Si c’est un certain type de pensée religieuse qui a pavé la route vers cet enfer moderne, c’est un certain type de pensée scientifique qui nous a poussés dans le bus qui nous y a conduits.
Morris Berman écrit sa conviction que « les questions fondamentales auxquelles toute civilisation est confrontée au cours de son histoire, ou toute personne dans sa vie, sont des questions de sens » [1].
Et il ajoute : « Historiquement, notre perte de sens dans une perspective philosophique ou religieuse ultime — la séparation entre fait et valeur qui caractérise l’époque moderne – trouve sa racine dans la Révolution scientifique des XVIe et XVIIe siècles » [2].
La Révolution scientifique, il me paraît clair, ne fut rien de moins qu’une déclaration de guerre philosophique contre les modes de pensée et de vie traditionnels, en particulier ceux de la Grande-Bretagne et de l’Europe.
Berman souligne : « Une fois que les processus naturels sont dépouillés de toute finalité immanente, il ne reste vraiment plus rien dans les objets que leur valeur pour quelque chose, ou quelqu’un d’autre.
Max Weber appelait cet état d’esprit zweckrational, c’est-à-dire rationnel à dessein, ou rationnel instrumental.
Inscrite au cœur même du programme scientifique se trouve la notion de manipulation comme pierre de touche de la vérité. Connaître quelque chose, c’est le contrôler.
Cette identification, en pratique, rend toutes choses dénuées de sens, sauf dans la mesure où elles sont profitables ou opportunes…
La synthèse thomiste médiévale (chrétienne-aristotélicienne), qui considérait le bien et le vrai comme identiques, fut, dans les premières décennies du XVIIe siècle, irrémédiablement démantelée » [3].
Il écrit à propos de René Descartes et Francis Bacon : « Tous deux ont clairement fait comprendre que l’aristotélisme avait fait son temps. Le titre même de l’ouvrage de Bacon, Novum Organum (le nouvel instrument), était une attaque contre Aristote, dont la logique avait été, au Moyen Âge, réunie sous le titre Organon » [4].
Aux XVIIe et XVIIIe siècles, explique-t-il, le baconisme encouragea l’identification de la vérité à l’utilité, spécifiquement l’utilité industrielle.
Les anciennes façons de penser devaient être remplacées par la domination des « arts mécaniques » [5].
« Ce que fait Descartes, en réalité, c’est donner des dents philosophiques solides au paradigme technologique de Bacon » [6].
« Bacon est convaincu que la connaissance est pouvoir et que la vérité est utilité ; Descartes considère la certitude comme équivalente à la mesure, et veut que la science devienne une “mathématique universelle”.
L’objectif de Bacon, bien sûr, fut réalisé par les moyens de Descartes : la mesure précise ne se contente pas de valider ou d’infirmer des hypothèses, elle permet aussi de construire des ponts et des routes » [7].
La philosophie de séparation de Descartes – d’avec le cosmos, la nature, notre propre corps – reposait sur une « dualité schizoïde », dit Berman.
Il explique que, comme un schizophrène, Descartes imaginait son esprit comme un simple observateur de son corps et donc également non-partie prenante du monde physique plus vaste [8].
C’est exactement l’inverse de la spiritualité traditionnelle fondée sur la nature dont j’ai récemment parlé, avec sa conscience d’appartenir à tout ce qui nous entoure.
Il est à noter que les rêves, considérés depuis des millénaires comme un moyen essentiel par lequel nous pouvons recevoir des messages de la Totalité, sont vus, dans la perspective scientifique de Descartes, comme dépourvus de sens ou de pertinence [9].
Ce même rejet de la sagesse naturelle, du bon sens partagé de l’humanité, alimente aujourd’hui l’agenda globaliste technototalitaire et transhumaniste, ennemi de la vie.
L’approche d’Isaac Newton n’était pas davantage fondée sur le « pourquoi » de la recherche scientifique que sur le « comment » de l’utilité industrielle.
Il ne pouvait pas expliquer ce qu’était la gravité, mais il pouvait l’observer et la mesurer, et cela suffisait pour son type de science [10].
La quantité et la mesurabilité formaient l’épine dorsale de cette « philosophie » stérile, et son approche positiviste demeure au cœur de la science contemporaine comme de « l’économie » qui alimente l’avancée incessante de ce qu’on appelle la « croissance », « l’innovation » et la « modernisation ».
Berman écrit : « Au cours du XVIIe siècle, l’Europe occidentale a forgé une nouvelle façon de percevoir la réalité…
Le critère décisif de l’existence est la quantifiabilité, et il n’y a pas de réalités plus fondamentales dans un objet que les parties dans lesquelles il peut être décomposé » [11].
« Nous avons jeté le bébé avec l’eau du bain. Nous avons écarté tout un paysage de réalité intérieure parce qu’il ne s’intégrait pas au programme d’exploitation industrielle ou mercantile » [12].
