(Extrait de Roger Godel – Un compagnon de Socrate. dialogues sur l’expérience libératrice. Édition Les Belles Lettres 1956).
À MIDI SUR L’ILISSOS
CLAUDE. – Une nuit et un jour ont passé sur notre entretien. J’ai emporté en vous quittant l’impression inconfortable d’être enfermé en moi-même. Tous les paysages du monde ont accès à ma cellule. Ils m’apparaissent dans un miroir où je me reconnais ; je ne puis faire un seul pas hors des murs. Ma solitude est absolue. Vous avez éveillé dans ma tête une obsession qui ne me permet aucun repos. Lorsque j’aperçois une silhouette humaine, je sais qu’elle m’est intérieure, je sais que ma vision l’a construite, au moral comme au physique, dans ses moindres détails, et que mes réactions à son égard lui font une personnalité.
J’étais fort épris d’une femme intelligente et belle. Mais la Sagesse m’a éclairé sur cette illusion. Il est certain à présent que son image, avec tout ce qu’elle éveille, était une simple, évocation de mon cœur complice des sens. Est-il possible d’aller plus loin dans la voie de la folie ?
MENON. – Un dernier plongeon vous en fera sortir.
CLAUDE. – J’hésite à poursuivre cette absurde aventure.
MENON. – Absurde en effet. Votre situation est intolérable ; cherchez une issue.
CLAUDE. – J’ai été contraint de rejeter l’illusion d’un monde objectif indépendant du champ de ma conscience. La réalité, pour moi, est maintenant au-dedans.
MENON. – L’épithète « au-dedans » sonne étrangement à mes oreilles. Au-dedans de quel réceptacle situez-vous ce monde ?
CLAUDE. – À l’intérieur de ma tête et de mon corps, quelque part dans le cerveau, peut-être un peu partout à travers sa matière grise ou blanche.
MENON. – L’univers entier, jusqu’aux plus lointaines étoiles, serait-il entré dans votre corps ?
CLAUDE. – C’est une position intenable en effet !
MENON. – Pourquoi s’effrayer du paradoxe ? Mieux vaut le résoudre. L’image de ce monde, dites-vous, prend sa source en votre corps, et de ce lieu central elle semble se déployer au loin vers tous les horizons. Consentiriez-vous maintenant au suprême abandon : à celui de ce corps et de ce cerveau que vous avez établis au centre de l’univers ?
CLAUDE. – Devrai-je aussi cesser de nourrir des pensées dans ce cerveau ?
MENON. – Je ne vous incite à aucun sacrifice ni renoncement. Voulez-vous que nous examinions ensemble l’évidence des faits ? C’est à eux de nous instruire.
Vos yeux sont grand ouverts ; vous leur faites parcourir l’étendue d’un vaste horizon. Dans votre champ de conscience passent les nuages du ciel bleu. Qu’apercevez-vous encore ?
CLAUDE. – L’image d’une montagne, la rivière proche avec les arbres sur ses rives, diverses personnes.
MENON. – Le paysage est-il entré en vous au grand complet ? N’avez-vous rien omis ?
CLAUDE. – Rien d’important n’a été oublié.
MENON. – Sauf vous-même ! Au moment de conclure l’inspection, nous avons négligé d’introduire dans votre champ de conscience le corps de Claude. Réparons vite l’oubli, l’image de cette silhouette manquerait à la vision d’ensemble. Pourquoi l’avoir retranchée ?
CLAUDE. – Parce qu’elle a sa place au centre de tous les rayons visuels. Vers mon corps – plus particulièrement sur mes yeux – converge l’univers entier ; du moins celui qui m’est connu ou connaissable.
MENON. – Chacun d’entre nous s’attribue ce privilège singulier. En conséquence, le monde devrait avoir des milliards de centres. Vous seriez l’un d’eux. Mais ce lieu central, le situez-vous à la surface de votre corps, ou doit-on le chercher plus profondément ?
CLAUDE. – Il est sur la rétine, ou plutôt dans le cerveau entre le lobe occipital et les noyaux gris de la base… dans la trame du diencéphale.
MENON. – Je vous demande de reconnaître le point central où viennent se perdre en vous tous les rayons lumineux. C’est à votre propre expérience que je m’adresse, non pas à des théories physiologiques. Je vous demande d’examiner à nouveau le contenu de votre champ de vision, depuis les objets lointains jusqu’aux plus proches. Vous y trouverez, inclus, pour finir, votre propre corps au premier plan. Retirez-vous alors derrière son image.
CLAUDE. – J’exprimerai donc simplement ce que je constate. Ce centre d’observation doit être caché à une très grande profondeur de mon être – au-delà de tous les sens – puisque la forme de mon corps, mêlée aux sensations et jugements qui s’y réfèrent, apparaît à un témoin établi en ce poste. Il est nécessairement en retrait, et à une distance incommensurable de toutes choses intérieures ou extérieures au corps [1]. Serait-ce le centre même d’intégration de l’individualité, le point où il demeure dans son unité indivisible ?
MENON. – Dès lors qu’il vous apparaît dans cette perspective, que devient le corps de Claude par rapport au paysage ?
CLAUDE. – Une nécessité logique lui impose de prendre place dans l’univers dont il est partie intégrante. Mon corps est fait de la même étoffe que le cadre environnant. Il a puisé dans le cosmos tous les éléments physiques et chimiques dont il se compose. Sa place est dans le monde extérieur.
