Carlo Suarès
La première réponse au présent : Naissance d’un moi

Ce que nous appelons conscience résulte donc d’un effort vers la conscience de soi : le moi graduellement devient conscient d’être lui-même, indépendamment de certains rôles qu’il joue, de leurs associations et dissociations ; en s’affranchis­sant de ces objets un à un, il affirme qu’il est un moi, même sans ces objets. Or, nous avons déjà vu, et nous reverrons en détail, que le moi n’est pas autre chose que des vibrations (associations-dissociations) entre deux pôles, qui ont pris le corps d’une entité ; donc plus le moi devient cons­cient de soi-même, plus il se défait : il se dévore véritablement. En effet la conscience de soi n’est qu’une illusion, l’affirmation « je suis moi indépendamment de mes rôles » émane de la per­ception de soi qui résulte de rôles sous-conscients, de rôles dont on ne sait pas qu’ils sont des rôles, c’est-à-dire encore que cette affirmation émane d’un personnage qui se compose de tout ce dont il n’a pas encore douté, d’un personnage qui n’est que partiellement défait. L’affirmation moi qui sub­siste, s’appuie sur ce qui reste encore debout de son édifice croulant…

(Extrait de La comédie Psychologique. Édition Corti 1932)

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Les étapes que parcourt un moi

Afin d’étudier la naissance et le développement d’un moi particulier, rappelons ici quelques défini­tions, telles qu’elles résultent de notre exposé.

Nous appelons le sous-conscient l’état où se trouve le moi lorsqu’il ne doute pas de sa réalité. Le sous-conscient est donc purement et simplement le moi lui-même. Le moi n’existe que par les rôles qu’il joue. Son sentiment « je suis moi » surgit de l’illusion de ses rôles ; le moi se définit par ses rôles : « je suis moi, un-tel, qui fait ceci ou cela, qui a tel caractère, telles croyances, telles opi­nions, etc… » ; on voit qu’en dehors de quelques très rares exceptions, presque tout le monde est complètement sous-conscient.

Nous n’appelons conscient que l’état où se trouve l’homme, lorsqu’il doute de la réalité de son moi, donc de l’existence de ce moi ; cet état est l’opposé du sous-conscient, et ne peut appa­raître qu’à travers les brèches de celui-ci, à l’endroit où le moi rencontre une autre réalité que la sienne.

Ce que nous appelons conscience résulte donc d’un effort vers la conscience de soi : le moi graduellement devient conscient d’être lui-même, indépendamment de certains rôles qu’il joue, de leurs associations et dissociations ; en s’affranchis­sant de ces objets un à un, il affirme qu’il est un moi, même sans ces objets. Or, nous avons déjà vu, et nous reverrons en détail, que le moi n’est pas autre chose que des vibrations (associations-dissociations) entre deux pôles, qui ont pris le corps d’une entité ; donc plus le moi devient cons­cient de soi-même, plus il se défait : il se dévore véritablement. En effet la conscience de soi n’est qu’une illusion, l’affirmation « je suis moi indépendamment de mes rôles » émane de la per­ception de soi qui résulte de rôles sous-conscients, de rôles dont on ne sait pas qu’ils sont des rôles, c’est-à-dire encore que cette affirmation émane d’un personnage qui se compose de tout ce dont il n’a pas encore douté, d’un personnage qui n’est que partiellement défait. L’affirmation moi qui sub­siste, s’appuie sur ce qui reste encore debout de son édifice croulant.

À un certain moment, il peut arriver que la perception qu’a le moi d’être lui-même s’est suffisamment dévorée pour faire basculer la notion qu’a le moi de sa réalité, pour la transvaser dans la réalité nouvelle, de cela-qui-n’est-plus-moi. L’an­cienne pseudo-réalité, statique, du moi, se trouve emportée par un déchaînement de réalité dyna­mique, impersonnelle, dans laquelle le moi a littéralement éclaté sous la poussée irrésistible de la permanence dynamique du monde. État merveilleux, qui pour le moi apparaît comme étant surconscient [1] d’inspiration lyrique, prophétique, de joie créatrice, état qui peut aller jusqu’à l’extase, jusqu’à un sentiment d’union avec l’essence des choses. Mais l’union n’est encore qu’une illusion.

Au-delà de cette expérience « spirituelle », au-delà du génie, se trouve la frontière terrible de l’éternité, celle que Nietzsche a voulu, mais n’a pas pu franchir. Pour y parvenir, il faut encore douter, douter puissamment, et, en se décentrant, expulser hors de la sous-conscience tout ce qui encore est susceptible d’éprouver de la peur. Car il s’agit de sauter dans l’abîme où se perdent sans rémission les entités. Bien peu parviennent à cette délivrance, non point faute de pouvoir le faire, mais parce qu’à la dernière extrémité, ils sont terrifiés de sentir qu’ils pourraient perdre leur moi, et en se raccrochant à lui, ils rejettent l’éternité.

Ceux qui, par contre, se sont lancés dans l’aventure suprême, s’aperçoivent que la fin n’est pas encore la fin, car le moi est tenace et s’accroche à chaque pore de la peau, à chaque goutte du sang. C’est la période des grands adieux et des faux-départs. Période décevante, irritante, parce qu’on ne sait plus si l’on est parti ou si l’on est encore là. Mais graduellement on s’aperçoit que tout de même le choix a été fait, et que malgré les nombreuses oscillations auxquelles on est encore soumis, l’équi­libre est définitivement rompu au bénéfice de la vie. On se décentre de plus en plus, comme un nuage qui se dissipe et finit par disparaître ; la saveur de l’éternel devient permanente; on finit par n’être plus là ; par ne plus rien concevoir par rapport à soi-même ; et en même temps le je n’a pas perdu conscience, c’est la conscience qui l’a perdu ; quelque chose est là, qui est la présence, la présence en acte, le rapport de chaque chose avec son essence.

