Le mandat céleste de l'homme primordial, un entretien avec Jean Hani

Le roi doit, sur un autre plan que l’autorité spirituelle, mais en accord avec elle, aider l’homme à réaliser sa destinée la plus haute. Et ceci va très loin : il s’agit, en principe tout au moins pour tous, et, à coup sûr, pour une élite, de permettre aux membres de la communauté d’atteindre l’état d’«homme parfait», c’est-à-dire, en somme, de récupérer, autant que faire se peut, l’état de l’homme primitif. Le sens final de la royauté, c’est ce qu’on peut appeler la «royauté intérieure» : l’homme est appelé à retrouver, je le répète, l’état primitif, dans lequel il était, par la volonté divine : «roi de la création», «roi du monde», appelé à régner sur le monde mais en régnant d’abord sur lui-même; c’est ce que l’on peut appeler son «mandat céleste».

(Revue Aurores. No 38. Décembre 1983)

Jean Hani, auteur de nombreux livres tels que «Les Métiers de Dieu», «Le symbolisme du Temple chrétien», «La divine liturgie», «La Royauté Sacrée de pharaon au roi très chrétien». En écrivant sur les fonctions du sacerdoce et de la royauté à la lumière de la Tradition, Jean Hani met en évidence l’actualité éternelle de la Royauté sacrée en l’homme.

AURORES : La séparation du pouvoir temporel et de l’autorité spirituelle semble, pour la plupart de nos contemporains, normale. C’est pourtant un fait relativement nouveau qui met le monde moderne comme à travers l’histoire, comment, dans la société comme dans l’homme, cette séparation s’est établie pour laisser dans l’oubli les principes métaphysiques ?

Jean Hani : C’est là en effet, un fait propre au monde moderne; et propre à l’Occident moderne.

C’est, sur le plan social, un aspect de la dichotomie qui s’est installée entre l’élément spirituel et l’élément matériel dans la vie humaine. Tout se passe comme si, dans l’homme, le physique et le psychique, avec leurs aspirations et leurs besoins matériels et mentaux, devaient se développer sans aucun lien avec l’élément spirituel de son être; quand, toutefois, l’existence de cet élément spirituel est encore admise; je parle donc des cas les meilleurs, ou les moins mauvais. De cette façon, toute la vie courante des individus, vie familiale, vie professionnelle, etc… se déroule sur un plan et selon une perspective strictement profanes, quitte à ce que s’y superpose, de temps à autre, une certaine activité d’ordre spirituel et religieux, à la manière, en somme, d’un épiphénomène qui ne réussit que rarement à exercer une influence sur le reste de la vie.

Sur le plan social et politique, cette dichotomie est devenue totale dans les états modernes, qui tous, bien qu’à des degrés divers, «ignorent» l’élément spirituel de l’homme et ne visent plus qu’à organiser sa vie purement «terrestre», selon des règles purement humaines et rationnelles, — quoique rarement raisonnables ! Il faut bien voir que cet état de choses, tout à fait anormal, n’a pu s’instaurer qu’au terme d’une longue évolution dont les causes sont multiples. Je ne peux songer à les énumérer toutes; je signalerai seulement celle qui est la principale parce que, en fait, elle est la résultante de toutes les autres: à savoir la décomposition de la nature même de la structure politico-sociale. Mais cette dégradation ne peut se comprendre qu’à la lumière de la doctrine traditionnelle des «castes» et de la doctrine également traditionnelle de la marche cyclique du temps.

