan tzü. Le haut et le bas, les deux pôles de notre horizon se fixent. La relation verticale se pose en primauté. Le ciel va rentrer sous l’emblème du yang, la terre sous celui du yin. Or « yin est toujours dans yang, et yang toujours dans yin », en d’autres termes, le haut toujours dans le bas, le bas toujours dans le haut, le ciel dans la terre, la terre dans le ciel ! Alors que dès l’heure initiale de sa formation, un appel vers les profondeurs, vers la pénétration des abîmes retentit dans le ciel, à ce même instant, un besoin d’envol s’empare de la terre : « le souffle du ciel se met à descendre, le souffle de la terre à monter. Et yin/yang de s’unir, de s’échanger, de s’harmoniser en se jouant et folâtrant au milieu de l’étendue et de la durée qu’ils viennent de créer ».
Le « souffle » semble tenir en suspens ciel et terre dans une interrogation radicale. Jamais satisfait le souffle du ciel cherche toujours la terre, celui de la terre le ciel. Le va-et-vient ne cessera plus. Les deux souffles entrent en commerce et deviennent composantes essentielles de l’Univers : « En ce qu’ils ont de plus subtil ils forment les quatre saisons… l’accumulation du souffle chaud de yang produit le feu, et le souffle subtil du feu, c’est le soleil. L’accumulation du souffle froid du yin produit l’eau, et le souffle subtil de l’eau, c’est la lune. La subtilité excédentaire du soleil et de la lune forme les étoiles. Le ciel reçoit le soleil, la lune, les étoiles et constellations. La terre reçoit les cours d’eau et la poussière… »
Puis les formes se précisent : la norme du ciel, c’est le rond. La norme de la terre, le carré. Le carré préside aux abîmes. Le rond à la lumière. La lumière lance son souffle hors d’elle-même, elle le projette, elle le « crache », aussi le Feu resplendit-il au-dehors. L’abîme au contraire contient, protège, préserve en elle-même, aussi l’Eau resplendit-elle au-dedans. Le souffle qui lance, donne. Celui qui protège et contient, transforme. Le yang donne. Le yin transforme. Quand le souffle yang l’emporte et répond à son appel vers les profondeurs — il fait descendre la pluie et la rosée. Quand le souffle yin triomphe — et satisfait son exigence d’envol — il cristallise les eaux, les tourne en brouillard qui s’élèvent…
Peu à peu, le monde s’organise, au gré des souffles :
Au souffle du printemps le vent se lève, il produit le bois,
au souffle de l’été, le yang connaît son apogée, il produit le feu,
au souffle de l’automne, le yin à son tour triomphe, il produit le métal,
au souffle de l’hiver, la froidure gagne le monde, elle produit l’eau.
Le cinquième élément c’est tu « la terre-matérielle, poussière » celle où s’activent les hommes, le lieu du travail et des affaires, son « souffle » se confond avec celui de ti « la terre » opposée au ciel, son partenaire, le second pôle de l’Univers. La « terre » tu, représente le « centre du monde », le point de ralliement : « la terre, tu, réunit les cinq éléments et les quatre saisons. Sans la terre, tu, ni le bois, ni le feu, ni le métal, ni l’eau ne pourraient exister ». Quelque deux mille ans après la Chine, Teilhard de Chardin élevait la voix pour affirmer que « fondamentalement, la Matière (très voisine de tu « la terre »), dans un être est ce qui rend cet être unissable à d’autres êtres, de façon à former avec eux un Tout plus simple, nouveau. Elle n’est pas ce qui unit (l’Esprit seul unit). Mais elle donne prise à l’union. C’est elle, en d’autres termes, qui constitue l’être. Elément, c’est-à-dire assujetti à s’unir pour se spiritualiser. Ainsi comprise la Matière… est un principe entitatif positif. Définie comme de l’unissable, elle n’est ni négative, ni mauvaise, et loin de disparaître, elle se consomme, dans l’Esprit ».
Entre la « parole » de Teilhard et celle de la Chine, il y a certes une différence. Mais, au fond, n’y a-t-il pas encore plus de similitudes?
« La terre-matérielle » tu, indispensable à la formation des cinq éléments, abrite dans sa profondeur « d’union des souffles yang ou célestes et des souffles yin ou terrestres… là ils se transforment… là se manifeste « le cœur du ciel et de la terre ». Là, se « transforme » aussi la direction : « la terre reçoit, pour donner », alors que « le souffle céleste fait descendre, le souffle terrestre fait monter ». Elle irradie la chaleur du soleil. Elle germe les brouillards qui s’élevant au ciel deviennent la pluie, l’eau ! « La terre-matérielle » tu, est nettement positive. Elle joue le jeu du ciel. Cristallisante, cohérente, elle « donne prise » à l’union, comme à l’envol du « souffle aérien », souffle céleste, le pur, le subtil, le « spirituel » !… Telle « la Matière » de Teilhard, tu « ne disparaît pas, elle se consomme »… dans l’élan du spirituel auquel, finalement, elle est « soumise ». Sa qualité fondamentale n’est-elle pas « la soumission, la docilité » shun, face à son vis-à-vis « l’initiateur, l’élan », le spirituel?
