Le concept de non-dualité fait couler beaucoup d’encre. Avant de lire un peu sur le sujet, je croyais que ce terme faisait référence à un état d’unité et qu’il s’opposait ainsi à un état d’esprit de division, d’opposition, de séparation. Je m’étais très probablement trompé. Selon certaines traditions indiennes ou bouddhistes, la non-dualité n’est ni un ni deux. J’ai compris dans cette affirmation que la non-dualité n’était ni un état d’unité ni un état de division. Après être resté perplexe quelque temps face à cette définition, je me suis dit que tout cela faisait parfaitement sens. Si la non-dualité correspondait à l’unité, elle serait dans un rapport d’opposition, et donc de dualité, avec un état de division, ce qui la priverait de son caractère non duel. Que signifie exactement ce « ni un ni deux » ? C’est principalement de cela que j’aimerais discuter dans cet article.
Unité et division.
Avant de présenter ma compréhension du « ni un ni deux » — c’est-à-dire de la non-dualité —, je commencerai par définir ce que sont l’unité — ou le un — et la division – ou le deux.
Nous vivons de manière inconsciente certes lorsque nous dormons, mais aussi lorsque nous agissons et pensons de façon automatique. Par exemple, lorsque je quitte le bureau pour rentrer chez moi en voiture, ma conduite est en grande partie automatique. Si rien d’imprévu ne se passe, je ne suis pas conscient de mes actions au volant. Vivre inconsciemment de cette façon est une manière de vivre qui témoigne d’unité, car en vivant de la sorte, je suis parfaitement harmonieux avec mon environnement. Je réagis inconsciemment à mon environnement, qui réagit à mon action, et à cette réaction, je réponds encore une fois, et ainsi de suite, formant de la sorte un tout fluide et sans heurts. Je fais un avec la route qui me conduit chez moi. Retenez donc ceci : vivre de manière unitaire équivaut à vivre de manière inconsciente.
Abordons maintenant l’état de division. À mon avis, vivre de manière divisée, c’est vivre en étant conscient. Je sais, cette affirmation est choquante, mais avant de détourner le regard et d’écarter cet article du revers de la main, donnez-moi la chance de m’expliquer.
Je suis conscient seulement si je m’observe en train d’interagir avec le monde. Lorsque je ne m’observe pas agir, j’agis immédiatement et automatiquement, et donc inconsciemment. Or, pour m’observer agir, percevoir, ressentir, etc., il faut bien que je me sépare de moi, que je me divise de moi et me considère comme quelque chose, un objet d’observation. Une division surgit donc ici, entre un observateur et un observé. La conscience, puisqu’elle implique cette distance entre soi en tant qu’observateur et soi en tant qu’observé, suppose donc effectivement une division. J’avais donc raison d’affirmer plus haut que la conscience correspond à un état de division. Cette conscience, notez-le aussi, surgit en réaction à un problème. En effet, lorsque tout va bien et que tout est fluide, j’agis de manière automatique et inconsciente. Or, un problème implique nécessairement dualité ou conflit. Voilà donc une autre raison d’attribuer un caractère duel à la conscience.
Observez maintenant ceci : cette conscience, centrée sur un moi séparé, repose sur la mémoire et les connaissances. Pour le comprendre, demandez-vous : de quoi prenez-vous conscience lorsque vous observez quelque chose ? Votre conscience des choses passe par les jugements que vous portez sur elles. Or, vos jugements sont tirés de vos connaissances et de votre mémoire. D’un autre côté, il est vrai qu’il est possible d’être conscient de quelque chose non pas en le jugeant, mais en se concentrant sur lui. Cependant, un tel acte de concentration dépend également de la mémoire. Pour me concentrer sur quelque chose, je dois décider de la manière de le faire, et cette décision est certainement tirée de ma mémoire et de mon savoir. Ainsi, retenons que la conscience liée au moi se base sur la mémoire.
Après ces explications, il faut surtout retenir ceci : l’unité correspond à l’inconscient, la division à la conscience, et la non-dualité, n’étant ni l’une ni l’autre, transcende ces deux états. Essayons maintenant de préciser les contours d’une telle non-dualité, cette qualité d’être qui n’est ni un ni deux.
