Albert Jacquard
Langage scientifique et discours politique

(Extrait du livre collectif : Les scientifiques parlent, dirigé par Albert Jacquard. Hachette 1987) A toutes les périodes, les hommes ont sans doute eu le sentiment qu’ils se trouvaient à un tournant de l’histoire. Avec le recul, nous constatons qu’en fait les réels tournants n’ont pas été tellement nombreux, et que les plus décisifs n’ont pas […]

(Extrait du livre collectif : Les scientifiques parlent, dirigé par Albert Jacquard. Hachette 1987)

A toutes les périodes, les hommes ont sans doute eu le sentiment qu’ils se trouvaient à un tournant de l’histoire. Avec le recul, nous constatons qu’en fait les réels tournants n’ont pas été tellement nombreux, et que les plus décisifs n’ont pas été perçus comme tels par les contemporains.

Affirmer que nous sommes aujourd’hui les témoins et les acteurs d’une métamorphose radicale des cadres mêmes de l’histoire humaine peut donc se heurter au scepticisme. Et pourtant nous, les hommes, venons d’acquérir le dramatique pouvoir de provoquer « la plus grande rupture physique et biologique que notre planète ait connue depuis 65 millions d’années [1] ». Ce seul fait nous montre que nous ne pouvons nous abuser en accordant une importance décisive à l’époque que nous vivons ; ce n’est pas se leurrer, c’est au contraire accepter une claire conscience de la réalité, que de constater la nécessité d’un changement complet de notre regard sur les hommes et sur les sociétés.

Les physiciens le savent bien : les lois de transformation d’une structure matérielle sont totalement différentes selon qu’elle est isolée dans un espace vide ou qu’elle est étroitement emprisonnée dans une enceinte qui la confine. Le changement des « conditions aux limites » entraîne une modification radicale des processus qui se déroulent à l’intérieur de la structure. Les mêmes mécanismes aboutissent à des résultats totalement différents.

Ceci est également valable pour les sociétés humaines : durant toute la première partie de leur histoire, les citoyens des États-Unis ont vécu dans une nation géographiquement ouverte; pour équilibrer l’afflux des immigrants, il suffisait de conquérir de nouvelles terres à l’ouest, de définir une « nouvelle frontière ». Et, un jour, le Pacifique a été atteint; il n’y avait plus de nouvelle frontière; c’est toute la dynamique interne du pays qui s’est transformée.

Nous, les terriens, venons tout récemment, depuis à peine quelques décennies, d’atteindre notre Pacifique. Sur notre Terre, les régions inexplorées ont pratiquement disparu; les zones habitables sont presque toutes occupées. Ceci vient tout juste de se produire; il y a un demi-siècle notre effectif n’était encore que de 2 milliards, guère plus du triple de ce qu’il était à la fin du Moyen Age; avant le prochain siècle il dépassera 6 milliards ; en la durée d’une vie humaine nous avons multiplié notre effectif par trois ; jamais cela ne s’était produit.

Simultanément, par une coïncidence qui accentue dramatiquement l’intensité de tous les problèmes, les progrès technologiques ont rétréci notre planète : il suffit de quelques dizaines d’heures pour en faire le tour, de quelques dixièmes de seconde pour transmettre une information aux antipodes. Que nous le voulions ou non, nous sommes au coude à coude, formant un ensemble interdépendant, solidaire. Mais cette évidence n’est pas encore entrée dans notre conscience; nous réagissons, et surtout les responsables des empires réagissent encore comme au « bon vieux temps » et raisonnent en termes d’hégémonie, d’extension, de domination, de conquêtes.

Par contre nous avons tous bien compris que cette planète, maintenant explorée et occupée dans sa quasi-totalité, nous n’en sortirions pas. Nous sommes allés sur la Lune, nous avons envoyé nos fusées sur Mars et sur Vénus ; nous savons que jamais nous ne pourrons nous y installer durablement. L’image qui a sans doute bouleversé le plus profondément notre vision de notre destin est celle de la Terre photographiée dans l’espace. Cette boule bleutée, vue au loin, c’est notre vaisseau spatial; elle n’est pas très grande et nous ne nous en échapperons pas.

Il n’est plus possible de raisonner comme autrefois, car les anciennes lois qui régissaient notre univers terrien ne sont plus valables ; mais il semble que nous ne soyons guère capables de préciser les nouvelles.

Les pires dangers proviennent de notre incapacité à regarder en face, avec une imagination suffisante, la réalité d’aujourd’hui. Nous sommes constamment tentés d’occulter celle-ci en plaquant sur elle les termes qui convenaient pour les descriptions d’hier. Le risque d’aveuglement est grand, lorsque nous versons le vin nouveau des évidences actuelles dans les vieilles outres des concepts et des mots d’autrefois. Nous ne pouvons plus nous contenter des raisonnements tout faits légués par nos prédécesseurs. Il nous faut mettre à plat l’argumentation, tirer les conséquences des faits nouveaux, nous contraindre à aller jusqu’au terme des développements à prévoir. Autrement dit nous efforcer à la lucidité. Or notre société occidentale nous pousse surtout vers l’efficacité. Mais à quoi peut servir la capacité d’accroître la vitesse, si l’on ne sait même pas d’après quels critères choisir la direction?

