(Revue Le Lotus Bleu. No 1. Janvier-Février 1966)
Conférence faite à la 89e Convention Internationale d’Adyar, décembre 1964.
Les origines de l’art dramatique sont à rechercher dans les rituels sacrés des religions antiques ; selon la Mythologie grecque ce furent les gracieuses figures des neuf Muses, filles de Zeus, qui ont présidé à la naissance de l’œuvre théâtrale. La danse, la musique, la poésie, offertes comme actes d’adoration aux divinités, étaient les premiers éléments des drames sacrés, complétés par la suite par les autres arts — la peinture, la sculpture, l’architecture — en vue de la synthèse parfaite réalisée sur la scène. Melpomène et Thalie étaient, parmi les Muses, les protectrices de l’art dramatique, la première inspirant la tragédie, la seconde la comédie.
Les rites mystiques qui étaient les rudiments du drame, évoquaient des événements significatifs de la vie des dieux. Les Mystères sacrés de l’antiquité comportaient des représentations dramatiques, dont l’enseignement occulte se cachait sous le voile de l’allégorie. Ainsi, dans le plus fameux sanctuaire de la Grèce, le Temple d’Eleusis, les spectateurs étaient témoins de l’enlèvement de Koré, la jeune déesse, fille de Déméter, par le Seigneur du monde souterrain, et de son retour au séjour des vivants. Le mythe raconte qu’elle devait demeurer alternativement sous la terre, dans le sombre royaume des morts, et à l’air libre où elle pouvait à nouveau jouir d’une vie heureuse avec sa mère bien-aimée. L’explication exotérique voyait dans cette histoire un symbole du cycle annuel de la végétation ; tandis que l’initié intuitif des Petits Mystères comprit qu’il contemplait le drame de l’âme humaine, son exil et emprisonnement dans le corps terrestre, suivi du retour à la liberté du monde céleste, la vraie patrie de l’homme. Le thème de la mort et de la résurrection (« mort » signifiant l’incarnation), qui était représenté dans les écoles des Mystères, suggérait ainsi la grande loi de la réincarnation.
La partie théâtrale du rite Eleusinien s’appelait ‘ta dromena‘, mot signifiant « ce qui est fait » ou « mis en scène » ; on y trouve la même racine verbale que dans « drame », qui suggère le sens d’un fait ou d’une action ; c’est donc une « chose faite » (réalisée) et que l’on peut voir sur la scène d’un théâtre ; ce dernier mot, également dérivé d’un mot grec, signifie un ‘lieu où l’on regarde‘, correspondant ainsi à ‘spectacle‘, qui vient du Latin.
L’art dramatique comprend à la fois la tragédie et la comédie. Cette dernière a été définie comme une pièce ayant une fin heureuse ; tandis que dans la tragédie le protagoniste sombre dans l’infortune effet de la rétribution karmique. Cependant le mot « drame » est souvent employé dans le sens de la tragédie.
L’interprétation étymologique du mot ‘tragédie‘ lui donne habituellement le sens d’un « chant de bouc », se rapportant ainsi à l’animal consacré au dieu Dionysos, dans le culte duquel le genre tragique prit son origine. La légende raconte que le dieu fut mis à mort par les Titans, qui démembrèrent son corps ; et les lamentations pleurant son martyre formaient la partie dramatique des Mystères Dionysiaques. On suppose que dans la cérémonie primitive un bouc était sacrifié et dépecé en tant que substitut de la victime divine.
Un mythe semblable était célébré en Egypte en l’honneur du dieu Osiris avec l’évocation scénique de son assassinat et démembrement par Typhon, le démon du mal. La mythologie grecque connaît bien des récits similaires, comme la légende d’Orphée, mis en pièces par les Ménades furieuses. La signification ésotérique de toutes ces histoires sanglantes se réfère à la fragmentation de la Vie Divine Unique dans la multiple manifestation, ce qui constitue le Drame Cosmique.
Pendant la période historique, les grands tragédiens de la Grèce écrivirent leurs poèmes dramatiques pour les Dionysies, les grands festivals célébrés en l’honneur du dieu. A Athènes, les représentations avaient lieu au théâtre situé sous l’Acropole. Les acteurs portaient des masques aux traits fortement marqués et surélevaient leur stature au moyen de cothurnes. Le mot latin pour masque est ‘persona‘, d’où viennent nos mots « personne » et « personnalité ». Le masque suggère par conséquent l’idée que l’acteur symbolise le Soi Supérieur qui prend un masque, ou une face illusoire, pour sa manifestation sur la scène du monde. L’acteur cache sa vraie identité sous le couvert de son déguisement ; sa propre vie est indépendante du rôle qu’il anime pendant quelques heures. D’une manière analogue, l’Individualité immortelle reste dissimulée derrière la personnalité transitoire, son masque de chair.