La non-dualité
Dire que la non-dualité n’est « ni un ni deux », c’est dire qu’elle est à la base du un et du deux, c’est-à-dire au fondement d’une manière d’être unitaire (inconsciente) et d’une manière d’être divisée (consciente). Si cette idée vous semble douteuse, réfléchissez alors à ceci : ce qui fonde à la fois l’unité et la division ne peut être ni l’une ni l’autre, car s’il était l’un des deux, il ne pourrait pas être à l’origine de l’autre. Voilà, j’espère que ce court argument vous a convaincu que la qualité d’être qui n’est ni un ni deux est en fait à la base de l’un (l’unité) et du deux (la division). Cela étant dit, qu’est-ce qui pourrait bien être à la base de ces deux modes de vie opposés ? Eh bien, c’est la conscience. Vous me demanderez alors : n’avons-nous pas vu à peine plus haut que la conscience était liée à un état d’esprit empreint de division ? Certes, mais j’aimerais introduire ici une nouvelle forme de conscience : une conscience non duelle, distincte de la conscience divisée que nous avons examinée précédemment.
En fait, cette conscience non duelle est à la fois identique et différente de la conscience divisée évoquée plus tôt. Elle lui est identique, car la conscience divisée participe de cette conscience non duelle, mais elles sont aussi différentes, car lorsqu’elle est divisée, la conscience est biaisée, détournée, torturée, diminuée, de sorte que la conscience originelle, non duelle, est à peine reconnaissable. Qu’est-ce qui, dans la division, déforme tant la conscience non duelle ? Vous l’avez deviné : nos mémoires et nos connaissances. Dans une conscience divisée, nous voyons à travers le prisme de la connaissance et de la mémoire, et ce prisme est déformant et réducteur, à tel point qu’il nous fait perdre de vue la conscience originelle ou non duelle.
Nous obtenons ainsi une première approximation de la conscience non duelle : elle est libre de toute mémoire. Cela signifie qu’elle est ancrée dans le présent, puisque la mémoire, dans nos esprits, nous écarte évidemment du présent. Cela signifie que, lorsqu’elle nous fait voir quelque chose, cette conscience n’interpose aucun filtre de mémoire ou de savoir entre l’esprit et ce qui est perçu. Autrement dit, elle n’interpose ni pensées, ni images, ni jugements, qui sont tous issus de la mémoire. Ce n’est pas tout. Ne reposant pas sur la mémoire, cette conscience n’est pas orientée dans une direction déterminée par le savoir et les connaissances. Étant sans direction, cette conscience est ouverture complète et absolue ! À quoi s’ouvre-t-elle ? À ce que je vis présentement que ce soit mes perceptions, mes automatismes, mes émotions, mes pensées, mes désirs, mes souvenirs, etc. Ainsi, lorsque je prends conscience de ces états mentaux de manière non duelle, je n’interpose aucune mémoire entre mon esprit et eux. Sans ce filtre de mémoires, je les perçois avec une ouverture complète : ils se donnent alors à voir de manière globale.
Avant de poursuivre, insistons sur ceci : la conscience non duelle est derrière toutes mes manières d’être et d’agir. Comment est-ce que je suis et agis ? : je peux vivre de manière automatique, inconsciente, ou bien à travers les contenus de ma conscience divisée – pensées, désirs et tout le reste des contenus conscients. Ainsi cette conscience non duelle est au fondement à la fois de l’unité (l’inconscient) et de la division (la conscience ordinaire). Elle est donc effectivement non duelle, car nous avons établi précédemment que la non-dualité n’était ni unité ni division (ou ni un ni deux), ou encore, ce qui revient au même, qu’elle était au fondement à la fois de l’unité et de la division.
Dans ce qui précède, nous avons parlé d’être conscient de l’inconscient et de ses automatismes. Cette possibilité pourrait vous sembler étrange. Néanmoins, tout cela est très simple : nous sommes toujours conscients de nos automatismes dits inconscients, mais ils passent inaperçus parce que nous ne voyons que les contenus propres à l’esprit divisé, c’est-à-dire les pensées, désirs, souvenirs, émotions du moi. En effet, lorsque le moi apparaît dans la conscience, il ne perçoit que lui-même et ce qu’il fait, c’est-à-dire ses pensées, ses désirs, etc. Pour ce moi, donc, la conscience se limite à son « espace ». Il n’accède pas à la conscience non duelle, qui est pourtant là et qui porte certes sur ce moi, sur ses vécus, mais aussi sur les automatismes, ce que nous avons appelé l’inconscient. Cependant, si ce moi-là disparaît, ou plutôt si notre conscience cesse d’être réduite à sa perspective, la conscience peut alors révéler ce qui était couvert par lui et ses jugements : l’espace de l’inconscient. Ainsi, vous n’êtes pas conscient de vos réactions automatiques lorsque vous conduisez parce que votre moi est ailleurs, perdu dans des pensées et des rêveries, et que votre conscience se limite à ces contenus. C’est de ces rêveries que vous avez (votre moi a) conscience, mais la conscience s’étend en fait au-delà de ces contenus limités et englobe l’inconscient.