Nous allons examiner pas à pas la marche d’un moi à travers toutes ces étapes. Ce n’est que plus tard que nous dégagerons les conséquences morales et sociales de cette vérité, qui est l’aboutissement de tout le règne humain. Cette vérité, parce qu’elle s’oppose à toute hiérarchie, à toute classe, est l’essence même de la révolution sociale, et détruit à sa base tout édifice religieux, quel qu’il soit. Et en effet, elle est humaine, uniquement, sim­plement humaine, elle est, au-delà de toute cons­cience individuelle, la fin du cauchemar de l’igno­rance, la fin de la douleur, la fin de l’ère mythique et religieuse, l’avènement de l’ère consciente.

À sa naissance, l’enfant est plus plastique que l’animal

Avant de parcourir les étapes que nous ve­nons d’indiquer, le moi doit d’abord se constituer. À sa naissance, l’enfant est un paquet de chair, dont le secret psychologique est bien gardé. Voyons cependant si nos remarques au sujet de la signifi­cation des êtres humains dans l’économie de la Nature, peuvent nous amener à proposer un plan de recherches psychologiques susceptibles de nous éclairer sur la raison d’être et l’aboutissement des moi.

Considérons à sa naissance un enfant sain, de parents qui sont assez évolués pour exprimer la notion « je suis moi ». Cet enfant est, comme tout animal vivant, une composition qui résulte de deux germes vivants, et ainsi de suite jusqu’à « l’origine des temps », ainsi que nous l’avons vu. Ce qui dis­tingue l’enfant susceptible un jour de dire « je suis moi », des autres organismes à leur naissance, c’est que malgré un certain nombre de spécialisations qu’il exprime encore, celles-ci ne le gênent pas assez pour l’empêcher d’être immédiatement mo­delé par l’instant présent. Cette plasticité au pré­sent est très importante, et nous l’expliquerons tout de suite.

Plus un animal est évolué, et plus il est désem­paré à sa naissance, et incapable de faire les ges­tes qui subviennent à ses besoins ; un animal infé­rieur, dès sa naissance, agit exactement comme il agira plus tard, il sait aller et venir, se nourrir, s’abriter, etc… suivant le mode immémorial que lui ont transmis les germes dont il est constitué ; et plus il est inférieur, plus il est à sa naissance sem­blable à lui-même, c’est-à-dire qu’à partir de sa naissance, il n’évolue que très peu pour parvenir à son développement; celui-ci ne lui apportera pas de transformations très importantes. Dès sa naissance, l’animal inférieur est donc adapté à la vie, mais précisément à cause de cette adaptation, qui est l’expression d’un long passé, il n’est pas plasti­que, il ne peut pas se faire recréer par le présent. Ainsi l’insecte, dès sa naissance, agit comme une mécanique toute remontée. Certes, son adaptabi­lité le porte à modifier son comportement aussitôt que se modifient les circonstances extérieures mais cet ajustement n’est qu’une variation d’un thème, d’un seul thème, toujours identique à lui-même, in­sistant, tenace, dont la permanence finit par triom­pher sur le milieu, en l’utilisant… mais dans cer­taines limites seulement, car si les transformations du milieu sont trop rapides ou trop importantes, elles dépassent le coefficient d’élasticité de l’ins­tinct, et l’espèce entière peut se faire détruire.

L’instinct, ou le cercle magique que ne franchira pas le doute

Ce comportement est parfaitement expliqué par nos chapitres précédents. L’instinct est une permanence statique, un équilibre obtenu au moyen de spécialisations triomphantes, de spécialisations indestructibles, véritables culs-de-sac de l’évolution, dans lesquels le germe universel, bien que pré­sent dans sa totalité, bien qu’infini, éternel, absolu, est condamné à ne chanter qu’un seul chant, tou­jours le même, susceptible de variations indéfinies, mais incapable de se recréer.

La permanence de l’instinct est maintenue au détriment du développement de la conscience. Dans une espèce inférieure, le subjectif, c’est-à-dire la résultante des réactions particulières d’une forme particulière d’équilibre, ne fait qu’osciller légèrement entre des limites insurmontables. Dès sa naissance, un individu quelconque de cette es­pèce, exprime cette constante de réactions d’une façon nette, il est incapable de s’en affranchir. Or cette constante, à cause même de ses limitations, n’est pas encore dissociée de l’équilibre des lois naturelles (comme l’est le moi). Sa stabilité sta­tique participe en effet au dynamisme de l’univer­sel « quelque chose », puisque l’espèce n’est en somme qu’un point de rencontre, le résultat de deux forces en conflit qui se sont neutralisées en un équilibre heureux. La terrible douleur et la joie extatique de la plénitude, n’appartiennent pas aux conformistes, mais à ceux qui par leur refus de se conformer, sont les porteurs des espèces futures. Néanmoins l’équilibre de l’espèce inférieure est harmonieux, comme est harmonieux l’équilibre d’un système solaire. Dans les deux cas, il s’est produit ceci : les réactions intérieures d’éclatement dynamique se sont heurtées aux réactions environ­nantes, elles ont été arrêtées par elles, et ont com­posé avec elles un équilibre dans lequel les deux termes de la dualité sont assurés de ne pas se dis­socier.