MENON. – Le « monde extérieur », cet univers d’objets que nous avions résolument désavoué et banni de notre présence, reprend maintenant sa place devant nous et il s’est beaucoup accru pendant que nous descendions en profondeur jusqu’à ce poste d’observation dans l’intériorité. Sa masse a absorbé le corps et toutes les pensées de Claude…
CLAUDE. – La pensée d’un homme peut-elle faire partie du monde objectif ?
MENON. – Observez le jeu de votre activité mentale lorsqu’elle naît et prend forme devant nous. Elle fait jaillir sa courbe, la développe, établit ou rompt des rapports entre un thème et l’autre au regard de votre esprit de discrimination. Le contenu vous en est offert pour être retouché, corrigé et transmis à l’organe d’expression : la parole. L’élaboration et le déroulement de cet étrange phénomène se sont accomplis à distance du niveau où demeurait – en éveil – l’observateur. Et celui-ci, établi sur cette haute et dernière instance, possède le pouvoir de défléchir le cours des pensées.
CLAUDE. – Si je le perçois à partir de ce foyer distant, le cheminement de ma propre réflexion m’apparaît objectif.
MENON. – Ces méandres font surgir des formes changeantes et une durée. Vous-mêmes, sans attache avec ces choses subtiles, demeurez immuable.
CLAUDE. – Ma pensée n’est-elle pas issue de moi ? Elle me lie ; si je m’abstiens de la revendiquer comme mienne, par contre elle me revendique, moi, sa source d’émission, et m’engage dans son impermanence.
MENON. – La permanence s’affirme en vous. Vos pensées, vos attitudes peuvent bien se contredire, leur antagonisme s’exerce sur un champ limité. Plus haut, les contradictions sont résolues. Un même observateur – pure vigilance – tient sous son regard leurs termes irréductibles l’un à l’autre. Percevrait-il leur conflit si lui-même ne demeurait constant, hors d’atteinte, toujours identique à soi ? Sa nature impersonnelle le soustrait à tout engagement.
CLAUDE. – Je tombe d’accord en m’interrogeant sur ce point. Il existe, au plus intime de l’être, un état de pure vigilance. Sa nature est indescriptible parce qu’elle récuse le témoignage des sens et de la raison. La pensée la plus subtile se résorbe dans cet axe de toutes références. C’est pourquoi il y règne un silence absolu. On peut seulement faire allusion à cela par figures et symboles, ou en termes négatifs.
MENON. – Mon cher Claude, vous parlez comme un homme à qui ces choses sont familières. Le souvenir commence à poindre en vous. Socrate se réjouirait d’entendre s’éveiller la lointaine anamnèse.
CLAUDE. – La pointe de son aube est insaisissable, elle tremble sous mon regard. Mais peut-être serait-il plus conforme à la vérité de dire : mon regard commence de s’éteindre à son approche.
MENON. – Mais après avoir subi cet éblouissement, le regard doit tomber à nouveau sur le cours de la vie empirique. Il est temps de revenir…
CLAUDE. – Pourquoi ? Aurais-je rêvé en état de veille ?
MENON. – Bien au contraire, vous avez veillé dans l’état de rêve. À partir de ce jour, la vérité va se mêler étrangement à vos songes. Restez alerte. La découverte reste acquise. Le temps ni les contingences ne peuvent l’effacer. Sa clarté demeure sous la brume.
CLAUDE. – Vous m’avez soudainement ramené sur le terrain. Il est vrai que la position en extrême pointe où j’étais parvenu, était difficile à soutenir. Plus rien n’y survit du monde. Aucune parole ne peut y pénétrer, ni en sortir. Ma chute offre, du moins, quelques avantages en compensation. Je retrouve mes sens et l’instrument du langage… avec leurs imperfections dont je me satisfais. Le monde fait éclater à présent une merveilleuse splendeur à travers le manteau de magie dont il est vêtu. Dans l’abondance sans limites de ses formes, une forme unique apparaît. Elle ramène ce qui change à ce qui ne change pas, le temps à l’intemporel.
MENON. – Vous persistez à parler par symboles abstraits. Qu’est devenu le monde objectif ? Peut-il être décrit ?
CLAUDE. – La frontière a disparu qui le séparait de la vie subjective. C’est établir une division arbitraire, factice que d’opposer l’extériorité à l’intériorité, le réel à l’irréel.
MENON. – Parmi les formes innombrables dont vous observez la venue et la disparition dans la brume d’un demi-jour, il en est une qui vous touche de près : le personnage de Claude. Comment vous apparaît-il quand son rôle est porté sur la scène ?
CLAUDE. – À tout instant, il assume de nouvelles attitudes, des mécanismes à déclic le meuvent. Une pensée puis une autre, une gerbe de pensées le traversent. Il leur donne accueil. Sait-il d’où elles viennent ? Vers quel destin le conduiront-elles ? Des vagues d’anxiété ou d’espoir, de colère, de joie, de terreur, déferlent sur lui. Les contradictions ne le gênent pas, il est toujours un autre. La vie en perpétuel écoulement lui impose de passer de forme en forme sans répit.
Depuis l’instant où on le conçut dans l’union de deux cellules, il est demeuré identique à lui-même. Son nom consacre cette évidence de fait. Cependant, à tous les niveaux de la substance dont il est formé, des parcelles de matières vivantes le composent et le décomposent en un tourbillon incessant. Je dois, quelque part, réconcilier l’irréductible antinomie de l’impermanence et de l’immuable.