Un penchant naturel pour l’unité
J’ai affirmé que la non-dualité participait à la fois de la division et de l’unité. Je ne remettrai pas en question cette affirmation, mais j’ajouterai ceci : vivre de manière non duelle, c’est-à-dire vivre dans une conscience complètement ouverte, nous porte plus fortement à vivre dans l’unité que dans la division. La non-dualité aurait donc une tendance naturelle vers l’unité, si je puis dire. Je m’explique.
Nous avons dit que le moi se divisait de lui-même, c’est-à-dire de ce qu’il ressent et vit. Par exemple, il se divise de sa tristesse. J’estime que le moi se divise ainsi de lui-même en raison de son désir. Ainsi, c’est parce qu’il désire être heureux que le moi se sépare de sa tristesse et s’en divise. Plus généralement, en étant aspiré par un désir, je rejette implicitement le présent, de sorte qu’une division est du fait même créée par la présence du désir. Ainsi, je le répète, le moi est porteur de division parce qu’il vit à travers des désirs. Donc, si je pouvais me libérer de ce désir, mon moi s’effondrerait, ainsi que toute sa vie psychologique. Or, la conscience non duelle nous libère tout naturellement du désir. Pourquoi cela ? Je ne peux être porté à désirer quelque chose que si mon présent est minimalement insatisfaisant. En effet, si j’étais comblé, je ne m’agiterais pas à poursuivre un désir. Or, dans la conscience non duelle, on ne peut qu’être comblé. Cette conscience est une ouverture complète, et dans une telle ouverture, aucun rejet ou insatisfaction n’est possible. On ne peut qu’y être comblé. Donc, dans cette conscience, le moi et ses désirs ne peuvent que se retirer, tout naturellement, non pas parce que nous les avons combattus, mais au contraire parce que nous sommes parfaitement heureux et donc en manque et à la recherche de rien. Cette conscience non duelle, ce présent vivant, en écartant le moi et son esprit de division, nous ramène ainsi à une vie où nous vivons au plus près de nos automatismes inconscients. Comme je vous le disais, la conscience non duelle a un certain penchant pour une vie d’unité. Maintenant, cette vie non duelle n’est-elle en fin de compte qu’une vie automatique et rigide ? J’ai déjà montré ailleurs qu’il n’en était rien. Je ne développerai pas cet argument ici, mais nous discuterons un peu de cette question dans la conclusion de cet article. Cependant, pour avoir plus de précisions à ce sujet, j’invite le lecteur à lire mon article intitulé « La liberté intérieure », paru dans le blog du 3e millénaire, ainsi que « Une obscurité lumineuse », qui paraîtra, je l’espère, dans l’édition de printemps 2025 du 3e millénaire.
Faire un premier pas dans la non-dualité
Comme nous l’avons vu, la conscience non duelle est masquée par la conscience divisée, c’est-à-dire par les pensées, jugements et désirs du moi. C’est que ce moi ne tient compte que de ses pensées et vécus. Pour lui, rien n’existe au-delà de ceux-ci. Ainsi, en vivant à travers ce moi, nous sommes prisonniers des limites et des distorsions qu’il impose à la conscience. Donc, pour accéder à cette conscience non duelle et faire un premier pas dans cet espace, il semble qu’il faille s’attaquer à ce moi. Comment s’y prendre ? Étonnamment, ce n’est pas en décidant de s’attaquer à lui qu’on s’en libérera. S’y attaquer, ce serait lui donner encore plus de vie, car il vit à travers les objectifs et les désirs. Plus précisément, si je décidais de m’attaquer à ce moi, ce serait ce moi, toujours lui, à travers ce désir, qui déciderait de s’attaquer à lui-même. Il se diviserait encore, et ce n’est certainement pas en se divisant que l’on peut se libérer de la division. Alors, « comment » se libérer de ce moi et de ses désirs porteurs de division ? Il n’y a pas de « comment ». C’est en voyant qu’il n’y a ni « comment » ni moyens de s’en libérer que la libération est possible. Plus précisément, c’est en se disant « Je ne sais pas comment me libérer de lui » que je peux m’en libérer. En me disant cela, je cesse de chercher quoi que ce soit, je cesse de vouloir me dissoudre. Je me laisse être. Je laisse être ma division, mes objectifs de devenir ceci et cela. Je serai alors ouvert à cette division, la percevant dans une conscience non duelle. Plus précisément, le moi et ses pensées, mais aussi l’inconscient, seront perçus et intégrés dans le regard absolument ouvert de cette conscience non duelle. Ensuite, comme on l’a vu, dans cet état de conscience, cet esprit de division disparaîtra, de sorte que je serai alors seulement conscient de mon inconscient et de ses automatismes. Ici, après tout ce que j’ai dit, ne faites pas l’erreur de croire que la conscience non duelle ne concerne que cette vie inconsciente. Je rappelle que, selon nous, cette conscience est non duelle parce qu’elle englobe à la fois l’unité (l’inconscient) et la division (la conscience divisée). Seulement, comme mentionné précédemment, la non-dualité nous porte naturellement à vivre de manière unitaire plutôt que dans la division.