Les « souffles terrestres et les souffles célestes » ne sont-ils pas « deux aspects du « souffle primordial » yuan ch’i » ? les « deux modalités » qui s’unissant produisent les 10.000 êtres?
Ainsi tout est suspendu aux « souffles ». Tout est affaire de souffle. Teilhard dira : « Tout est affaire d’énergie »; « le souffle primordial » de la Chine ne peut-il s’identifier à « l’énergie primordiale » qui dynamise le monde ? Toutes deux remplissent le même rôle, accomplissent la même « mission ». Comme « les souffles » de la Chine « l’Energie, de Teilhard, est étoffe première… de tous les phénomènes; et l’Energie, encore, est mesure de ce qui est… pratiquement réalisable… ». Si Teilhard parle ici de « l’Energie des physiciens », il pense évidemment au Ruah Elohim, « souffle de Yaweh » des Ecritures. Il distingue « deux énergies » ou mieux « deux aspects d’une seule Energie » l’une « physique, l’autre spirituelle ». La Chine part d’un « souffle primordial » qui s’exprime en deux modalités : « le souffle céleste et le souffle terrestre »… Teilhard finalement, pressé par son exigence d’Unité, ne craint pas d’écrire : « tout au fond, en quelque manière il ne doit y avoir dans le monde qu’une énergie unique »… et encore « L’Energie spirituelle… conçue non point simplement comme une réalité de nature spéciale, mais comme une sorte de « quantum » engagé dans l’Univers actuellement en cours »… Par la voix de Tung Chung-shu, la Chine verra les « souffles célestes et les souffles terrestres » retrouvant leur unité primordiale, se combiner pour constituer « ce grand souffle qui active le rythme cosmique », tantôt il fait naître et grandir, tantôt il « moissonne et enfouit », « yang, il apparaît au nord-est et disparaît au nord-ouest, il triomphe au solstice d’été, il s’éteint au solstice d’hiver. Yin, le souffle apparaît au nord-ouest et disparaît au nord-est, il triomphe au solstice d’hiver et s’éteint au solstice d’été », mais « tout au fond »… il n’y a dans le monde qu’un « souffle » unique!
Pour souligner « l’unicité » de ce « souffle », Tung Chung-shu lui consacre de nombreuses « paroles écrites » : « Le ou les souffles, voilà ce que la nature et l’homme ont en commun ». La morphologie de l’homme ne prouve-t-elle pas, en excellence, cette communauté d’origine et de « constitution » ? L’homme reproduit en miniature le cosmos, œuvre des « souffles célestes et des souffles terrestres »… « sa tête est ronde, comme le ciel, ses pieds carrés, comme la terre »… il a cinq viscères répondant aux cinq éléments et aux cinq orients (est-ouest-sud-nord-centre), il a 24 vertèbres répondant aux 24 « souffles » climatiques, 365 os répondant aux 365 jours de l’année… son système artériel et veineux correspond aux fleuves, rivières et cours d’eau!
Les « souffles » ou « le souffle » enfin emportent l’homme, dès sa naissance, dans le vertige de l’immensité cosmique. Ils l’ouvrent sur son appartenance au ciel et à la terre. Ils lui révèlent une majesté n’ayant d’autre limite qu’un « illimité », sans lequel il ne pourrait pas vivre : « L’homme inspire : son souffle plonge dans les abîmes insondables de la terre. Il expire : et son souffle s’élance jusqu’à la hauteur incommensurable du Ciel ». Ainsi, la respiration, ce rythme biologique fondamental, présidant à tous les autres, rappelle incessamment à l’homme que sa Vie dépend de l’infini dans sa double polarité : hauteur et profondeur.
Se riant de tous les obstacles, les souffles vont et viennent de tous les points de l’Univers aux replis les plus secrets de la psychologie humaine. Ils font retentir dans l’homme les battements de la Grande Loi du rythme : « un yin, un yang… ». Ils lui apportent les « intentions, tendances » chih du monde, le sens des douze mois, des climats, des orients… L’homme comme la nature vibre tout entier au rythme des saisons :
sur le plan cosmique,
Le souffle du printemps c’est la douceur tiède ;
le souffle de l’été, la chaleur brûlante;
le souffle de l’automne, la fraîcheur desséchante;
le souffle de l’hiver, la froidure mortelle.
sur le plan psychique,
Ces mêmes souffles deviennent plaisir,
agressivité, joie et douleur…
Ils dépassent le pouvoir de l’homme…
l’homme ne peut les créer.