MENON. – Quelque part, dites-vous ! En quel lieu privilégié le fluide cesserait-il de couler sans stagner pourtant ?
CLAUDE. – Cette opération est inconcevable ; où pourrait-elle se réaliser ?
MENON. – Partout, sinon… nulle part. Le pouvoir du Sage consiste à réaliser cela, par nature et sans effort transcendance et immanence, présentes l’une à l’autre, sont dépassées en lui.
CLAUDE. – Socrate vous a-t-il communiqué la recette pratique de cette extraordinaire alchimie ?
MENON. – Un jour d’été, je rencontrai le Sage au bord de l’Ilissos en compagnie de Phèdre. Il nous enseigna le secret.
CLAUDE. – Vous a-t-il permis de le divulguer ? Au dire de certaines personnes qui se prétendent des « initiés », il est interdit, sous peine de sanctions sévères, de vulgariser cette connaissance. La tradition doit rester ésotérique.
MENON. – Une secte de pythagoriciens observait le commandement du secret. Elle avait ses raisons. On enjoignait le silence, aussi aux initiés d’Éleusis, à juste titre.
Socrate parlait à ciel ouvert, en plein midi [2]. Il n’a jamais craint que la vérité fût trahie. Parmi ses auditeurs, ceux qui n’étaient pas qualifiés pour le comprendre demeuraient sourds à ses paroles. Leurs oreilles, closes devant le secret, ne recueillaient que du bruit.
CLAUDE. – Vous souvenez-vous de cette journée ?
MENON. – Il n’appartient pas à la mémoire de l’évoquer. Sa constante présence la soustrait au temps.
Le soleil, à midi, surplombe en droite ligne le platane. Sur ce feu, brûlant au foyer de la coupole, pivote l’axe du ciel, il prolonge l’axe de l’arbre. Les ombres ont disparu de la terre. Un mince filet d’eau marque la limite entre le monde d’ici et l’autre, au-delà. Socrate s’apprête à en franchir la ligne. Je le vois rejeter en arrière le capuchon dont il avait voilé son visage. Sa face est à découvert. Laisserons-nous, Phèdre et moi, la Sagesse au zénith nous échapper dans cet instant ?
Nous avons contraint, de vive force, le Sage à rester sur notre rive. Et c’est pour nous qu’il a parlé. Les mots de son discours ne sont point dans ma mémoire. Pendant que ses paroles coulaient, le paysage étincelait d’un éclat insolite. Nos yeux furent incapables d’en soutenir la vue. Je perdis la vision des choses, et mes oreilles cessèrent d’entendre.
Non, je n’étais pas en extase. Je puis vous assurer qu’aucune exaltation ne s’était emparée de moi. La paix avait fait évanouir, dans un silence absolu, l’harmonie du monde.
Mes yeux étaient ouverts. Mais ce qui les emplissait alors ne s’arrêtait pas en eux. Il serait aussi inexact de dire que j’éprouvais un sentiment de félicité. Autre est la plénitude dont cela est empli, autre l’amour.
Pourquoi me demandez-vous de conter ce récit ? Il n’existe, dans la langue des hommes, pas de réponse à votre question.
Nous avons franchi l’Ilissos avec Socrate, à visage découvert. De l’autre rive, on ne rapporte pas de souvenir.
LAISSER LES FORMES S’EFFACER
CLAUDE. – En m’éveillant ce matin, j’ai voulu retrouver le fil de notre dialogue. Mais les mots n’évoquaient plus rien ; ils dansaient dans ma tête sans produire d’autre effet qu’une obsession verbale. J’entendais retentir des épithètes sonores, mais vides de sens : le témoin, l’observateur, l’intemporel, l’axe de référence, le centre. J’essayai en vain de ressaisir le contenu substantiel de notre entretien, chacun de mes efforts m’en éloignait un peu plus. Un fait cependant survit au naufrage de mes souvenirs : le passage de l’Ilissos à l’heure où le soleil, d’aplomb, efface les ombres. Je reconnais en moi, sans l’aide de la mémoire, la présence actuelle de cet instant.
MENON. – Notre dialogue dut atteindre sa véritable destination dans cet éclair de midi.
CLAUDE. – Un éclair, c’est bref, mon cher Menon ! Et, pour nos temps modernes, le bénéfice paraîtra pauvre. L’homme d’aujourd’hui mesure la valeur d’une expérience aux avantages qu’elle accorde. On me demandera, c’est certain., si cette découverte mène à des applications pratiques dans la conduite de la vie. Je crains d’être à court de réponse. Nos contemporains cherchent le profit plutôt que la connaissance pure.
MENON. – Votre questionneur serait dans son droit. Pourquoi n’adopterait-il pas le point de vue utilitaire ? Socrate ne dédaignait pas l’utile, il lui trouvait de la beauté. Et pourtant, il avait pratiqué la plus désintéressée des recherches, poursuivant la vérité pour elle-même. Examinons bien le précieux trésor de cette découverte et quel en est l’usage. Son authenticité est un sûr garant de valeur pratique.
Peut-être trouverons-nous une réponse en considérant simplement la nature exacte de l’expérience. Socrate la nommait connaissance de soi. Il éveillait en nous le désir de l’atteindre à n’importe quel prix. Se connaître c’est rejoindre, au-delà des contingences, un centre de stabilité absolue. L’intérêt bien compris de chacun de nous n’est-il pas de parvenir à cette fin ? Par là il s’établit à la source consciente de toute action efficace ; un principe de permanence ordonne sa conduite. Dès lors, il reste toujours en accord avec lui-même.
