(Revue Question De. No 29. Mars-Avril 1979)
Alsacien de vieille souche, Paul Arnold s’est penché sur l’histoire de sa province. Il dénonce les falsifications que les besoins d’une propagande politique ont imprimé aussi bien à la relation des événements qu’à l’analyse ethnographique et psychique de la race, plus gauloise qu’alémanique. Ainsi, son « Histoire secrète de l’Alsace », aux éditions Albin Michel, apporte une vision toute nouvelle de la mentalité religieuse et artistique alsacienne, ramenant dans le monde de la latinité et du néo-platonisme cette branche des mystiques rhénans et des bâtisseurs de cathédrales.
On a pris l’habitude de confondre les arts et la pensée de l’Alsace avec l’ensemble assez indistinct des « arts rhénans », des « mystiques rhénans », de la « tradition rhénane », notion vague qu’on est tout disposé à intégrer au monde « germanique », par opposition au monde « latin ». C’est à la fois une simplification et une falsification de l’histoire qu’il était urgent de réviser.
Personne ne l’ignore, l’Alsace a fait partie de la Gaule « chevelue » qui allait du Rhin et de la Moselle à l’Atlantique et formait, à l’époque de la Celtique hallstattienne, le flanc gauche de l’empire celtique, dont l’Alsace avait été l’épine dorsale. La progression des Germains, montant de Bohême vers l’Elbe puis poussant jusqu’au Rhin, faisait de l’Alsace, aux temps de Jules César, la marche de l’Est gauloise qu’Arioviste, petit potentat Souabe, tenta de coloniser pour s’emparer ensuite de toute la Gaule. César le rejeta sur la rive droite et rendit l’Alsace aux Séquanes, aux Médiomatrices et aux Trioques gaulois. Je viens de démontrer que ceux-ci continuent de former le fond majoritaire de la race, portant jusqu’à nous la tradition, la mentalité, le style, la pensée du monde gallo-romain, par-delà un métisage alaman et franc guère plus accusé que partout ailleurs en France. Le changement de langue, tardif et phonétiquement incomplet, est un accident de l’histoire dû à un odieux chantage de Louis le Germanique sur Charles le Chauve, en 870, préfiguration des annexions militaires de 1870 et de 1940 !
En Alsace, l’influence de Mithra et l’hérésie d’Arius
Quoique ouverte, par ces prodomes de l’histoire, aux influences « rhénanes », la mentalité religieuse et artistique des Alsaciens est ainsi restée essentiellement gauloise, et c’est en Alsace, paradoxalement, que se sont le mieux maintenues les célébrations druidiques, les feux de la Saint-Jean, la roue de Taranis, les changements de rythme saisonniers du printemps et de l’automne, hier encore empreints d’une ambiance plus religieuse qu’agraire. Les colons alamans qui s’installent en Alsace, durant le Ve siècle, au milieu d’une population accrochée à ses terres, y rencontrent la première basilique chrétienne construite par les Gallo-Romains à Strasbourg, en 415. Ils y rencontrent une prodigieuse floraison du mithriacisme, la religion iranienne de Mithra rapportée de Médie par la VIIIe Légion romaine, au IIe siècle : l’Alsace est parsemée de temples mithriaques que les chrétiens détruiront au cours du Ve siècle. Religion de mystère, comportant un baptême de sang et un idéal cosmique et humain de salut, le mithriacisme avait bien failli l’emporter à Rome, où il l’avait disputé au christianisme naissant.
Les frustes colons alamans, rapidement jugulés par les Francs, avaient-ils, comme beaucoup de Germains, embrassé l’hérésie arianiste, sorte de christianisme gnostique condamné par le concile de Nicée (325) ? On ne sait. Lors de leur arrivée dans la plaine alsacienne, le christianisme romain était trop bien implanté pour qu’ils aient pu influencer la population autochtone. Les Francs ont favorisé l’évangélisation, et c’est à des Irlandais, Celtes purs, que les premiers Carolingiens confièrent cette tâche qui fut rapidement couronnée de succès : saint Colomban, agissant à partir de Luxeuil, puis saint Pirmin, patron de l’abbaye alsacienne la plus florissante, Murbach, enrichissent l’Alsace de l’apport d’un ésotérisme chrétien celtique. Un chercheur local, Jean Meyer, vient d’appeler l’attention sur le véritable sens des sculptures décoratives de l’abbatiale de Murbach dont la légende bretonne du Graal et tout un symbolisme à la fois celtique et byzantin enluminent le chevet. Des découvertes de ce genre vont s’intensifiant.
