Claude Tresmontant
L'animal et l'homme

Depuis une trentaine d’années, les travaux et les découvertes se multiplient qui nous font connaître davantage ce qu’est la psychologie des divers animaux que nous étudions, non seulement la psychologie individuelle mais aussi la psychologie sociale, les comportements collectifs, la psychologie des groupes et ce qu’on est tenté d’appeler les comportements politiques dans les sociétés […]

Depuis une trentaine d’années, les travaux et les découvertes se multiplient qui nous font connaître davantage ce qu’est la psychologie des divers animaux que nous étudions, non seulement la psychologie individuelle mais aussi la psychologie sociale, les comportements collectifs, la psychologie des groupes et ce qu’on est tenté d’appeler les comportements politiques dans les sociétés animales. Les travaux de Tinbergen, de Von Frisch sur les abeilles, de Konrad Lorenz, de Eibl-Eibesfeldt, de Wolfgang Wickler, de Madame Lawick-Goodall qui travaille sur les Singes supérieurs, et de bien d’autres que nous ne pouvons nommer ici, sont désormais bien connus en France.

Recommandons par exemple pour un lecteur français qui désire s’initier à ces disciplines nouvelles l’ouvrage synthétique d’Irenàus Eibl-Eibesfeldt, traduit en notre langue sous le titre : L’Homme programmé (éd. Flammarion). L’ouvrage allemand s’intitule : Der Vorprogram-mierte Mensch. Il aurait donc fallu traduire : l’Homme préprogrammé. Ces travaux présentent non seulement le grand intérêt de nous faire découvrir la vie intérieure de nos compagnons et de nos prédécesseurs sur cette terre, les animaux, mais de plus ils projettent une lumière crue et imprévue sur notre propre psychologie humaine, sur nos comportements sociaux et politiques, sur notre inconscient. C’est d’ailleurs pour cette raison que ces travaux ont suscité des tempêtes. Nous savions déjà à quel point notre anatomie, notre physiologie étaient parentes par exemple de celles des Singes anthropoïdes. Nous venions de découvrir que les systèmes biologiques qui nous constituent avaient été inventés dans bien des cas depuis des centaines de millions d’années. Nous avions découvert que nous étions le résultat d’un long travail de composition progressive dont l’histoire naturelle des espèces nous relate les étapes. Nous venions d’apprendre que la langue dont se sert la nature pour écrire les messages génétiques de l’homme, cette langue a été constituée depuis au moins trois milliards d’années. Nous savions aussi que dans les longs messages génétiques de l’homme se trouvent des chapitres entiers qui ont été composés il y a des centaines de millions d’années.

Mais nous venons de découvrir par les travaux de ces savants qui étudient les sociétés animales à quel point notre propre psychologie est l’héritière de comportements qui remontent souvent très haut dans l’histoire naturelle des espèces. Notre inconscient, notre inconscient le plus ancien, le plus fondamental, c’est avant tout un ensemble de programmations qui ont été formées bien avant l’apparition de l’Homme sur la terre. De même que nous avons hérité par nos gènes de chapitres entiers qui commandent à la construction de systèmes biologiques inventés et mis au point bien avant nous, eh bien de même nous héritons aussi par l’intermédiaire de nos gènes de comportements sociaux, politiques, de réactions affectives, de gestes et de sentiments, de conduites qui ont été constitués voici plusieurs dizaines ou centaines de millions d’années, depuis l’ère des grands Reptiles. Il n’y a à cela rien d’étonnant : notre organisme est construit par un message génétique. Ce message génétique contient des chapitres entiers qui ont été écrits et composés il y a très longtemps, bien avant l’apparition de l’Homme. Il est donc tout naturel que notre anatomie et notre physiologie manifestent des analogies avec des espèces animales antérieures à nous. Mais puisque l’organisme que nous sommes est aussi un psychisme, il est normal que dans notre psychisme même nous trouvions des souvenirs, des traces, des héritages de l’histoire antérieure de la vie. Pour le docteur Sigmund Freud, de Vienne (vous avez entendu parler ?) l’inconscient, c’est d’abord ou principalement du refoulé individuel. A la lumière des travaux portant sur les sociétés animales, nous découvrons que la plus grande part de notre inconscient, ce n’est pas du refoulé, mais c’est l’héritage des programmations antérieures inscrites dans certains chapitres de nos messages génétiques et ainsi transmises de père et de mère en fils et fille. La plus grande part de notre inconscient n’est pas de l’acquis individuel mais de l’inné, du congénital héréditaire.

