Laisser l’intérieur agir Jean Klein

Ce silence intérieur fait accepter, aimer, comprendre ce qui se présente et que nous considérons à ce moment-là comme un cadeau. Toute perception, toute pensée est une énergie en mouvement, retournant automatiquement à son origine. Laissez donc l’objet s’épanouir, il se perdra et révélera votre conscience ultime, accueillez chaque rappel, qu’il soit sous une forme ou sous une autre, sans immixtion d’aucune sorte entre lui et votre présence.

(Revue Être. No 2. 1986. 14ème  année)

(Le titre est de 3e  Millénaire)

Nous parlons souvent de l’attention qui nous aide à nous orienter vers notre vraie nature. Ne créez surtout pas un état avec cela. Une présence attentive n’est pas une attitude, une disposition intellectuelle, un objet de perception ; aucune technique ne peut nous faire aboutir à ce qui est déjà ! Intrinsèquement, foncièrement, nous sommes ce que nous cherchons désespérément, alors, que pourrions-nous atteindre, découvrir, acquérir ?

Ce n’est même pas un arrêt interprété comme absence de pensée, mais seulement une ouverture complète dans laquelle les expressions de la vie se manifestent. Ce silence intérieur fait accepter, aimer, comprendre ce qui se présente et que nous considérons à ce moment-là comme un cadeau. Toute perception, toute pensée est une énergie en mouvement, retournant automatiquement à son origine. Laissez donc l’objet s’épanouir, il se perdra et révélera votre conscience ultime, accueillez chaque rappel, qu’il soit sous une forme ou sous une autre, sans immixtion d’aucune sorte entre lui et votre présence.

Vous avez une mémoire organique, corporelle de la détente, le corps s’y reporte de lui-même et provoque un lâcher prise. Toute tension, toute crispation, toute localisation disparaissent lentement, sans effort. Vous savez discerner vos moments d’agitation et ceux où vous êtes tranquille : n’intervenez pas, l’espace s’agrandira entre vos sensations et votre laisser-faire. Dans cette dimension, le pressentiment de la présence s’éveillera ; la volonté de matraquer, maîtriser, régler est alimentée par l’inconscient. N’importe quelle perception non interceptée par ce réflexe se résorbe dans notre attention, dans l’unité, sans observateur et chose observée.

Il est incontestable que le mental peut améliorer, changer éventuellement une situation, mais ce qu’on appelle une transmutation est impossible du fait que c’est toujours arbitraire. La concentration marque la limite de cette discrimination utilisée dans un but et nous retombons dans les errements passés, tandis que l’attention dont nous parlons est multidimensionnelle, c’est un épanouissement, un élargissement dans lequel se glisse la prémonition de la tranquillité.

Tout au long de la journée, faites face à vos réactions, il est important de connaître votre terrain en lui laissant le droit de s’exprimer, il devient ainsi objet de votre observation et, à un moment donné, il s’y consume en quelque sorte. La fusion s’est effectuée entre l’objet et le sujet ; là est le miracle.

Seulement, voilà, nous retombons dans nos habitudes, dans nos schémas. Ce processus est le plus souvent inévitable : regardons ces fantaisies sur le vif dans leur fraîcheur, acceptons-les afin de mieux les contacter et cette attitude — qui bien sûr n’en est pas une — permettra au grand magicien d’être le transformateur.

Nous nous cristallisons sur le spectacle joué sur la scène du monde, tout nous apparaît du seul point de vue de nos sens, de notre mental, nous restons dans le « j’aime, je n’aime pas ». Constatez ce qui éclaire cette comédie, cherchez son support, vous serez sur un autre plan où elle s’exprime, le jeu des pensées s’épuisera, s’éliminera et que restera-t-il ? Votre présence, l’essence primordiale.

Saisissez bien tout d’abord ce que vous n’êtes pas et qui n’a aucune existence en soi, ce sont des expressions, des manifestations de la conscience ; un silence vous envahira. Appelez cette transformation, la grâce par excellence. Le lâcher prise ne se produit pas à la suite d’une analyse, les choses vous lâchent inopinément, instantanément et lorsque vous en serez tout à fait convaincu, tout dynamisme, toute énergie pour emprunter la bonne direction s’éliminera, le chercheur et le cherché se fondront, s’unifieront.