L’activité humaine qui a spécifiquement pour objectif d’améliorer notre lucidité, la science, est pourtant, dans la société actuelle, l’objet de tous les soins, de toutes les admirations. La recherche scientifique est présentée comme la panacée qui permettra de surmonter toutes les difficultés ; la démonstration scientifique est invoquée comme justification suprême. Mais il ne s’agit, le plus souvent, que d’une attitude de façade fondée sur une ambiguïté ou même sur une erreur de terme : plus qu’à la science, c’est à sa fille si souvent pervertie, la technologie, que l’on pense.

Notre siècle, malgré les efforts des vulgarisateurs, a laissé se creuser le fossé entre la réflexion scientifique authentique et ce qui en est perçu par la plupart des citoyens. Cette incompréhension est d’autant plus profonde que la façon dont les scientifiques regardent l’univers s’est modifiée avec une rapidité dont il n’y a sans doute aucun exemple dans l’histoire. Les concepts clés avec lesquels ils décrivent aujourd’hui le réel qui nous entoure, ou grâce auxquels ils tentent d’expliquer ses transformations — quantum, gène, incertitude, quark, indécidabilité… —, étaient totalement inconnus il y a un siècle. Pour la plupart, ces concepts correspondent à des révolutions intellectuelles aussi profondes, et donc aussi lentes à pénétrer dans la conscience collective, que la révolution copernicienne.

Combien d’efforts, combien d’années ont été nécessaires pour que la Terre ne soit plus regardée comme le centre du monde, mais comme un banal satellite d’une quelconque étoile située dans une banlieue lointaine de la Voie Lactée, une galaxie parmi tant d’autres. C’est qu’il s’agit d’une attitude qui n’est pas si naturelle, dont, semble-t-il, aucun animal autre que l’homme n’est capable : ne pas croire ses yeux, croire son cerveau. Car c’est cela la lucidité qu’apporte la science; elle n’est pas une lumière fournie par le monde qui nous entoure, mais une lumière que nous faisons jaillir nous-mêmes en nous.

Il n’est donc pas étonnant que des délais fort longs soient nécessaires pour que nos sociétés absorbent des découvertes plus déroutantes encore que la banalisation de la planète Terre. L’écart entre le discours scientifique et celui tenu dans certains media est particulièrement sensible dans deux domaines : l’évolution du monde vivant et la transmission biologique entre les géniteurs et l’individu procréé.

Jusqu’au milieu du XIXe siècle aucun homme n’avait mis en doute que les parents transmettent à leur enfant leurs diverses caractéristiques — couleur de la peau, forme du nez ou capacités intellectuelles. Darwin lui-même, malgré l’acuité de son analyse des mécanismes biologiques, admettait dans son ouvrage publié en 1859, L’Origine des espèces, que les descendants manifestent des caractéristiques qui leur ont été transmises par leurs parents « en vertu du principe de l’hérédité ». Le fait que chaque enfant ait, dans les espèces sexuées, deux parents posait certes quelques problèmes ; mais on s’en débarrassait soit par une théorie plus ou moins farfelue comme l’ovisme ou le spermatisme (l’enfant est tout fait dans l’un des gamètes et n’a donc en réalité qu’un seul parent biologique), soit par une explication purement verbale (le « principe de l’hérédité ») . En 1865, Gregor Mendel découvre la clé conceptuelle : les géniteurs ne transmettent nullement leurs caractéristiques, mais la moitié des facteurs (nous disons aujourd’hui les gènes) qui en eux gouvernent ces caractéristiques. Le changement est si total que son affirmation reste incomprise, sinon ignorée, jusqu’en 1900. Elle se heurte alors à des oppositions violentes. Il est vrai que ce n’est pas rien que de vider de tout contenu biologique un aphorisme aussi unanimement admis que « tel père, tel fils ».

L’exemple le plus « énorme » du retard, en ce domaine, de l’opinion publique est la création en Californie d’une banque du sperme des prix Nobel scientifiques ; les généticiens considèrent évidemment qu’il s’agit là d’une initiative grotesque (tel a été l’avis unanime de ceux à qui Le Figaro a donné la parole à ce sujet le 4 mars 1980) ; un siècle après la mort de Mendel un journaliste a pu présenter cette banque comme une remarquable tentative d’amélioration de l’intelligence humaine (Le Figaro-Magazine du 8 mars 1980) !