Jean Scot Erigène enseigne le platonisme
Au milieu du VIIIe siècle, Charles le Chauve appelle d’Angleterre le maître de l’église épiscopale d’York, Alcuin (735-804), qui organise l’enseignement encore précaire du clergé. Mais Alcuin est un fervent du platonisme. Presque simultanément, Charles fait appel à l’Irlandais Jean Scot Erigène qui traduit, commente, impose la doctrine ésotérique de Denys l’Aréopagite : platonicien converti par saint Paul, Denys avait révisé le platonisme dans un esprit chrétien et gnostique. C’est de cette source que va découler tout le mouvement mystique « rhénan », jusqu’à maître Eckhart, le Strasbourgeois Tauler et la Rose-Croix.
Denys enseignait que raison et foi ne s’opposent pas, qu’ils ont l’un et l’autre leur origine en Dieu et qu’ils ne sont que deux voies de la connaissance. Celle qui recherche la clarté par la démonstration logique a pour domaine le monde visible ; celle qui, œuvre de l’initiation, procède par symboles, a pour domaine l’invisible. Mais le visible n’est que la figure de l’invisible qu’il conviendra de déchiffrer pour retrouver l’aspect profond et ineffable. Ainsi toute chose vient de Dieu et retourne à Dieu. A l’expérience mystique, le penseur substitue une structure métaphysique des choses, il remplace « le drame personnel et individuel du salut par la nécessité universelle d’une loi qui fait retourner tout à son principe ».
Maître Eckhart et la naissance de la mystique rhénane
L’unité religieuse des trois royaumes carolingiens était une pierre de touche de la dynastie. Aussi la doctrine de Scot, quoique dénoncée comme hérétique par le pape Nicolas 1er, s’imposa-t-elle dans tout le monde franc, Alsace comprise. Elle allait passer au dominicain souabe Albert le Grand (1193-1280), maître de saint Thomas d’Aquin et d’Eckhart. On sait qu’il prêchait à Paris avec un tel succès qu’il fallut réunir son auditoire sur la place publique, la place Maubert, contraction de son nom Magister Albertus. Son idée-force, source divine commune de la raison naturelle et de la foi — ferment aussi de la pansophie —, fut reprise et admirablement développée par maître Eckhart (v. 1250-1327). Une tradition certainement fausse donne Eckhart pour natif de Strasbourg. Vraisemblablement né en Thuringe, Eckhart, dominicain lui aussi, acheva à Paris ses études de théologie. Il officia à Strasbourg, à partir de 1316. C’est là qu’il complète et enseigne sa doctrine mystique de la totale unité de l’âme humaine avec Dieu. Entre Dieu et l’homme, il n’y a nulle barrière. « Partant de Dieu le Père, par le moyen des forces, le Saint-Esprit circule du Père à l’âme et de nouveau de l’âme à Dieu et toute force fait son œuvre propre ici-bas dans le Saint-Esprit et dans le Père avec le Fils. » Seule, la lumière de la grâce par l’amour ouvre à l’homme la véritable connaissance : « L’œil dans lequel je vois Dieu est le même œil que celui dans lequel Dieu me voit ; mon œil et l’œil de Dieu sont un et même œil, une même vision, une et même connaissance, un et même amour. » Et cette fusion devient identité, l’homme devient le Fils : « Dieu fait toute son œuvre afin que nous soyons le Fils unique. » Mieux encore : l’homme qui « est dans la connaissance de Dieu est dans l’œuvre de Dieu ; ce qu’il devient n’est pas autre chose que ce qu’est Dieu lui-même ».