Bien que l’usage de masques soit tombé en désuétude, l’analogie entre l’Ego supérieur sur son plan et la vie propre de l’acteur garde toute sa validité. Dans le théâtre moderne, le masque est remplacé par un maquillage savant, soutenu par les expressions physiognomiques du comédien, qui extériorise ainsi, de même qu’avec ses gestes et mouvements, les émotions du personnage qu’il représente.
Un artiste vraiment doué, qui est entièrement absorbé par le rôle auquel il prête vie, qui se sent complètement identifié avec l’être illusoire qui se meut et parle sur les planches, qui éprouve ses joies et chagrins, ses problèmes et conflits comme les siens propres, peut être comparé à un Ego totalement immergé dans sa personnalité éphémère. Telle est la condition psychologique de la majorité des hommes ; elle est poétisée dans la mythologie grecque par le joli mythe de Narcisse.
Tel fut le nom d’un adolescent célèbre pour sa beauté. Ayant perçu son propre reflet dans les eaux claires d’une fontaine, il devint amoureux de sa belle image et son désir de la saisir était si pressant qu’en se penchant, il plongea dans le miroir trompeur et se noya dans les ondes séduisantes de l’illusion. A l’endroit même où il périt, naquit la belle fleur connue jusqu’à ce jour sous le nom de narcisse, qui pousse au bord des sources limpides et penche sa blanche corolle vers les eaux.
Cette touchante histoire est interprétée ésotériquement comme une allusion au désir de l’Ame pour la vie des sens, si pleine de fleurs attrayantes. Le mythe évoque la chute de l’être divin ravi par son propre reflet dans la nature inférieure et glissant dans le courant de l’incarnation. Le parfum fort et délicieux de la fleur suggère l’attrait enivrant, la torpeur « narcotique », qui saisit l’Ame cédant aux penchants des sens et oubliant sa condition divine. Dans le drame Eleusinien, ce fut seulement lorsque Koré cueillit un narcisse, charmée par sa beauté et respirant son odeur suave et fascinante, que la terre s’ouvrit et le dieu du royaume infernal apparut, pour enlever la jeune déesse, l’image de l’âme humaine.
La tragédie de la chute dans la matière étant consommée, le drame se joue sur le théâtre de l’existence terrestre, où l’être humain se trouve embarrassé dans des situations complexes, éprouvant alternativement joies et tristesses et devant faire face à toutes sortes de problèmes et de difficultés. Sa tâche consiste à s’élever au-dessus des circonstances changeantes en reconnaissant sa propre essence divine, transmuant l’ignorance en sagesse et les conflits en harmonie.
L’analogie entre l’entité humaine véritable et l’acteur sur la scène est admirablement illustrée par un passage de La Doctrine Secrète (t. III, p. 384/4) :
« Karma est en rapports intimes, ou plutôt indissolubles, avec la Loi des Renaissances ou de la réincarnation de la même Individualité spirituelle dans une longue et presque interminable série de Personnalités. Celles-ci sont comme les divers personnages représentés par le même acteur ; personnages avec chacun desquels l’auteur s’identifie et est identifié par le public, durant l’espace de quelques heures. L’Homme interne ou réel, qui joue les rôles de ces personnages, sait constamment qu’il n’est Hamlet que pendant la brève durée de quelques actes, qui représentent toutefois, sur le plan des illusions humaines, toute la vie d’Hamlet. Il sait aussi qu’il était la veille le Roi Lear, après avoir été à son tour Othello pendant une nuit antérieure. Bien que le personnage extérieur et visible soit supposé ignorer le fait et bien que dans la vie actuelle cette ignorance ne soit, malheureusement, que trop réelle, l’Individualité permanente n’en a pas moins pleinement conscience, et c’est à cause de l’atrophie de l’Œil « spirituel » dans le corps physique, que cette connaissance ne peut s’imprimer sur la conscience de la fausse Personnalité. »
Mme Blavatsky montre aussi que c’est au moyen des vies successives, qui sont autant de drames joués sur la scène terrestre, que l’âme va à l’école et apprend ses leçons :
« Appelons chaque nouvelle vie sur terre du même Ego une nuit sur la scène d’un théâtre. Une nuit l’acteur, ou l’Ego, apparaît comme Macbeth, la nuit suivante comme Shylock, la troisième comme Roméo, la quatrième comme Hamlet ou le Roi Lear, et ainsi de suite, jusqu’à ce qu’il ait traversé le cycle tout entier des incarnations. L’Ego commence son pèlerinage à travers les vies comme un esprit, Ariel ou Puck ; puis il joue le rôle d’un figurant, il est soldat, serviteur, il fait partie du chœur ; ensuite il s’élève pour jouer des personnages parlants ; et enfin des rôles proéminents, alternés avec des rôles insignifiants, jusqu’à ce qu’il se retire finalement de la scène comme Prospero, le magicien. »
Passant à un schéma plus vaste de l’évolution humaine, nous trouvons dans La Doctrine Secrète l’indication suivante (V, 337/8) :
« L’Humanité, depuis la Première jusqu’à la dernière ou Septième Race, est composée d’une seule et même troupe d’acteurs, qui sont descendus des sphères supérieures pour accomplir leur tournée artistique sur notre planète, la Terre… Notre macrocosme et son plus petit microcosme, l’homme, répètent tous deux la même succession d’événements universels et individuels, à chaque station, comme sur chaque scène sur laquelle Karma les conduit pour y jouer leurs drames respectifs de la vie. »
Karma est par conséquent la force propulsive qui nous conduit d’une incarnation à l’autre. Karma veut dire littéralement « action », et le mot drame, comme nous avons vu, a la même signification. Les fils entremêlés qui forment l’intrigue dramatique — la « destinée » — d’une incarnation, sont fournis par les effets karmiques de nos pensées, émotions et actions passées. D’autre part le mot Drame (Drama en grec et en anglais) évoque, par une légère transposition de ses lettres, le Dharma, qui se réfère à la cause interne de l’évolution. Le Dharma d’un homme est essentiel pour sa conduite dans la vie, et c’est par les jeux combinés des deux forces, Karma et Dharma, que surgissent les conflits dramatiques.