Les obstacles rencontrés par la théorie de l’évolution du monde vivant sont maintenant mieux surmontés. Ils ne provenaient pas seulement de la nécessité de lutter contre une pseudo-évidence admise depuis toujours (à vue d’homme, aucune espèce n’évolue), mais aussi contre une tradition religieuse fondée sur une interprétation littérale des Écritures saintes. L’idée que les diverses espèces sont toutes apparentées et résultent d’une progressive différenciation à partir d’une souche commune, a été proposée par de nombreux chercheurs dès le XVIIIe siècle; une théorie d’ensemble, désignée par la suite comme le « transformisme », a été développée par Lamarck au début du XIXe siècle. Cette théorie comportait deux volets distincts : d’une part l’affirmation de la lente transformation des espèces, d’autre part la proposition d’un mécanisme expliquant cette évolution : la modification des organes en fonction de leur usage et la transmission des caractères acquis. Cette seconde partie est certes erronée, mais c’est contre la première que les réactions se sont manifestées. La thèse fixiste, soutenue par l’idéologie alors dominante l’a emporté, jusqu’à ce que Darwin apporte un faisceau de preuves suffisamment convaincant pour faire basculer l’opinion. Depuis, la génétique et la biochimie ont fourni des évidences telles que l’idée de l’évolution du vivant est, aux yeux des scientifiques, un acquis aussi irréversible que la rotation de la Terre (seuls restent matière à discussions fort vives les mécanismes à l’œuvre pour provoquer cette évolution). Et pourtant, aujourd’hui encore, certaines sectes religieuses s’accrochent aux États-Unis à la vision créationniste, fixiste.

Ces réactions, ces oppositions à une vision nouvelle de la réalité peuvent être comprises : c’est notre regard sur nous-mêmes qui est en cause. Au-delà des problèmes de détail, l’apport de l’évolutionnisme est de réintégrer l’homme dans l’ensemble du monde vivant, et le monde vivant dans l’ensemble de l’univers matériel. Il n’y a pas deux catégories de lois dans la nature, les unes valables pour l’inanimé, les autres pour le vivant; tout — atomes, pierres, plantes, animaux — est soumis aux mêmes règles, et, parmi les animaux, les hommes.

C’est pourquoi, si le sort de l’homme nous importe, il est nécessaire de faire partager au plus grand nombre les apports de la science. Nous sommes dans une phase d’accélération telle qu’un retard d’un siècle ou un demi-siècle, entre la compréhension par quelques-uns d’une propriété du réel qui nous entoure et sa prise de conscience par tous, peut entraîner une catastrophe. En effet les progrès récents de notre intelligence de la « nature des choses » ont amené des possibilités d’action sans commune mesure avec celles dont nous disposions il y a quelques décennies. En s’élargissant, notre savoir nous a mis en charge d’un pouvoir inattendu, qui dépasse notre capacité à imaginer ses conséquences.

Le problème immédiat est d’organiser au mieux la société des hommes en tenant compte de ce pouvoir nouveau, c’est-à-dire, au sens propre, de s’intéresser à la politique.

De même que nous déléguons à quelques « hommes du métier » la charge de construire nos maisons, de réparer nos voitures, ou de soigner notre corps, nous avons pris l’habitude de déléguer l’organisation de nos sociétés à quelques spécialistes, les « hommes politiques ». Tout allait bien tant que les problèmes à résoudre restaient, dans l’ensemble, au niveau de leur compétence. Ils se querellaient fort, mais ces querelles étaient rarement prises au tragique ; parfois même elles divertissaient. Les uns défendaient l’ordre et la sécurité, les autres luttaient pour la justice et pour la liberté; les uns étaient pour la propriété, les autres pour la dignité ; mais finalement ils aboutissaient à une voie moyenne résultant des règles du jeu ; l’objet de la politique était de définir ces règles et de les faire respecter.

Mais aujourd’hui il ne s’agit plus d’un jeu.

Le tapis vert a glissé de la table, les cartes sont tombées des mains des joueurs ; et ils se regardent les uns les autres, effrayés, car ils s’aperçoivent que maintenant c’est, comme disent les enfants, « pour de bon ».

Chaque citoyen doit peser sur les choix de l’avenir; nous ne pouvons plus nous contenter d’abandonner notre sort à quelques hommes de l’art. Il n’est plus possible de nous comporter comme si nous étions deux joueurs devant un échiquier, ou quatre autour d’une table de bridge, tendus certes vers le gain de la partie, mais sachant fort bien qu’une défaite n’est qu’une péripétie provisoire. Cette fois il ne s’agit plus d’un roi qui prend une dame ou d’un fou qui prend une tour, mais d’hommes qui se défient, de 5 milliards d’hommes prêts à se combattre, alors qu’ils sont embarqués sur le même bateau.

Et le bateau va droit sur les récifs.

C’est la toile de fond de nos réflexions qu’il faut mettre à jour, c’est aussi l’objet même de ces réflexions. Il y a urgence ; notre espèce est actuellement face à une bifurcation qui décidera pour toujours de son destin ; au cours des quelques années qui viennent nous allons orienter notre course de façon irréversible, et le choix ne dépend que de nous.

A partir des données d’aujourd’hui, deux scénarios peuvent être envisagés pour le proche avenir.