Pour faire bref, disons qu’une société normale est une société hiérarchique constituée de «castes» hiérarchiques. Je prends le mot «caste» au sens large; s’il fait peur à certains, remplaçons-le par le mot «ordre», qui avait cours dans l’ancienne France, où l’on parlait de l’«ordre du clergé», de l’«ordre de la noblesse», par exemple. La hiérarchie d’une telle société consiste dans le fait que chaque «ordre» occupe le rang qui lui convient, compte tenu de sa nature propre, en rapport avec la loi du monde; le premier ordre est celui de l’autorité spirituelle, le second, celui du pouvoir temporel, le troisième, celui des producteurs et des marchands, le dernier, celui des gens exerçant les tâches les plus manuelles. La hiérarchie sociale ainsi établie correspond à l’ordre de l’individualité humaine, où l’élément pensant et spirituel domine la partie psychique et la partie matérielle de l’être, et à l’ordre cosmique, où l’intelligence divine détermine la Loi réglant la marche du monde visible. Dans une telle société le premier ordre est chargé de conserver les principes métaphysiques, divins, sur lesquels tout, dans les différents domaines inférieurs, est fondé.

Le second ordre est chargé, sous la surveillance du premier, d’organiser, de gouverner et de défendre la communauté: c’est le rôle des nobles, des guerriers, parmi lesquels est choisi le roi.

Les deux derniers ordres ont pour rôle de faire vivre matériellement les hommes par la production et l’échange des biens. Quand, dans la société, chacun des ordres est à sa place, la société est harmonieuse et, vivant selon la Loi divine, l’homme est en mesure d’y atteindre le but de sa destinée.

Malheureusement, cette belle ordonnance vient à être bousculée par l’esprit d’indépendance qui déclenche un processus de dégradation : la première attaque provient presque toujours des hommes du second ordre, celui des politiques et des guerriers, qui, par volonté de puissance, refusent de rester soumis à l’autorité spirituelle et prétendent gouverner les hommes à leur façon. Mais lorsque ce processus est enclenché, il peut difficilement s’arrêter; en effet, dès lors que les hommes du second ordre ont secoué le joug de l’autorité spirituelle, la seule qui soit suprême par nature, ceux du troisième ordre revendiquent aussi leur indépendance par rapport à ceux du second et ils conquièrent le pouvoir temporel (ce qui s’est passé en France en 1789) en attendant d’être éliminés à leur tour par les hommes du dernier ordre. A partir du moment où c’est le troisième ordre et, à fortiori le quatrième, qui détient le pouvoir politique, il organise la société selon le point de vue qui correspond à sa nature spécifique, qui est la qualification pour la gestion des biens matériels. Le point de vue spirituel est, alors, ou rejeté au second plan, ou même totalement négligé, voire combattu. C’est là l’origine des sociétés laïques que nous voyons aujourd’hui installées à peu près partout, mais qui, en dépit de cette quasi-universalité, constituent un phénomène tout à fait anormal et particulièrement grave, dans la mesure où il pèse lourdement sur le comportement des hommes.

A. : La représentation de Christ n’a-t-elle pas voulu, en son temps, régénérer celle du pouvoir divin applicable au temporel comme un exemple de royauté sacrée ?

J. H. : Justement, la mission du Christ présente un aspect politique et social extrêmement important, contrairement à ce que l’on est tenté trop souvent de croire. Il est remarquable, en effet, que Jésus soit né dans la caste royale (la tribu de Juda), comme «fils de David» ; et, je le rappelle longuement dans mon livre, ce caractère royal est affirmé de maintes façons dans tout le cours du récit de sa vie terrestre, telle que la racontent les Evangiles. A cela rien d’étonnant: le Christ est le Roi du monde, c’est-à-dire le principe de l’autorité suprême, laquelle comporte le double aspect sacerdotal et royal; et c’est comme Roi du monde qu’il est salué par les Mages à sa naissance. On ne saurait trop exagérer l’importance de la scène de l’adoration des Mages. Le Christ est donc, non seulement prêtre suprême, mais roi suprême, c’est-à-dire principe de la royauté, tout simplement parce qu’il est le Verbe, le Logos, créateur et législateur suprême du monde sous tous ses aspects. La conséquence en a été que, dans les pays chrétiens, la société s’est organisée selon les règles traditionnelles, c’est-à-dire avec une royauté sacrée dans laquelle le prince est le «lieutenant», au sens étymologique, de Christ-Roi. En ce sens, on peut dire que Jésus a intégré, dans sa mission et la suite de sa mission, la tradition immémoriale de la royauté sacrale.