Approfondir la non-dualité
J’ai eu la grande chance de connaître une personne que je considère comme un Éveillé. Vous avez peut-être entendu parler de lui. Il s’appelait Virgil Hervatin. Virgil me disait que la spiritualité, que je vois comme une manière de vivre non duelle, n’est pas un processus fixe, mais un cheminement en constante évolution, avec des approfondissements sans fin. Comment comprendre ces approfondissements de la spiritualité ou de la non-dualité ? Je vais me permettre de spéculer un peu ici et de risquer une explication de ces approfondissements.
Nous avons vu que la non-dualité transcendait à la fois l’unité et la division. En effet, affirmer l’unité revient à s’opposer à la division, ce qui nous ramène à une forme de dualité. Ainsi, en n’étant ni un ni deux, nous sommes au-delà de cette opposition, de sorte qu’il s’agit alors effectivement d’une forme de non-dualité. Cependant, même ce « ni un ni deux » n’est pas exempt d’opposition. Il se heurte à son contraire, le non–« ni un ni deux ». Ainsi, un approfondissement de la non-dualité ne pourrait-il pas être un état qui transcende à la fois le « ni un ni deux » et sa négation. Cela suggère une forme de non-dualité supérieure, plus profonde. De plus, cette non-dualité plus profonde s’opposerait aussi à sa négation. Ainsi, pour plonger encore plus profondément dans la sphère de la non-dualité, il faudrait atteindre un état qui transcende à la fois cette non-dualité supérieure et sa négation, et ainsi de suite, toujours plus profondément, potentiellement à l’infini.
C’est ainsi que j’envisage les approfondissements de la spiritualité. Toutefois, comme je vous le disais, cette dernière discussion reste purement spéculative et ne s’appuie sur aucune expérience personnelle.
Conclusion
Nous avons discuté de plusieurs choses dans cet article. L’une d’entre elles a pu vous faire sourciller. Nous avons dit que la conscience non duelle avait un penchant pour l’unité. Autrement dit, dans la conscience non duelle, nous vivons en très grande intimité avec nos automatismes. Mais cela pose problème. Quand ces automatismes tombent sur une situation pour laquelle ils n’ont pas de réponse, ils s’interrompent. Que se produit-il lorsque nos automatismes sont mis en échec par une situation ? Tout d’abord, la perturbation de nos automatismes s’exprimera dans notre corps par une émotion. Cette émotion, d’habitude, fait apparaître le moi. Celui-ci, en cherchant dans sa mémoire, essaie de résoudre le problème que lui pose son émotion. Mais dans la non-dualité, ce moi ne surgira pas. Il apparaît en réaction à son émotion, mais maintenant, il ne sera pas question de réagir à cette émotion. Au contraire, dans la conscience non duelle, je serai ouvert à cette émotion, je la laisserai être, et n’y réagirai donc pas. Cependant, comme nous venons de le dire, mon émotion signale que mes automatismes viennent de frapper un mur. C’est à ce moment que, en vivant de manière non duelle, un phénomène remarquable, pour ne pas dire extraordinaire, se produit. Cette conscience non duelle est ouverte à la vie, à mes réactions automatiques face à ce monde. Or, lorsque la conscience est en résonance parfaite avec la vie, cette vie dévoile à l’esprit une réponse adaptée à la situation. C’est alors qu’apparaît une réponse intelligente et créatrice. La non-dualité est donc aussi une source de créativité.