Le premier consiste simplement à extrapoler demain les attitudes d’hier. Les divers groupes d’hommes, qu’ils soient des ethnies, des tribus, des Églises ou des nations, persistent à considérer que leur finalité est leur propre survivance. Chacun se referme sur lui-même ; obsédé par la préservation de son identité, uniquement attentif aux événements qui peuvent mettre en danger sa perpétuation, il voit en tout autre groupe un ennemi potentiel dont il importe de se défendre ; sachant que la meilleure défense est l’attaque, il est prêt à anticiper l’agression qu’il redoute. Fort de la certitude de son bon droit, chacun s’autojustifie d’utiliser tous les moyens disponibles pour faire triompher sa cause ; il présente même cette attitude comme un devoir envers l’humanité tout entière, car il s’agit de la protéger contre les objectifs diaboliques du camp adverse. Au nom de la défense de la paix, c’est la guerre que partout l’on prépare, en toute bonne conscience et en rigoureuse logique. Et un jour, nécessairement, parce qu’un cas de figure imprévu se présente et que les logiciels des ordinateurs stratégiques y sont mal préparés, par accident, ou par la folie d’un homme, cette guerre éclate. Nous le savons, compte tenu de la puissance des armes disponibles, l’aboutissement inéluctable est alors la disparition de l’homme, et peut-être de toute trace de vie sur cette planète.

Le second scénario repose sur l’hypothèse que les hommes ont assez de lucidité pour comprendre combien leurs sorts sont liés. Où qu’ils soient, et c’est là le fait nouveau décisif, ils sont désormais interdépendants.

Par l’accroissement de leur nombre et surtout par l’accroissement de la puissance de leurs moyens d’action (et en premier lieu de leurs moyens de destruction) les hommes sont devenus solidaires. Ici, ce mot ne correspond pas à un état d’esprit de générosité librement acceptée, mais à une réalité concrète nécessairement subie. Dans le monde d’aujourd’hui et de demain, les gestes de chacun retentissent sur tous. Dans le second scénario, les divers groupes humains tirent les conséquences de ce fait enfin reconnu, et accordent la priorité à la défense de la survie de l’espèce. Les différences entre eux ne sont pas gommées, les oppositions subsistent, mais elles sont reconnues pour ce qu’elles sont : le ferment d’une réflexion, l’occasion d’un approfondissement, la source d’un enrichissement. Le recours à la violence, ce résidu d’animalité, l’homme sait enfin s’en débarrasser; il n’en reste que le souvenir d’une maladie de jeunesse. L’affrontement entre deux hommes ou entre deux groupes est l’occasion d’être front à front, conviction à conviction, intelligence à intelligence, et non plus force à force. Peu à peu, alors, l’humanité se construit.

Le premier scénario est hélas de loin le plus probable. Car il va, comme on dit trop facilement, dans le « sens de l’histoire ». Depuis les temps qualifiés d’« historiques », en effet, les hommes se sont battus, se sont exterminés, ont cherché à vaincre, à conquérir, à dominer. Mais pourquoi cette histoire passée et courte (10 000 ou 20 000 années sont peu de choses dans l’aventure d’une espèce) devrait-elle nécessairement dicter notre avenir? Ce sens-là de l’histoire, c’est celui de la passivité, de l’acceptation, le sens du chien crevé au fil de l’eau.

Le seul véritable sens de l’histoire humaine est celui que les hommes délibérément choisissent. En présence des bifurcations orientant définitivement leur aventure, ils n’ont pas à attendre que la loterie du hasard donne son verdict ; ils peuvent, s’ils le veulent vraiment, affirmer leur choix et décider. Nous sommes les seuls êtres, à notre connaissance, ayant compris que l’avenir existera et qu’il dépend de nous; allons-nous soudain reculer devant notre pouvoir et laisser la folie de quelques puissants, ou l’aléatoire de quelques machines inconscientes étendre sur nous le froid et les ténèbres d’un hiver définitif?

Que faire pour que ce deuxième scénario, celui que l’on qualifiera évidemment d’utopique, mais qui n’a, tout aussi évidemment, d’autre alternative que la marche à l’abîme, soit celui qui effectivement se déroulera? « Comment agir, ô cœur volé? »

D’abord faire face à cette réalité, à ce carrefour où nous nous trouvons ; ne pas nous réfugier dans une attitude d’autruche en refusant de poser le problème pour éviter d’avoir à le résoudre. Cette prise de conscience nécessaire n’est aujourd’hui le fait que d’un bien petit nombre. La structure même de nos sociétés, différenciées, spécialisées à l’extrême, entraîne chacun de nous à n’être plus sensible qu’à des problèmes ponctuels, à regarder étroit sous prétexte de regarder loin. Être « compétent » c’est savoir presque tout dans un domaine qui se réduit le plus souvent à presque rien. Or 1’« intelligence » est au contraire la faculté qui nous permet de lier entre eux des raisonnements portant sur des objets dispersés. Déjà, il y a un demi-siècle, Alexis Carrel évoquait la nécessité pour nos sociétés de produire des « Aristote composites », capables d’un regard suffisamment large pour réaliser les synthèses nécessaires ; plus plaisamment, Jean Giraudoux évoquait le rôle des « ensembliers ». Aujourd’hui c’est chaque citoyen qui doit être mis en position de regarder large.

