Bert Olivier
La technologie : L’arme du peuple

Traduction libre 7 mars 2024 Dans un essai intitulé « Looking forward, looking backward », le philosophe de la technologie Andrew Feenberg écrit (dans Between Reason and Experience: Essays in Technology and Modernity, The MIT Press, 2010, p. 61; je souligne, B.O.) : Les visions utopiques et dystopiques de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle étaient des […]

Traduction libre

7 mars 2024

Dans un essai intitulé « Looking forward, looking backward », le philosophe de la technologie Andrew Feenberg écrit (dans Between Reason and Experience: Essays in Technology and Modernity, The MIT Press, 2010, p. 61; je souligne, B.O.) :

Les visions utopiques et dystopiques de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle étaient des tentatives de comprendre le destin de l’humanité dans un type de société radicalement nouveau dans lequel la plupart des relations sociales sont médiatisées par la technologie. L’espoir qu’une telle médiation enrichisse la société tout en épargnant les êtres humains eux-mêmes a été déçu. Les utopistes s’attendaient à ce que la société contrôle la technologie moderne comme les individus contrôlent les outils traditionnels, mais nous avons depuis longtemps atteint le point au-delà duquel la technologie dépasse les contrôleurs. Mais les dystopistes n’avaient pas prévu qu’une fois à l’intérieur de la machine, les êtres humains acquerraient de nouveaux pouvoirs qu’ils utiliseraient pour changer le système qui les domine. Nous pouvons observer aujourd’hui les premiers balbutiements d’une telle politique de la technologie. La question de savoir jusqu’où elle pourra se développer est moins une question de prédiction que de pratique.

Cet essai a été publié il y a près de 15 ans, et il est frappant de constater que, même à l’époque, Feenberg était parfaitement conscient de la nécessité d’une « politique de la technologie », dont il percevait à l’époque les premières lueurs. Il ressort de cet extrait que le reste de l’essai traite des évaluations diamétralement opposées du rôle médiateur de la technologie moderne dans la société à la fin du 19e et au début du 20siècle, évaluations qui sont regroupées sous les titres « utopique » et « dystopique ».

Ces approches divergentes s’accompagnaient respectivement d’optimisme et de pessimisme quant à la capacité des êtres humains à maîtriser la technologie, mais les phrases en italique reflètent une prise de conscience différente, nouvelle et pleine d’espoir, formulée par Feenberg lui-même. Je voudrais ici réfléchir aux implications pour aujourd’hui de sa conviction « qu’une fois à l’intérieur de la machine, les êtres humains acquerraient de nouveaux pouvoirs qu’ils utiliseraient pour changer le système qui les domine ». Certains éléments indiquent que c’est effectivement ce qui se passe, comme le montre le fait que, contrairement au désir des « élites » de Davos de contrôler les informations (essentiellement basées sur Internet) et à leur conviction qu’elles pouvaient le faire, ce n’est de plus en plus pas le cas. (Plus d’informations à ce sujet ci-dessous).

Qu’entend Feenberg par « à l’intérieur de la machine » ? Beaucoup de choses dépendent de la façon dont on comprend cela, et pour rendre justice à l’ambiguïté de cette affirmation, je pense qu’il est impératif de comprendre la signification du concept grec ancien de pharmakon (appliqué à la technologie), qui signifie à la fois « poison » et « remède », et dont les termes « pharmacie » et « pharmaceutique » sont dérivés.

Comme la plupart des gens le savent, les produits pharmaceutiques sont littéralement des pharmaka (pluriel de pharmakon) — ils doivent être utilisés avec circonspection, faute de quoi ils peuvent avoir un effet néfaste sur la santé au lieu d’un effet curatif. Dans la pratique de l’homéopathie, c’est encore plus clair : les préparations reçues d’un homéopathe pour soigner, par exemple, l’anxiété ou les démangeaisons cutanées sont généralement basées sur des quantités minuscules de substances, telles que la belladone (morelle mortelle), qui sont toxiques, mais qui, prises en petites quantités, ont néanmoins l’effet médicinal escompté.

Comme l’a démontré Jacques Derrida, dans l’œuvre de Platon, Phèdre — qui traite principalement du concept et de la nature de l’amour — le concept de pharmakon est utilisé contre les sophistes, qui étaient des professeurs de rhétorique rémunérés dans la Grèce antique, contrairement aux philosophes, qui n’attendaient pas de rémunération pour le savoir qu’ils partageaient avec les gens. Dans le dialogue, le Socrate de Platon fait appel à un mythe égyptien pour persuader son ami, le sophiste éponyme, Phaedrus, que l’écriture est comme une image de rêve, comparée à la réalité de choses comme la justice, lorsqu’elle est capturée par la parole, parce que l’écriture représente une tentative futile de capturer le sens des mots prononcés entre personnes, qui sont animés par la vérité de la franchise et de l’intention déchiffrable de l’orateur.

