Il nous arrive parfois de nous sentir calmes. Cela peut se produire après avoir pratiqué un exercice physique. Notre corps est alors détendu. Nos pensées, même les plus terribles, n’ont plus aucun effet sur nous. Même si je pense à mon patron et à la dureté qu’il me manifeste au bureau, ces pensées buteront et se briseront contre l’état de détente de mon corps. En fait, la détente de ce dernier est telle que je ne serai même plus porté à penser à ma situation difficile au bureau. Je me laisserai plutôt porter par la légèreté de ce corps. Tous les athlètes connaissent ces états d’apaisement. Ils ne disent pas des sottises lorsqu’ils affirment que tous leurs problèmes s’envolent du moment qu’ils pratiquent leur sport. Dans cet article, j’aimerais me demander s’il est possible de gagner un état de calme non pas en recourant à des expédients externes, comme peut l’être l’exercice physique, mais en opérant plutôt en soi une véritable révolution intérieure.
En termes généraux, en quoi consiste le mécanisme à la base de notre agitation, le contraire du calme ? Mon agitation peut commencer lorsqu’une pensée apparaît dans mon esprit. Par exemple, en voyant mon ordinateur, l’outil que j’utilise au bureau, je peux, par association, me mettre à penser à mon patron, avec qui, comme je le supposais ci-dessus, j’ai des rapports très tendus. Cette pensée au sujet de mon patron, une pensée négative s’il en est une, va provoquer chez moi une tension corporelle. Ce stress corporel n’est pas sans effet. Je veux le fuir. Je veux qu’il disparaisse. Qu’est-ce que je fais pour l’éliminer ? Étrangement, je penserai encore plus à mon patron. Plus précisément, j’essaierai en pensée de résoudre mon problème avec lui. Si je le résous en pensant de la sorte, mon corps va s’apaiser. Mais ces pensées sur mon patron, si elles me plongent dans une impasse, vont au contraire provoquer en moi encore plus de tensions corporelles, qui vont me faire penser encore plus à lui, etc., de manière telle que je sombrerai très rapidement dans un cercle vicieux dont il est difficile de se sortir.
Dans le mécanisme décrit à l’instant, j’ai fait commencer mon agitation par une pensée, mais elle aurait très bien pu commencer par une tension corporelle. Par exemple, le matin au réveil, après une nuit plutôt mauvaise, je peux me sentir inconfortable dans mon corps. Face à cet inconfort, je ne peux m’empêcher, par mes pensées, d’essayer de m’en libérer. Je trouverai donc, quelque part dans mon esprit, un problème que je désignerai, souvent arbitrairement, comme la cause de ce stress corporel, et j’essaierai de résoudre ce problème en pensée, de manière, si possible, à pouvoir me libérer de cet état corporel indésirable. Si je n’arrive pas à résoudre mon problème, mes pensées vont m’occasionner de plus en plus d’inconforts corporels et, par le même cercle vicieux que nous avons décrit ci-dessus, nous allons sombrer dans un état d’agitation très toxique.
Vous vous demandez sûrement pourquoi ma pensée négative, disons au sujet de mon patron, provoque cet inconfort dans mon corps, et pourquoi, à son tour, cet inconfort m’incite à chercher en pensée une solution à mon problème avec mon patron. Ces deux processus qui s’alimentent l’un l’autre ont une raison d’être. Essayons de voir pourquoi.