Ensuite croire que nous pouvons réellement peser sur les décisions, participer à l’orientation progressive de la trajectoire de notre espèce. Il est trop facile d’accepter les « à quoi bon! », les « je n’y peux rien ». N’y pas croire, c’est renier les efforts qui au cours des siècles ont rendu possible un début de démocratie; c’est aussi accepter un univers d’où l’homme aura disparu, où par conséquent plus rien ne sera ni beau ni juste, car c’est le regard de l’homme qui rend les choses belles, c’est son acquiescement qui les rend justes. Enfin œuvrer à ce que chaque homme prenne conscience de l’enjeu et du poids qu’il peut personnellement peser; et pour cela l’informer.

Or cette information est actuellement fort déficiente. Le décalage entre le discours politique quotidiennement proféré et le langage scientifique lentement élaboré est croissant. Le premier prolonge la lancée des discours des siècles précédents, alors que le second utilise des mots qui viennent tout juste d’être définis. Certes de multiples publications décrivent les apports de la recherche ; mais leur multiplicité même les rend, de fait, inaccessibles globalement ; chacun de nous ne bénéficie que d’éclairages partiels, au gré de lectures de hasard. C’est une nouvelle toile de fond qu’il faut tisser.

Notre ambition dans cet ouvrage est de contribuer à cet objectif en rassemblant les apports de chercheurs de diverses disciplines : astronomie, zoologie, biochimie, médecine, démographie, économie, sociologie, mathématiques, génétique. Chaque auteur s’est efforcé de mettre en lumière ce qui, dans son domaine, lui semble essentiel pour le citoyen d’aujourd’hui.

Naturellement chacun, tout en respectant la rigueur de sa discipline, a présenté faits et théories en fonction de sa propre sensibilité. Les divers chapitres sont donc loin de présenter la cohérence d’une doctrine.

A cet ensemble de contributions on peut, bien évidemment, faire le reproche d’être partiel et partial. Partiel, car manquent certaines disciplines (par exemple l’histoire), tandis que d’autres ne sont qu’évoquées (par exemple la physique quantique par le mathématicien, la neurophysiologie par le médecin), alors que leur importance pour notre lucidité sur l’univers ou sur nous-mêmes aurait mérité un développement autonome. Partial, car les mêmes disciplines auraient pu être présentées avec une tout autre tonalité, si l’exposé en avait été confié à d’autres chercheurs. Mais notre objectif n’est en aucune façon de proposer la réponse aux problèmes d’aujourd’hui. Il est d’inciter chaque lecteur à formuler plus clairement son questionnement, et de lui apporter quelques-uns des éléments qui lui permettront de construire ses propres réponses.

Tout d’abord il s’agit de nous situer, spatialement et temporellement, dans 1’« Univers », un univers dont notre compréhension a bien changé depuis l’époque où Pascal y voyait des espaces infinis, au silence effrayant. Paradoxalement, c’est surtout grâce aux progrès des physiciens s’intéressant à la structure ultra-microscopique de la matière, à l’infiniment petit, que les astronomes, qui s’intéressent à l’infiniment grand, ont su faire parler ces espaces. Hubert Reeves précise la description, donnée aujourd’hui par la science, de l’aventure commencée avec le Big Bang, il y a quelque 15 milliards d’années, et qui a abouti à la prodigieuse diversité du réel. Pourquoi cette diversité et non la monotonie d’un univers uniforme? La réponse n’est pas évidente : chacune des quatre forces, à notre connaissance, à l œuvre dans l’univers — la gravitation, la force électromagnétique, et les deux forces nucléaires — n’aurait à elle seule pour effet à long terme que de tout uniformiser. Mais elles se contrarient l’une l’autre ; selon les modèles théoriques développés par les physiciens, leur jeu simultané peut aboutir au maintien durable de déséquilibres générateurs de diversité, à condition que leurs intensités respectent certains rapports assez précis. Or justement, par un singulier hasard, leurs intensités réelles ont les rapports voulus. Notre univers est agencé de telle façon qu’il est prêt à faire apparaître, par le jeu aveugle des forces naturelles, des structures de plus en plus complexes. Sur notre planète, ce processus, où la complexité nourrit la complexification, s’est déroulé jusqu’au terme actuel où des structures hyper-complexes, nous, sont devenues capables de penser la complexité, et de prendre en charge la suite de l’aventure.

La dernière phase de cette longue succession d’événements s’est déroulée sur la Terre à partir de l’apparition, il y a 3,5 milliards d’années, des premiers objets capables de faire des copies d’eux-mêmes, et donc de déjouer le rôle destructeur du temps, les molécules d’ADN. Autour de celles-ci d’autres molécules, synthétisées en fonction de séquence de l’ADN, se sont agglutinées réalisant les premiers êtres dits « vivants ». Peu à peu ils se sont différenciés et ont peuplé la planète de milliers d’espèces aptes à survivre dans la plupart des milieux. La chronique de cette différenciation, l’« évolution du vivant », est de mieux en mieux connue; mais quel processus permet d’expliquer cette chronique? De multiples théories ont été élaborées pour répondre à cette question : hérédité des caractères acquis pour le lamarckisme, sélection naturelle pour le darwinisme, valeur sélective du patrimoine génétique pour le néo-darwinisme, jeu du hasard dans la transmission de ce patrimoine pour le neutralisme. Comme ce processus a, entre autres, fait apparaître notre espèce, le choix de telle ou telle théorie conditionne notre regard sur nous-mêmes, il a donc des conséquences proprement politiques. Richard Lewontin, en zoologiste, analyse les interférences entre les querelles idéologiques et les débats scientifiques en ce domaine.