Vous savez que le foie et la rate sont des organes, de même, le contrôleur doit être considéré comme un outil. De plus, nous avons une regrettable tendance, la fâcheuse habitude de mettre l’accent sur l’objet. Acceptons très réellement, très profondément une situation afin qu’elle se montre dans sa totalité. Vous n’ignorez pas que tout événement est la projection dans un espace/temps d’une énergie provenant de l’inexprimable et ayant le désir de retourner à sa demeure. Quand elle a pris toute son ampleur, elle se résorbe dans la connaissance, la révélant alors à l’intéressé.

Se résigner à ce que nous ne pouvons éviter, nous sacrifier sont des élucubrations intellectuelles. L’acceptation « en vue de connaître » est intime, réelle, elle ne laisse aucune trace, aucun regret, on se sent libre, ouvert vis-à-vis de ce que l’on accueille sans réticence. Rien de psychologique ne surgit, nous ne sommes pas impliqués, nous voyons clairement la situation avec ses conséquences, mais nous restons en recul, ne nous sentant pas concernés en profondeur.

Souhaitons la bienvenue à tout ce qu’une journée nous apporte, automatiquement, l’accent sera mis non sur ce qui requiert notre attention, mais sur l’ouverture.

Même si la chose est désagréable ?

Désagréable pour qui ? Cette sensation ou son contraire apparaît à la personne et lui semble telle au moment où elle se produit. Vous voyez la question sous un seul angle, tandis que si vous regardez le problème sans intervention mentale, votre vision n’est pas faussée par la mémoire, par des attirances ou des refus personnels. Vous remarquerez beaucoup d’autres aspects qui vous avaient échappé et qui se développeront dans votre laisser-faire. Ce comportement a une immense puissance, vous admettez simplement, sans ingérence de quoi que ce soit ; dans le lâcher prise, il reste une volonté de ne pas intervenir.

Mais nous devons tout de même nous assumer ?

Je vous pose la question : Assumer qui ? Dans une totale nudité, vous êtes un canal par lequel les choses « sont agies », vous n’êtes responsable de rien. La réponse serait : lisez davantage votre livre, regardez mieux le film sans vous identifier au récit ; vous êtes la lumière qui l’éclaire, ce qui connaît le livre n’est pas dans le texte. Le film, l’histoire s’écoulent indépendamment de vous et lorsque vous croyez l’influencer, c’était aussi inscrit sur la pellicule. Au fond, rien ne nous est personnel, notre corps est composé d’organes qui sont les mêmes pour tous, ambitions, haines, jalousies, avidités sont identiques — à des degrés différents, bien sûr — chez chaque individu. Vous êtes un personnage qui a son rôle à jouer sur la scène du monde, une maille dans un immense filet, personne n’est tout à fait comme vous, personne ne peut vous remplacer, vous-même changez constamment. N’oubliez pas que vous n’êtes qu’un acteur, ne vous confondez pas avec ce personnage, ce sont souvent nos réactions que nous appelons le monde.

Alors, pourquoi la réincarnation ?

Réfléchissez, il faudrait quelqu’un qui se réincarne. Cette idée d’incarnation vous concerne tant que vous croyez être une entité personnelle. Admettez que vous n’arriviez pas à vous dégager de cette fausse interprétation ; acceptez-le tranquillement, avec un sourire. Vous savez bien qu’en vous braquant contre vous-même, en luttant, vous resterez dans cette chaîne ininterrompue et sans espoir, alors, laissez vivre cette notion erronée, ne la contrariez pas, accueillez-la, elle ne trouvera plus d’aliment pour se fortifier, pour subsister et votre énergie se libérera, vous permettant une vue plus juste.

Nous devons penser tout de même à vivre ?