La guerre philosophique avait évidemment un but pratique – son « élévation de la technologie au rang de philosophie » [13] visait à instaurer une société industrialo-impérialiste régentée, assortie d’immenses profits et d’un pouvoir colossal pour une minorité cupide.
La pensée scientifique constituait donc également une attaque politique contre le peuple, et plus précisément contre le véritable radicalisme populaire qui avait émergé pendant la guerre civile anglaise, de 1642 à 1651.
Des groupes comme les Diggers (les Bêcheux) et les Ranters défendaient des idées qui sont encore aujourd’hui craintes et méprisées par la classe dirigeante.
Gerrard Winstanley, par exemple, associait une conviction politique selon laquelle « la véritable liberté réside dans la jouissance libre de la terre » à un lien spirituel avec cette même terre qui « nous a tous mis au monde ; qui, telle une véritable mère, aime tous ses enfants » [14].
Non seulement ces radicaux furent écrasés par Cromwell une fois qu’ils l’eurent aidé à prendre le pouvoir, mais leur manière de penser « non scientifique », fondée sur la nature, devait également être éradiquée afin que le pays puisse être entraîné sur la sombre voie de l’impérialisme industriel.
Berman déclare : « Après la Restauration, la philosophie mécanique fut considérée par les élites dirigeantes comme le sobre antidote à l’enthousiasme des deux dernières décennies.
À partir de 1655, il y eut une série de conversions à la philosophie mécanique de la part d’hommes qui, auparavant, avaient été favorables à l’alchimie.
Ces conversions faisaient donc partie de la réaction contre l’enthousiasme, de la part des classes possédantes et des principaux membres de l’Église d’Angleterre, groupes qui se sont réunis au sein même de la Royal Society.
Thomas Sprat, dans la plus ancienne histoire de la Société (1667), considérait la philosophie mécanique comme contribuant à inculquer le respect de la loi et de l’ordre, et affirmait qu’il appartenait à la science et à la Royal Society de s’opposer à l’enthousiasme » [15].
J’examinerai les origines douteuses de la Royal Society dans un prochain essai…
Le triomphe de la vision puritaine de la vie fut, comme l’a montré Weber [16], la préparation idéale à l’ère industrielle, forgeant un type de personnalité robotisée tournée vers le travail, la soumission, l’endurance patiente et la maîtrise de soi.
Notre liberté naturelle a été confisquée et aujourd’hui, comme le reconnaît Berman, les barreaux de prison de la modernité industrielle enferment chaque aspect de notre existence.
« Se tenir à l’écart du Système n’est pas une option viable. À mesure que les modes de pensée technologiques et bureaucratiques pénètrent les recoins les plus profonds de notre esprit, la préservation d’un espace psychique est devenue presque impossible » [17].
Nous avons tous subi l’intrusion sinistre et sans précédent de ce système dans notre vie personnelle lors de l’attaque du Covid, et nous faisons désormais face à la menace imminente de l’identification numérique, de la monnaie numérique, des scores de crédit social, de l’esclavage par «?impact?» [18] et des villes intelligentes du technogoulag dans lesquelles nos maîtres veulent nous enfermer.
Toute la « révolution » industrielle-scientifique, lancée il y a 400 ans, équivaut donc à une guerre contre notre être.
Berman insiste : « La conscience scientifique est une conscience aliénée : il n’y a pas de fusion extatique avec la nature, mais plutôt une séparation totale d’avec elle…
Le point final logique de cette vision du monde est un sentiment de réification totale : tout est un objet, étranger, non-moi ; et je suis moi-même, en fin de compte, un objet, une “chose” aliénée dans un monde composé d’autres choses tout aussi dénuées de sens.
Ce monde n’est pas de mon fait ; le cosmos ne se soucie pas de moi, et je n’éprouve pas vraiment de sentiment d’appartenance à celui-ci.
Ce que je ressens, en réalité, c’est une maladie de l’âme » [19].
Texte original publié le 8 août 2025 : https://winteroak.org.uk/2025/08/08/the-scientific-war-on-our-freedom/
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1 Morris Berman, The Reenchantment of the World (Ithaca and London: Cornell University Press, 1981), p. 16.
2 Ibid.
3 Berman, p. 40.
4 Berman, p. 29.
5 Berman, p. 30.
6 Berman, p. 34.
7 Berman, p. 29.
8 Berman, p. 35.
9 Berman, p. 36.
10 Berman, p. 43.
11 Berman, pp. 45-46.
12 Berman, p. 132.
13 Berman, p. 31.
14 Gerrard Winstanley, The Law of Freedom (1652).
Gerrard Winstanley, The True Levellers Standard Advanced (1649).
Voir: https://orgrad.wordpress.com/a-z-of-thinkers/gerrard-winstanley/
15 Berman pp. 123-24.
16 Paul Cudenec, ‘The disenchantment of life’. https://winteroak.org.uk/2025/08/01/the-disenchantment-of-life/
17 Berman, p. 18.
19 Berman, p. 17.