S’il est capable de suivre leur rythme,
il est incapable de les arrêter.
Aussi doit-il s’y conformer et prendre modèle sur la nature : un souffle d’amour soulève le monde au printemps, il porte la vie aux êtres. Que le prince et les hommes se fassent alors bons, affables et généreux… Qu’ils pratiquent, en excellence, la « vertu des relations humaines » jen, celle qui « définit l’homme » selon Confucius : « Celui qui vit de jen « vertu socialisante », c’est jen « l’homme » (le second jen s’écrit différemment du premier)…
Par contre, un souffle de rigueur, d’arrachement, parcourt l’Univers en automne… C’est l’heure pour le prince de retrouver la sévérité de la « justice » yi, l’heure aussi des récoltes définitives…
Si l’été remplit tout d’un souffle de joie, de beauté, de luxuriance, le prince et les hommes, eux aussi, doivent se réjouir, se livrer aux fastes du rituel, des cérémonies, li « le sens de la fête »!…
Enfin le souffle de la douleur, des séparations, avec l’hiver rappelle au monde et aux hommes, la fin de toute existence… la nécessité d’une disparition, d’une rupture, non pour sonner l’heure de l’anéantissement mais celle au contraire du « retour à une vie nouvelle » ! « Sagesse » chih pour l’homme de comprendre que tout renouvellement, tout départ vers un autre horizon, tout accès à un nouveau palier ne s’accomplit que par une brisure, une cessation, une discontinuité!
Ainsi toute la vie cosmique, sociale, morale est suspendue à la subtilité du « monde aérien » qui emporte les 10.000 êtres, vers un au-delà d’eux-mêmes et constitue le système ultime de référence du « ciel, de la terre et des hommes ».
Dans un temps initial, « le souffle » a posé la relation verticale, avec toutes les réserves d’infini qu’elle suppose : signe du sommet et signe des abîmes, il insère l’homme dès le premier instant de son existence dans le vertige de cette dimension, la plus indispensable à sa vie : « sans le souffle, sans la respiration, sans le mouvement axial qu’elle exige, c’est la mort ».
Dans un deuxième temps, « le souffle » assure la relation horizontale : subtil et mouvant il fait communiquer. Indéterminé il « émeut, il influe » sur les 10.000 déterminations, portant toujours avec lui son « alter-ego » « la puissance spirituelle » shen ! Mais alors que shen dont l’action essentielle est de « mirabiliser » miao, correspond toujours à une excellence de vie, « les souffles », eux, peuvent se « pervertir ». Cela par une rupture d’harmonie, un déséquilibre, une série d’excès, dont l’homme porte seul la terrible responsabilité :
Excès de nourriture? et les souffles ne circulent plus.
Excès d’épuisement? et les souffles ne suffisent plus.
Excès de travail, de repos, de colère, de plaisirs, de jouissance…
il résulte de tout cela, que les souffles deviennent nuisibles uniquement par un déséquilibre, une rupture d’harmonie…
et poursuit Tung Chung-shu :
Les hommes savent tous prendre soin de
leurs vêtements, de leur nourriture… mais ils
ne prennent pas soin de leur « souffle céleste »!