Cette assurance fondamentale est un arrêt de l’évolution de la conscience, elle est le cercle magique qui arrête le doute essentiel (le doute n’est plus qu’un phénomène de surface) : l’insecte, l’oiseau, etc… n’ont en effet pas le moindre doute au sujet de ce qu’il leur convient de faire ; fondamentalement, s’ils doutent déjà, plus qu’un sel au sujet de la forme qu’il donnera à ses cristaux, leur ins­tinct cependant est une base indestructible, une formidable muraille de Chine, qui arrête le doute, et qui le délimite. Cette base est ce par quoi l’es­pèce inférieure est assurée de ne point se sentir détachée du « plus » universel, assurée donc de ne point perdre le sens de sa raison d’être. Un oiseau dont on a détruit le nid peut être désem­paré, extrêmement agité, mais ce désarroi n’est qu’un phénomène de surface qui ne porte pas at­teinte à son instinct, au passé cristallisé de son espèce : il ne doute pas de la nécessité de faire un nid, etc…

Détruire l’instinct naturel chez l’enfant

Considérons au contraire un enfant qui vient de naître. Non seulement il est sans défense, non seulement il est complètement incapable de sur­vivre si on ne s’occupe pas constamment de lui, non seulement il ne manifeste aucun instinct qui puisse en aucune façon le tirer d’affaire, mais plus les hommes se civilisent, plus ils tendent à affaiblir chez les nouveau-nés ce qui pourrait encore sub­sister en eux de spontané. Le développement des pouponnières vers lequel tend la civilisation col­lectiviste, l’intervention sans cesse croissante des hygiénistes dans la vie des nouveau-nés, qui li­bère de plus en plus la femme en établissant que le meilleur développement possible des enfants est obtenu d’une façon scientifique et non pas d’une façon spontanée, tout cela tend de plus en plus à affaiblir l’instinct chez le nouveau-né. Son alimen­tation n’est pas réglée sur son appétit, mais sur son poids ; il arrive qu’un enfant jusqu’à cinq ans ne sache même pas discerner s’il a faim ou non ; en tous cas, dans les premiers mois, ce n’est pas sa faim qui règle son alimentation, mais une méthode scientifique. Un environnement précis attend l’en­fant : température, air, lumière, soins d’hygiène, tout est réglé. Des personnes sentimentales, ratta­chées au passé et qui n’ont pas recherché la véri­table signification de l’homme dans la nature, peu­vent déplorer la perte de l’état primitif, dit « na­turel », elles peuvent s’extasier sur la supériorité des oiseaux et des insectes, que guident leur ins­tinct : elles n’ont rien compris.

La théorie sous-humaine d’Adler (la psychologie individuelle)

Des psychologues ont constaté cette infériorité de l’enfant. Adler a basé sur cette constatation toute la théorie de la psychologie individuelle, mais, n’ayant pas compris la raison de ce phénomène, il l’a envisagé comme une cause, dont l’effet est un désir de compensation, qui ne se satisfait qu’en se sentant utile. Rendre cette compensation utile est le but de la « psychologie individuelle », avec, comme résultat, la soumission du disciple d’Adler à un ordre social et moral établi, et l’adap­tation de l’enfant à cet ordre rétrograde, réaction­naire, féroce. L’enfant est littéralement modelé, adapté, donc mutilé au bénéfice de l’espèce sous-humaine, au bénéfice d’un équilibre statique, qui affirme ne pas vouloir tenir compte des génies créateurs. Une aussi hideuse déformation d’une demi-vérité, est un exemple frappant du mal con­sidérable que peut faire à l’humain une science qui ne s’appuie pas sur une connaissance véri­table.

On se rend compte en effet, que le point de départ de la « psychologie individuelle » est la constatation statique suivante : l’enfant se trouve dès la naissance en état d’infériorité. Cette consta­tation est exacte, mais aucune constatation, même la plus simple, ne peut être objective, si l’on ne tient pas compte du mouvement de l’objet par rapport à son milieu, et de sa signification par rapport à la permanence éternelle du monde.

La spécialisation s’oppose au présent

Le cas de l’enfant n’est que le sommet d’une progression, et cette progression est bien celle de l’évolution, telle que nous l’avons étudiée. Les es­pèces, en s’efforçant de conquérir un équilibre tou­jours plus stable, toujours moins dépendant des circonstances extérieures, sont poussées à briser leurs spécialisations (par le truchement d’une mi­norité susceptible de s’en affranchir), et ces con­quêtes successives sont tour à tour consolidées par de nouvelles spécialisations, qui s’efforcent de rendre permanent chaque nouvel équilibre, en le limitant, en le conditionnant encore au monde extérieur, malgré ses affranchissements. Cette li­mitation est une constante de réactions. Dans des circonstances analogues, des individus d’une es­pèce inférieure réagissent d’une façon beaucoup plus uniforme que des individus d’une espèce su­périeure. Qu’est-ce que cela veut dire ?

Envisageons un point quelconque du globe, à un moment particulier. Ce point-là, à ce moment-là, est influencé par des objets, des êtres, des cir­constances atmosphériques, des radiations cosmi­ques, des forces électromagnétiques, bref par une quantité innombrable de mouvements en conflit, qui sont reliés à d’autres mouvements, et ceux-ci à d’autres, jusqu’à englober l’univers entier. En ce point que nous considérons, la résultante de tous ces mouvements est ce que nous avons appelé la résultante positive de l’univers, résultante qui natu­rellement varie sans cesse, qui renaît à chaque ins­tant d’elle-même, qui à chaque instant a consommé tout le passé, qui à chaque instant est l’éternel présent, l’éternelle permanence toujours neuve du monde.