Si certaines de mes pensées ont pour moi une valeur négative, c’est très certainement parce qu’elles mettent en lumière le fait qu’une de mes valeurs est en péril. Ces pensées expriment et supposent un « péril en la demeure ». Par exemple, mes pensées sur mon patron sont négatives parce qu’elles expriment quelque chose de menaçant pour une idée à laquelle je tiens très fortement, disons, par exemple, l’idée que l’on devrait me traiter comme quelqu’un d’important et d’estimable. Si je ne désirais pas être considéré de la sorte, mes pensées sur mon patron n’auraient rien de négatif, et elles ne causeraient pas cet état corporel désagréable en moi. Mais pourquoi induisent-elles dans mon corps un état si désagréable ? Plus précisément, en quoi est-il utile pour nous qu’une pensée négative cause cet état corporel déplaisant ? Nous venons de dire qu’une pensée négative exprime le fait que j’ai un problème ou, autrement dit, qu’une de mes valeurs est menacée. Mais si je suis informé de ce fait uniquement par mes pensées, je pourrais, étant donné le caractère furtif et plus ou moins réel de ces dernières, passer à côté de cette information ou ne pas lui porter l’attention qu’elle mérite. En revanche, si ma pensée négative provoque un état corporel inconfortable, je ne pourrai pas passer à côté de ce dernier. Un état corporel désagréable est quelque chose de réel et face auquel nous ne pouvons pas nous défiler. Par conséquent, en provoquant un état corporel désagréable, cette pensée me donne un signal d’alarme par lequel je suis informé avec force que quelque chose ne va pas autour de moi. Voilà donc pourquoi ma pensée négative cause un état corporel : pour m’informer avec force que je suis dans une situation fâcheuse, voire dangereuse.
Mais si cet état corporel m’indique un danger — un danger pour la conservation de ce à quoi je tiens —, il est bon qu’il m’incite à penser des choses qui, espérons-le, me permettront de résoudre mon problème. Ce processus, par lequel mon corps me pousse à penser à m’en sortir, a donc aussi sa raison d’être. Mais allons plus loin. Si l’on me demande : pourquoi penses-tu ? Je dirai que c’est précisément pour éliminer les états inconfortables de mon corps. En réussissant à penser des choses qui vont résoudre mon problème, je n’aurai plus de pensées négatives — au contraire, j’aurai des pensées positives —, et en n’ayant plus ces pensées négatives, mais plutôt des pensées positives, je me débarrasserai de mes tensions et de mon stress corporel. Définitivement, c’est pour avoir un corps en bon état que je pense. Mais, pourrait-on répliquer, ne pense-t-on pas plutôt pour résoudre nos problèmes ? Non, je le répète : prioritairement, je pense pour pouvoir me sentir bien corporellement, pour avoir une émotion agréable. À preuve : Si je fais face à un problème alors que mon corps est complètement détendu et apaisé, je ne verrai pas ce problème comme un problème. Je vivrai très bien avec lui, à un point tel que je pourrai m’en accommoder sans vouloir rien y changer. Par exemple, si les paroles dures et autoritaires que mon patron m’adresse me laissaient apaisé et calme, je ne verrais pas dans son comportement un problème et je ne chercherais même pas à changer quoi que ce soit en lui. En revanche, comme ses paroles me rendent mal et stressé corporellement, je cherche à faire quelque chose. De même, si ma copine m’apprend qu’elle me quitte et que je me sens malgré cette nouvelle très bien dans mon corps, je ne verrai pas comme un problème sa décision, ce qui ne serait pas le cas si ses paroles m’avaient rendu très mal. C’est donc en effet prioritairement pour substituer un état corporel agréable à un état corporel désagréable que nous cherchons, à l’aide de nos pensées, à résoudre nos problèmes.