Ces travaux ont bien évidemment une énorme importance pour la connaissance de l’Homme. Ils nous éclairent sur ce qui, en l’Homme, est encore animal. Ce sont surtout les comportements sociaux, grégaires, politiques qui reçoivent une lumière saisissante par ces découvertes. Le système des castes, la hiérarchie, les comportements de soumission ou de domination, la courtisanerie, la tyrannie, la défense du territoire, l’agression, le sens de la propriété, la caisse d’épargne, les rituels amoureux, vous trouverez tout cela dans les sociétés animales étudiées par les savants cités. La question se pose immédiatement : mais alors, nous sommes complètement déterminés par ces antiques programmations inscrites dans nos gènes, transmises d’une manière héréditaire et finalement inscrites dans notre vieux cerveau, qu’en langage savant on appelle le paléo cortex, ce qui revient au même ? — Pas du tout. Nous sommes déterminés, nous sommes et nous restons des somnambules si nous obéissons à ces antiques programmations sans même prendre conscience de leur existence. Les hommes qui veulent prendre le pouvoir sur un groupe humain ou une nation savent jouer intuitivement sur ces antiques programmations, par exemple sur celles qui commandent de chasser du groupe les étrangers et les infirmes, ou sur celles qui appellent à la défense du territoire. Mais dès lors que nous prenons conscience, grâce à ces travaux, de l’existence en nous de ces antiques programmations, nous pouvons aussi nous en libérer et adopter librement d’autres normes que celles qui étaient en vigueur chez les reptiles du Secondaires ou même les singes anthropomorphes de la fin du Tertiaire. La liberté, c’est de prendre conscience de ces antiques programmations et de les dépasser.

Du point de vue théologique, ces découvertes récentes ont une importance considérable, puisqu’à leur lumière on aperçoit d’une manière saisissante ce qu’apportent le judaïsme et le christianisme dans l’histoire naturelle de l’Homme : une nouvelle programmation.

En particulier, si l’on étudie l’enseignement du fondateur du christianisme, on aperçoit qu’il propose une nouvelle programmation qui s’oppose sur plusieurs points aux vieilles programmations reçues de la préhistoire de l’Homme. Ainsi, le fondateur du christianisme n’a pas une pierre pour reposer sa tête, il renonce au territoire propre, il transcende, — et ses disciples après lui —, la notion de territoire. Il enseigne à ne pas répondre à l’agression par l’agression. Il propose des programmations qui sont favorables à l’étranger, au faible. Il est très désinvolte à l’égard de la hiérarchie politique. Il se défait librement du désir de l’accumulation des propriétés. Et ainsi de suite. Ce que les travaux récents nous font découvrir, c’est ce que Paul, dans ses lettres, appelle la vieille humanité, ou le vieil homme, auquel il oppose le nouvel homme ou la nouvelle humanité construite par la nouvelle programmation apportée par celui qui s’appelait lui-même le fils de l’Homme.

Pour la théorie du péché originel aussi, ces travaux vont nous obliger à tout revoir et à tout repenser, car ils nous montrent ce qui dans l’Homme est un héritage animal, et non pas du tout le résultat de ce que certains théologiens ont appelé la nature déchue. Par contre, ils nous font bien voir ce qui est encore animal dans l’homme et ce qui est proprement humain. Les lions et les tigres et tous les animaux défendent leur territoire, mais il existe rarement, dans les joutes et dans les luttes d’animaux appartenant à la même espèce, de guerre à mort. Un rituel de soumission suffit pour arrêter la lutte. Et en tout cas les animaux ne torturent pas leurs compagnons.

Texte paru dans La Voix du Nord, 24 décembre 1977.