En ce point que nous envisageons, faisons pas­ser successivement sous le feu de cette résultante qu’est le présent, des individus d’espèces diffé­rentes. Considérons d’abord un individu d’une espèce très primitive, qui ne possède que quelques réactions, simples, déterminées, précises, qui est donc extrêmement spécialisé. Cet individu ne sera sensible aux modifications de la résultante univer­selle sous laquelle il se trouve, que si cette modifi­cation vient rencontrer sa propre spécialité. A tout le reste du présent, il demeure insensible. Son équilibre dépend strictement de certains faits extérieurs déterminés, en dehors desquels les plus grands ca­taclysmes le laissent indifférent. Pour cet individu, il ne se passe jamais rien, tant qu’il ne rencontre pas tel élément déterminé qui détruira son équi­libre ; par contre cet élément par sa seule présence, détruit automatiquement la stabilité statique de l’individu spécialisé, sans que celui-ci puisse en aucune façon s’en défendre. Donc l’individu de l’espèce très spécialisée, loin de percevoir la tota­lité du présent, n’est sensible qu’à certains élé­ments particuliers que le présent peut lui apporter. État éminemment conditionné et instable, que l’évolution s’efforce de conquérir.

En brisant telle réaction spécifique, telle cons­tante bien déterminée, l’individu acquiert un équilibre intérieur plus grand, car il évite dorénavant d’être l’esclave de cette réaction particulière, con­ditionnée par des facteurs étrangers ; en outre, il s’ouvre davantage à la perception du présent, puis­qu’il devient sensible à des variations plus éten­dues. Cette sensibilité plus grande, cette perception plus étendue, indiquent que l’individu développe en lui la capacité de résonner de plus en plus sous l’influence de la permanence universelle, la seule qui soit véritablement en équilibre, parce qu’elle est uniquement dynamique, parce qu’elle est la consommation du passé.

Au fur et à mesure que, poussés par un désir de stabilité, des agrégats renoncent à leur équilibre statique fait d’automatismes, au bénéfice d’une adhérence à l’instant présent sans cesse croissante, ils détruisent de ce fait, morceau par morceau, tout le système de défense qui s’était construit autour de leur propre passé, qui tendait à prolonger leur passé indéfiniment dans le temps.

La mise en déroute, chez l’homme, des réactions d’espèce

Dans l’évolution du subjectif, cette soumission à l’équilibre dynamique du monde se produit à la naissance de l’espèce humaine. Nous voyons en effet se produire dans l’homme une rupture d’équi­libre au détriment de son équilibre statique, au détriment des constantes spécifiques qui auraient voulu se maintenir. L’enfant qui naît, ne parvient pas à s’opposer à la résultante dynamique de l’ins­tant présent, et cela malgré ce qui lui reste de spé­cialisations héréditaires. Celles-ci sont écrasées, emportées. L’être humain hérite d’abord et surtout d’une incapacité de faire dominer une réaction d’espèce, et cela parce qu’il est suffisamment non-spécialisé pour avoir sauvegardé en lui toutes les possibilités auxquelles peut prétendre le germe universel sur notre planète, tel que le conditionnent les lois naturelles de notre univers.

La première réaction individuelle, origine du moi

À cause de cette défaite des réactions d’espèce, aussitôt que se réunissent en un seul agrégat les deux germes qui deviendront un être humain, la toute première réaction que subit ce nouvel agrégat lui appartient en propre, car en elle prédomine sur toutes les constantes spécifiques, la résonnance à l’instant présent (temps, espace), d’un présent qui est unique pour chaque être humain. C’est à partir de cette première réaction, unique pour chacun, qu’il faut rechercher l’origine du moi, sa nature, ses conflits avec l’espèce, son rêve individuel. Ses réactions s’ajoutent les unes aux autres, pour for­mer en fin de compte cet objet irréel qu’est une entité, objet qui ne peut résoudre son absurdité que par une auto-destruction. Ainsi que nous le verrons en détail, cette auto-destruction est la Connaissance.

Lorsque la réaction constante, statique, d’un agrégat, est vaincue, lorsqu’elle a définitivement perdu son équilibre au bénéfice du dynamisme permanent, il se produit dans cet agrégat (l’être humain) une dissociation des deux pôles de l’anti­nomie du mouvement. Sa réaction subjective, sta­tique, a été entraînée dans le grand courant dyna­mique de l’instant présent. Le monde extérieur n’agit plus sur une constante pour la transformer plus ou moins, mais s’imprime comme sur de la cire extrêmement plastique, dans l’organisme en formation. La condition idéale, pour cet organisme, serait une souplesse extrême qui ne serait jamais en défaut, une plasticité totale qui le ferait adhérer à chaque instant au renouveau de l’uni­vers. Cette condition parfaite est bien le seul aboutissement possible de toute la comédie psycholo­gique, aboutissement possible et nécessaire, que chaque être humain doit s’efforcer de comprendre, s’il veut briser l’envoûtement de son sous-conscient.

Cette plasticité, dans laquelle ne subsiste au­cune forme cristallisée du passé, est possible mal­gré les évidentes limitations de tout organisme humain. Nous avons vu en effet que toute évolu­tion aboutit nécessairement à des organismes li­mités. Il est impossible qu’une évolution quelcon­que aboutisse à des organismes totalement non-spécialisés. Un tel absolu est inconcevable. Mais des organismes sont suffisamment non-spécialisés aussitôt qu’ils peuvent être les résonateurs de leur univers. Ceci se produit lorsque l’évolution crée des types dont les premières réactions subjectives sont dominées par l’instant présent, au lieu d’être dominées par une constante spécifique.