Et à ce carrefour qui avait de quoi inquiéter Rome, Eckhart rencontre la formule qui allait s’imposer à tous les mystiques rhénans : la « mort en Dieu » ; mourir à toutes choses naturelles d’abord, mourir à l’esprit ensuite, mourir dans le Fils pour entrer dans le Père où l’homme sera « assommé d’un coup mortel par la lumière divine ». Le grand mystère s’accomplit : « l’âme est réunie à la divinité de façon que l’on ne puisse pas plus la retrouver qu’on ne retrouverait une goutte de vie dans la mer », car « toute âme qui entre en Dieu devient Dieu, tout comme elle était Dieu avant d’être créée ». Nous voici en plein pythagorisme-platonisme, tout près même du bouddhisme. On conçoit que ces propositions aient été condamnées par Rome, avec prudence, il est vrai, après la mort de Maître Eckhart.
Jean Tauler et les sectes alsaciennes
Sa doctrine n’en fleurira pas moins. Tant son disciple direct, l’authentique Strasbourgeois Jean Tauler (v. 1300-1361), que, très vraisemblablement, le grand mystique flamand Ruysbroek dit l’Admirable (1293-1381), procèdent de lui. Tauler a suivi son enseignement à Strasbourg, vers 1318 et à Cologne, vers 1327, à l’extrême fin de sa vie. Puis Tauler a prêché à la cathédrale de Strasbourg, avec une fougue sans exemple. Il passait, parmi les mystiques, comme « le plus aimé de Dieu ». On comparait sa voix au « doux jeu de la lyre ». Mais sa doctrine empruntée au maître suscita la colère de Rome qui prononça l’interdit sur la ville rassemblée autour de lui. Longtemps, les citoyens résistèrent ; car toute l’Alsace était truffée d’adeptes des sectes mystiques de l’époque : bégards monistes, qui rejetaient toute distinction d’essence entre le Créateur et les créatures et affirmaient que l’homme peut atteindre la perfection dès cette vie ; frères et sœurs du Libre esprit, proches des fraticelli italiens ; peut-être même des survivants des cathares albigeois récemment exterminés. Aussi l’évêque de Strasbourg pouvait-il dire, en 1317, que ces « hérétiques » « c’est presque toute l’Alsace », et il n’hésita pas à les livrer au bras séculier.
Tauler connaissait-il la secte des « Amis de Dieu » ?
Pour des raisons toutes différentes de celles de la querelle des Investitures qui opposait le Saint-Empire romain germanique au Saint-Siège, les Strasbourgeois tenaient tête au pape à l’appel de leur prédicateur. A la longue pourtant, lasses par la fermeture des églises, conséquence de l’interdit, la population commença à murmurer. Tauler se résigna, en 1338, à quitter la ville et à se réfugier à Bâle. Une tradition de plus en plus contestée assure qu’il y aurait rencontré le mouvement des « Amis de Dieu ». Il y aurait adhéré, puis, rentré à Strasbourg en 1340, aurait reçu la visite du grand maître de la mystérieuse confrérie, l’Ami de Dieu du Haut-Pays. Il se serait alors soumis à une ascèse impitoyable et aurait atteint l’illumination après cinq années d’effort.
La vérité est sans doute moins romantique. Il est certain que Tauler rentra à Strasbourg, vers 1340. En 1349, la peste, venue du sud de l’Europe, s’abat sur l’Alsace et décime la population. Tauler enflamme les cœurs par ses prédications, réclame l’amour du prochain, la soif de Dieu et, millénariste convaincu, comme la plupart des mystiques de l’époque, annonce la fin des temps pour environ 1380. Le mouvement des « Amis de Dieu » bénéficie alors d’une recrudescence — ou peut-être naît tout bonnement — à Strasbourg même. Ami du prédicateur, le riche marchand Rulmann Merswin connaît une crise mystique, se retire des affaires, fonde, en 1347, une maison des johannites commence à y pratiquer une sévère ascèse. Tauler, son confesseur, inquiet pour sa santé déficiente, lui ordonne de suspendre pendant un temps ses exercices d’austérité. Merswin prétend être favorisé de visions ; elles lui apprennent qu’il est un « Ami de Dieu ».