A. : Vous écrivez que «le pouvoir politique n’est pas une affaire purement laïque». Qu’entendez-vous par politique et quel est son rapport avec l’individu ?

J. H. : La politique, au sens vrai, traditionnel, est l’art de gouverner les hommes selon des règles conformes à la réalisation de leur destinée. Or, leur destinée est avant tout spirituelle et cette destinée spirituelle doit commander le tout de l’homme, par conséquent, sa vie sociale et sa vie matérielle. Le gouvernement des hommes a pour but, certes, d’assurer aussi le bien-être matériel, mais en subordination à la destinée spirituelle, donc en suivant les règles fondamentales que seule l’autorité spirituelle peut édicter. Telle a été de tout temps et en tous lieux la doctrine orthodoxe en matière politique. Telle a toujours été, en particulier, la doctrine de l’Église catholique, dépositaire du message christique, comme je le rappelle dans mon livre.

A. : Quel est le but de la fonction (ou de la charge) royale et était-il le même, dans son principe, pour la plupart des différentes civilisations traditionnelles ?

J. H. : Oui, tout à fait, si l’on néglige certains détails pour s’en tenir à l’essentiel. D’ailleurs, l’intention foncière de mon livre a été de montrer l’identité fondamentale de toutes les royautés sacrées, en prenant mes exemples dans les civilisations et les époques les plus diverses. C’est le rôle des premiers chapitres dont la ligne de développement culmine dans le chapitre consacré au Roi du monde et au Christ-Roi.

J’expose ensuite, dans les derniers chapitres ce que furent l’Empire et la Royauté de type chrétien en Orient et en Occident pour montrer la parfaite continuité qu’on observe entre eux et la Tradition sacrée universelle.

A. : Pour qu’une société puisse vivre harmonieusement, ne faut-il pas que les hommes qui la constituent soient, pour un certain nombre du moins, en harmonie avec eux-mêmes, c’est-à-dire qu’ils soient amenés à se connaître en reconnaissant justement leur nature divine ?

J. H. : C’est certain; et vous avez raison de parler d’harmonie, car le rôle du roi sacré est de maintenir l’harmonie, l’harmonie la plus parfaite possible, c’est-à-dire le juste équilibre hiérarchique entre les choses et les êtres, et, entre la prospérité matérielle et l’activité spirituelle.

Le roi doit, sur un autre plan que l’autorité spirituelle, mais en accord avec elle, aider l’homme à réaliser sa destinée la plus haute. Et ceci va très loin : il s’agit, en principe tout au moins pour tous, et, à coup sûr, pour une élite, de permettre aux membres de la communauté d’atteindre l’état d’«homme parfait», c’est-à-dire, en somme, de récupérer, autant que faire se peut, l’état de l’homme primitif. Le sens final de la royauté, c’est ce qu’on peut appeler la «royauté intérieure» : l’homme est appelé à retrouver, je le répète, l’état primitif, dans lequel il était, par la volonté divine : «roi de la création», «roi du monde», appelé à régner sur le monde mais en régnant d’abord sur lui-même; c’est ce que l’on peut appeler son «mandat céleste». Tout cela est très nettement dit dans la Genèse. L’homme devait régner sur le monde, après avoir ordonné son monde intérieur selon la Loi divine, en étant, en quelque sorte «roi de lui-même». Cette restauration de l’état primitif est donnée, d’abord au chrétien, virtuellement du moins, par l’autorité spirituelle et le rite du baptême; mais sa réalisation dans la vie concrète, par l’activité de tous les jours, s’opère dans le milieu social, et c’est là qu’intervient la fonction royale. Car le roi a reçu au titre de sa fonction, non à titre personnel, la qualification d’«homme parfait», restitué en l’état primitif. C’est là l’essentiel de sa personnalité royale, ce qu’on oublie trop. Plus qu’un administrateur, le roi est d’abord un personnage revêtu d’un pouvoir divin ordonné à diriger les hommes dans le «chemin de la vie»; il est, en outre, un idéal à atteindre. Je montre que, sur ce point aussi, les diverses traditions s’accordent, aussi bien l’Egypte ancienne que l’Inde et les pays chrétiens. Quand l’homme contemple le roi revêtu de tous les insignes du pouvoir divin dans la splendeur de sa session au trône comme «image de Dieu», il contemple en fait l’image de sa propre personnalité transfigurée par avance et comme le modèle à réaliser par lui-même afin de participer à ce «sacerdoce royal» qui est la marque, au dire de Saint Pierre dans sa céleste Epitre, des membres du Peuple de Dieu. Et c’est là la justification dernière de la royauté sacrée en même temps que son éternelle actualité.