Où la dualité devient une antinomie

Mais c’est bien là que se produit la dissociation des termes de la dualité, qui à ce moment, et à ce moment seulement, deviennent antinomiques. En effet, l’individu dans lequel ce changement d’état ne s’est pas encore produit, est une dualité, un mouvement qui résulte de sa propre contradiction intérieure, celle-ci étant pré-existante à l’individu. Cet individu n’est qu’une répétition, à peine mo­difiée (ou pas du tout) de ce mouvement en équilibre, semblable à une roue qui tourne sur elle-même, et qu’illustre très bien l’instinct des insectes.

Mais dès qu’une non-spécialisation suffisante sauvegarde dans l’individu assez de possibilités pour qu’il ne puisse plus opposer à l’équilibre dynamique du monde la résistance de sa propre réaction statique, alors les deux termes de la dua­lité sont entraînés dans le sens du plus fort, et se mettent à agir dans le même sens, et à créer par conséquent leur contrepartie subjective en la sculptant (à chaque instant, comme un sculpteur sa terre) dans l’organisme lui-même. La réaction atavique, la constante subjective, étant entraînée dans le « plus » universel, voici que tout d’un coup il semble manquer quelque chose à ce sujet, il a perdu pied, et en effet, il est projeté dans une aven­ture dynamique, qui le pousse à chaque instant à combler son propre vide, à créer la contrepartie de son propre mouvement. Cette contrepartie sera son moi.

Le moi s’efforcera toujours de combler le vide, de constituer le terre-plein sur lequel le sujet, qui a perdu sa raison d’être, voudra la retrouver.

Naturellement, la situation de ce je, projeté dans son nouvel état, se complique du fait qu’il possède encore de nombreuses spécialisations, que ne tarderont pas à renforcer considérablement le milieu social et l’éducation, au point de détruire en lui sa capacité d’adhérer au présent, au point de le transformer en une vulgaire mécanique, en une répétition du passé. Ces impositions du sous-conscient collectif sur l’individu sont appelées par lui. Le subjectif entraîné dans une course dyna­mique qui s’oppose à lui et qui tend à le détruire, appelle à son aide le terre-plein des réactions spé­cifiques de l’espèce, les constantes abandonnées, dépassées, mais dont il a besoin pour combler le vide qu’a créé en lui la défaite de son équilibre statique. Il se trouve donc dans la nécessité de réagir constamment, et d’inventer à chaque instant une adaptation nouvelle, qui s’efforcera de s’op­poser avec exactitude au sens universel qui agit sur lui. C’est cette opposition qui remplacera désor­mais l’équilibre statique perdu, et qui constituera le pôle négatif de la dualité. Ainsi naît l’antinomie, puisque les deux pôles deviennent des opposés, puisqu’ils cherchent à s’opposer aussi exactement que possible, à être autant que possible deux forces égales et de signes contraires.

L’antinomie est la conscience de soi. Celle-ci ne sera totale que lorsque l’antinomie sera portée à un paroxysme qui la brisera. Mais cette destruction sera donc aussi la sienne. La cons­cience tend vers cette destruction puisqu’elle tend vers l’équilibre. L’équilibre sera obtenu lorsque le sujet vibrera d’une façon parfaite sous la pression sans cesse changeante du dynamisme universel, car alors il ne fera plus qu’un avec lui, et la distinction sujet-objet n’existera plus. Mais avant de compren­dre, puis d’accepter cet aboutissement naturel de ces objets irréels que sont leurs moi, les hommes préféreront subir encore leurs cauchemars pendant des siècles.

Le moi s’enferme dans sa sous-conscience

L’illusion de ces entités est prodigieuse ; leur réalité leur semble si indiscutable, si évidente, qu’ils ont fondé sur elle toutes leurs civilisations dans leurs moindres détails. En l’examinant, nous constatons en effet que le moi est un cercle vi­cieux, un cercle véritablement magique, et qu’il lui est absolument impossible de se résoudre. Il ne peut que se faire briser par éclatement. Mais la seule pensée qu’un homme puisse se retrouver un jour démuni de son moi, la seule pensée qu’il soit possible à un homme de n’être plus une « en­tité », semble aussi fantastique que l’histoire de l’homme qui avait perdu son ombre ; on veut bien aller très loin, imaginer que la perfection humaine consiste à posséder un moi aussi sublimisé que possible ; mais de là à admettre la disparition to­tale de l’entité, il y a une différence essentielle, car un moi sublime est toujours une entité, et ses qualités nouvelles n’ont pas même entamé son illu­sion, elles n’ont fait que la modifier.

On ne croit pas à cet aboutissement humain. Cet aboutissement est pourtant le seul qui soit possible. Les lecteurs qui voudront suivre nos exposés découvriront peut-être cet état où se dissout l’entité, état qui n’est ni pathologique, ni mystique, ni occulte, ni surnaturel en aucune façon, mais qui est au contraire très naturel, et selon notre définition, le seul qui soit véritablement humain. Nous avons déjà dit en outre que la mort ne fait rien à l’affaire. A la mort, le moi, qui a été créé par l’organisme, perd sa dernière chance de s’accomplir, s’il ne l’a pas déjà perdue.