Or le souffle céleste n’est-il pas plus
important que le vêtement et la nourriture?…
Aussi celui qui veut « vivre » préserve-t-il
son souffle (céleste) qui, lui, obéit à la
« puissance spirituelle » shen…
(et) l’esprit à la pensée de l’homme…
Reconnu comme « le point privilégié de la rencontre yin/yang, de l’échange entre « puissance spirituelle et perception sensible », l’homme joue dans le monde le rôle du « cœur » hsin, ou « esprit, conscience » : « L’homme est le hsin « cœur, esprit, conscience de l’Univers ». Seul il peut penser, aller jusqu’au bout de son émoi devant le spectacle de la nature pour engager l’unité totale de son être. « Cœur de l’Univers » il tient la barre de la vie cosmique, qui elle, libre de toute dérive passionnelle, noue sans errance le ciel et la terre, le temps et l’espace, dans le rythme des quatre saisons et délivre un message, une « parole spontanée », que l’homme a le pouvoir de transformer en meilleur ou en pire, de tourner en « vertu », de « convertir » ou de tourner en « vice », de « pervertir »! L’univers est chargé de tendances, d’intentions » chih, l’homme est là pour les réaliser « l’œuvre du ciel, c’est l’homme qui l’accomplit »… « Si les êtres ne s’aventurent pas dans l’errance, écrit Wang Pi, s’ils ne transgressent pas l’Ordre établi par le ciel, ils obtiennent que chacun réalise la plénitude de sa nature… mais, s’ils vont « contre leur raison d’être, s’ils transgressent l’ordre du ciel… ils errent… ils ne gardent pas la rectitude fondamentale, et mieux vaut, alors, ne pas aller plus loin. »
L’homme n’accorde pas sa vie à celle du cosmos, il ne « suit » pas le rythme des souffles, quand il « agit contre » les règles fixées par le calendrier, se « conduisant le matin selon les normes du soir, et le soir selon les normes du matin »… se comportant l’hiver selon les normes de l’été, et l’été selon celles de l’hiver, etc. « Quand il s’excite par des alcools, dont les hommes d’aujourd’hui font leur breuvage ordinaire », constatait amèrement le ministre-médecin de l’empereur Houang-ti ! — « l’homme fait ainsi de l’erreur une constante de sa Vie… il se permet des relations sexuelles en état d’ébriété… (voilà ce qui pervertit les souffles !) … il perce son cœur de nombreuses préoccupations et marche à rebours de la joie qui provient de la vie!… En pervertissant l’ordre et les souffles, les hommes de nos jours, arrivés à la moitié de cent ans, sont déjà tout décrépis! »…
Le rythme cosmique déséquilibré, l’ordre rompu, la paix, la joie détruites, « les souffles pervertis » lancent « les hommes dans le cycle de la haine et de la violence, alors que les souffles harmonieux et excellents, le conduisent à l’amour fraternel »… A l’homme de « garder » ses souffles purs à l’intérieur de son cœur et de garder-avec, la « puissance spirituelle », pour que rien ne mette obstacle aux relations yin/yang, à leurs échanges, à leurs transformations, à la Grande Loi de la Vie. Ainsi l’homme aura la joie de connaître l’heure de la « saute facile, simple » qui fait soudain apparaître dans le monde le « renouvellement du jour » — vertu toute puissante du Tao — le « tout nouveau », le rebondissement des souffles sur un plan caché dans le secret de l’ordre cosmique : la vie morale, l’acte moral.
C’est de cette joie dont parle Mencius, quand il dévoile à Kung Sun-ch’ou : « Je nourris dans le bien, l’immensité naturelle de mon souffle ! » — « Qu’entendez-vous par là ? » reprit Kung Sun-ch’ou. — « Il est difficile de l’expliquer. C’est ce qu’il y a de plus grand et de plus résistant. S’il est nourri dans la droiture, sans entrave, il comble l’entre-deux ciel-terre, il marche de pair avec le Tao et la Justice. Sans lui l’homme ne peut que languir… il naît d’une permanence de justice, non d’une justice accidentelle et passagère. »
Ce « souffle naturel » nourri de « justice permanente », donc de valeur morale, s’inscrit dans l’harmonie fondamentale de l’Univers et s’il touche à « l’énergie mécanique, thermique du monde », il touche davantage encore au dynamisme du « pur esprit », il transforme la relation de l’homme à l’Univers en responsabilité d’achèvement dans un ordre supérieur.
Le monde n’apparaît pas ainsi à la Chine, comme un charmeur dans les bras duquel l’homme s’abandonnerait pour donner libre cours à ses passions. Les « souffles » qui le constituent ayant pour raison d’être, de « manifester un non-manifesté »… le ciel tient son existence cachée invisible, aussi est-il « spirituel » shen. Il manifeste sa brillance, aussi est-il « lumière » ming, idéogramme composé du soleil et de la lune, du jour et de la nuit, du yin et du yang, les deux souffles qui portent avec eux un message, une Loi « qui est une et non pas duelle », si bien que seuls les « souffles droits, vrais, corrects », parfaitement accordés à la loi sont porteurs de « la puissance spirituelle » shen, et finalement s’identifient à shen : « Quant à « la puissance spirituelle » shen, c’est le souffle correct ».
La vie morale se voit intimement liée à la vie physique de l’Univers, parce que, dans la pensée chinoise, l’immensité du multiple, la pesanteur du Réel reposent non sur une « matrice » qui bien qu’infime resterait soumise aux expériences des savants, mais sur un « vecteur » échappant à toute possibilité de saisie, de mesure puisque « ce souffle est si immatériel… que sa finesse n’a pas de « dedans », et son immensité n’a pas de « dehors ». A-spatial, atemporel, identifié à « la puissance spirituelle » shen, qui « n’a pas de dimension », et dont l’acte spécifique est de « mirabiliser les 10.000 êtres », ce « vecteur », les souffles donnent au monde la consistance, le mouvement et la vie!
Notre logique occidentale éclate devant ce « rationnel » de la Chine, confondu avec « l’irrationnel », cette « Matière » avec « l’Esprit ». Mais s’agit-il de « confusion »?