Nous devons reconnaître notre relative ignorance des mécanismes qui nous ont sécrétés, mais nous devons aussi reconnaître un fait : leur aboutissement est une espèce, l’homme, semblable à mille autres sous de nombreux aspects, mais qui a reçu un don singulier, le don de s’accorder à soi-même des dons. Car c’est cela, en dernière analyse, un homme : un animal qui reçoit individuellement le pouvoir de s’attribuer collectivement des pouvoirs. Et parmi ces pouvoirs, celui de se transformer lui-même. Nous nous sommes habitués à notre capacité peu à peu développée de nous opposer aux ukases de la nature : elle nous a refusé le pouvoir de voler, nous volons plus vite et plus loin qu’aucun oiseau; elle condamne un enfant sur deux à mourir avant cinq ans, nous en faisons survivre 99 sur 100. Depuis quelques décennies notre efficacité s’est soudain accrue à un rythme inattendu ; nous sommes effarés de notre pouvoir sur nous-mêmes; l’évidence apparaît que ce pouvoir peut être aussi maléfique que bénéfique. D’où la nécessité d’une réflexion d’autant plus difficile à fonder et à développer qu’elle n’a pas de précédent.

Jean-Claude Kaplan, spécialiste du génie génétique (expression qui remplace officiellement celle de « manipulation génétique », plus usitée mais aux connotations ambiguës), fait le point des techniques aujourd’hui bien maîtrisées qui permettent de transformer le patrimoine génétique de virus ou de bactéries et surtout d’analyser de façon rigoureuse celui des espèces évoluées, dont la nôtre. Il montre combien le champ des actions possibles est actuellement fort éloigné des ambitions des auteurs de science-fiction ; il dresse l’inventaire des applications déjà réalisées ou envisageables, qui vont toutes dans le sens d’une meilleure efficacité dans la lutte contre les maladies ; il insiste enfin sur les problèmes éthiques que vont poser les possibilités nouvelles d’action ainsi apportées par la science.

Le professeur Jean Bernard, qui préside le Comité national consultatif d’éthique, élargit cette réflexion à l’ensemble des interventions que les progrès techniques mettent à la portée des médecins et des biologistes. Grâce à ces pouvoirs, nous sommes devenus maîtres de notre reproduction et nous nous approchons de la maîtrise de notre système nerveux. Mais avec quel objectif? Comme Jean-Claude Kaplan, le professeur Bernard constate la nécessité d’une réflexion collective à laquelle participeraient tous les citoyens, car ils sont tous concernés. Ce qui implique un effort d’information d’une ampleur nouvelle, en premier lieu à l’école.

Un des effets les plus immédiats des victoires enfin obtenues contre la maladie et contre la mort, concerne une caractéristique souvent méconnue de notre espèce, son effectif. Nous avons noté que son accroissement récent a bouleversé les données du problème que pose l’organisation de la planète. Nous étions 250 millions sur l’ensemble des continents au début de l’ère chrétienne, 1 milliard lors de la Révolution française, nous sommes 5 milliards aujourd’hui, nous serons 10 ou 11 milliards dans moins d’un siècle. Ce sont toutes les « conditions aux limites » de la gestion de l’humanité par elle-même qui s’en trouvent modifiées. Encore faut-il, au-delà des chiffres globaux, procéder à une analyse plus fine. C’est ce que propose Jean Bourgeois-Pichat. Il montre les transformations inéluctables, déjà inscrites dans la réalité d’aujourd’hui, qui se produiront durant le XXIe siècle. La répartition géographique des hommes sera bouleversée (l’Afrique abritera plus du quart des hommes contre un neuvième aujourd’hui, et l’Europe 5 % contre 10 %), mais plus encore leur répartition selon les grands courants spirituels (l’islam représentera 40 % des hommes contre 18 % aujourd’hui, et la tradition judéo-chrétienne 20 % contre 30 % aujourd’hui). Ces perspectives ne font que tirer les conséquences des évolutions déjà engagées ; il est probable que des progrès tout nouveaux, encore mal envisageables, seront réalisés, qui éloigneront la réalité des prévisions actuelles. Le cas le plus probable, selon Jean Bourgeois-Pichat, est une augmentation significative de la durée de vie grâce aux succès de nos efforts pour retarder le vieillissement de l’organisme; l’espérance de vie à la naissance pourrait ainsi passer de 75 à 100 ans. L’effectif des hommes atteindrait alors 13 ou 14 milliards, avec une répartition bien différente de l’actuelle; retenons un seul paramètre qui caractérise les bouleversements à attendre : la proportion des personnes âgées de plus de 65 ans, qui est aujourd’hui de 13,5 % dépasserait 40 %. Il n’est guère de structure, économique ou sociale, qui ne serait à transformer en fonction de cette unique caractéristique.