Rulmann Merswin. Ami de Dieu, auteur d’ouvrages mystiques
Il se dit en correspondance suivie — épistolaire — avec le grand maître, l’Ami de Dieu du Haut-Pays (qu’on cherche vainement en Suisse) . Celui-ci, assure-t-il, lui a dicté une série de livres qu’il publie coup sur coup, parmi lesquels le Livre du maître, le Livre des neuf roches, l’Histoire de ma confession. En 1356, il adresse une Lettre à la chrétienté annonçant la fin du monde et exhortant ses lecteurs à se convertir et à se préparer à la parousie. En 1364 — Tauler vient de mourir —, Merswin, obéissant, dit-il, à un ordre du mystérieux grand maître, achète, dans l’Ile-Verte-sur-l’Ill, un monastère délabré, le fait restaurer et y accueille des hommes et des femmes lais [1] désireux de fuir le monde. Vers 1380, il érige pour lui-même une maison à côté de son œuvre et s’y retire, se considérant dès lors comme « captif du Seigneur ». Il meurt dans cette retraite, en 1382.
Ruysbroek l’Admirable : le chemin de la perfection spirituelle
Je présume que le mouvement a germé dans son cerveau à l’exemple de Ruysbroek l’Admirable ; car l’un de ses livres qu’il attribue à l’Ami de Dieu du Haut-Pays n’est que la copie d’un ouvrage du mystique brabançon que ce dernier lui avait fait porter. Ruysbroek avait en effet fondé en 1343, dans les forêts du Brabant, à quelques lieues de Bruxelles, l’ermitage de Groenendaal (Val Vert) pour des frères lais avec lesquels il s’adonnait à l’ascétisme et aux authentiques expériences spirituelles décrites dans ses œuvres. Il cherchait à réaliser la « mort en Dieu », dont il dépeint admirablement les paliers. Il expose que trois échelons mènent l’homme à la perfection spirituelle ; on peut être successivement serviteur, ami, enfin fils occulte de Dieu. Seuls les élus atteindront le dernier terme. Se détachant de la grande masse des dévots ou serviteurs de Dieu, des hommes, des femmes lais, résolus à se retirer du monde sans entrer dans les ordres, peuvent aspirer à devenir « amis de Dieu ». C’est vraisemblablement cet exemple exaltant qui inspira Rulmann Merswin.
La naissance en Alsace du mouvement rose-croix
Mais l’aventure de ce dernier va avoir, à mon estimation, un prolongement imprévu que j’ai eu l’occasion d’expliquer [2]. Il nous fera toucher du doigt une des principales sources du mouvement rosicrucien. Dans un livre qui a fait sensation [3] et semble avoir un peu trop vite convaincu des savants — car il procède souvent par affirmations bien plus que par l’analyse de preuves palpables et admissibles —, un historien anglais, Frances A. Yates, succombe à la vieille tentation anglaise de ramener en Grande-Bretagne tout le courant occultiste qui aboutit à la franc-maçonnerie de 1722. Cet auteur attribue au mage élisabéthain John Dee, de même qu’à l’électeur palatin Frédéric V, époux d’une fille de Jacques 1er d’Angleterre et bénéficiaire de l’ordre de la Jarretière, l’apport, le support et l’épanouissement du mouvement rose-croix allemand qui éclate publiquement en 1614. Que John Dee, « réfugié » en Bohême, où Frédéric règne pour peu de temps, ait influencé un certain milieu occultiste, c’est vraisemblable, encore que presque indémontrable. Cela n’enlève rien aux sources immédiates ou lointaines que j’ai proposées, dès 1955 [4], sur la foi de documents sûrs et publiés.