Plus vraisemblablement, la logique et la raison de la Chine ancienne, loin de s’appuyer au départ sur une logique et une raison réduites aux seules dimensions de l’homme, embrassent sans embage la logique et la raison manifestées avec tant de splendeur et de solennité dans la vie de l’Univers. « Autrefois, écrit Chuang-tzü, les hommes authentiquement hommes, traitaient l’homme à partir du ciel (c’est-à-dire de la nature). Ils ne forçaient pas le ciel à entrer dans les mesures de l’homme. » (N’avons-nous pas nous, Occidentaux, forcé le ciel à entrer dans nos mesures ?…)
Ce « ciel » ou Nature vivante de Chuang-tzü, c’est le cosmos « mirabilisé », « d’Immense image » ta hsiang, manifestation du non-manifesté… Déjà-là-pour-l’homme qui après avoir été « produit », existentialisé par « les souffles », existentialise l’homme en lui délivrant un message, en lui fixant une règle de conduite.
Toute la différence entre la Chine et l’Occident tient peut-être à ce renversement d’attitude à l’égard du monde, à cette inversion des rapports : ici, la nature soi-disant dénuée de toute valeur spirituelle en soi, n’a d’autre raison d’être, que de se plier à tous les caprices, à toutes les fantaisies, à toutes les « mégalomanies » de l’homme d’Occident; là, pour la Chine ancienne, le « ciel » ou nature, est un « maître », l’homme se tient à ses pieds « comme un ruisseau au pied de la montagne » ou « un disciple au pied du sage ». Il l’écoute, il cherche à comprendre son langage non pour l’asservir, mais pour entrer dans l’œuvre qu’elle lui propose d’accomplir de concert avec elle : « Le ciel donne, la terre reçoit et fait croître, l’homme accomplit », ou encore : « Seul l’homme parfaitement en accord avec lui-même, parfaitement sincère, peut aller au bout de sa nature… aller au bout de la nature des êtres… et des choses… et se joindre en troisième à l’action créatrice et transformante du ciel et de la terre »! L’homme, conscient du Tout, peut entrer dans la réalisation du Grand Œuvre, semblable au ruisseau qui entoure la montagne, il l’arrose, il la rafraîchit en la respectant… et parce qu’il la respecte, il « accomplit » la montagne, il la fertilise et lui permet de révéler toute sa richesse et sa beauté. Il va « jusqu’au bout de l’Univers » en lui donnant sa dimension morale.
A cette conclusion « logique », couronnement normal de la pensée chinoise, Teilhard de Chardin répond au XXe siècle par une conclusion semblable, couronnant de semblables prémisses ! « L’homme est la pointe responsable du mouvement cosmique… il est la flèche de l’Univers. »
Teilhard, lui, a pénétré le mystère de la Vie en savant, il l’a contemplé en chrétien, ce que la Chine ancienne n’a pu faire ! Aussi a-t-il « entendu la note » musicale, chrétienne qui fait vibrer le monde entier, comme un gong immense, dans le Christ divin »… Sans craindre de bousculer tous les obstacles, tous les « tabous », il a proclamé la vie « propriété sui generis de l’Univers »… Il a plaidé pour que les « chercheurs » fassent une place de choix aux puissances de conscience… D’impondérabilité que représente la Vie. « Pourquoi les hommes cherchent-ils toujours à partir de la Matière?… Parce que la Matière se touche et parce qu’elle paraît historiquement avoir existé la première, on l’accepte sans examen comme l’étoffe primordiale et la portion la plus intelligible du cosmos. Mais cette voie n’aboutit pas… » Alors « qu’un Univers à étoffe primitive « matérielle » est irrémédiablement stérile et fixé… un Univers d’étoffe « spirituelle » a toute l’élasticité requise… pour se prêter à l’évolution de la Vie… L’Univers est fondamentalement et premièrement vivant ». A la fin de sa vie Teilhard déclare : « L’énergie — « ouvrière » du monde » — étoffe première et protéenne de tous les phénomènes… énergie physique, mesurable au regard du physicien »… mais il « aperçoit que sous-tendant cette enveloppe extérieure du phénomène — et cependant en continuité génétique avec elle — un autre domaine s’étend — celui non du tangentiel mais du « centrique » — où une deuxième espèce d’énergie (non plus électro-thermodynamique, celle-là, mais spirituelle) rayonne à partir de la première »! … Par la succession des « paliers », des « sautes », depuis le commencement des origines, la « tisseuse » de l’étoffe cosmique se révèle dans l’homme, psychisme réfléchi, ou « conscience au carré », puis finalement, par un nouveau bond, prodigieuse métamorphose « in Christo », vie surnaturelle ! « Spectacle étonnant » dont Teilhard veut faire « sauter l’évidence à tous les yeux »… Il appelle les hommes : « Venez et voyez »… Pourquoi ne pas répondre à la parole brûlante et passionnée de cet amant de la terre « Qu’elle soulèvera l’homme dans ses bras géants et lui fera contempler le visage de Dieu »?