CLAUDE. – J’ai peur que le bon équilibre de votre homme « conscient » ne soit en danger. Il va se croire infaillible. Son attitude impertinente dans les discussions le rendra odieux. Il nous jouera la comédie de l’inspiré. J’ai connu ces types insupportables de mages ; leurs voix intérieures les font déraisonner.
MENON. – Celui qui attribue l’infaillibilité à sa chétive personne n’a rien compris, rien pressenti de la connaissance de soi.
CLAUDE. – J’ai pourtant rencontré des gens de cette sorte. Ils décorent leur propre personne du titre de Mage ou de Sage. S’ils n’osent pousser l’impudence jusqu’à s’accorder cette qualité ouvertement, ils se laissent, du moins, honorer sous ce nom. Ce ne sont pas toujours des imposteurs de propos délibéré. Quelques-uns agissent de bonne foi. D’où leur vient l’audace de se proclamer des véhicules de vérité ? Sont-ils poussés par une soif insatiable de prestige ? Ou peut-être, en secret, par un sentiment trop douloureux d’insécurité et de doute ? L’esprit systématique – leur tendance paranoïaque – les incite à se composer, avec une habileté consommée, une physionomie de maître en ésotérisme. Eux-mêmes se laissent prendre à cet appât alléchant. Ils deviennent leur propre dupe.
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Ainsi le dieu de Delphes salue ceux qui viennent au sanctuaire autrement que ne le font les hommes… à chaque arrivant en vérité il dit : « Pratiquez la Sagesse ». Il le dit sous une forme extrêmement mystérieuse, en devin qu’il est, car se connaître soi-même et pratiquer la sagesse, c’est même chose selon la teneur de l’inscription et d’après moi, bien que certains pensent autrement.
Platon, Charmide
MENON. – La discussion nous a entraînés bien loin de la connaissance de soi. La Sagesse à laquelle nous renvoie Socrate est incompatible avec une attitude d’arrogance. Le dogmatisme lui est étranger, ainsi que la prétention absurde à l’omniscience. Au contraire, la Sagesse inspire des sentiments assez semblables à l’humilité scientifique. Le Sage est un enfant que la gnose a mûri à l’éternité.
CLAUDE. – Comment parvient-il à concilier une aussi discrète réserve dans ses énoncés avec l’assurance sur laquelle il fonde sa dialectique ?
MENON. – Parce que l’expérience est pour lui indubitable, évidente en soi, le Sage prend un ferme appui sur elle. Il y réfère aussi ses auditeurs pour autant que des paroles puissent convenir à cette fin.
Voyez les dialogues socratiques de Platon. Lorsqu’une enquête est ouverte sur la nature de l’homme, Socrate rejette à l’instant son habituelle réserve. Il affirme le « principe de l’âme » immuable, indivisible, incorruptible, transcendant le devenir. Aucune hésitation ne perce dans sa voix. Il connaît ce dont il parle. Son ironie et sa prudence, la lenteur méthodique de son esprit d’examen font place à une hardiesse peu commune.
CLAUDE. – Que penseriez-vous d’un homme de science, s’il se portait ainsi garant de sa découverte ? Une telle assurance s’accorderait-elle, à votre avis, avec la discipline scientifique ?
MENON. – Par le seul fait d’assumer la position invariable d’observateur devant un champ de recherches, sans cesse mouvant, l’homme de science affirme déjà un postulat très hardi. Il nous oblige à lui faire une difficile concession. Nous devons admettre qu’il garde – établi à son poste – une constante identité de nature. Une hypothèse est posée par lui implicitement, il pourrait la formuler en ces termes : j’observe, j’interviens, je raisonne sans cesser pour cela d’être le même, toujours. Au milieu des opérations multiples en cours de déroulement, le seul invariant c’est moi. Conscience pure, je suis le centre de références et d’intégration.
CLAUDE. – Pourquoi qualifiez-vous ce postulat de hardi ? Est-ce qu’il choque la vraisemblance ?
MENON. – Il serait correct si seulement l’observateur scientifique consacrait un instant à examiner sa propre position de sujet avant d’entreprendre ses recherches. Une mise au point est nécessaire à ce postulat.
CLAUDE. – Exposez vos propositions, quelle est votre méthode ?
MENON. – On aura soin, d’abord, d’installer l’observateur sur une fondation solide. Je suppose qu’il a pris pleinement conscience de sa situation centrale par rapport au champ d’investigation. En cette qualité, il amène à lui tout objet ou phénomène auquel s’attache un intérêt. Pour le servir dans sa tâche assimilatrice, il dispose d’organes sensoriels – que des instruments prolongent – et d’aptitudes mentales, diverses selon leurs modes d’opération. Ce sont là des instruments de travail dont, lui-même, comme témoin unique, constamment vigile, se distingue. Entre lui et les outils intellectuels ou sensoriels qui servent à son usage, il met une distance. Seul – assimilateur central vers quoi tout converge et d’où procède toute extériorisation – il demeure stable à l’arrière-plan.
CLAUDE. – Ma pensée tente de pénétrer dans cet arrière-plan. Est-il possible de l’y introduire ?
MENON. – Sa fonction, en portant la pensée vers l’extérieur, lui en interdit l’accès. Elle est contrainte par sa nature mentale à produire et à multiplier des formes objectives dans un champ de conscience. Un courant l’entraîne au dehors en des formulations de concepts, d’enchaînements logiques, d’idées, d’images.