Bien sûr il ne s’agit pas là d’une prévision, tout au plus de la description d’une des bifurcations possibles de la trajectoire humaine au cours du prochain siècle. Elle permet en tout cas de prendre la mesure de l’ampleur des révolutions structurelles qui ne manqueront pas de se produire. Il n’est pas possible de préciser la nature de ces révolutions, mais nous pouvons être certains qu’elles transformeront notre paysage : nous sommes, par notre action même, entrés dans une zone de turbulence dont on ne voit guère l’issue.

Ce sont des réflexions assez semblables que développe, en économiste, Claude Ménard. Il insiste sur le rôle, dans la théorie économique, du modèle de l’ « équilibre général », utilisé comme référence universelle. Mais ce modèle concerne une société où, pour l’essentiel, les acteurs économiques se contentent de produire, échanger et consommer, d’où la tentation de décrire un système économique avec les concepts qui ont si bien réussi pour expliquer les systèmes physiques. Les mots utilisés, « équilibre », « régulation », montrent à quel point l’économie s’est développée comme une métaphore de la mécanique. Une telle vision trahit le caractère essentiel du processus : il est animé par des hommes, c’est-à-dire par des êtres qui ne se contentent pas de constater les lois de la nature et de les subir, mais qui ont des projets, au profit desquels ils mettent au point une stratégie, et pour qui l’information est un bien aussi réel qu’un produit de consommation. Dans ces conditions le terme qui désigne la discipline, « économie politique », peut être présenté comme un leurre permettant de faire croire que, selon l’expression de Claude Ménard, « le système économique répond à la volonté politique ». L’expérience des années récentes montre l’étendue de cette illusion ; le mot « crise » lui-même participe à cette tromperie. Il évoque un épisode provisoire que l’on pourra oublier une fois que, par bonheur, il aura atteint son terme ; il camoufle ainsi le fait que nous sommes aujourd’hui face à une véritable mutation du processus de création et de consommation des biens produits, qui déjoue nos capacités d’analyse. Mieux vaut être conscient ; c’est en s’éloignant du politique que l’économiste pourra accroître sa lucidité.

Cette amélioration de la lucidité, le besoin en est grand non seulement face aux phénomènes économiques, mais face à l’ensemble des processus à l’œuvre dans la société. La discipline scientifique qu’est la sociologie pourra-t-elle nous l’apporter? La réponse à cette question, nous montre Alain Touraine, n’est guère évidente. Trop longtemps, le sociologue s’est efforcé d’étudier la société comme un objet donné, avec son organisation, ses institutions, ses normes. Il constate qu’il est face non à un système ou à un organisme, mais à un ensemble dynamique de relations entre individus ou entre groupes, qui génère par nature du changement. Tout à la fois, les éléments de cet ensemble sont les auteurs-acteurs des changements et ils les subissent; ce double statut de sujet et d’objet ne permet pas de représenter la société comme une structure concrète soumise aux lois de la mécanique. Les notions de complexité et d’auto-organisation introduites par les physiciens et par les biologistes doivent nécessairement intervenir dans la réflexion du sociologue. Du coup, la plupart des concepts classiques sont à revoir, par exemple celui d’État, celui de révolution ou celui d’opinion publique. C’est leur outil d’analyse que les sociologues doivent donc en priorité améliorer.

Le mathématicien est en position d’afficher une tout autre sérénité. Car il est, par fonction, celui qui apporte les instruments permettant aux hommes de peu à peu satisfaire leur ambition la plus profonde, l’ambition de comprendre. André Lichnerowicz insiste sur le caractère universel de ces instruments : les objets auxquels s’applique notre réflexion sont variables, mais les techniques de démonstration, en tout domaine, à toute époque, en toute société, sont identiques. Grâce à ce recours au même instrument logique, la science « se constitue en un tissu indéchirable fait d’une chaîne théorétisante, donc de type mathématique, et d’une trame expérimentale ». En prenant l’exemple de deux de ces instruments, la notion de groupe et le calcul des variations, André Lichnerowicz montre comment les mathématiques ont permis une compréhension de plus en plus fine des phénomènes physiques : passer de la mécanique classique à la mécanique relativiste, c’est passer du « groupe de Galilée » au « groupe de Poincaré », ce qui pour un mathématicien est un parcours parfaitement banal et balisé. Mais, chemin faisant, entraînés que nous sommes par les formalismes que nous manipulons, c’est notre regard sur le réel qui se trouve modifié. Notre intuition première nous faisait imaginer, en quelque sorte « voir », une particule comme un objet semblable à un grain de sable fabuleusement petit ; le mathématicien nous contraint à une gymnastique intellectuelle violente en nous affirmant, et en nous convainquant, qu’il ne s’agit nullement « d’un petit fragment localisé de matière ou d’énergie, mais en vérité de champs plus ou moins largement modulés dans l’espace-temps ». Peu à peu la mathématique uniformise la représentation qu’ont tous les hommes du monde qui les entoure. Une angoisse alors apparaît : comment préserver, au sein de ce cadre conceptuel unique, la diversité si nécessaire des cultures?