Comment ne pas nous tourner vers Teilhard, si près de nous, pour éclairer la « parole écrite » de la Chine ancienne, d’une lumière qu’elle paraît espérer afin de se réaliser pleinement?
De fait qui n’a pas tressailli, en Occident, à la lecture de certaines phrases de Teilhard, le premier moderne à s’être « prosterné devant la présence de Dieu dans l’Univers devenu ardent »… « mirabilisé » et qui, semblable à la « nature », au « ciel » de Chuang-tzü, emporte l’homme dans son mystère?
Un son très pur est monté à travers le silence.
Une frange de couleur a traîné dans le cristal.
Une lumière a passé au fond des yeux que j’aime…
C’étaient trois choses petites et brèves :
un chant, un rayon, un regard…
aussi ai-je cru d’abord qu’elles entraient
en moi pour y rester et s’y perdre!
Au lieu de cela, c’est elles qui m’ont emporté!
« Trois choses… un chant… un rayon… un regard »… ensemble de vibrations, « de souffles cosmiques » sur la sensibilité humaine, révélation des profondeurs du Réel, du « dedans des choses » qui font tressaillir le cœur, l’esprit de l’homme, l’entraînant hors de lui-même dans « une harmonie plus générale que celle des sens, dans un rythme de plus en plus riche et spirituel, qui devenait insensiblement et sans ; fin la mesure de toute croissance et de toute beauté. »
Teilhard n’a-t-il pas lui aussi « écouté sans entendre… contemplé sans voir, suivi sans saisir » ce phénomène « spirituel » présent dans la vie cosmique, porté par les 10.000 êtres de l’Univers, qui éblouit l’homme et le fait s’écrier : « Merveille ! que seule « une » puissance spirituelle » peut accomplir… c’est l’esprit qui mirabilise le monde », ou sous une forme « chrétienne »…
Voici l’Univers ardent!
………………… Dieu,
Dieu seul agite de son Esprit
la masse de l’Univers en fermentation.
Excitation poétique, mystique, dira-t-on de Teilhard ! Il ne faut cependant pas oublier qu’il écrivait ces lignes du front, en juin 1917, à Passy près du Chemin-des-Dames! Excitation mystique, extase ?… peut-être, mais sous le fracas de la mitraille, et non dans l’atmosphère « spirituellement » surchauffée d’une retraite. Extase due à la seule rencontre d’une « sensibilité humaine » ouverte à l’infini du ciel et de la terre, éveillée profondément au mystère d’une « Présence répandue partout, Présence unique des autres présences »…
« Que d’autres, poursuit Teilhard, annoncent suivant leur fonction plus haute, les splendeurs de votre Esprit pur ! Pour moi, dominé par une vocation qui tient aux dernières fibres de ma nature, je ne veux, ni ne puis dire autre chose que les innombrables prolongements de votre Etre incarné à travers la Matière… je ne saurai jamais prêcher que le mystère de votre Chair, ô âme qui transparaissez dans tout ce qui m’entoure. »
Pas plus que les penseurs de la Chine ancienne, Teilhard n’est cet « homme exclusivement absorbé par les exigences de la vie pratique — (mesurant tout à sa petite aulne) médiocrement sensible à l’auréole émotive — (à la « mirabilisation ») — envahissante par laquelle se révèle à nous en tout contact le Seul Essentiel de l’Univers ». Teilhard voit la terre chargée non seulement d’or, de pétrole ou d’uranium, mais de « sens », de « vérité », de « direction spirituelle », de Vie éternelle : « La vérité de l’homme est la vérité de l’Univers pour l’homme, c’est-à-dire la vérité tout simplement ».
De même Teilhard « voit » — toujours en chrétien et en savant — l’origine, « l’avant-germe » de Huainan tseu dans « le Souffle de Yaweh », le Ruah Elohim de la Bible, énergie de la science, dynamisme créateur : « Il faut se représenter à l’origine, l’énergie ouvrière du monde… comme aux prises avec une pulvérulence infinie… une chose infiniment dissociée par nature ».