Seriez-vous capable de renverser son cours pour le faire remonter vers sa source ? Il lui faudrait opérer un retournement complet sur elle-même. Mais, en renonçant à se formuler, elle cesserait à l’instant d’être une pensée. Autant l’inviter au suicide.
CLAUDE. – Eh bien, supposons qu’elle accepte de se suicider. Que restera-t-il de moi ? Dépouillé de la pensée et des formes qu’elle engendre, survivrai-je ?
MENON. – Une fois encore, vous demandez à la pensée d’imaginer l’impensable, l’invisible, l’intangible, l’insensible. Son terrain d’exploration s’arrête avant ce seuil. Par votre insistance à vouloir l’interroger, vous lui faites conter des fables.
CLAUDE. – Ce mystérieux domaine sera-t-il donc toujours un lieu interdit, sans espace ni temps – une terre inconnue où l’esprit suspend son souffle ?
MENON. – Nommez-la « terre de connaissance », ce nom lui conviendrait mieux.
CLAUDE. – J’en accepte l’appellation, parce qu’elle me paraît justifiée. Mais je crains que tous nos arguments ne semblent bien hérétiques à quelques savants de notre époque.
MENON. – Pourquoi hésiterions-nous à affronter leur orthodoxie ? S’ils sont trop rigoristes, un peu d’inquiétude stimule l’esprit de recherche.
CLAUDE. – Je m’en remets à vous pour affronter ce problème lors d’un prochain entretien. Nous rencontrerons ce soir notre éminent ami, le physicien N…
Dialogue avec le physicien
CLAUDE. – Mon ami Menon souhaite depuis longtemps rencontrer le grand physicien que vous êtes. Je lui ai procuré vos plus récents ouvrages de philosophie scientifique. Vos études sur l’épistémologie ont particulièrement retenu son attention, car lui aussi s’attache à cette souveraine des sciences.
LE PHYSICIEN. – Je me défends d’être un philosophe. Mon métier est de faire de la recherche ; construire des théories, c’est un passe-temps ! parfois utile, à titre provisoire, une phase inévitable dans la chaîne du travail ; théorie-expérience s’appellent réciproquement. Quant à dogmatiser dans le domaine des sciences, ce serait, chez un savant, un vice rédhibitoire. Chaque année nous apporte une découverte dont la venue remet en question les systèmes trop hâtivement échafaudés. Sans cesse, nos espérances ouvrent ou referment des voies taillées dans le vif de la recherche.
MENON. – Je suis arrivé depuis peu chez vous, venant d’un pays lointain. Notre langue a quelque ressemblance avec la vôtre. Nous avons en commun beaucoup de termes. J’ai reconnu notre « theoria » dans votre « théorie », notre épistémé a survécu dans ce mot prometteur : épistémologie, science de la vérité. Mais peut-être serons-nous induits en erreur par cette parenté verbale. Quel sens attachez-vous à la notion de théorie ? Pour nous, elle évoque un état de silencieuse contemplation.
LE PHYSICIEN. – Je doute que nous puissions parvenir à nous accorder. Nos théories ne sont pas destinées à étancher une soif de contemplation ; elles sont nées de notre labeur ; nous les avons édifiées avec l’aide d’une stricte logique à partir de faits observés. Nous les corrigeons et les complétons sans cesse, car elles sont toujours imparfaites. Une théorie efficace doit être en harmonie avec elle-même et avec les données de l’expérience dont elle est appelée à rendre compte.
CLAUDE. – La théorie serait-elle à la fois un principe d’explication et un instrument de travail ?
LE PHYSICIEN. – Je ne lui accorde pas une confiance illimitée dans le jeu de ce double rôle. Mais son utilité pratique est incontestable. Une bonne théorie, si elle est féconde, ouvre la voie à des expériences nouvelles, oriente la recherche. Dans une certaine mesure, elle nous éclaire sur la signification des phénomènes. Je me garderais bien toutefois de l’élever au rang d’un principe. Son rôle est plus modeste, il consiste à faire progresser le travail. Une théorie est toujours sujette à révision. On éprouve sa valeur par l’usage. Grâce à elle, des éléments disparates – les données de l’observation se groupent et prennent un sens sous une loi unique ou s’encadrent dans l’ensemble d’un système de lois. Un certain ordre apparaît là où semblait régner le désordre et la confusion.
CLAUDE. – Cet ordre appartient-il en propre aux phénomènes ? Est-il impliqué en eux ? En d’autres termes, est-ce réellement une loi cachée sous les figures observables et que vous exhumez de l’arrière-plan pour la produire dans sa nudité abstraite devant notre esprit ? Ou bien cet « ordre des choses » serait-il un produit de vos spéculations ?
LE PHYSICIEN. – Pourquoi m’obligeriez-vous à choisir l’un des termes de l’alternative à l’exclusion de l’autre ? Les hommes ont établi le fondement de leur science sur la conviction que le cours de l’univers est régi par des lois – déterminables avec précision ou en termes de probabilité. Je ne puis donc avoir aucun doute sur leur existence réelle. Nous essayons de les découvrir en interrogeant la nature par l’observation et l’expérience. Ce que vous nommez « spéculations » traduit nos tentatives renouvelées de formuler ces lois dans la mesure du possible.
CLAUDE. – La recherche scientifique est donc un continuel interrogatoire du cosmos et de vous-même en vue d’atteindre la vérité.