Tant qu’il est question du moi, de la personnalité, cette idée est factice, artificielle, par contre, la survie biologique est inscrite dans notre corps. Comment réagir lorsqu’il est en insécurité ? On ne peut codifier ce qui dépend des circonstances, un tigre ne réfléchit pas lorsqu’il est attaqué, toute sa vitalité est en jeu et fonctionne en conséquence.

Vous avez les aptitudes nécessaires pour connaître votre capital vital et vous constatez que vous êtes en mesure de combattre. Dans ce cas, vous faites évidemment les gestes voulus ; vous avez une femme, des enfants, une vache à nourrir, cela fait partie aussi de votre film et vous vous organisez pour que tout se déroule normalement. Si vous êtes dans une forêt et qu’un serpent se dresse devant vos pas, vous faites un choix instantané, instinctif : vous fuyez, vous lui écrasez la tête avec une pierre ou vous le caressez, selon votre imagination, vos moyens. Pourquoi ne pas rester assise à le regarder dans les yeux, vous lui sembleriez peut-être très belle !

Tant que la pensée d’être une personne n’est pas éteinte en vous, il reste un sentiment d’insécurité qui mobilise votre imagination. Si vous en êtes consciente, au moment où ce processus s’installe, vous serez en dehors. Donnez-vous à cet arrêt, il n’est plus dans un espace/temps, il a une autre dimension ; c’est une vigilance non seulement intellectuelle mais totale.

Comment laisser faire puisque j’ai peur ?

En premier lieu, ainsi que je viens de vous le dire, le laisser-faire est votre nature foncière. Nous sommes naturellement attentifs, c’est un acte involontaire. Voyez votre peur, vous en détectez quelques éléments que vous avez perçus, mais vous ne la connaissez pas vraiment, vous la repoussez. Examinez-la, approfondissez son motif, je ne vous demande pas de vous familiariser avec le concept peur, mais avec sa perception qui est une énergie bloquée, fixée, laissez-la s’exprimer, se détendre afin qu’elle s’évanouisse dans votre ouverture.

Pourriez-vous m’indiquer le meilleur moyen pour contrôler mon intuition qui est peut-être de l’imagination ?

Vous voulez dire qu’il y a un contrôleur. Pourquoi voulez-vous contrôler votre intuition ?

Elle vient par moments mais n’est pas toujours là.

Lorsqu’elle est là, est-ce le résultat d’une analyse ? Je ne le pense pas. Vous êtes ouvert à une situation sans la qualifier, cette investigation est spontanée, alors que contrôler ? Ce serait une caricature par le biais de laquelle le moi examinerait si cela est agréable, sinon, il la rejetterait. Ne mettez jamais en question ce que vous avez senti intuitivement.

La dualité est-elle provoquée par le langage ou au contraire les mots servent-ils seulement à l’exprimer ?

La dualité est une manifestation de la mémoire qui est elle-même une façon de penser. Lorsque vos yeux se portent sur quelque chose, la vision est vierge, pure, c’est l’unité. Vous voulez mémoriser, le témoin se présente, vous dites j’ai vu ceci ou cela. Notre langage est dualiste et a pour fondement la non-dualité.

Qu’est-ce qui fait progresser dans la lucidité, dans la présence à soi ?

Il ne peut y avoir de progression sur ce plan. La présence à soi est ou n’est pas. Nous pouvons parler d’évolution dans la compréhension, mais vous êtes naturellement attentif et si cette lucidité se maintient sans intervention de la mémoire psychologique, l’attention en expansion n’est plus un reflet de notre cérébralité, elle est hors de l’espace/temps, elle est immensité.

Nous devons pourtant faire des efforts pour mieux observer ?

Je dirais plutôt : maintenez simplement votre vigilance, constatez les réflexes qui se reproduisent constamment : jugements, critiques, conclusions, références au passé, comparaisons nous assaillent. Explorez ces manifestations, sans appréciation, discernez, expérimentez combien il est merveilleux de ne pas conclure.