Il ne peut s’agir, là, d’un quelconque dualisme manichéen. Teilhard est embarrassé par le vocabulaire, par la « vision occidentale », « la logique du système ». Un relent de science positive traîne toujours plus ou moins en 1917. Einstein n’a pas encore parlé!…
A cette époque le jeune Teilhard réfléchit, cogite, retourne en tous sens la « grande idée » de sa vie : « nouer ses deux amours Dieu et le monde ». Il « livre » à sa cousine Marguerite « un mixte de vérité et d’erreurs… de froment et d’ivraie… règle évangélique et celle de tout progrès scientifique »… Il intitule ce chapitre « Nature synthétique de l’Esprit ». Expression bouleversante que Teilhard qualifie d’« originale »! « L’originalité de cette théorie consiste à chercher la solution du problème de l’Esprit dans la liaison de la Pensée (ou spirituel) avec le Matériel et le Multiple », il s’explique : « La liaison essentielle constatée, sur terre, entre le spirituel et le multiple, loin d’être une énigme philosophique, nous révèle, au contraire, la constitution intime de l’Esprit dont elle résulte très simplement » : « Matière et Esprit ou deux phases de la même réalité mouvante autour de nous ». Si Teilhard avait été Chinois il aurait probablement dit : « un souffle primordial, se manifestant sous deux aspects, l’un pur et léger, a-spatial, atemporel, « sans dedans, sans dehors »; et un autre lourd, coagulant, cohérant, cristallisant ». Le premier gardant toujours et partout son rôle dynamique, transformant, créateur; le second son rôle unifiant, synthétisant, « centralisant », tous deux s’épaulant, se « propulsant » vers des réalisations de plus en plus nombreuses, variées, complexes… finalement « spirituelles » aurait-il ajouté (car la Chine n’a pas vu le mouvement évolutif de l’Esprit) …
Et comme serrant de plus près encore le texte de Huainan tseu, Teilhard ne perçoit-il pas le double mouvement de descente et de montée du souffle terrestre, animant perpétuellement le monde? « En lui (l’Absolu) écrit-il, tout monte comme vers un foyer d’immanence. Mais de lui, tout descend comme d’un sommet de transcendance ! » Teilhard « voit » la double polarité visible/invisible, ciel/terre, Dieu/Monde… « Dieu se servant du monde pour être atteint de nous et nous atteindre — c’est-à-dire recevant du monde relativement à nous une sorte « d’être » esse tangible; le monde à son tour dépendant de Dieu pour surmonter sa contingence et sa pluralité — c’est-à-dire recevant de Dieu, par participation, une sorte « d’être absolu » esse absolutum, la consécration de sa réalité. »
Dieu ou Unité et Monde ou Multiple; Monde ou Multiple et Dieu ou Unité… un mouvement de va-et-vient « un frissonnement cosmique s’établit » — le subtil se fixant en pesanteur, le pesant prégnant de subtilité. Un « vent d’esprit enregistrable à travers le monde » constituant son axe, fonde, garantit la « cohérence totale », la Vérité de la texture cosmique que l’homme seul a le privilège de connaître et de comprendre.
Avec quel relief Teilhard ne parle-t-il pas de cette « Etoffe de l’Univers », que « L’Energie ouvrière a tissé » par son rythme dedans/dehors, tangible/intangible, de nœuds en nœuds, de synthèse en synthèse et qu’elle emporte dans son inépuisable dynamisme de « saute en saute », de « seuils en seuils » à travers toutes les étapes de la formation du monde jusqu’à la « noosphère » c’est-à-dire le domaine de zoos « la pensée, la conscience » de la personne humaine!
« L’Homme est entré sans bruit » par « une lente maturation… il a émergé du tâtonnement général » d’un monde lourd de tous les éléments, de tous les facteurs qui, réunis, ont atteint le point-critique de maturation où « mirabilisés » par l’Esprit, ils ont franchi le « pas » et d’un animal fait un Homme. « La cellule est devenue Quelqu’un », « occupant désormais une position privilégiée au sommet de la Nature ». En l’Homme, l’Univers a libéré son « énergie de personnalisation », il est devenu Personne, il a manifesté que le Ruah Elohim « le souffle substantiel de Dieu qui fait frissonner les zones palpables », « souffle créateur » ou « énergie fondamentale en jeu dans l’Univers, n’est rien d’autre qu’un flux de personnalisation »… et Teilhard de s’aventurer dans l’accouplement de deux mots : Univers et Personne, et de lancer l’expression : « Univers personnel »!
L’Occident n’avait jamais encore entendu ce langage ! … la Matière ! l’inertie ! la pesanteur ! ennemie jurée de toute montée vers les formes supérieures de la Vie devenue « Vivante »… « Sainte Matière » pour ce savant mystique, ce prêtre-paléontologue! « La Matière, ose-t-il affirmer, est « personnalisée » douée de mouvement, de sens profond, de « direction », l’Univers porteur d’autres biens que ceux de « consommation » : or, pétrole, uranium… Il est riche d’un message personnel. »
Comment Teilhard justifie-t-il sa position? reprend-il en les réhabilitant, les vieilles erreurs de l’animisme, ou du vitalisme?