LE PHYSICIEN. – Le mot de « vérité » écrit avec un V majuscule est pour moi vide de sens. Il appartient à l’arsenal de la métaphysique. Je ne suis pas dupe de cette entité verbale. On ignore son existence dans notre laboratoire. Ne m’accusez donc pas de poursuivre la vérité – une vérité définitive, absolue. Ce serait me prêter des intentions insensées, un rêve de mégalomane.
CLAUDE. – Je sais que ce mot sonore, mais indéfinissable, inspire à tout homme de science une sérieuse aversion. Sans doute sa méfiance est-elle en partie justifiée. J’imagine difficilement qu’au terme de la recherche, une vérité finale puisse jamais surgir d’une expérience de laboratoire ou qu’elle prenne place dans une équation.
LE PHYSICIEN. – Quelle extraordinaire réussite ce serait ! Mais la raison scientifique nous interdit d’envisager la possibilité d’une telle étape dernière de nos travaux. Sur quelles preuves, par quels témoignages, d’ailleurs, pourrions-nous établir l’évidence de cette vérité ultime et la certitude que l’investigation ne peut être poussée plus loin encore ? Quelle source enfin nous fournirait le crédit de son authenticité ? Abandonnez, je vous en prie, ce thème de conversation, vous allez me faire déraisonner !
CLAUDE. – Votre position est nette. Selon vous, la notion d’une vérité intégrale et absolue est étrangère à l’esprit de la recherche objective. Le savant refuse de l’inclure dans son programme.
LE PHYSICIEN. – Elle n’a aucune place, aucun sens, dans le domaine qu’explorent nos études.
CLAUDE. – Néanmoins, votre vie est consacrée au déchiffrement d’un code de lois dont vous postulez l’existence permanente. Au mot «cosmos » s’attache l’idée d’ordre, d’arrangement, d’harmonie, d’unité.
LE PHYSICIEN. – Chaque fois que nous avons cédé à la tentation de vouloir découvrir un symbole quelconque de cette unité, nos travaux ont abouti à une impasse. Il y eut un temps, par exemple, où nous espérions atteindre dans l’infrastructure de la matière une particule élémentaire indivisible, originelle – je ne sais quelle brique dont l’assemblage formerait le substrat de toutes choses. Un obscur besoin métaphysique nous invitait à courir ce rêve. Mais l’expérience nous démontra vite qu’aucune particule ne revendique le privilège d’être le principe premier, fondamental. Comme par enchantement, en effet, les particules se sont multipliées tels des candidats inattendus au cours d’une campagne électorale. L’esprit d’analyse nous astreint à faire surgir du champ de l’observation une phénoménologie de la diversité et de la complexité. Sous une apparence simple se cachent des interactions de forces aux termes multiples, un potentiel invisible – et peut-être à jamais indéterminable – de configurations dynamiques. Surgissant d’un arrière-fond, d’un « champ », que nul cerveau humain ne saurait se représenter, des particules naissent, évoluent, acquièrent des attributs mathématiques, interagissent ; mais elles manquent de contours et n’ont point d’identité individuelle. C’est de nous – et en conséquence de nos travaux – qu’elles détiennent l’ombre d’une réalité : l’observateur scientifique voit en elles une manifestation particulière du champ ; d’une certaine façon pourtant, elles sont ce champ, à des niveaux divers d’excitation.
CLAUDE. – Vous évoquez une image familière aux mythographes : l’océan primordial des cosmogonies, matrice de toutes potentialités d’où émerge, avec ses formes, le monde créé.
LE PHYSICIEN. – Charmante rencontre ! Vous mettez le physicien moderne en face du sauvage !
CLAUDE. – Il serait injuste de considérer comme des sauvages les poètes archaïques auxquels on doit ces merveilleuses cosmogonies. Leur œuvre témoigne d’une perspicacité égale à celle des grands dramaturges. Platon leur fait suite en ligne directe et les complète dans sa création du Timée.
LE PHYSICIEN. – Je m’étonne que vous mettiez en parallèle de creuses spéculations verbales, dépourvues d’assises scientifiques et le produit, sérieusement élaboré et médité, de nos disciplines de travail !
CLAUDE. – L’homme sérieux que je suis risque de passer pour rétrograde. Il persiste tout de même à soutenir dans l’auteur du Timée l’héritier des cosmogonies antiques. Menon exposerait mieux que moi la pensée de Platon sur ce sujet. Je crois qu’elle mérite d’intéresser le physicien d’aujourd’hui. L’étrange substrat ou « réceptacle » que le philosophe athénien situe à l’arrière-plan des phénomènes ressemble beaucoup à la notion moderne du champ.
LE PHYSICIEN. – Vous êtes bien hardi, mon cher Claude, de vouloir aborder à ce niveau de nos plus étranges spéculations mathématiques. Cette région ultime du « fond » est inhabitable pour l’homme non initié que vous êtes. Vous n’y trouverez rien de conforme à vos habitudes, rien de fluide, ni de solide, ni à l’état de gaz – pas même un air raréfié des
cimes. La matérialité, au sens strict, en est absente, et pourtant, la matière puise là son origine ; mais elle se présente aussi bien sous l’aspect immatériel de l’énergie. Ce champ de « fond » originel, sans photons, est susceptible de se polariser à la manière d’un diélectrique et de subir les fluctuations de sa polarisation autour du zéro. Un perpétuel mouvement le fait osciller comme la surface ondulante de l’océan. La pensée, ici, s’égare à chercher des repères, selon le mode empirique d’espace et de temps. Il faut abandonner le support offert dans ce monde par les sens et les notions qui en dérivent. Rien ici n’est tangible, visible, audible. Les acquisitions de la vie quotidienne ne sont d’aucun secours en présence de la singularité de ce champ. Je vais essayer d’en parler – bien imparfaitement – à l’aide d’un langage d’allusions.