Cette angoisse, hélas, s’accompagne de bien d’autres. En premier lieu celle de l’apocalypse que nous pouvons désormais déclencher : la science, c’est un fait, a mis entre nos mains la possibilité de détruire l’humanité. Comment expliquer que cet effort qui portait tous les espoirs des hommes aboutisse soudain à les mettre face à leur anéantissement; Cornelius Castoriadis analyse le processus de la recherche scientifique et montre comment ce processus se déroule actuellement en fonction du « faisable » et non du « souhaitable » ; indépendamment de toute priorité humaine, en l’absence de tout choix vraiment rationnel, comme « un marteau sans maître à la masse croissante et au mouvement accéléré ». Pour comprendre cet aboutissement il faut d’abord se débarrasser de quelques illusions, devenues des lieux communs, sur la nature même de l’activité scientifique Cornelius Castoriadis donne quelques exemples d’interrogations auxquelles ont abouti les mathématiciens, les physiciens, les biologistes et qui n’ont pas débouché sur les développements que leur importance aurait nécessités ; il rappelle certaines remises en cause fondamentales qui, à peine formulées, sont retombées dans l’oubli. Son analyse le conduit à ce constat : la techno-science est devenue autonome; croire qu’elle peut être contrôlée ou dirigée par les scientifiques ou par les politiques est pure chimère. Une seule issue : l’avènement d’un homme nouveau, enfin sage. Mais « des êtres sages c’est la dernière chose que la culture actuelle produit » .

Alors, le désespoir? Est-il trop tard? La machine que nous avons construite va-t-elle inéluctablement nous anéantir? Certains « esprit froids » se résignent à cet aboutissement, ils y voient l’effet des lois de la nature. A la fin de l’ère secondaire les splendides dinosaures ont disparu, laissant la place à d’autres espèces; notre tour est venu.

De façon inattendue, c’est au généticien qu’il revient de lutter contre cette acceptation de la catastrophe finale. Certes la génétique, en dépit du rôle central qu’elle joue dans la définition des espèces, nous montre combien Homo est proche de ses cousins les primates. La séquence des bases de l’ADN qui gouverne la synthèse de toutes les substances constituant les individus est la même, à quelques détails prés, chez toutes les espèces voisines. Les quelques écarts que nous sommes capables d’observer montrent une différence plus grande en moyenne entre les gorilles et les chimpanzés qu’entre ces derniers et l’homme. La distance génétique apparente peut être plus grande entre deux chimpanzés ou entre deux hommes qu’entre un chimpanzé et un homme. Mais notre regard ne peut se borner à ces définitions moléculaires ; il doit porter aussi sur les performances dont les individus sont capables. Force est alors de constater que notre espèce est totalement différente des autres. Seul de tous les êtres vivants l’homme a reçu un cadeau décisif, le pouvoir de s’attribuer des pouvoirs à lui-même, il a pris le relai de la nature. Celle-ci, au terme d’une longue évolution, a produit Homo; et c’est Homo qui a construit Sapiens. L’homme a reçu l’humanité; il s’est doté lui-même de 1’« humanitude », un ensemble de concepts, d’émotions, d’exigences qu’il a progressivement imaginés. Les autres êtres vivants subissent les lois qui s’imposent à eux ; l’homme fait face, refuse, exige. Et il est en droit de le faire puisque cette exigence ne contraint que lui-même. Dans cette perspective il est aisé de redonner sens et vigueur à des mots terriblement usés d’avoir trop servi : liberté, égalité, fraternité.

Comment alors accepter la disparition absurde d’une telle merveille? Comment ne pas tout subordonner à sa survie?

Ce livre n’apporte donc guère de réponses. Mais il aura atteint son objectif s’il permet au lecteur de mieux formuler ses questions, de mieux en percevoir le poids dans son cheminement personnel. Les réponses, c’est à chacun de les apporter. Plus elles seront variées, provisoires, indécises et même contradictoires, plus aura été respectée la capacité d’autonomie du lecteur, mieux il aura été traité en être libre.

L’effort demandé n’est pas léger; il s’agit de remettre en cause bien des idées reçues. Car les aphorismes qui exprimaient la « sagesse des nations » sont devenus des mensonges.

« Le malheur des uns fait le bonheur des autres », non ce n’est plus vrai; les enfants du Sahel qui meurent de faim entraînent à long terme, par leur agonie, celle de nos propres enfants. N’écoutons plus le proverbe. Écoutons plutôt Hemingway : « Lorsque tu entends la cloche, ne demande pas pour qui sonne le glas; il sonne pour toi. »

Un peu partout aujourd’hui sonnent des glas. Mais les cloches peuvent aussi faire résonner l’espérance.

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1 D. Kennedy, président de Stanford University, in Le Froid et les ténèbres, Belfond, 1985.