En fait Teilhard regarde en arrière, il pénètre les couches du Passé, non pour s’y arrêter, non pour collectionner les différents témoins des âges révolus et fonder un musée, mais pour insérer ce Passé, cet Univers « qui nous couvre et nous porte », nous enchante de son multiple, dans un seul mouvement et dans la totalité du Mystère de la Vie. Passé, présent, futur, espace-temps, tout cela rentre dans une seule ligne maîtresse : « Le passé révèle la conscience de l’Avenir »… « Tout se classe, tout se tient. Tout se tient par en Haut! » Voilà l’idée neuve, celle que ni animistes, ni vitalistes ont vue, mais que les penseurs de la Chine ancienne semblent avoir pressentie.
Depuis le premier frisson des « zones impalpables » les synthèses tangentiel/radial, yin/ yang ont pris un sens de plus et de mieux : « deux modalités, quatre images, huit trigrammes, soixante hexagrammes du Tout cosmique »; ajoutant l’homme au ciel et à la terre, le « rien simple et facile » entre ces différentes étapes, comme la « saute » entre « le grain de matière, le grain de Vie et le grain de Pensée » s’oriente nettement vers « l’en-avant et vers l’en-haut ». La valeur que le cosmos recélait en lui-même éclate au grand jour dans l’homme : « Avec l’homme, les réalités biologiques accèdent au domaine des réalités ou valeurs morales ». Changements, transformations, discontinuités certes ! mais « discontinuité et continuité » : « Puisque l’énergie fondamentale en jeu dans l’Univers n’est autre qu’un flux de personnalisation, la masse des relations dites morales, par quoi les hommes réagissent les uns sur les autres, cesse de former un domaine artificiel et secondaire dans la nature… Le cosmos se bâtit physiquement à partir de l’homme par des grandeurs morales. C’est dire que l’action spirituelle, si dédaignée de la science, se place de plain-pied à la tête des énergies matérielles, seules jusqu’ici considérées par la physique. Nous nous étions trouvés… confrontés avec des grandeurs complexes telles que Esprit/Matière, Personnel/Universel, nous voici maintenant amenés corrélativement à fondre dans une dimension commune deux caractères en apparence opposés de l’expérience. Il n’y a plus autour de nous un domaine physique et un domaine moral. Il n’y a plus que du physico-moral ».
Dans la perspective de Teilhard, les « souffles, que l’Homme et l’Univers ont en commun », « d’Esprit qui les mirabilise », ne suivent pas exactement la même trajectoire. Certes les quatre saisons gardent leurs « vertus » respectives d’élan généreux, de splendeurs, d’abondance et de dépouillement et tissent toujours pour l’homme la trame de son « Milieu divin », mais elles l’invitent à « l’action », à « l’effort » pour « inventorier les propriétés merveilleuses de ce milieu répandu partout ». « L’énergie de l’homme » a pour mission de découvrir « la richesse profonde des énergies de l’Univers » qui, par leurs formes tangibles « matérielles », lui offrent l’infini de leur puissance d’union et d’amour ou « énergies spirituelles ». Et Teilhard de citer saint Paul : col-laborare « travailler ensemble », com-pati « souffrir, peiner ensemble », com-mori « mourir ensemble », et finalement com-ressuscitare « ressusciter ensemble ». Programme aussi « illimité » que le rythme de la respiration qui, dès l’instant de sa naissance, emporte l’homme dans « les abîmes insondables de la terre… et vers la hauteur incommensurable du ciel ».
La « Morale » prend alors son véritable sens. Sa raison d’être éclate : elle doit jouer un rôle cosmique : « la Morale vient poursuivre Pauvre créatrice ébauchée par la réalisation organique de la monade (c’est-à-dire l’homme) consciente et libre… (l’homme) est destiné à poursuivre les progrès de l’évolution par un travail actif, personnel, conscient… la valeur… de la Morale (sera justement) … d’agréger (l’homme) au courant de la Vie élue, c’est-à-dire au Corps du Christ ».
Pas plus pour Teilhard que pour la Chine, la Nature ou la « Matière » n’apparaît « comme la divinité ensorceleuse et lascive entre les bras de qui l’activité humaine ne se sent plus possédée que d’un rêve : fermer les yeux, se laisser faire »… Les « souffles, avec l’esprit » portent un message, ils exhortent « l’homme à venir participer consciemment… au labeur essentiel poursuivi par l’Univers pour l’enfantement de quelque absolu » nouant en lui toutes les dimensions, tous les opposés, tous les souffles célestes et tous les souffles terrestres en l’Unité d’un Seul : Jésus-Christ, son Corps mystique.