Dans un enchaînement de pensées, vous nous conseillez de regarder la cause de ce processus mental. Si par exemple, nous trouvons une anxiété à la base, nous devons marquer un temps d’arrêt et d’autre part, vous ajoutez que nous devons la laisser se déployer entièrement. Est-ce que ce sont deux méthodes différentes, peut-on stopper ce mouvement à la base quand on a une perception plus vive ou ces méthodes alternent-elles ?

Quand une image se présente, gardez un contact direct avec elle, ne la nommez pas. Vous le ferez probablement, c’est un réflexe instinctif qui vous pousse à préciser la forme et le nom, mais ne vous y attardez pas. Tâchez de rester uniquement avec ce qui vous obsède un peu et le concept se dissoudra dans le percept.

Regardez alors cette sensation se déployer devant vous, il restera encore une attitude de lâcher prise, comme nous le disions tout à l’heure, et cette énergie en action doit s’intégrer dans la réalité. Si vous êtes en position d’accueil, elle pourra s’exprimer et vous révélera la vérité lumineuse. L’unité se sait en tant que telle et ne peut être perçue.

Vous connaissez votre intellect, ses interventions, constatez-le sans chercher à vous en défendre. Il ne peut se changer lui-même, une pensée ne peut en modifier une autre.

A certains moments dans la journée, lorsqu’une action ne s’impose pas, vous êtes dégagé des mécanismes d’anticipation, de mémorisation. Si vous savez dépasser cette absence qui est encore un objet, vous êtes dans le présent, hors de l’espace/temps. C’est une éternité. Vous rencontrerez ce vécu entre deux actions, deux pensées, deux états et vous vous apercevrez que ces moments sont plus fréquents que vous ne le croyez.

Mais, ne vous faites pas d’illusions, si entre deux perceptions, vous avez une impression de vide, vous êtes encore dans l’objectivité, la présence est absence de vide, au-delà de cette sensation. Les objets se reflètent dans un miroir, ils peuvent changer mais le miroir n’en est pas altéré.

Vous allez vivre cette présence entre deux pensées, deux percepts et sciemment vous en rendre compte, puis, ensuite, au cours des actions courantes et c’est ce qui est important.

L’activité ne perturbe pas l’arrière-plan. Peut-on rester sur cette longueur d’onde au cours de son travail ?

Bien sûr, si vous êtes complètement noyé dans votre travail, vous vous identifiez à lui, un peu comme une mouche tombée dans du miel, mais si vous n’êtes pas psychologiquement impliqué, vous prenez de la distance, il y a fonction, exécution sans que personne exécute, cela se fait. C’est pourquoi votre occupation en soi n’a aucune importance, ce qui compte, c’est votre façon de l’aborder.

Oui, mais bien souvent l’individu intervient tout de même.

L’action se présente d’abord, la notion de ce mouvement vient par la suite. A vous de ne pas la nourrir.

Examinez très souvent où vous en êtes au niveau corporel, visitez votre corps, hors de toute mémoire ; vous ferez des constatations extraordinaires. Vous le connaissez bien peu. De même pour votre mental, ils se tiennent. Ce ne sont du reste pas eux qui sont importants, mais votre attention. Vous vous voyez surtout en rapport avec les objets, les situations. Essayez de mieux permettre à vos pensées, vos sensations de se montrer pleinement dans tous leurs méandres. Etre libre de soi-même apporte le bonheur, la joie, la sécurité. Cette lucidité attentive à chaque instant, dans chaque circonstance révèle votre présence. Laisser faire, c’est déjà pressentir son autonomie.

Je voudrais poser encore une question au sujet de l’action, nous n’en sommes pas forcément maîtres, nous sommes quelquefois « agis » ?

Ne cherchez pas à être maître de vos actions, commencez en premier lieu par mieux en approfondir les motifs.

N’apportez pas de conclusion à ces entretiens, n’essayez surtout pas de comprendre, de retenir. Laissez vivre, « vivez avec » les propos que nous avons échangés. La compréhension est instantanée, elle ne passe jamais par l’analyse, c’est l’attitude intérieure de ne pas vouloir, de ne pas saisir, d’être ouvert simplement qui vous permet d’être en communion, en unité avec ce qui était derrière les mots, entre les mots : le silence.