En utilisant la notion de « pharmacie de Platon » (dans son livre La dissémination), Derrida démontre qu’en fait, Platon a pensé l’écriture comme un pharmakon (poison et remède), dans la mesure où il affirme (par l’intermédiaire de Socrate) que, comparée au caractère direct de la parole, elle n’est au mieux qu’un « rappel » secondaire et graphique de ce que nous savons, mais en même temps, il valorise « ce qui est vraiment écrit dans l’âme » (« pour la compréhension »), révélant ainsi paradoxalement son évaluation positive (non reconnue) de « ce qui est écrit » comme quelque chose qui préserve la vérité. Ainsi, tout en mettant en garde contre l’écriture en tant que copie secondaire et non fiable de la parole, il la rachète en même temps en tant que dépositaire de la vérité dans l’âme ou psuche. D’où le statut de l’écriture en tant que pharmakon.

L’élaboration de la signification de pharmakon, ci-dessus, servira de toile de fond à la discussion sur les médias contemporains en tant que pharmaka. Rappelons qu’au début, j’ai souligné que — compte tenu de l’observation de Feenberg selon laquelle une « politique de la technologie » était possible une fois que les humains étaient « à l’intérieur de la machine » —, son attente semble être confirmée par ce qui se passe tout récemment dans le paysage médiatique, à savoir qu’un plus grand nombre de personnes semblent utiliser la « machine » sous la forme de sites Internet, pour affirmer leur position critique à l’égard de la crise politique mondiale. Par « politique » — un adjectif qui implique inéluctablement des relations et des luttes de pouvoir —, j’entends évidemment la lutte mondiale entre l’« empire » du mensonge et de la tyrannie, et la rébellion, ou « résistance », et la recherche de la vérité qui se développent contre l’empire.

Si cette déclaration évoque la série de films Star Wars de George Lucas, ce n’est pas un hasard. Le premier film, en particulier, où les rebelles sont confrontés à la tâche intimidante de détruire l’« étoile de la mort » de l’empire — en ciblant la seule partie vulnérable de sa gigantesque surface sphérique à l’aide d’un chasseur rebelle et en lançant un missile avec précision — a une signification allégorique évidente pour ce à quoi nous, les membres de la résistance, sommes confrontés aujourd’hui. Je suis convaincu que ceux d’entre nous qui luttent contre la cabale ont déjà découvert plusieurs failles dans l’armure des technocrates.

Où est donc le pharmakon dans tout cela ? J’ai déjà fait allusion au fait que les soi-disant « élites » ne contrôlent plus l’information et les nouvelles par l’intermédiaire des médias (si elles l’ont jamais fait). Pourquoi ne sont-elles plus « propriétaires de l’information » ? Parce que le pharmakon s’est affirmé. Rappelez-vous comment il manifeste son caractère paradoxal de poison et de remède à la fois.

L’analyse de Derrida sur l’écriture (par opposition à la parole) dans l’œuvre de Platon a montré qu’elle n’est jamais simplement un « poison » (comme le croyait Platon), mais en même temps un « remède » dans la mesure où elle préserve précisément ce qui est valorisé dans la parole (à savoir le sens et la vérité), qui peut être ramené à la présence à partir de son « absence » supposée, initialement perçue dans l’écriture. Il en va de même pour les médias contemporains en tant que pharmaka.

D’une part, les médias (grand public), qui (comme le savent tous les rebelles qui ont choisi la pilule rouge) diffusent régulièrement toutes les nouvelles et informations officiellement « approuvées » — c’est-à-dire la propagande au sens le plus pur de l’information délibérément formulée pour persuader les consommateurs que le monde présente le caractère d’un état de choses spécifique et préinterprété. Ce sont ces informations que les « élites » contrôlent. Leur erreur a été de croire, aveuglément et dogmatiquement, que ces « nouvelles » étaient exhaustives, ce qui est probablement le cas dans leur univers fermé.

Mais la vérité est que les nouvelles officielles constituent la partie « poison » de l’information, et pas seulement parce que, du point de vue de la résistance, leurs caractéristiques empoisonnées peuvent être discernées. Si c’était le cas, la résistance pourrait être accusée d’être simplement partiale, et une impasse épistémologique s’ensuivrait.

Mais crucialement, il est essentiel d’examiner scrupuleusement les informations présentées par les sources officielles — CNN, MSNBC, BBC, New York Times, etc. — et de comparer cette version « approuvée » des événements avec ce que l’on trouve dans les médias alternatifs — Redacted, The People’s Voice (sur Rumble), the Kingston Report, Alex Berenson’s « Unreported Truths », Real Left, The HighWire, de nombreux, voire la plupart des sites Substack, et bien sûr Brownstone Institute, pour n’en citer que quelques-uns — révèle rapidement le caractère mensonger de la version dominante. Cette tromperie est sans commune mesure avec ce à quoi les médias alternatifs donnent accès, et cet état de fait instaure ce que Jean-François Lyotard appelle un différend (une situation où les critères épistémiques qui sous-tendent les arguments respectifs de deux ou plusieurs parties à un litige sont totalement inconciliables).