Dans mon second ouvrage qui, quoique paru deux ans avant le sien, semble avoir échappé à Frances A. Yates, j’ai tracé un rapide parallèle entre la « Lettre à la Chrétienté » de Merswin et le premier manifeste rosicrucien, Fama Fraternitatis, de 1614 : les idées principales, les développements, le plan, le ton sont assez étroitement apparentés. La « conversion » prêtée par les rosicruciens à leur mythique auteur Christian Rosenkreutz, frère laïc — sa date de naissance supposée : 1378 —, le mode de vie de ses « frères de la première ronde », tout cela rappelle d’assez près la vie de Rulmann qui se retranche du monde en 1380, et le mode de vie de ses « frères lais » en l’Ile-Verte.
Le grand promoteur de la Rose-Croix séjourna à Strasbourg…
Or, le principal promoteur connu de la Rose-Croix, Jean-Valentin Andreae, séjourna Strasbourg, en 1607. Il s’y lia avec le jeune historien et polygraphe strasbourgeois, Bernegger, auteur de précieux alsatiques, d’autant plus sûrement averti du mouvement des Amis de Dieu, que Tauler bénéficiait alors d’un renouveau d’intérêt. Au reste, c’est à Strasbourg qu’Andreae publie en 1616 le troisième manifeste rosicrucien, les Noces chymiques de Christian Rosenkreutz. L’aventure Merswin n’a certes pas été la seule source de J.-V. Andreae et de son groupe, mais trop d’analogies dans l’affabulation comme dans l’idéologie se pressent en avant pour que ce souvenir d’histoire n’ait pas joué un rôle primordial d’excitateur et d’inspirateur.
Entretemps, le message de maître Eckhart et de Jean Tauler continuait à nourrir la spiritualité alsacienne, préparant la Réforme. Si le grand prédicateur Jean Geiler (1445-1510), né en Suisse mais élevé en Alsace (Kaysersberg), fait retentir la cathédrale de Strasbourg de ses diatribes impitoyables et truculentes contre le clergé corrompu, il n’en réclame pas moins, lui aussi, « la mort en Dieu » : « Bienheureux ceux qui ont consumé leur cœur et qui sont morts à eux-mêmes et à toutes les créatures ! » Si le plus grand poète alsacien, le Strasbourgeois Sébastien Brandt, ami et inspirateur de Geiler, dénonce par le truchement d’allégories, dans sa Nef des fous, les vices d’une société décadente, ses personnages raisonneurs n’en exaltent pas moins le sens du divin, avec le sarcasme et la bonne humeur où je reconnais la manière, le « style » alsacien, bien plus gaulois que germanique.
La cathédrale de Strasbourg : le sceau d’un maître-maçon
Voilà l’ambiance d’ardente mysticité où se situe la construction de la cathédrale de Strasbourg, du XIIIe au XVe siècle.
Cette œuvre glorieuse a connu une histoire agitée. Au début du XIe siècle, l’évêque habsbourgeois de Strasbourg, Wernher, implique la ville dans les querelles dynastiques qui déchirent alors l’Allemagne. La ville est saccagée, la cathédrale est détruite. Wernher s’assure la gloire de la reconstruire en style roman, sur un plan qui sera adopté, pour une bonne part du bâtiment, par l’édifice gothique actuel. L’architecte et maître d’œuvre Erwin, dit de Steinbach, dessine, vers 1284, la façade principale, en plusieurs projets successifs dont les épures nous sont heureusement conservées. Après sa mort, en 1318, ses trois fils poursuivent l’exécution du projet génialement conçu. Par la suite, des «correctifs » y sont apportés par les architectes et maîtres d’œuvres allemands, Michel de Fribourg, Ulrich d’Ensingen, enfin Jean Hultz de Cologne. Ces « correctifs » ont bien failli ruiner l’harmonie fondamentale qu’Erwin avait ébauchée.