Le mécanisme que je viens de décrire était parfaitement approprié alors que, dans un passé lointain, c’est-à-dire chez nos ancêtres préhistoriques, l’objectif principal était de survivre. Se faire avertir par son corps que notre survie est menacée est très certainement sensé. Par exemple, la peur, une tension corporelle à l’estomac, est quelque chose de souhaitable et de parfaitement intelligent si elle s’empare de moi alors qu’un tigre à dent de sabre rôde dans les parages. Grâce à cette tension corporelle, je pourrai réagir rapidement et sauver ma peau. Mais ce mécanisme, dans le contexte de nos sociétés actuelles, où notre survie n’est aucunement menacée, perd en grande partie de son « intelligence ». Maintenant, nos valeurs — ce que nous cherchons à atteindre — ne sont plus de survivre, mais d’avoir l’auto de l’année, d’être considéré comme quelqu’un d’important, d’avoir un statut social enviable, de dominer les autres, etc., toutes des valeurs qui expriment des excroissances du moi plutôt que des besoins du corps
Après avoir expliqué le mécanisme du stress et avoir suggéré que, à notre époque, tout ce stress et cette agitation n’ont peut-être pas leur place, demandons-nous s’il est possible de s’en libérer et de finalement trouver du calme. À cette question, je réponds que, oui, cela est parfaitement possible. En étant tout entier présent à la sensation de mon corps sans essayer d’y réagir afin de m’en libérer, ma tension et mon stress vont disparaître rapidement, voire quasi immédiatement. Cela s’explique. En ressentant mon corps sans y réagir par des pensées, alors même que celui-ci est tendu et stressé, j’accueille un aspect dit désagréable de ma vie. Dites-moi, ensuite, ce qui vous arrivera si vous vous ouvrez aussi complètement à quelque chose de désagréable dans votre vie ? Ma réponse à cette question est très simple : dans ces conditions, vous accueillerez inconditionnellement votre vie. Il est facile d’accueillir les moments agréables de sa vie, mais très difficile de le faire pour ceux qui sont dérangeants, de sorte qu’il dira effectivement un grand « oui » à la vie, celui-là dont l’accueil s’étendra jusqu’à ces moments difficiles. Mais si je m’ouvre ainsi à ma vie, je ne pourrai qu’être traversé par son souffle. Ce dernier ne pourra que balayer la tension et le stress de mon corps.
Mon corps, si je l’accueille, peu importe son état, ne peut donc qu’être envahi par une énergie forte et apaisante. Baigné par cette énergie, je connaîtrai alors le calme, un calme endogène, un calme qui vient non pas de l’exercice physique ou de la résolution d’un problème, mais d’un changement d’attitude par rapport à mon corps. Dans ce renversement d’attitude, je ne me servirai pas de ce dernier comme d’un instrument pouvant m’informer sur la présence d’un problème ou d’une opportunité, mais je le prendrai tel quel, sans rien vouloir ou espérer de lui. Je le verrai comme une fin en soi, comme quelque chose de précieux et auquel il faut faire attention, comme quelque chose qu’il faut prendre le temps de ressentir, peu importe ses états. Mais ce changement dans le regard que l’on porte à notre corps suppose une véritable révolution intérieure. Essayons de voir pourquoi.
C’est en cherchant à résoudre mes problèmes que j’essaie d’éliminer les états inconfortables de mon corps. En effet, nous l’avons vu ci-dessus, toutes mes tentatives pour résoudre mes problèmes ont une finalité bien précise : éliminer mon état corporel inconfortable et lui en substituer un qui soit confortable. Qu’arrivera-t-il, maintenant, si je ne cherche plus, à travers mes pensées, à résoudre mes problèmes ? Évidemment, je ne rejetterai plus mon état corporel négatif ; je n’essaierai plus de l’éliminer. Autrement dit, je l’accueillerai. Dans cet accueil, comme nous l’avons vu, notre agitation sera balayée et un très grand calme prendra place. Vous le voyez, le calme, s’il n’est pas le fruit d’exercices physiques ou le fruit de la résolution d’un de nos problèmes, bref, s’il est endogène, nécessite une révolution intérieure radicale : ne plus chercher à résoudre ses problèmes. Cela, à n’en pas douter, est à l’opposé de ce que nous faisons tous, nous qui cherchons à tout contrôler.
En conclusion, retenez que c’est en opérant une révolution intérieure que l’on réussit à vivre un calme endogène. Cette révolution intérieure, nous l’avons vu, consiste à ne plus vouloir résoudre ses problèmes. Comment ne plus vouloir résoudre ses problèmes ? La réponse est très simple : en lâchant prise ou en cessant de vouloir exercer un contrôle. La révolution que j’appelle de mes vœux est donc celle du lâcher-prise.