Nous avons attribué à l’organisme humain en formation, des réactions qui lui sont tout à fait particulières, des réactions uniques dans l’histoire du monde, et cela pour chaque individu, puisque chacun se trouve dès sa conception, dans des circonstances qui lui sont tout à fait particulières, et puisqu’il est assez plastique pour y répondre. Les constances de race, de sexe, etc…, gêneront l’individu dans la recherche de sa réalisation, mais pas au point de le faire échouer, s’il est décidé à les surmonter. S’il ne parvient presque jamais à les surmonter, c’est surtout à cause de la pression qu’exerce sur lui la masse sous-consciente qui l’en­toure, et qui l’entraîne dans les abîmes des religions, des morales établies, des traditions ancestrales, en cherchant, par tous les moyens possibles, à l’épouvanter. Par un véritable retour en arrière que lui impose la levée en masse de tous les morts, le moi renonce à son propre dynamisme, à la Connaissance, à l’aventure créatrice qui le sollicite, et il se stérilise lentement mais définitivement, dans sa coquille.

Les altérations de l’antinomie pure qu’est le moi, constituent le tempérament, le type, le caractère, les qualités de l’individu. Ces qualités sont un composé de constantes héréditaires et des réactions individuelles, mêlées d’une façon si in­time, qu’il sera très difficile au moi de s’en débar­rasser. Et en effet, il ne s’en débarrassera qu’en voyant sa propre entité fondre jusqu’à n’exister plus !

Renversement : les constantes spécifiques se greffent sur le moi

Lorsqu’un agrégat peu évolué subit une influence extérieure, ses réactions se limitent à des variations sur des thèmes simples et constants, qui ne changeront pas la nature même de l’agrégat. Par contre, lorsque cet agrégat est un corps hu­main en formation, ses premières réactions sont originales, et de ce fait elles pétrissent l’agrégat, elles en forment véritablement l’essence. C’est sur ce composé de réactions originales, que se greffent les restes de l’automatisme héréditaire par un pro­cessus renversé. Donc, avant que dans l’évolution des espèces, la dualité ne devienne une antinomie, les réactions originales se greffent sur les cons­tantes ; après, c’est le contraire : les constantes se greffent sur les réactions originales. La somme des réactions originales créera l’illusion de l’entité, ainsi que nous l’avons dit.

Traumatisme de naissance et astrologie

Mais la première réaction véritablement par­ticulière ne peut jamais être prénatale, elle ne peut se produire qu’au moment où l’organisme devient une unité isolée : à sa naissance. A la naissance donc, deux phénomènes se produisent : d’une part le choc de naissance (traumatisme) dont la réac­tion crée définitivement le moi, cette entité psy­chologique qui n’apparaîtra que beaucoup plus tard, mais qui dès ce moment-là commencera à se développer ; d’autre part, le nouvel agrégat émi­nemment sensible à l’instant présent, en tombant dans un point tout à fait particulier de temps et d’espace, reçoit une empreinte si profonde de ce point, qu’il en est véritablement déterminé. Cette dernière constatation résulte de tout ce qui a été dit plus haut. On voit par là que l’astrologie, loin d’être une absurdité, correspond à un fait réel. Quant à savoir si ce qui se pratique sous ce nom-là est exact ou non, cela n’est pas de notre compé­tence.

Les réactions que subit l’enfant en venant au monde sous l’influence du choc de la naissance et de la résultante des forces présentes, viennent combler le vide (celui-ci étant le moi) qu’ont laissé les réactions, très affaiblies, de l’espèce. Celles-ci sont si réduites qu’il devra tout apprendre, car il ne sait plus se servir d’aucun de ses sens. Tout ce qu’il sentira, percevra, tout ce qu’il saura faire, sera le résultat d’une rééducation strictement indi­viduelle, tout, jusqu’à certains actes organiques fondamentaux.

Ces premières réactions individuelles consti­tuent pour ainsi dire les fondations de l’édifice du moi, fondations à la fois psychologiques et physio­logiques. Elles agiront comme des cristallisateurs, qui revêtiront d’un costume déterminé chaque événement futur. Elles donneront une forme à chaque élément dont se composera l’entité. Celle-ci aura donc sa propre constante de cristallisation, comme un corps chimique qui géométrise toujours suivant des formes déterminées. Chaque individu humain possède donc une modalité qui lui est propre, un style unique au monde. Cette disposition particulière est le résultat et le développement de ce qu’ont de particulier les réactions de l’individu. Cette disposition est donc d’autant plus développée que l’individu n’est pas entravé, dans ce qu’il a d’unique, par le milieu social. Or, n’oublions pas que cette disposition indique un état antinomique du mouvement, puisque son essence réside dans le fait que l’organisme vibre en réponse au monde extérieur.

Le point de rupture de l’antinomie

Cette antinomie, dans sa course dialectique, tend le mouvement individuel ? Les premières si dangereux pour les moi que leur seul but est de le rendre impossible. Ce but est le but principal des religions, des métaphysiques, des autorités spirituelles en général, des morales établies.