D’une excitation de ce champ, sans formes, sort le dessin d’une forme. Est-ce une particule à l’état naissant ? une charge ? une vibration d’ondes ? Voilà un commencement absolu, une émergence à partir du vide – cette plénitude de potentiels. Notre regard aiguisé par l’expectative nous ferait-il assister à la genèse du temps et de l’espace ? Des coordonnées sont établies pour enclore dans un cadre et mesurer, définir, suivre à la trace les configurations changeantes. Avec l’accélération du mobile, des variables de masse et de temps vont venir à l’existence.
CLAUDE. – Croyez-vous à l’existence réelle de l’arrière-plan dont vous nous avez entretenu ? Le « fond » ultime, ou champ de zéro, possède-t-il une réalité objective, indépendante de la spéculation des physiciens ?
LE PHYSICIEN. – Votre question ne peut recevoir aucune réponse ; pour nous, elle est dépourvue de sens. L’idée d’une existence objective, d’une réalité concrète des choses, bien qu’elle soit valable sur le plan empirique, perd toute signification quand on se propose de l’appliquer au niveau du champ jusqu’où nous avons pu élever notre recherche. Le champ – entité subtile, réceptacle et source d’un nombre infini de libertés possibles – est essentiellement d’une autre nature que la substance solide, liquide, gazeuse, où nous tient enracinés le jeu des cinq sens humains. Il serait absurde de vouloir s’y transporter avec armes et bagages. Et comment pourrait-on raisonnablement y poser des questions surgies d’un monde d’expérience entièrement étranger à son insaisissable nature de champ ?
CLAUDE. – C’est bien ; je poserai donc le problème d’une autre manière : Le champ de fond est-il seulement un concept, une théorie extraite des données de l’expérience – et pour le moment du moins – approprié au travail de recherche ? Ou bien l’admettez-vous au rang d’une réalité ?
LE PHYSICIEN. – Je considère comme absolument réel le substrat – indescriptible dans son essence – dont notre pensée théorisante cherche à déchiffrer le secret. Nous avons été conduits à cette position par les voies de la recherche expérimentale et en méditant sur ses données. Une attitude d’entière soumission aux faits, une persévérante auto-critique précédait et couvrait chacune de nos démarches.
MENON. – Je souhaite que vos précautions aient été bien prises sur le sentier de chasse à la vérité, car l’enjeu en vaut la peine. Vos savants nous assurent-ils qu’aucune erreur n’a pu se glisser dans leurs calculs, ni à travers leur dialectique ?
LE PHYSICIEN. – Ils n’auraient pas l’arrogance de le croire.
MENON. – Alors, leurs conclusions sont incertaines ?
LE PHYSICIEN. – On doit compter avec une certaine marge d’erreur, c’est inévitable. Mais ces erreurs même tournent au profit de la science. C’est le grand mérite de la méthode expérimentale que d’obliger le chercheur à soumettre ses conclusions provisoires à l’épreuve et au contrôle de l’expérimentation. Les discordances entre la théorie et la pratique sont mises en lumière. Et les problèmes reviennent ainsi sur le chantier pour être inlassablement revus, réajustés.
MENON. – Quel a été le sort final des théories du champ ?
LE PHYSICIEN. – Aucune théorie n’atteint jamais l’inébranlable repos d’un sort vraiment final. Les plus fermement établies parmi elles repassent de temps à autre devant un nouveau comité d’examinateurs austères. Quant aux théories du champ, elles ont déjà porté des fruits d’une ampleur incontestable. Nous essayerons d’obtenir d’elles, en les perfectionnant, un plus grand profit encore.
MENON. – Comment procédez-vous pour perfectionner une théorie ?
LE PHYSICIEN. – En interrogeant les faits à la clarté de la théorie, et la théorie à la clarté des faits. D’une étape à l’autre, des précisions croissantes sont introduites dans la formulation des lois. Oui, voilà le but de notre recherche : la découverte et l’énoncé de lois en termes exacts, rigoureusement définis ; voilà comment nous reconnaissons les exigences de la vérité scientifique. Dans l’exactitude de l’information, dans nos fidèles tentatives de l’exprimer le mieux possible.
CLAUDE. – Les lois dont vous parlez concernent le champ de fond soumis à votre étude ; elles en sont inséparables. Puisqu’elles se rapportent au substrat, je peux déclarer qu’elles en émanent. Cependant, elles appartiennent aussi à notre pensée investigatrice dont elles possèdent la nature. En elles réside l’intelligibilité du champ. Quant au champ proprement dit, il est la source émettrice, le « réceptacle unique et indifférencié d’où procède tout. En cet arrière-plan il se distingue, pour ainsi dire, de l’énoncé des lois par lesquelles on tente – très imparfaitement – de le faire connaître. Sa nature peut bien revêtir l’aspect de l’intelligibilité, de la conscience, de la matière, de l’énergie, elle ne cesse jamais, pour autant, d’être elle-même. Nous sommes immergés dans cet océan primordial. Il se révèle à qui le cherche derrière les apparences d’un grain de l’épiderme comme dans les cellules du cerveau – mouvant à perpétuité la nappe de ses ondes, créateur de particules sur ses niveaux divers d’excitation, mais immuable par nature.