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LE SENS DES FETES DU NOUVEL AN

Le pacte par lequel le roi est détenteur de la puissance divine est renouvelé au début de chaque règne par l’onction du sacre, et il est renouvelé ensuite, au cours du règne, chaque année. C’est là une nécessité, car l’équilibre à réaliser doit tenir compte du rythme cosmique auquel sont soumis les rythmes biologiques et les comportements humains. (…) L’énergie vitale, au cours de ce cycle, se développe jusqu’à un maximum, puis décroît jusqu’à s’exténuer, ce qui amène un relâchement de la tension sur tous les plans et risque de laisser champ libre à l’offensive des forces hostiles, des forces de mort.

Pour lutter là-contre, le roi a besoin de recharger, pour ainsi dire, son potentiel énergétique à sa source, c’est-à-dire auprès de la divinité. C’est à cette fin que se célébraient ces fêtes particulières qui se situaient au début du Nouvel An, du nouveau cycle annuel. (…)

Cette conception du roi sauveur de son peuple s’est sublimée, après l’exil, dans le messianisme, l’attente d’un Messie, d’un meshiah exceptionnel, qui rétablirait la royauté en Israël afin de lui apporter définitivement salut et puissance, et elle s’est accomplie intégralement en Jésus-Christ. C’est là un sujet sur lequel nous devons nous arrêter et qu’il convient d’examiner de près, car il est au cœur même de la doctrine politique du Christianisme, elle-même en parfait accord, fondamentalement et en dépit de différences spécifiques, avec celle de toute la Tradition sacrée universelle. (…)

C’est surtout dans les événements des derniers jours de la vie terrestre de Jésus que sa royauté apparaît avec éclat. L’Evangile de St Jean, avons-nous dit, nous donne seize mentions, douze sont accumulées dans les chapitres 18-19, qui relatent les événements en question. C’est d’abord, bien sûr, le triomphe des Rameaux et l’entrée à Jérusalem, qui rappelle la procession royale du couronnement et du Festival de Nouvel An, triomphe au cours duquel la foule acclame Jésus comme «roi d’Israël» (Jn 12, 12-19). Mais c’est, paradoxalement, le récit de la Passion, de la crucifixion et de la mort qui met définitivement en lumière le caractère royal du messie. Devant Caïphe, Jésus s’accepte comme roi; à la question du grand-Prêtre: «Es-tu le Christ, (c’est-à-dire le Messie), le Fils de Dieu», Jésus répond: «Tu l’as dit, oui, je vous le déclare, à l’avenir vous verrez le Fils de l’homme siéger à la droite de la puissance divine» (Mt 26, 63 – 64 : Jn. 18, 33 – 40). Les trois éléments de la déclaration de Jésus : Messie, Fils de Dieu et Session à la droite de Dieu (cf. Ps. 109) sont des titres royaux. Les choses sont encore plus nettes au cours du procès devant Pilate (Jn. 18), car ce procès roule tout entier sur la prétention de Jésus au titre de roi. Les Juifs l’accusent de pervertir la nation et de «se dire Christ (Messie) Roi» (Le 23, 2).

(Extrait de La Royauté sacrée)