En quoi consiste cette rupture vers laquelle tend le mouvement individuel ? Les premières réactions individuelles constituent, pour ce mouve­ment, un substratum sur lequel viendront se super­poser toutes les réactions ultérieures. En effet, aussitôt que la naissance, et le point de temps-espace où elle se produit, créent et déterminent l’embryon de ce moi, l’individu n’est déjà plus en état de répondre à la succession des instants pré­sents avec autant de souplesse qu’au début, puis­qu’il est devenu véritablement, ses premières réac­tions incarnées. Dès lors, les variations de la résul­tante cosmique, rencontreront en lui un mode par­ticulier qui les assimilera, qui leur donnera sa propre forme. En d’autres termes, l’instant présent, sera, à partir du premier moment, déformé, projeté dans le passé de ce moment-là. Ce passé est l’ori­gine du subconscient individuel. C’est ce passé qui, en s’accumulant, en répétant sa forme-type, en coulant automatiquement dans le moule de sa cris­tallisation particulière chaque nouvel apport exté­rieur, construira le moi, l’entité. Cette entité sera donc un édifice lentement, patiemment, constam­ment construit sur une antinomie. Cette entité se cachera à elle-même cette antinomie, et luttera de la façon la plus farouche pour ne pas la mettre à jour, car la seule perception de cette antinomie toute nue est un éclair foudroyant, qui en un mil­lième de seconde, peut détruire de fond en comble tout l’édifice du moi et même parfois tuer raide l’individu (si la folie immédiate ne vient pas pro­téger l’organisme).

Cette mort du moi, vaguement entrevue par des hommes comme Jésus (du moins, les récits incohérents de ses disciples paraissent nous l’in­diquer), ne semble pas avoir été comprise encore en termes conscients. Nous verrons plus tard, com­ment cette vérité a été déformée, et utilisée au bénéfice de la permanence statique du moi et de l’ordre social établi sur lui, par les mystiques et les religions. Cette vérité non déformée est fonda­mentalement révolutionnaire, et ses conséquences sociales sont incalculables. Nous l’étudierons donc attentivement.

Pourquoi l’antinomie doit se résoudre

Pourquoi l’antinomie tend-elle à se briser, à disparaître?

A la naissance du moi, la courbe du subjectif est arrivée au point de dissocier le subjectif et l’objectif, jusqu’à obliger le subjectif à se faire recréer, à reprendre naissance dans des réactions nouvelles et particulières, mais le fait même que ces premières vibrations sont des réactions qui émanent de l’agrégat, qui s’opposent au monde extérieur, qui en sont la contrepartie, ce fait absolument nécessaire, reconstruit autour de soi-même un édifice qui s’éloigne de plus en plus du pré­sent, qui cherche à faire dominer sur le dynamisme permanent et changeant du monde, sa propre per­manence statique, qu’à grand renfort d’automa­tisme il érige en entité. La courbe du subjectif, dorénavant, ne peut plus se résoudre, et parvenir à son accomplissement, en créant sur la planète d’une façon mécanique, des espèces nouvelles. Elle ne peut se résoudre que dans des individus humains disposés à rechercher la permanence dynamique du monde, qu’ils avaient perdue dès l’origine de leur moi [2], et disposés à détruire, dans ce but, la permanence statique de ce moi. Le nouvel état vers lequel tend la Nature, son nouveau règne, est un changement d’état psychologique. Physiolo­giquement, l’évolution est suffisante, du fait que l’entité moi est là.

L’origine du sous-conscient, c’est-à-dire l’ori­gine du temps, est précisément à ce point de rup­ture qu’est la naissance du moi, où le subjectif a changé d’état au contact de l’instant présent, qui est l’éternité. Ce point s’est produit dans la race, dans les lointains reculés, au cours de la période où pendant des siècles guerroyaient les Dieux et les Titans, les représentants mythiques des moi qui se condensaient sur le globe, et les groupes d’individus, fils de la Nature, en qui la dualité n’avait pas encore éclaté en deux pôles irréductibles. Ce point de rupture s’est produit pour chacun de nous à sa naissance, en nous marquant du sceau mythi­que du Temps.

Mais la sève de la Terre ne nous laisse aucun répit. Dans une prodigieuse lutte contre la Nature, les coques fermées que sont les moi, ont construit pendant des siècles un univers fantastique, délirant, essentiellement contradictoire. Cette lutte contre la Nature est un phénomène naturel. Chaque moi abrite en lui, dans le tréfonds de sa substance, l’ins­tant éternel dont il est issu, cette adhérence à l’instant éternel dont il est la contrepartie, donc la négation. Il l’abrite comme une coquille d’œuf abrite la vie future qui la cassera un jour. Phénomène à la fois collectif et individuel : nous som­mes entrés dans une ère, peut-être plus longue et plus douloureuse que celle des guerres des Dieux et des Titans : l’ère des guerres entre l’Humain et le divin, entre la conscience et le mythe, entre le présent et le passé. Si l’Humain est déjà né, le sous-conscient est loin d’être encore terrassé, et les moi en masses compactes, en congrégations terribles, se lèvent partout pour lutter contre la vie.

Il est impossible cependant, que la courbe du subjectif s’arrête à mi-chemin de la permanence absolue. Autant demander aux torrents de ne pas chercher la mer. Il s’agit de la recherche d’un équilibre harmonieux et absolument permanent. Il s’agit donc de pousser vers son accomplissement la dissociation qui s’est produite dans le subjectif, et non pas d’attribuer à cette dissociation (le moi) une réalité en soi, une réalité d’être, des posses­sions spirituelles et matérielles, etc… Le but est le suivant : adhérer tout le temps d’une façon par­faite à l’instant présent, de façon à y trouver la seule permanence possible, celle de l’universel « quelque chose », qui se renouvelle sans cesse, qui sans cesse est la résultante totale d’un passé tota­lement consommé, qui est sans commencement ni fin, sans cause ni finalité. Cet absolu existe en toute chose, puisqu’il est la résultante de toute chose. Il existe psychologiquement en nous, du fait que le point de départ de notre moi, sa naissance, a été une réponse à sa pression.