MENON. – Votre théorie moderne est une fiction commode. Elle remplit une fonction indispensable parce qu’elle fournit un support provisoire à la pensée. L’intellect ne pouvant opérer dans le vide de l’abstraction pure, se donne des images subtiles. On aurait tort de les prendre trop au sérieux. Je reconnais à ces créations la même valeur qu’à nos mythes ; leur imagerie pointe dans la direction d’une réalité en elle-même informulable. Lorsque vous avez déployé devant moi votre théorie du champ, je croyais entendre, à nouveau, Platon exposer son étrange vision de la « chora » primordiale. Il y a sûrement du vrai dans votre image de l’océan illimité. Je me le représente bien avec ses fluctuations de polarité d’où jaillissent des grains de lumière et une poussière de particules sans dimensions. Mais la vérité est autre. Pour en atteindre authentiquement l’au-delà, il faut laisser les formes, si subtiles soient-elles, s’effacer.
Au cours du dialogue, vous avez fait une remarque dont l’importance m’a frappé. Cela reviens à dire ceci : l’étude du champ d’observation nous livre des lois ; dans leur énoncé réside l’intelligibilité du champ ; mais on doit reconnaître aussi, à travers leur formulation, un attribut propre à ce champ. Et ma pensée formulante – comme, d’ailleurs, mon être entier – est une particularité du champ se révélant à lui-même en termes de conscience mentale. Je suis cela : l’observateur, l’instrument et l’objet d’observation tout à la fois. Notre cerveau en fonction est une singularité du cosmos. Il porte dans l’intimité de sa structure l’inscription de la loi qui a procédé à sa genèse et dont il est l’expression vivante. En déchiffrant le monde, il se déchiffre lui-même, car la loi cosmique figure dans son plan d’organisation. Elle est manifeste dans l’arrangement du réseau et dans son jeu fonctionnel aux degrés infinis de liberté.
Un authentique chercheur s’arrête-t-il jamais en chemin ? D’étape en étape, il corrige et reconstruit la dialectique de sa recherche. Semblable au « champ » dont il explore les phénomènes, lui-même est polarisé ; son attention, entraînée par l’irrésistible exigence de la vérité, oscille entre l’objet et le sujet, entre les observables et l’observateur. Elle passe de l’examen des faits objectifs à la méditation. Finira-t-elle par découvrir, sous l’infrastructure des formulations changeantes, la Loi des lois ?
LE PHYSICIEN. – J’hésite à croire qu’il existe réellement une Loi des lois, vérité dernière. Cependant admettons, à titre d’hypothèse, que cette entité existe, serait-elle accessible à notre investigation ?
MENON. – Pour l’atteindre, il faut nécessairement substituer aux outils ordinaires de nature mentale un instrument de pénétration plus aigu. Nous savions cela au temps de Socrate et de Platon, c’était une notion élémentaire. Aussi avions-nous recours à l’épistémé, à la noésis pour atteindre la Vérité – l’Aléthéia.
CLAUDE. – Les langues modernes n’ont pas d’équivalent pour désigner des fonctions opérant par delà les catégories de la pensée.
LE PHYSICIEN. – Parce qu’elles refusent, à juste titre, de reconnaître et de situer aucune entité métaphysique au-dessus de la raison. Mais on compromettrait les progrès des sciences à pousser trop loin la manie du doute. La vérité est en nous, implicitement, puisqu’elle stimule notre esprit de recherche. Elle nous soumet sans relâche à ses exigences ; et nous croyons en elle. Mais la vérité est aussi devant nous, faute de quoi l’objet de nos études perdrait sa valeur d’attrait. Pour fruit de mes travaux, je veux obtenir des résultats véridiques. Si je découvre une erreur dans mes conclusions, j’attaquerai immédiatement le problème à nouveau sans m’épargner aucun effort jusqu’à ce qu’une solution conforme à la vérité soit atteinte. Nous voulons engager nos raisonnements dans une voie de vérité. Ce désir d’être fidèle à la loi d’une raison supérieure a fait renaître chez nous la science de l’épistémologie. La vérité, en nous, c’est le plein accord avec nous-mêmes et avec l’objet dans la joie de connaître.
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1 Claude entend par l’expression « distance incommensurable », évoquer autre chose qu’une mesure spatiale ; il veut situer l’observateur hors des catégories du temps et de l’espace. Sa déclaration rejoint celle du grand physiologiste Sherrington dans une étude que ce savant consacre au principe du moi. Il écrit : « Le moi se trouve central dans un monde de choses, lui-même existant sans contours ni forme, ni dimensions, invisible, intangible, dépourvu d’attributs sensibles, durable d’une durabilité sans longueur de durée, quand on le compare aux choses. Position sans magnitude. De ce moi (this I) nous sommes bien plus immédiatement conscients que du monde spatial autour de nous, car il est notre expérience directe. Il est le soi (the self). Et pourtant il n’a jamais été vu ni senti, et bien qu’il possède le langage jamais il n’a été lui-même entendu… invisible, intangible, non perceptible il demeure inaccessible aux sens, bien qu’il soit lui-même connu de lui-même directement… donnée de première main et inexpugnable. » (Ch. SHERRINGTON. Man on his Nature. Cambridge, 1946.)
2 Voir R. Godel, Socrate et Diotime, note complémentaire no 8, Édition « Les Belles Lettres », Paris.