Lorsque la représentation est terminée, l’acteur quitte le théâtre, pour prendre un repos relativement long dans le cadre de sa propre vie, entouré de sa famille et de ses amis, jusqu’au soir prochain, lorsqu’il réapparaît sur la scène sous le déguisement d’une personnalité fictive, pour le divertissement du public. L’intervalle de son retrait en son propre milieu peut être comparé au repos béni du Dévachan, crû l’entité désincarnée jouit de l’heureuse communion avec tous ses bien-aimés.
A la fin du spectacle, le public quitte les lieux et le théâtre est plongé dans l’obscurité du Pralaya — jusqu’à la nouvelle manifestation de la soirée du lendemain.
Une figure importante ayant rapport à l’art dramatique est celle du critique, qui juge la pièce qu’on vient de donner et en fait un compte-rendu dans un journal. Il nous fait penser, bien que d’une manière lointaine, aux Seigneurs du Karma, qui enregistrent les bonnes et les mauvaises actions d’un homme dans les archives impérissables gravées sur les tablettes invisibles de la lumière astrale ; et qui décident de sa destinée dans l’incarnation suivante le prochain rôle que l’acteur aura à jouer sur la scène terrestre.
L’immense étendue de l’univers est le théâtre du Drame Manvantarique, dont les acteurs sont les Dieux, les pouvoirs créateurs opérant dans la Nature. L’auteur qui a imaginé les événements prenant vie sur la scène, qui a conçu l’argument de la pièce, est également appelé dramaturge ; on peut le considérer comme un reflet microcosmique du Démiurge, le Divin Créateur, qui dispose toutes choses en accord avec le Plan existant dans le Mental Divin.
La Doctrine Secrète enseigne que la Divinité créatrice est un agrégat d’Etres Spirituels, formant une vaste hiérarchie d’architectes et d’artisans ; le Drame Cosmique s’appuie, pour son accomplissement, sur une multitude d’acteurs, collaborateurs et ouvriers. Et, toujours selon l’axiome hermétique « en bas comme en haut », l’action théâtrale qui se déroule sur les planches ne peut être réalisée que grâce à la coopération de nombreux individus aux fonctions variées.
Or, de même que la représentation donnée sur le théâtre n’est qu’un spectacle illusoire, ainsi le monde phénoménal tout entier est considéré, dans la philosophie ésotérique, comme la Grande Illusion, une ombre passagère de la Réalité Ultime :
« Pendant le grand mystère et drame de la vie, connu sous le nom de Manvantara, le Cosmos réel est comparable aux objets placés derrière l’écran blanc sur lequel les ombres sont projetées. La réalité des choses reste invisible, tandis que les fils conducteurs de l’évolution sont tirés par des mains invisibles. Les hommes et les choses ne sont donc que les reflets, sur l’étendue blanche, des réalités se trouvant derrière les pièges de Mahâmâyâ, la Grande Illusion. » (La Doctrine Secrète, I, 274/5, 6e éd.)
Lorsqu’une pièce est jouée sur la scène, elle est une Maya, une exhibition illusoire, qui peut être présentée dans des mises en scène toujours renouvelées et avec des acteurs différents ; alors que son « archétype », le texte écrit reste sans changement dans un état de réalité abstraite.
La représentation théâtrale n’est qu’un jeu ; et dans les Puranas, la Création est dite d’être un divertissement, la Lila de la Divinité Créatrice.
Hermine SABETAY