L’état de la naissance

L’état d’ignorance de l’homme provient des constructions statiques qui cherchent à s’établir sur cette réponse, étouffée dans le passé. Cette réponse enfouie, demeure en nous ; elle est un cri intérieur, une angoisse, qui peut se définir ainsi : elle est la façon particulière dont chacun de nous a été recréé à sa naissance par le dynamisme éter­nel du monde. Or, et là est une des erreurs les plus criminelles des religions, cette réponse particulière, cette naissance personnelle, est démolie constam­ment par le moi, c’est-à-dire par tout ce qui veut l’étouffer en construisant sa maison statique, c’est-à-dire, par tout ce qui constitue la notion que nous avons d’être des moi.

Imaginons un homme débarrassé de tout cet échafaudage statique du moi (nous verrons tout à l’heure comment il peut y parvenir). Il retrouve­rait un perpétuel état de naissance consciente, l’état plastique, souple, de l’être qui perçoit la pré­sence de l’instant ; et cet état, qui ne serait plus étouffé à tout moment par les dépôts cristallisés du Temps, serait une résonnance dynamique de tous les instants à chacune de leurs présences, une réson­nance donc aussi rapide, aussi éternelle que la succession de l’instant, mais particulière à l’indi­vidu. La personnalité de l’individu ne serait plus lui-même, mais la façon dont à chaque instant cet individu se récréerait, elle serait la courbe uni­que de ses nouvelles réactions, de ses réactions qui étant dorénavant en harmonie parfaite avec le présent, ne seraient plus à vrai dire des réactions, mais des expressions particulières et imperson­nelles de la vie créatrice en un point. Cet individu serait à chaque instant la consommation de tout son passé, donc du passé de toute la race, donc du passé de tous les temps et de tous les univers. Il serait absent à lui-même et présent au monde, en un contact parfait avec les choses dont il discer­nerait avec certitude la vraie valeur, l’essence, les noms qu’elles portent au regard de l’éternité. Mais il serait devenu comme invisible à lui-même, en ce sens qu’il ne pourrait plus se situer dans l’uni­vers des entités qui disent « je suis moi ». Cette assertion n’aurait plus aucune signification pour lui, et l’univers entier construit sur cette assertion se serait évanoui comme un rêve. Animé d’un in­cessant mouvement de propulsion, qui ne serait autre que le « plus » de l’univers, cet individu se­rait l’incarnation même de cette éternelle permanence, et ne saurait plus s’il est « personnel » ou non, car les qualités dont se parent les personna­lités appartiennent au monde qui pour lui ne se­rait plus.

L’aboutissement naturel

Tel serait l’aboutissement naturel et normal d’un moi que le milieu social aiderait dans sa réalisation. Il se développerait suivant ses tendances uniques, il commencerait par accumuler les unes sur les autres des réactions particulières, il s’asso­cierait à des objets, puis se dissocierait d’eux (sui­vant un processus que nous allons étudier, et dont nous avons déjà parlé plus haut) il douterait, il aimerait, il serait aventureux, il douterait encore sans aucune crainte, ou plutôt en affrontant et la peur et le doute. Il construirait sur ses fondations antinomiques, sur la contradiction qui est lui-même, un édifice magnifique et absurde, et cet édifice, son moi, à sa maturité serait si plein d’expé­rience, si lourd de fruits, qu’il s’ouvrirait de lui-même sous le poids de l’éternité. Il le ferait gra­duellement, au fur et à mesure que l’expérience le libérerait des associations qu’il avait contractées avec des objets dont il avait cru qu’ils étaient lui-même. Ces libérations successives, faites de con­tacts de plus en plus fréquents avec le présent mettraient face à face en lui les deux pôles oppo­sés et irréductibles de la dualité : au moyen de ce processus, l’antinomie ayant pris conscience d’elle-même par son développement, se détruirait toute seule à cause de ce développement.

Naturellement, les innombrables congrégations noires des maquignons de l’éternité, n’ont qu’un but : empêcher cette réalisation et cette félicité humaines. Elles mutilent, elles châtrent, elles amputent, elles détruisent l’humain lambeau par lam­beau, en lui imposant par la terreur tous les con­formismes possibles, des crédos, des prières, des rituels, des gestes, des costumes, des uniformes. Lorsque la vie est bien morte, lorsqu’elle est rem­placée par des automatismes à l’imitation des pontifes et de divinités, les moi pétrifiés, ayant calmé et leur peur et leur doute, se proclament sauvés et immortels…

Mais là n’est pas tout le danger. Les mythes religieux sont parfois d’une subtilité étonnante. Pour se sentir réel, beau, puissant, le moi peut se passer d’églises et même de nationalismes. N’a-t-il pas d’innombrables appétits, des ambitions illi­mitées, n’a-t-il pas l’art, la science, le bien public, la philosophie, l’amour ? N’a-t-il pas le talent, le gé­nie, et toutes les valeurs héroïques qui pendant des millénaires lui ont donné raison ? N’a-t-il pas à sa disposition des civilisations entières qui sont ba­sées sur lui ? Et si ces civilisations sont en crise, et bien, il les modifiera, il les fera évoluer, mais en sauvegardant leur base essentielle, lui, le moi. Il est cependant regrettable pour lui que tous ses efforts n’aboutissent qu’à son jugement dernier.

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[1] Ou « surréel ». Seul peut être « surréaliste » un individu sous-conscient.

[2] Le moi, dès son origine a perdu quelque chose. Son inconscient le sait bien. Il se le dit sous forme de récits, de rêves. Création des mythes du péché originel, du paradis perdu, etc… (le moi sait qu’il a perdu quelque, qu’il a « commis une faute » ; le mythe est créé par l’in­conscient afin que cette vérité demeure cachée).