Une tradition tardive — du XVIIe siècle au plus tôt —, s’appuyant sur un document qu’on s’accorde, en France, à juger apocryphe, complète le nom d’Erwin par le lieu d’origine prétendu, Steinbach. Les Allemands ont cru pouvoir en induire que l’architecte est né dans la ville badoise de Steinbach où l’on s’est empressé, au XIXe siècle, d’ériger un monument somptueux à la gloire du maître alsacien. Mais on trouve plusieurs villages du nom de Steinbach en Alsace même, l’un d’eux à quelques lieues de Strasbourg. D’un autre côté, les connaisseurs français estiment que les épures d’Erwin sont inspirées directement de Saint-Urbain de Troyes et encore plus du frontispice et des façades latérales du transept de Notre-Dame de Paris que venait de rebâtir Jean de Chelles.
Il n’est pas davantage douteux que dans son ensemble le bâtiment strasbourgeois s’apparente directement aux cathédrales de Chartres, de Reims et de Rouen, bien plus qu’à celle de Cologne, par exemple, avec ses deux flèches tardives. La flèche unique — à laquelle un architecte allemand, Hans Hammer, a voulu donner un pendant — s’inspire d’une tradition carolingienne qui allait faire école dans toute la France. Au reste, la fin de la dynastie d’Erwin et l’intervention des architectes allemands coïncident non seulement avec un changement d’orientation et de style de l’édifice qui perd en élégance — je m’en rapporte à l’opinion surtout de Hans Haug, conservateur en chef des musées de Strasbourg et admirable connaisseur —, mais aussi avec un changement d’attitude politique de la ville. On venait de chasser les trop turbulents patriciens et d’installer le pouvoir des corporations qui, pour des raisons bassement mercantiles, cherchaient à s’aligner sur les villes allemandes, retiraient au grand chapitre la direction des travaux de construction et favorisaient les artistes allemands par une politique qui allait valoir à l’Alsace les pires désastres. Ils éliminaient du même coup l’influence de l’art français sur l’achèvement de la cathédrale. Celle-ci n’en reste pas moins marquée du sceau d’Erwin.
On sait que les architectes et maîtres maçons du Moyen Age, et particulièrement les bâtisseurs de cathédrales, étaient groupés en « loges » ou franc-maçonneries opératives. Au sein de celles-ci, on se transmettait le « secret » de l’art. Les livres de Vitruve, les allusions de Platon, la Divina Proportione du moine bolonais Pacioli di Borgo nous ont amplement informés sur ce « secret ». Il consistait avant tout dans la proportion ou « section dorée » dont s’inspiraient aussi bien Michel-Ange et Léonard de Vinci, illustrateur du livre de Pacioli, que tous les grands peintres du Quattrocento. Des chercheurs anglais (Hambridge), suédois (Lund) et allemand (Moessel) ont retrouvé le secret des cathédrales perdu au XVIIe ou au XVIIIe siècle. Toutes les cathédrales étaient construites selon cette proportion, pour le plan comme pour l’élévation, pour le partage de l’œuvre comme pour sa décoration, y compris la place et la dimension des statues. Matila Ghyka a démontré par des calculs — que j’ai eu la curiosité de faire vérifier par un universitaire — que la nature tout entière, minérale, végétale et animale, les agencements de nos membres et la forme de notre visages tendent à réaliser cette proportion idéale. Valéry l’a chantée en l’appelant le nombre phi.
Nous savons reconstituer cette proportion que résumait un quatrain des maîtres maçons allemands :
Un point dans le cercle
Et qui se place dans le carré et le triangle,
Si tu connais ce point, tout est pour le mieux,
Si tu l’ignores, tout est en vain.
Matila Ghyka montre en passant que les architectes modernes, ignorant le quatrain et son secret, tendent à s’en rapprocher quand ils ont du goût, et nous dotent de monuments d’autant plus disgracieux qu’ils ont l’intuition moins sûre.
Un chercheur strasbourgeois, André Fischer, a tenté de reconstituer le schéma de la grande façade à partir de cette mathématique. Ses calculs paraissent impeccables. Je ne les prendrai pas en compte, faute de pouvoir les vérifier. Le sommet du grand portail serait le point oméga qui commanderait toute l’œuvre. Pour le moins, on peut difficilement mettre en doute que la cathédrale de Strasbourg ait échappé à la règle désormais démontrée pour toutes les cathédrales importantes, l’application de la section dorée qui déjà guidait Praxitèle et les bâtisseurs du Parthénon.