Mais cette comparaison ne révèle-t-elle pas, en elle-même, le même soupçon de biais que celui évoqué plus haut ? Ce serait le cas s’il n’y avait pas une différence essentielle et démontrable entre l’aspect poison de la scène contemporaine de l’information et son aspect remède. Cette différence essentielle n’est pas si difficile à discerner. Elle se manifeste par l’apparition régulière, sur des sites d’information ou de discussion alternatifs, de journalistes d’investigation « sur le terrain », en quelque sorte, par opposition à la couverture des événements par les médias dominants — qui montrent que les médias occidentaux sont « les plus corrompus du monde », selon Redacted, preuves à l’appui ; par exemple, CNN doit obtenir l’autorisation d’Israël pour publier des informations sur le conflit de Gaza.

En d’autres termes, les informations sont régulièrement censurées pour s’assurer qu’elles sont conformes à la version officielle des événements. Contrairement à cette pratique propagandiste, les médias alternatifs permettent généralement aux téléspectateurs ou aux auditeurs d’avoir accès à des témoignages oculaires (voir le lien ci-dessus) sur des événements dignes d’intérêt, et présentent (plus fréquemment) des preuves à l’appui d’une position divergente sur certaines questions. Ces éléments ne sont pas présentés dans les médias traditionnels, pour des raisons évidentes.

Un exemple de médias alternatifs fournissant les preuves requises concernant un sujet d’actualité est la discussion, étayée par des documents, du programme (controversé) MAiD (Medical Assistance in Dying, Aide médicale à mourir) au Canada, sur le site d’information Redacted de Clayton et Natali Morris. Ils y apportent la preuve de la « révolte » des médecins canadiens contre le programme, qui a été étendu pour fournir des procédures de « mort assistée » — auparavant réservées aux patients en phase terminale — aux personnes souffrant de maladies physiques chroniques ne menaçant pas leur vie, ainsi qu’aux patients souffrant de maladies mentales. Ce type de discussion critique a très peu de chances de figurer sur les sites d’information et de discussion grand public, d’autant plus qu’il n’est pas difficile de percevoir ce programme comme l’aboutissement d’un programme de dépopulation.

Il est compréhensible que les partis déterminés à exercer une censure et un contrôle sur les médias alternatifs fassent tout leur possible pour déconseiller aux utilisateurs de visiter les sites web où ils sont susceptibles de découvrir des comptes rendus alternatifs des informations trompeuses fournies par les sources traditionnelles.

Parmi ces sites alternatifs, on peut citer ceux de la plateforme en libre accès Rumble, où le contenu n’est pas censuré, ce qui contraste fortement avec YouTube. Parfois, les tentatives d’empêcher les utilisateurs d’accéder à des sources où l’on peut trouver des informations indispensables, non disponibles sur les sites officiels, atteignent des proportions ridicules.

Par exemple, en Afrique du Sud, toute personne utilisant Google comme moteur de recherche ne peut même pas accéder à Rumble ; il faut utiliser des moteurs de recherche non censurés tels que Brave. De même, dans les pays européens et en Grande-Bretagne, le site d’information russe RT est bloqué, de sorte que les citoyens de ces pays ne peuvent pas accéder à ce qui, étonnamment, s’avère être des comptes-rendus divergents et rafraîchissants des événements dans le monde. Cette situation s’explique en partie par le fait que RT utilise des correspondants vivant dans d’autres parties du monde.

Mais les journalistes indépendants, de plus en plus menacés de poursuites judiciaires, voire de peines de prison (le dernier exemple en date est celui de Tucker Carlson, qui a eu l’« audace » de se rendre en Russie pour interviewer Vladimir Poutine), se défendent contre l’empire. Le remède, indissociable du côté poison du pharmakon, s’affirme, mais il faut rappeler que cet état de fait n’est pas près de disparaître. Il faut nécessairement rester vigilant face à ceux qui ne lâchent pas prise dans leur tentative d’imposer leur volonté tyrannique au reste d’entre nous.

La bonne nouvelle, du point de vue de ceux qui s’emploient à dissiper le brouillard obscurcissant constamment répandu sur les événements en cours, est que — selon Natali et Clayton Morris — les médias traditionnels sont en train d’être « tués », comme en témoigne la diminution du nombre d’auditeurs numériques. Ces statistiques s’appliquent aux médias audiovisuels tels que CNN et Fox News, ainsi qu’à la presse écrite, notamment le New York Times et le Wall Street Journal.

En résumé, si l’aspect toxique du pharmakon médiatique est loin d’avoir épuisé sa puissance toxique, l’aspect curatif a progressivement gagné en force et en efficacité thérapeutique, comme en témoigne l’anxiété des « élites de Davos », perceptible dans leur inquiétude de ne plus « détenir les informations ». Elles pensaient tout maîtriser, mais elles ont été prises au dépourvu par le pouvoir inattendu des médias alternatifs — ces espaces numériques de la machine en constante expansion habités par la résistance.

Texte original : https://brownstone.org/articles/technology-weapon-of-the-people/