Toutes les statues ont une signification métaphysique
Mais l’ésotérisme de l’œuvre strasbourgeoise va plus loin encore, bien plus loin. Toute la statuaire en est tributaire non seulement par sa dimension et son emplacement mais encore par sa signification métaphysique. Le tympan du grand portail dépeint, sur trois registres, la « Chute de l’homme », le « Portement de la Croix » et la « Mort de la Vierge » que surmonte tout en haut le « Jugement dernier » : début, milieu et fin du drame cosmique selon la vision chrétienne. De part et d’autre, les portails latéraux opposent les Vierges sages et l’époux aux Vierges folles et au Tentateur. Sur la robe princière de celui-ci sont ciselées des marques occultes de l’Adversaire et de ses alliés terrestres. Et tout cet univers de statues, les connaisseurs l’ont prouvé, est dû à des artistes récemment arrivés ou revenus de Notre-Dame de Paris, sachant ajouter à leur maîtrise la volonté bien alsacienne d’observation incisive, de différenciation des types, le sens de l’humain à la fois quotidien et sublimé.
Les peintres alsaciens ou le dépassement de la condition humaine
Un siècle plus tard, l’art de la peinture connaît en Alsace une de ses plus belles floraisons. Elle fut moins l’œuvre d’Alsaciens de souche que d’Allemands nés ou implantés en Alsace, abreuvés aux sources flamandes qui avaient essaimé en Bourgogne : Schongauer, Grünewald, Baldung Grien. La « Tentation de saint Antoine » de Grünewald (rétable d’Issenheim) n’a rien à envier aux plus étonnantes créations de Hiéronymus Bosch dont on n’a pas encore décrypté tout l’ésotérisme. Son maître, Schongauer, qui fut aussi le guide de Dürer, venait d’innover en toutes choses, technique, style et thèmes : il avait inspiré Michel-Ange débutant et influencé le Titien par ses planches gravées répandues dans toute l’Europe.
On en est encore à discuter les pionniers qui ont osé démontrer l’application de la section dorée par Grünewald, comme s’il était concevable qu’aux temps de Léonard de Vinci, un grand peintre eût ignoré ou dédaigné cette façon de corriger son inspiration. La routine n’est pas près de lâcher prise dans le camp des critiques d’art. La distorsion des mouvements chez tous les personnages de la Crucifixion, à la limite du tolérable, les clartés éblouissantes couronnant les anges de l’Annonciation, le rayonnement qui décompose littéralement le visage du Christ ressuscité, relèvent d’un dépassement de l’humaine condition et transposent l’image dans un monde d’une dimension supraterrestre.
C’est cette trouvaille qui allait, avec une originalité insuffisamment chantée, marquer l’œuvre de l’Alsacien authentique, Sébastien Stoskopff (1597-1657). Ravissants symboles de « la Grande Vanité », de la « Corbeille de verres rincés » fragiles comme nos destinées, des « Cinq Sens ou l’été » liant dans un sourire le charme et la mort.
Car sans jamais verser dans l’abstraction — piège majeur de l’ésotérisme —, les artistes alsaciens, comme les penseurs d’Alsace, du Moyen Age aux Temps modernes, ont su à merveille maintenir à l’expression sa mission suprême : dire l’universel par le particulier.
Paul Arnold
[1] Est-ce l’exemple peu édifiant, en fin de compte, de ces laïcs désœuvrés ou de tels autres, comme les béguines, qui dota le dialecte alsacien de l’expression encore vivante de « Fühla Leya » (femme laie paresseuse»)?
[2] P. Arnold : la Rose-Croix et ses rapports avec la franc-maçonnerie (Maisonneuve et Larose, 1970).
[3] Frances A. Yates : The Rosicrucian Enlightenment (Londres, 1972).
[4] P. Arnold: Histoire des rose-croix et les origines de la franc-maçonnerie (Paris, Mercure de France, 1955).